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Texte écrit pour l'université de Tours en Mai 2009
Introduction
Pour étudier la notion de « non nuisance » nous prendrons comme
point de départ son énonciation dans le contexte moderne. Puis,
nous verrons comment Feinberg actualise ce concept dans la période
contemporaine. Comme il intègre le plan collectif dans sa thèse,
nous aborderons la capacité de l’humanité à se nuire à elle-même.
Le crime contre l’humanité est la plus haute nuisance collective
que les humains ont mis en œuvre.
Ensuite, nous examinerons le passage à la postmodernité pour voir si cette
évolution change la façon de poser le problème. Nous essaierons
de savoir s’il existe des permanences au milieu de ces changements.
La non nuisance étant intégrée dans un contexte plus vaste d’une
crise de civilisation, Nous terminerons notre parcours par la
question de la propriété chez les libertarien. La question du
bien commun devenant un corollaire nécessaire à la notion de non-nuisance.
I
/ Une définition moderne
La notion de non-nuisance est proposée par John Stuart Mill. Ce concept
est proposé dans le chapitre 4 de son livre « De la liberté »,
Il s’agit de savoir si la liberté individuelle a une limite. Pour
Mill, la seule contrainte légitime que l’on puisse opposer à un
individu est celle de la non nuisance à une autre personne.
« L'objet de cet essai est de poser un principe
très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société
et l'individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que
les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions
pénales ou la contrainte morale exercée par l'opinion publique.
Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement
ou collectivement, à entraver la liberté d'action de quiconque
que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime
que puisse avoir une société pour user de la force contre un de
ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. » [
[1]
]
La position de Mill est inscrite dans les discussions de la philosophie
politique, qui font suite à la Révolution française de 1789 et
à la création des Etats-Unis d’Amérique. C’est un débat sur la
démocratie. Il s’agit de protéger l’individu de l’intervention
abusive de l’Etat. Les excès de la Terreur ont montré que la démocratie
pouvait devenir une tyrannie. Ensuite, Mill deviendra une référence
dans la tradition libérale. La question de la nuisance à autrui
concerne le niveau individuel. La nuisance condamnée est celle
qui est intentionnelle et volontaire. La nuisance en question
relève de l’action. La notion de nuisance par omission fait toujours
débat et varie sur le plan juridique selon les différents pays.
La non action peut être condamnée en France, mais pas forcément
ailleurs. La notion de non-assistance à personne en danger est
un délit pour nous, elle n’est pas toujours inscrite dans le droit.
Notre point de départ est la nuisance qui cause volontairement un préjudice
à autrui. La nuisance fait mal ou fait du mal à un autre individu.
Nuire aux autres est donc condamné par J S Mill. Ce principe,
énoncé par Mill, est concerne deux plans de notre humanité :
les institutions et la personne.
Au niveau institutionnel, la puissance de l’Etat doit être contenue, elle
ne doit pas empiéter sur la souveraineté individuelle, mais elle
doit aussi s’exercer pour protéger l’individu des nuisances d’autrui.
La puissance publique a deux rôles à jouer. A niveau personnel,
le principe peut s’énoncer ainsi :
« La nuisance à autrui ne passera pas par moi ! »
Cette façon de limiter la liberté individuelle est de l’ordre de l’idéal
ou du « surmoi » si on adopte la formulation freudienne.
La contrainte n’est pas externe, mais d’abord interne à l’individu.
L’autodiscipline est consciente et volontaire.
L’auto contrôle concerne les passions humaines. Le désir de nuire, l’intention
peuvent exister, mais le filtre de la conscience bloque la réalisation
pratique. La coexistence des libertés implique que le gouvernement
personnel de la liberté respecte autrui et donc limite sa propre
liberté.
Cet aspect de la non nuisance ressemble beaucoup à l’impératif catégorique
proposé par Kant. Son sous bassement est l’égalité en de droit
des hommes. Le droit naturel n’est pas invoqué dans l’argumentation
de Mill, mais il est bien présent comme base de la liberté individuelle.
Le concept de liberté est central, il inclut une exigence morale :
« La liberté est l’autorisation de n’obéir à aucune
autre loi extérieure que celles auxquelles, j’ai pu donner mon
assentiment » (
[2]
]
Le consentement contient une contrainte forte qui est l’idéal moral. Les
conséquences pratiques vont de pair avec l’affirmation publique.
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité,
aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même
temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
« Agis selon la maxime qui peut en même temps
se transformer en loi universelle. » Emmanuel Kant
Cet idéal s’appuie sur la raison et l’éducation est fondamentale. Il s’agit
d’un d’une contrainte assumée et aussi pour Kant d’un devoir qui
fixe l’enjeu :
“ Un devoir d’un caractère particulier, non des hommes envers les
hommes, mais du genre humain envers lui-même ”. [
[3]
]
Le devoir de non nuisance est lié à une vision de l’humanité, à une conception
normative. L’humain se reconstruit à chaque génération au niveau
individuel dans le cadre familial. Au niveau collectif, la condamnation
de la nuisance est inscrite dans le droit, la police et la justice
sont les institutions en charge de faire respecter la non-nuisance
à autrui. D’autre part, le débat public condamne vite les atteintes
graves à autrui. Mais, l’inconvénient lié à ce type de fonctionnement
est qu’il réagit au travers de l’émotion et du spectaculaire.
L’opinion est souvent utilisée pour défendre implicitement des
théories sécuritaires. Le débat ne porte pas sur le fond du problème,
l’évidence n’est pas interrogée, les discussions restent au niveau
de la surface des choses pour alimenter l’indignation réactive.
La réflexion demande de prendre du recul et d’utiliser la raison
comme le font Mill et Kant.
Ces deux philosophes peuvent être qualifiés d’intellectuels législateurs.
Ils proposent tous les deux des théories normatives. La qualification
de « législateurs » est proposée par Zygmunt Bauman
dans sa caractérisation de la modernité. Il essaie de comprendre
la différence entre la postmodernité contemporaine et la modernité
ancienne. Les intellectuels modernes interviennent pour analyser
la société et le fonctionnement humain et ensuite proposer des
règles conformes à l’idée d’humanité. Leurs argumentations s’appuient
sur le rôle primordial de la raison. Ils valorisent la démocratie
et le progrès en faisant la promotion de l’éducation. Les intellectuels
postmodernes, selon Bauman, ont fait le deuil de la raison normative,
ils accompagnent, ils sont devenus des interprètes. [
[4]
]
Avec Mill et Kant nous sommes dans le contexte moderne des Lumières. Ces
deux philosophes interviennent au niveau du contenu d’une règle
souhaitée, argumentée et désirée pour améliorer la condition humaine.
En l’occurrence, un élément de cette règle est la non-nuisance
à autrui. La réciprocité est contenue implicitement dans ce principe.
La tolérance de la liberté d’autrui permet à ma liberté d’exister
parce qu’autrui est lui aussi tenu de respecter le principe de
non-nuisance à mon égard.
II
/ Joël Feinberg actualise la notion de non-nuisance
Dans son livre « Harm to others », Joël Feinberg propose un
certain nombre de conditions pour que les hommes puissent réaliser
leurs actions et leurs désirs. [
[5]
]
Dans ses différentes distinctions conceptuelles, il nous transmet un tableau
qui contient une liste d’éléments. Ce tableau est nommé « diagramme 3 ».
Il propose d’associer un faisceau de causes. Cette liste est la
suivante :
-
Santé physique et la vigueur,
-
Absence de douleur obsédante,
-
Absence de défiguration grotesque,
-
Compétence intellectuelle,
-
Stabilité émotive,
-
Suffisance économique,
-
Environnement tolérable,
-
Liberté politique minimale. [
[6]
]
Quand un ou plusieurs éléments de cette liste sont absents de façon durable,
la condition humaine est en difficulté. Feinberg propose un ensemble
normatif, que nous pouvons considérer comme des conditions de
possibilité de l’humanité. Feinberg envisage ces conditions comme
ce qui nuit au fait d’être humain. La non-nuisance est inséparable
de notre bien-être.
Dans la proposition de Feinberg, nous remarquons plusieurs caractéristiques
importantes. En premier lieu, il s’agit d’un ensemble, d’un faisceau
de conditions qui sont liées les unes aux autres. Les séparer
amènerait à amputer l’humain d’une partie de lui-même. Ce groupe
de conditions contient une synergie implicite. Si une ou des conditions
sont retirées de cet ensemble, la totalité ne peut pas fonctionner
correctement, l’unité de la personne humaine est menacée. C’est
l’ensemble qui fait sens.
Dans un second temps, nous pouvons observer que ce n’est pas seulement
l’individu qui est en cause, la société est également concernée
par ces conditions d’humanité.
Feinberg n’aborde pas ce changement de plan dans son argumentation. Il
est probable que l’évidence ne nécessite
pas de le mentionner. Pourtant, ce changement de niveau,
la prise compte du rôle de la collectivité humaine sont importante
pour l’étude de la non-nuisance. Le collectif humain est une donnée
qui élargit la question. Ce n’est plus seulement l’individu qui
ne doit pas nuire à autrui, mais la société qui doit mettre en
œuvre les conditions d’humanité.
La santé, la suffisance économique, la liberté politique, le respect écologique
relèvent de la collectivité. La société est donc tenue de faire
en sorte que rien ne nuise à ses membres. C’est une obligation
pour le gouvernement d’œuvre en ce sens. Si l’une des nuisances
existe, il faut y remédier. Feinberg propose un élargissement
de la notion de non nuisance, mais aussi un programme politique
minimal. De l’impératif à respecter au niveau personnel, de la
connotation morale au niveau collectif, nous sommes passé à l’idéal
social et politique. Il est remarquable de noter que le niveau
personnel n’est pas invalidé. Nous comprenons donc qu’il s’agit
d’une articulation pour Feinberg, articulation entre le plan personnel
et le plan collectif, puisque l’un ne va pas sans l’autre.
Cette actualisation de la notion de non-nuisance, opérée par Feinberg,
montre la liaison nécessaire entre les approches psychologique,
sociologique et philosophique. Cette transversalité entre les
sciences humaines et la philosophie permet de travailler les concepts
et de les mettre en rapport avec les différents plans du réel
humain. Dans cet examen de la non-nuisance, l’ouverture est nécessaire,
la prudence s’impose sur le plan général, celui de la philosophie.
Les différentes questions posées au niveau personnel ou collectif
obligent la philosophie à ne pas clore ses analyses dans un système
fermé. C’est cette méthode que Feinberg adopte à partir des questions
posées par le fonctionnement humain et ce à deux niveaux :
personnel et sociétal.
Ses interrogations ouvrent différents débats tant au niveau de la philosophie
politique qu’au niveau de la philosophie morale. Il inclut également
le domaine juridique dans son questionnement. L’étude des conséquences
des actes humains, ou des choix conduit donc Feinberg à être mesuré
dans ses conclusions. Pour notre part, nous constatons que la
prise en compte de la société dans la définition de la non-nuisance
change la perspective théorique. Dans ce cadre, il est possible
d’envisager la nuisance à partir du niveau collectif et plus seulement
à partir du domaine individuel.
III
/ La nuisance que l’humanité est capable de s’infliger à elle-même
La nuisance que l’humanité
s’inflige à elle-même a été à la base de la notion de « crime
contre l’humanité ». Cette notion juridique est relativement
récente par rapport à l’histoire de l’humanité. Elle a été proposée
pour le tribunal de Nuremberg à la fin de la seconde guerre mondiale
en 1945 pour juger les nazis auteurs du génocide juif. Ce nouveau
crime est un crime de guerre d’un genre spécial qui ne pouvait
pas être traité par les tribunaux ordinaires. La Shoah a été un
crime collectif, son caractère a été si scandaleux qu’il fallait
adopter un texte spécifique et une pratique judiciaire exceptionnelle.
Ces massacres ne concernaient pas un seul pays. Le caractère international
du crime contre l’humanité imposait une nouvelle instance juridique
pour juger cela.
Le crime contre l’humanité
est définit comme le crime le plus important dans la hiérarchie
de la criminalité. Les humains ont du constater que les camps
de concentration nazis et que les méthodes d’extermination mise
en œuvre dans un certain nombre de camps avaient atteint un sommet
dans l’horreur pour prendre des décisions fondamentales et créer
le concept de crime contre l’humanité .
Ce qui s’est passé dépassait
l’entendement et ne correspondait à rien de connu auparavant.
La catégorie d’humanité a été la seule référence possible de cette
invention juridique et le droit a adopté une notion collective,
ce qui était nouveau. Il y a bien un saut qualitatif dans ce qui
était en jeu. L’événement était singulier, mais la référence universelle.
Ce sont les juges qui ont proposé cette évolution, pas les philosophes.
Certains rescapés des camps
ont pu écrire longtemps après les faits. La mise en cause de l’humanité
des hommes a été décrite comme le but ultime des nazis. C’est
ce que dit Primo Levi dans son livre « Si c’est un homme »
[
[7]
]. Robert Antelme intitule sont livre « L’espèce
humaine » [
[8]
]
Dans les deux récits l’atteinte
à la condition humaine est décrite, la tentative de survie ne
concerne pas seulement le corps de la personne, mais surtout l’esprit
et ce qui fait de nous des humains, c’est à dire la dignité et
la culture.
La notion de « crime
contre l’humanité » a provoqué beaucoup de débats. Le passage
du droit de la guerre au droit du genre humain a été assez long
et hésitant. Hannah Arendt aborde cette question dans son étude
sur le procès Eichmann à Jérusalem. C’est à la fin du procès de
Nuremberg que la notion de « crime contre l’humanité »
s’impose :
« …. quand ils [les juges]
en vinrent à prononcer la sentence, ils dévoilèrent leurs véritables
intentions en prononçant la peine la plus sévère, la peine capitale,
contre ceux qui avaient été jugés coupables d'atrocités tout à
fait inhabituelles. Or, ces atrocités constituaient, en fait,
des crimes "contre l'humanité", ou contre "le statut
d'être humain", comme disait très justement le procureur
français, François de Menthon. En condamnant à mort un certain
nombre d'hommes qui n'avaient jamais été accusés d'avoir "conspiré"
contre la paix, on abandonnait discrètement la notion selon laquelle
l'agression est "le crime international suprême"."
[
[9]
]
Les
"crimes" commis dans les camps d’extermination étaient
différents, politiquement et juridiquement, de tous ceux qui les
avaient précédés, non seulement dans leur gravité, mais aussi
dans leur nature même. Hannah Arendt explique que la définition
du crime contre l’humanité adopté à Jérusalem lors du procès d’Eichman
en 1960 et 1961 est meilleure que celle du tribunal de 1945.
« À Nuremberg on
avait, certes, remarqué que "les assassinats collectifs et
les persécutions n'avaient pas été perpétrés dans le seul but
d'écraser l'opposition" et qu' "ils faisaient partie
d'un plan destiné à éliminer des populations entières". Mais,
on ne l'avait remarqué qu'occasionnellement et, si l'on peut dire,
marginalement. Alors qu'à Jérusalem on considérait comme essentielle
cette distinction entre les différents mobiles du crime, pour
la simple raison qu'Eichmann était accusé d'un crime contre le
peuple juif, crime qu'aucune considération utilitaire ne pouvait
expliquer. On avait assassiné des Juifs aux quatre coins de l'Europe,
et pas seulement à l'Est, et leur extermination n'avait rien à
voir avec l'expansion territoriale "à des fins de colonisation
par les Allemands". Un tribunal préoccupé avant par un crime
perpétré contre le peuple juif avait cet avantage : il pouvait
distinguer -assez clairement pour que la distinction puisse être
admise dans un futur code pénal international- entre "crimes
de guerre" (fusiller des partisans, tuer des otages) et les
"actes inhumains" ("expulser et annihiler"
des populations entières de manière à rendre possible la colonisation,
par l'envahisseur, de certains territoires). Il savait aussi distinguer
les "actes inhumains" (dont le mobile, la colonisation
par exemple, était connu, tout en étant criminel) et le "crime
contre l'humanité" (dont le mobile, comme le but, était sans
précédent). Mais à aucun moment du procès, et nulle part dans
le jugement, n'a-t-on fait allusion à une autre possibilité :
que l'extermination de groupes ethniques entiers, Juifs, Polonais
ou Tziganes, constituait plus qu'un crime contre le peuple juif,
le peuple polonais et le peuple tzigane ; et que l'ordre international
et l'humanité tout entière s'en trouvaient gravement atteints
et menacés." [
[10]
]
Le concept de « crime
contre l’humanité » a mis du temps pour s’imposer. La communauté
internationale adoptera en 1998 une définition précise lors de
la création de la Cour Pénale Internationale. C’est ce qui contenu
dans l’article 7 du Statut de Rome.
La France avait adopté en
1994 une définition de ce crime, c’est ce qu’explique Pierre Truche
dans la revue Esprit :
« Sont incontestablement
crimes contre l'humanité ceux commis contre les Juifs et les Tsiganes.
[... ]
Les Juifs furent arrachés
à leur milieu de vie, à leur famille, à leur travail, pour être
déportés dans les camps situés principalement en Europe de l'Est
où, comme il fut convenu à la Conférence de Wannsee, ils devaient
être mis au travail «avec l'encadrement voulu et des méthodes
appropriées», de telle sorte que «sans aucun doute, une grande
partie disparaîtra par décroissance naturelle» et qu'aux autre@
il faudra appliquer «un traitement approprié », d'où les exterminations
qui s'ajoutaient aux assassinats commis aussitôt après les arrestations
dans le pays d'origine.
Ce fut le sort de millions
de Juifs. Chacun d'eux fut d'abord atteint individuellement. Ce
n'est pas le nombre qui fait le crime contre l'humanité, même
si l'indignation qu'il a déclenchée est à l'origine de l'élaboration
du texte, conséquence des protestations des gouvernements alliés
des 13 janvier et 18 décembre 1942 et de la déclaration de Moscou.
Il faut donc aller chercher ailleurs la raison pour laquelle il
a paru indispensable de dépasser les qualifications de droit commun.
Le crime contre l'humanité
est la négation de l'humanité contre des membres d'un groupe d'hommes
en application d'une doctrine. Ce n'est pas un crime commis d'homme
à homme, mais la mise à exécution d'un plan concerté pour écarter
des hommes de la communauté des hommes. [... 1 On distingue ce
qui singularise le crime contre l'humanité des autres crimes:
il est commis systématiquement en application d'une idéologie
refusant par la contrainte à un groupe d'hommes le droit de vivre
sa différence, qu'elle soit originelle ou acquise, atteignant
par là même la dignité de chacun de ses membres et ce qui est
de l'essence du genre humain. Traitée sans humanité, comme dans
tout crime, la victime se voit en plus contestée dans sa nature
humaine et rejetée de la communauté des hommes. [... 1 Une seule
disposition lui confère [au crime contre l'humanité] un régime
[légal] particulier: il est imprescriptible, c'est-à-dire que
ses auteurs peuvent être poursuivis jusqu'au dernier jour de leur
vie. »[
[11]
]
La définition contenue dans
l’article 7 du Statut de Rome est plus précise :
« L'article 7 du Statut de Rome définit onze actes
constitutifs de crimes contre l'humanité, lorsqu’ils sont commis
« dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique
dirigée contre toute population civile et en connaissance de l'attaque » :
* le meurtre ;
* l'extermination ;
* la réduction en esclavage ;
* la déportation ou le transfert forcé de population ;
* l'emprisonnement ou autre forme de privation grave
de liberté physique en violation des dispositions fondamentales
du droit international ;
* la torture ;
* le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution forcée,
la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme
de violence sexuelle de gravité comparable ;
* la persécution de tout groupe ou de toute collectivité
identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national,
ethnique, culturel, religieux ou sexiste, ou en fonction d’autres
critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit
international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent
paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;
* la disparition forcée de personnes ;
* le crime d’apartheid ;
* d'autres actes inhumains de caractère analogue causant
intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves
à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. »
[
[12]
]
Il est donc possible maintenant
de distinguer trois grands principes de droit international pour
définir le crime contre l’humanité.
* Il peut être commis en
en temps de guerre extérieure ou intérieure comme en temps de
paix ;
* il est imprescriptible ;
*aucune personne ayant
commis ce type de crime ne peut échapper à la répression, des
chefs de l’État aux exécutants.
Le crime contre l'humanité
consacre donc une certaine primauté du droit international sur
le droit national de par sa nature même, puisqu'il peut s’agir
aussi bien d’actions légales ou illégales dans le pays concerné.
Ce qui peut être déclaré légal par un certain régime peut devenir
illégal compte tenu de la législation de la justice pénale internationale.
La question de la compétence
universelle rencontre une difficulté, seuls 108 pays sur 226 reconnaissent
la Cour Pénale Internationale de la Haye. L’absence des USA, de
la Russie, de la Chine et d’Israël limite cette compétence. Ces
Etats craignent que la CPI soit utilisée contre eux à des fins
politiques.
Le caractère imprescriptible
des crimes contre l’humanité est très souvent lié au devoir de
mémoire et à la transmission aux générations futures. Le poème
publié en exergue du livre de Primo Levi en témoigne :
« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses
cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur,
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants,
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous. »
La notion de « crime
contre l’humanité » provoque encore des débats, elle est
parfois jugée inconsistante. On ne pourrait pas déduire de sa
définition une qualification claire. Chaque cas est singulier
et se déroule dans des conditions spécifiques. Nous devons partir
de l’événement particulier pour l’apprécier et juger si c’est
un crime contre l’humanité.
Cette discussion rejoint celle
sur le relativisme et la relativité. Le relativisme propose de
ne plus avoir de références puisqu’il est impossible de rapporter
les cas particuliers à une définition générale. La relativité,
elle, admet qu’il n’y a pas de définition absolue et que nous
devons examiner les phénomènes en situation. La relativité refuse
de dire que les définitions générales sont inconsistantes et que
« tout se vaut ! ». La relativité admet que le
contexte crée des différences, mais qu’il est toujours possible
de juger du bien et du mal en tenant compte des circonstances.
La pratique montre que c’est l’histoire humaine qui a obligé les
hommes à inventer le concept de crime contre l’humanité. S’il
rencontre des difficultés pour être admis, ce n’est pas à cause
du contenu de sa définition, mais parce que des Etats refusent
qu’une instance internationale puisse juger certains de leurs
membres. L’exemple des USA et d’Israël est significatif. Le droit
du plus fort est l’obstacle majeur à la reconnaissance de la compétence
de la Cour Pénale Internationale. L’exception à nouveau détruit
l »universalité.
Nous pouvons tirer un autre
enseignement de la mise en place politique et juridique du crime
contre l’humanité. Le procès Eichmann à Jérusalem a permis à Hannah
Arendt de proposer la notion de « banalité du mal ».
Hannah
Arendt conclue qu'Eichmann n’est pas un monstre sanguinaire. Il
analyse son attitude comme celle d’un homme tristement banal.
C’est un petit fonctionnaire consciencieux. Il est entièrement
soumis à l'autorité. Il obéit, il ne discute pas les ordres donnés.
Il explique calmement que c’est sa hiérarchie qui était responsable
du contenu des ordres, il applique, c’est son rôle. Eichmann accomplit
son devoir, il suit les consignes et cesse de penser. C'est cette
posture qu'Arendt décrit comme la banalité du mal. Il ne s'agit
pas de le disculper Eichmann le spécialiste des transports. Pour
Hannah Arendt, son attitude est impardonnable, il est coupable.
Le concept de « banalité du mal » pose des questions
essentielles sur l’humain : l'inhumain se loge en chaque homme.
Ce constat nous concerne. Dans le cadre d’un régime totalitaire,
ceux qui acceptent ou choisissent d'accomplir les activités les
plus monstrueuses ne sont pas très différents de nous. Continuer
à "penser", à s'interroger sur soi, sur ses actes, sur
la norme, est la condition pour ne pas sombrer dans cette banalité
du mal ou encore dans ce qu’elle appelle la "crise de la
culture". Dans un régime totalitaire, il est plus difficile
de se poser ces questions à cause de l'idéologie, de la propagande
et de la répression. Pour Hannah Arendt, la banalité du mal n'est
donc pas la "banalisation" du mal, ce concept ne disculpe
pas les auteurs de crimes ou de mauvais traitements.
L’idée
de « crimes contre l’humanité » montre donc que l’humanité
est capable de se nuire gravement à elle-même, que la nuisance
peut-être collective et organisée. Elle était au cœur du régime
nazi. D’autre part, le crime contre l’humanité mis en œuvre par
les nazis a été commis au sein de la culture occidentale. La culture
démocratique a été mise en échec par le nazisme. Nous devons admettre
que nous n’avons aucune garantie quant aux dérives meurtrières
de notre société. L’histoire humaine nous amené à préciser notre
définition du statut d’humain au travers des atteintes à cette
humanité. Le genre humain peut être malmené par lui-même, l’histoire
du XXème siècle le prouve abondamment. La nuisance peut être collective,
son origine n’est pas que personnelle.
IV
/ L’évolution vers la postmodernité
1
/ Jean François Lyotard et la « condition postmoderne
La
notion de postmodernité a été proposée en philosophie par Jean
François Lyotard en 1979 [
[13]
] Il emploie ce concept un peu après que les
architectes l’ai utilisé. Pour Lyotard, il s’agit de savoir quel
impact les progrès de la science et l’informatisation sur le savoir
des sociétés de la fin du XXème siècle. Son analyse se déploie
au sein d’un rapport commandé par le gouvernement du Québec. La
principale caractéristique de la postmodernité c’est la fin de
la croyance dans les grands récits de la modernité.
Lyotard cite deux métarécits : le déploiement de l’Esprit universel,
le récit spéculatif donc, et la promesse d’émancipation par la
raison. Au travers de la notion de métarécit Lyotard rend évident
ce qui était implicite dans la modernité : la philosophie
de l’histoire, une projection dans le temps nommée progrès.
Il donne plusieurs exemples de cette délégitimation et de ses modalités, en
voici deux :
« -
Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel
est réel :
« Auschwitz » réfute
la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n’est
pas rationnel.
- Tout ce
qui est prolétarien est communiste :
« Berlin
1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 »
(j’en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique :
les travailleurs se dressent contre le Parti. » (
[14]
)
L’évolution
de l’histoire humaine est un opérateur mental. Ces événements
invalident nos croyances. La contradiction ne vient pas d’un débat
théorique, d’une discussion politique ou philosophique. Ce sont
les faits sociaux et politiques qui détruisent la confiance accordée
aux métarécits. Lyotard fait des allers-retours permanents entre
la philosophie et l’évolution de la société pour construire son
argumentation. Penser l’évolution du monde ne peut pas se faire
seulement d’un point de vue abstrait. L’expérience de la société
doit être intégrée au raisonnement de la philosophie politique,
sinon elle reste une démarche purement spéculative.
2
/ Mobiliser la subjectivité humaine
Un autre
changement dans la postmodernité est celui qui concerne le sujet
humain. Cette évolution est visible dans plusieurs domaines. L’activité
humaine dans la période précédente était marquée par la discipline
et l’enfermement, ce que Michel Foucault a nommé « Surveiller
et punir ». Les punitions étaient passées d’une atteinte
au corps à l’enfermement. Celui-ci commençait dès l’école, il
continuait à l’armée pour les hommes, puis à l’usine en passant
par l’hôpital en cas de maladie, ou par l’hôpital psychiatrique
en cas de problème mental La vie humaine terminait son parcours
par la maison de retraite, elle aussi lieu d’enfermement.
Deleuze a noté que notre période est marquée par
la liberté. La surveillance se fait maintenant à l’air libre.
Il estime donc que nous sommes dans une nouvelle phase, nous vivons
dans une société de contrôle :
« Le contrôle est à court terme et à rotation
rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline
était de longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus
l'homme enfermé, mais l'homme endetté. » (
[15]
)
L’homme
qui vit à crédit n’a pas besoin d’être surveillé par des dispositifs
disciplinaires, il se surveille tout seul. Parallèlement, notre
subjectivité est mobilisée pour le fonctionnement collectif. L’enfermement
précédent contrôlait les corps et la force de travail physique.
Dans notre contexte, le contrôle vérifie les accès et s’intéresse
à l’esprit humain. Nous pouvons le constater dans plusieurs domaines :
travail, consommation, difficultés psychiques, etc.
Un livre
essaie d’analyser l’évolution de la subjectivité au travail. Son
tire : « Le nouvel esprit du capitalisme », il
a été écrit pas Eve Chiapello et Luc Botlanski. [
[16]
] Ils ont étudié les discours managérial pour
comprendre comment le travail avait changé. Ils proposent le modèle
des trois cités pour comprendre les évolutions. La cité patriarcale
était centrée sur la figure du patron, qui gérait sont entreprise
en continuité de sa famille. Dans la cité suivante, ce sont les
ingénieurs et techniciens qui organisent le travail au nom de
la raison. Rationaliser était un mot souvent employé pour justifier
les restructurations. Aujourd’hui, les managers parlent de « projet »,
il mobilisent les émotions, rendent responsables leurs employés
du suivi de leur travail. Chiapello et Botlanski notent que les
dirigeants ont utilisé des thèmes issus de la critique artiste
apparu après 1968. La notion de projet permet d’impliquer les
salariés dans l’organisation du travail et d’alléger la pyramide
hiérarchique. La critique sociale est portée par les syndicats
et les partis politiques de gauche. Elle est centrée sur les salaires,
la protection sociale, les conditions de travail. La critique
artiste porte plutôt sur les conditions de vie dans le système
capitaliste. La critique artiste dénonce le capitalisme comme
facteur d’oppression, s’opposant à la créativité, à la liberté,
à l’autonomie et source d’inauthenticité pour notre société postmoderne.
La critique sociale s’appuie sur le socialisme et le marxisme
et dénonce un capitalisme générateur de misère et d’inégalité
chez les travailleurs mais aussi d’opportunisme et d’égoïsme dans
la vie sociale.
Les
auteurs montrent que la force du capitalisme a été de récupérer
en partie la critique artiste pour se renouveler. Ce changement
de méthode de management s’accompagne d’une forte mobilisation
de la subjectivité des salariés. Nous remarquons que cette évolution
concerne les pays comme le notre, où les services ont pris le
pas sur l’industrie. L’industrie a été délocalisée dans les pays
pauvres. Les grandes entreprises multinationales ont tendance
à ne garder dans nos pays que les bureaux d’études, les services
marketing et financiers. L’organisation du travail et le contenu
ont changé. La subjectivité des employés est nécessaire au système
de travail contemporain.
Autre
domaine où la subjectivité humaine évolue, celui de la consommation.
Pour étudier cet aspect de notre réalité contemporaine nous nous
tournerons vers les thèses de Bernard Stiegler. Celui-ci pense
dans notre contexte, les entreprises ont besoin de vendre un grand
nombre de marchandises pour faire du profit. Le taux de profit
par unité vendue est faible. Marx a nommé cela la baisse tendancielle
du taux de profit. Pour exister dans la concurrence mondiale les
entreprises doivent diminuer leurs coûts de production et investir
dans des outils de production avec beaucoup de machines (le capital
mort). Si les propriétaires et les dirigeants ne font pas cela,
un jour ou l’autre des concurrents vont produire moins cher et
leurs objets marchands ne se vendront plus. Pour rester dans la
course il faut innover et investir de grosses sommes d’argent.
Ensuite, il faut vendre ces marchandises pour réaliser le cycle
de la plus-value dans son entier. C’est l’achat des consommateurs
qui permet que le profit se réalise. Pour vendre, les capitalistes
ont inventé la publicité et le marketing.
Bernard Stiegler développe une démarche théorique
qui propose une analyse de ce qu’il nomme « la catastrophe
du sensible » et « la misère symbolique ».
(
[17]
) Il analyse notre société comme une nouvelle étape
du capitalisme, lui aussi. Après la prolétarisation des ouvriers
dans la production, il estime que maintenant nous sommes dans
une nouvelle phase de prolétarisation qui concerne la consommation.
Nous sommes devenus des prolétaires consommateurs, selon son analyse.
Il propose une hypothèse pour comprendre l’articulation
des deux sphères dans notre contexte. Le capitalisme, pour vendre
ses marchandises matérielles et spectaculaires, a besoin d’influencer
les comportements, sinon la transformation des produits en argent,
la fin du cycle du capital, ne se réalise pas correctement et
le circuit du capital ne fonctionne pas bien. La maîtrise du mental
est nécessaire au capitalisme pour qu’il puisse faire des économies
d’échelle. Pour que les consommateurs achètent les marchandises,
il faut intervenir sur la sphère des besoins et pour cela il existe
un moyen très efficace : la captation du désir humain. Cette appropriation
de la libido par le marketing et la publicité permet d’obtenir
une synchronisation des comportements humains avec les productions
des multinationales. Le marketing et la publicité vantent des
objets et services en les faisant valoir comme la promesse d’une
plus-value narcissique. Ils essaient de rabattre le désir sur
le besoin avec l’espérance d’une assomption du sujet. C’est un
leurre et une manipulation mentale. Cette captation de l’énergie
vitale modifie notre rapport à nous-même sur deux plans :
celui de la subjectivité, le narcissisme étudié par la psychanalyse,
et le plan collectif dans notre rapport à la communauté humaine,
la cité des politiques, le « vivre ensemble » des
philosophes, les phénomènes sociaux étudiés par les sociologues.
Dans
le champ des difficultés psychiques, la montée des syndromes dépressifs
semble une nouveauté liée aux changements dans la société. Cette
montée est significative. Elle a inspiré divers travaux, dont
ceux de Alain Ehrenberg. Il a publié successivement trois
livres qui forment un ensemble. Il s’agit d’une enquête sur l’individualisme
contemporain, il souhaite étudier le changement des normes régissant
vie publique et vie privée : Le culte de la performance en 1991, L’individu incertain
en 1995, La fatigue d’être soi en 1998. (
[18]
) Son hypothèse n’a pas été invalidée par les
psychanalystes et les psychiatres. Au contraire ils confirment
l’exactitude des ses observations et des arguments. Pour Ehrenberg,
ce n’est pas la misère, le chômage qui provoque de plus en plus
de dépression, mais plutôt les difficultés à s’adapter aux nouvelles
normes de la société. Aujourd’hui, il faut être autonome, il faut
gérer sa vie pour être intégré dans la société. Celle-ci transmet
des injonctions de réussite qu’un certain nombre de personnes
n’arrive pas à suivre. Il arrive relativement fréquemment que
les sujets démissionnent et plongent dans la dépression. Les modèles
comportementaux proposés par la société sont basés sur une individualisation.
Les anciens modes de fonctionnement sociaux où la famille, les
associations, les syndicats, le sport, les églises fonctionnaient
avec une forte prévalence pour les groupes. Aujourd’hui, ce type
de collectif a fait place à des regroupements temporaires liés
à la consommation de musique, d’images sportives ou autres. L’individu
se doit de réussir seul sans les filets de protection sociaux
antérieurs. Le changement de norme est ainsi prouvé par les conséquences
qu’il provoque chez les sujets humains. Nous retrouvons ici les
bases nécessaires au développement humain proposé par Feinberg.
L’explication de Ehrenberg va
dans le même sens que les analyses de certains psychanalystes.
Du temps de Freud, les troubles psychiques étaient liés aux interdits.
La névrose était inscrite dans la normalité humaine. Les interdits
sur la sexualité étaient forts, notamment pour les femmes. Aujourd’hui
la sexualité s’étale partout, les interdits sexuels sont remplacés
par des encouragements à avoir une vie libre.
Des
psychanalystes essaient de comprendre les nouveaux symptômes auxquels
ils sont confrontés. Il s’agit entre autres, des pathologies narcissiques,
des états limites, de l’errance, d’une difficulté à symboliser,
etc.
Les travaux de Jean Pierre Lebrun vont dans ce sens.
Il a publié en particulier « Un monde sans limites. »
(
[19]
) Il analyse les pathologies psychiques humaines
et sociales de notre temps comme étant engendrées par l’idéologie
qui traverse notre société. Une idéologie qui conduit progressivement
à exclure la notion de limites. Il emploie la notion de « discours
de la science » pour parler de l’idéologie contemporaine,
qui énonce que « tout est possible ! » immédiatement.
Il note que nous sommes face à une injonction de jouissance qui
tend à placer la valorisation de l’hédonisme individuel avant
le renforcement du collectif humain, ce qui était le cas avant
le passage à la post modernité.
Le philosophe Dany Robert Dufour pense, à ce sujet,
que le le maître ne parle plus. La transcendance ne fonctionne
plus, la science a mis à mal les explications religieuses et transcendentales.
Il a nommé cette transformation
L’art de réduire les têtes dans un contexte où le ciel
est vide. [
[20]
] Lui aussi pense que nous sommes rentrés dans
une nouvelle période, un temps où l’esprit humain est capté presque
entièrement par le ssystème capitaliste.
Peter Sloterdijk, lui, se demande si l’humanité n’est
pas à l’aube d’une mutation qui bouleverse notre rapport à la
culture. La montée en puissance des images présent un danger pour
l’humanité. Il note que pour devenir humain, il faut parcourir
un long chemin. Celui-ci passe par une discipline qui nous transmet
la culture. Cette transmission passe l’école et par la position
assise pour lire des livres. Les images tendent à prendre le pas
sur le texte. La position assise contemporaine est celle qui se
vit devant les écrans de télévision et des ordinateurs. Ceci se
déroule dans une enceinte privée, l’école est une institution
publique, organisée par la collectivité. [
[21]
]
Nous
sommes donc confrontés à une nouvelle façon de vivre. L’analyse
des conséquences nous incite à nous poser la question d’un nouveau
modèle. Il s’agit d’une hypothèse qui se demande si la politique
ne prend pas toute la vie.
Ce type de questionnement est contenu dans un
livre récent : « La nouvelle raison du Monde »
de Pierre Dardot et Christian Laval. [
[22]
] Ces auteurs constate que la norme du marché
tend à s’imposer dans tous les domaines de la vie. Après les entreprises,
il a colonisé l’Eta et maintenant il se répand dans toute la société.
Ce modèle du marché va de pair avec l’individualisme et les injonctions
de réussite, avec la valorisation de la jouissance au travers
des objets. Ils notent qu’avec la crise financière de 2007-2008,
il est devenu banal de dénoncer l’absurdité d’un marché omniscient,
omnipotent et autorégulateur. Leur ouvrage montre cependant que,
loin de relever d’une pure « folie », ce chaos procède d’une rationalité
dont l’action est souterraine, diffuse et globale. Cette rationalité,
qui est la raison du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme
lui-même.
Ils
explorent sa genèse doctrinale et les circonstances politiques
et économiques de son déploiement, les auteurs lèvent les nombreux
malentendus qui l’entourent : le néolibéralisme n’est ni un retour
au libéralisme classique ni la restauration d’un capitalisme «
pur » qui refermerait la longue parenthèse keynésienne. Commettre
ce contresens, c’est ne pas comprendre ce qu’il y a précisément
de nouveau dans le néolibéralisme. Son originalité tient plutôt
d’un retournement que d’un retour :
« Loin
de voir dans le marché une donnée naturelle qui limiterait l’action
de l’État, il se fixe pour objectif de construire le marché et
de faire de l’entreprise le modèle du gouvernement des sujets.
» [
[23]
]
Par
de multiples voies, le néolibéralisme s’est imposé comme la nouvelle
raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle
des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence
humaine, individuelle ou collective. Cette logique normative érode
jusqu’à la conception classique de la démocratie. Elle introduit
des formes inédites d’assujettissement qui concernent la philosophie
politique. L’intelligence de cette rationalité est nécessaire
pour permettre de comprendre les mutations de notre humanité.
Cette
hypothèse confirme les thèses de Félix Guattari sur l’importance
de l’existentiel. En 1989, il a publié un petit livre sur « Les
trois écologies ».
[
[24]
] La première écologie est celle connue d’écologie
environnementale, le rapport à la nature. La seconde concerne
les rapports entre les groupes sociaux, l’écologie sociale et
politique. La dernière est celle du rapport à soi-même, l’écologie
existentielle. Pour décrire la période contemporaine, il parle
de « Capitalisme mondial intégré ». [
[25]
] Il remarque, lui aussi, que le capitalisme
touche tous les domaines de la vie humaine. Selon ses analyses
le champ existentiel est empêtré dans les méandres du capitalisme.
La lutte pour exister est d’autant plus importante que la massification
du capitalisme est efficace. Il explique ainsi le constat de l’Ecole
de Francfort. La rationalité a été annexée par le capitalisme.
Les humains se croient libres, mais font tous la même chose en
même temps. [
[26]
]
Guattari
nous incite à ne pas séparer ces trois écologies, il pense que
nous devons œuvrer pour
construire notre existentiel à partir de la raison et du désir.
Son souci de l’écologie comme rapport à la nature est devenu central.
3 / L’urgence écologique
L’écologie
tend à s’imposer comme un thème central dans notre période. Beaucoup
de scientifiques disent la même chose : la planète terre
est en danger. La notion « d’empreinte écologique »
nous informe sur notre mode de vie. Les activités humaines provoques
un réchauffement climatique, détruisent les sols, les forêts,
pillent les matières premières sans soucier des conséquences à
venir. Les débats des spécialistes ne portent plus sur le fait
qu’il y ai ou pas de destructions de
la nature, mais bien sur l’ampleur des dégâts. Notre mode
de développement, notre désir de croissance provoque de graves
nuisances à notre environnement naturel.
Ces
nuisances écologiques vont devenir de plus en plus fortes et mettent
en danger l’humanité elle-même. Notre irresponsabilité collective
a des conséquences violentes qui sont des graves : famines,
immigration, émeutes de la fin, maladies, absence d’eau potable,
… Feinberg a eu raison d’intégrer cette notion dans ses conditions
minimales pour devenir et rester humains. Ce type de nuisance
ne peut pas être rapporté aux seuls individus, elle dépend de
l’organisation collective, de notre économie, de notre politique.
Il s’agit bien d’une nuisance que l’humanité s’inflige à elle-même.
Derrière ce genre de nuisances nous trouvons la soif de profit
des humains, l’avidité et une sorte de perversion sociale :
nous savons, mais nous voulons jouir quand même.
4 / Deux permanences
Le passage
à la postmodernité provoque des changements, mais nous devons
remarquer qu’il existe des fonctionnements modernes qui continuent
et qui constituent pour l’instant des invariants.
Le premier
est la plus-value. Karl Marx a analysé le fonctionnement du capitalisme
au XIXème siècle. Il a compris que le profit des propriétaires
des usines était lié à une part non payé du travail des ouvriers.
Il a mis en évidence que le patron ne payait pas le travail des
prolétaires, mais que le salaire correspondait à la rémunération
du renouvellement de la force de travail. Au coeur de l’activité
humaine se loge un vol. Celui-ci s’appelle « plus-value ».
C’est cette plus value qui permet aux capitalistes d’accroître
leur capital, d’investir et de consommer largement, d’être riches.
Pour
construire leurs démonstrations les socialistes, les communistes,
les libertaires, mettent en cause les droits formels. Ils les
mettent en regard des droits réels du peuple. L’égalité entre
le prolétaire et le capitaliste est un leurre, qui cache une profonde
inégalité de statut. Les ouvriers n’ont que leur force de travail
à vendre, les capitalistes possèdent les moyens de production
et le capital.
Dans
une vison d’une société future qui n’exploiterait pas le peuple,
ces courants politiques ont proposé que la part non payé du travail
serve à la collectivité entière. La plus value ne disparaîtrait
pas, les salaires seraient meilleurs, l’usage des excédents serait
décidé par le débat démocratique. C’est l’appropriation privée
qui est en cause dans l’exploitation capitaliste. Ce fonctionnement
basé sur l’exploitation de l’homme par l’homme continue dans la
postmodernité. C’est la première permanence, qui est aussi une
nuisance qu’une partie de l’humanité inflige à autre partie de
cette même humanité. C’est un fonctionnement collectif lié
à la structure de la société.
La seconde
persistance issue de la modernité est celle de la domination.
La domination est un concept proche des notions d’oppression,
d’exploitation, de soumission. Il pose la question du pouvoir,
il englobe plus de choses que l’exploitation employée par le marxisme,
notion qui concerne la sphère économique. Le concept de domination
permet d’aborder immédiatement la question politique. On peut
essayer de la définir comme étant le résultat de l’action d’une
autorité qui, sous la contrainte violente ou non, oblige un groupe
humain ou une personne humaine à se soumettre. Les modalités de
la contrainte sont multiples, tous les domaines de la vie humaine
sont concernés : économie, politique, militaire, physique, genre,
race, intellectuel - manuel, culture, religion, impérialiste,
symbolique, ville - campagne, ... Il existe plusieurs combats
contre la domination parce qu’il y a de multiples dominations
ou types de domination. La domination a un rapport avec la maîtrise,
l’autorité, le pouvoir, mais ces mots ont plusieurs sens. Pour
le pouvoir, le contenu est à la fois la capacité de faire et la
relation de pouvoir. Pour la maîtrise et l’autorité, il y a à
la fois la compétence et la place du maître, celle du chef ou
des chefs. La domination concerne les fonctionnements humains
où les personnes ou les groupes ont une place inégale. Les personnes
ou les groupes qui dirigent sont considérées comme les plus forts,
ils donnent des ordres et les font exécuter. La relation de pouvoir
n’a pas forcément de contact direct, ce sont les rapports sociaux
de domination et de soumission.
Le
fonctionnement de la domination est lié à l’asymétrie des places,
où une personne ou un groupe commande à d’autres humains. La domination
a souvent été basée sur la force, la violence. La domination,
au cours de l’histoire a pris la forme de l’institution, en particulier
celle de l’Etat. Pour faire accepter et justifier l’état de fait
de domination, les dominants ont employé toutes sortes d’idées
ou ensembles d’idées, d’idéologies. Le fonctionnement de la domination
a un aspect « hors soi », qui correspond à l’assujettissement
imposé de l’extérieur. Les études sur l’évolution de la domination
ont montré que pour fonctionner la domination avait besoin de
faire admettre cet ordre des choses afin d’obtenir l’adhésion
humaine, ce qui explique l’intériorisation de l’autorité. Ce phénomène
est nommé par E. Colombo : « la double articulation du symbolique
». Foucault constate, lui, que l’évolution de la domination a
tendance à aller du corps contraint à l’esprit contrôlé. C’est
l’aspect « en soi » de la domination, l’aspect interne à l’humain.
La
domination continue. Les anciennes formes sont presque toutes
là : mise en esclavage pour dette, domination sexuée et sexuelle,
domination raciale, économique, militaire, culturelle, idéologique,
... Mais ces formes anciennes sont présentes dans une organisation
sociale et politique qui les intègre à ses modalités propres :
le capitalisme postmoderne avec l’importance de la marchandise
et du spectacle. Nous savons maintenant que, si nous parvenons
à nous libérer de la domination capitaliste, ce n’est pas pour
autant que toutes les formes de domination auront disparu. La
domination machiste, par exemple, peut très bien continuer après
un changement social et politique qui bouleverserait l’organisation
de la société. L’évolution de la société capitaliste invente,
réinterprète les différentes formes de domination et crée de nouvelles
modalités parce qu’il existe des luttes, parce que le capitalisme
s’adapte, parce qu’il invente de nouvelles façons d’exercer sa
domination. La répression, l’emploi de la force violente ont été
toujours liés à l’exercice de la domination, ils existent toujours,
la guerre reste une façon de dominer (Cf guerre du Golfe, Kosovo,
Afghanistan, Irak, etc.). Aujourd’hui nous pouvons observer, dans
nos pays occidentaux, l’importance de l’idée de liberté. La prégnance
de l’idée de liberté montre que la force seule n’est pas suffisante
pour comprendre la domination contemporaine. La notion de domination
mentale et d’individu peuvent nous aider à avancer. La re-production
a pris le pas sur la production. L’ennemi n’est plus clairement
identifiable, ni visible. Le combat pour l’émancipation n’est
plus aussi frontal que dans le passé. Le fonctionnement du capitalisme
demande une compréhension plus fine et des hypothèses sur les
nouvelles méthodes employées. Il existe une sorte de nouveau compromis
où l’individualisation est primordiale, où le contrôle et les
idées, l’idéologie sont fondamentales. L’utilisation de méthodes
moins autoritaires, l’illusion dans la conscience humaine qu’il
existerait un individu libre montrent que nous devons ajuster
nos analyses. L’hypothèse de la domination mentale est intéressante
à ce titre. Elle permet de prendre en compte à la fois le rôle
du mythe de l’individu et l’importance des techniques de communication
et de diffusion de l’information. La domination mentale explique
pourquoi la domination n’apparaît pas comme telle, ni comme anormale.
L’idéologie contemporaine, qui allie le « tout se vaut ! » du
relativisme et le différentialisme culturel, nous présente les
choses selon l’ordre de la normalité. Pourtant, la normalité de
ce monde n’est pas du tout évidente si on se pose la question
de l’égalité et de la justice, si on pose la question pourquoi
? Les justifications anciennes de la domination, basées sur la
transcendance, la nature ou la raison, sont disqualifiées, discréditées.
Mais, il est indéniable que la domination continue et étend son
emprise. Le « monde » que l’on donne à voir et à vivre reste un
ensemble basé sur la domination. La liberté contemporaine est
liée à la marchandise, au spectacle, à la démocratie parlementaire.
La liberté est une notion indexée à l’égalité, à la justice et
à la solidarité, cette liberté là est encore à venir.
La
question de la servitude « non contrainte » reste encore une énigme
pour beaucoup de gens. Celle-ci explique pourquoi les personnes
dominées ou les groupes dominés ont un rôle dans le fonctionnement
et la reproduction de la domination. Cette servitude n’est pas
consciente ni contrainte, mais elle existe et nous devons essayer
d’en rendre compte, la domination passe par aussi nous-mêmes.
L’hypothèse de la « servitude volontaire » a été mise en évidence
par La Boétie en 1574. [
[27]
] Il demandait : « Qui garde le tyran quand
il dort ? » La reprise de cette question par Quessada avec la
notion d’identification permet de comprendre la structure du phénomène.
[
[28]
] Le processus fonctionne avec des images, des
symboles, des mythes, des croyances qui s’adressent au regard,
aux émotions, aux affects et non pas à la raison. Le besoin de
sens et la nécessité d’avoir une position dans l’histoire humaine
nous font échanger inconsciemment notre liberté contre un récit
qui donne du sens et une assignation à une place dans la communauté
humaine. Cette place est liée au nom, à la généalogie, l’appartenance.
Ce faisant, en intégrant la loi symbolique en nous-mêmes nous
créons la place du maître. Le fonctionnement de la domination
agit donc à deux niveau : au niveau collectif avec les institutions
adéquates et au niveau personnel avec l’acceptation des figures
d’autorité pour continuer à recevoir de l’amour et de la reconnaissance.
La domination
contient en son sein une possibilité de nuisance qui peut être
forte. En général, elle est dénoncée au niveau collectif en restant
inconsciente au niveau personnel.
La domination
comme rapport social est basée sur un rapport de groupe à groupes.
La sphère politique venant stabiliser et garantir l’exploitation
économique. Nuisance économique et nuisance politique marchent
ensemble.
5 / Les libertariens
Les
libertariens ne parle pas d’un principe de « non-nuisance »,
mais d’un « principe de non agression ». Le principe
de non-agression, avec le concept de droit naturel, est le principe
fondamental du libertarisme, ainsi exposé dans le "Manifeste
libertarien" :
« Aucun individu
ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant
atteinte à sa personne ou à sa propriété. » [
[29]
]
Ce
principe est considéré par les libertariens comme le principe
fondamental duquel découle toute position libertarienne sur n'importe
quel sujet politique, économique, juridique ou social.
La
notion de « non-nuisance » est étendue à la propriété,
ce qui modifie les données de la question. En effet, la notion
de propriété concerne à la fois ce que nous avons besoin pour
vivre (maison, voiture, vêtements, livres, appareils ménagers,
ordinateur portable, etc.) et la propriété des moyens de production,
le capital financier. C’est cette propriété là, qui pose problème.
La crise actuelle a démontré une nouvelle fois le caractère parasitaire
des spéculations des propriétaires de capitaux. Au final, les
conséquences touchent tout le monde et notamment une masse d’humain
immense qui n’a jamais eu la possibilité de
spéculer. La soif de profit refuse les limites ou la régulation
collective. Elle ne se soucie pas des conséquences de ses activités,
conséquences humaines et conséquences écologiques.
Cette
propriété privée de capitaux et des moyens de production pose
donc la question de la régulation collective. Les libertariens
en préconisant le principe de « non-agression » protègent
les banquiers, les dirigeants de multinationales qui exploitent
et oppriment les autres humains. Au nom de la non-nuisance pour
la propriété privée du capital ils encouragent beaucoup de nuisances
et la possibilité qu’elles continuent. Elles touchent beaucoup
d’humains non propriétaires de capitaux.
Ce
pacte permet au droit du plus fort de continuer à dominer sur
le plan économique, sur le plan politique et sur le plan militaire.
La notion d’empire proposée par divers auteurs, dont Antonio Negri,
essaie de rendre compte de cette réalité contemporaine. [
[30]
] Cette disproportion de puissance a conduit
Bauman à se poser la question du rapport entre la politique et
ces forces économiques et financières.
Le
pivot de son analyse c’est la séparation entre le pouvoir et la
politique. La politique est locale, territorialisée ; le
pouvoir réel est celui des grands groupes financiers et industriels
et ce pouvoir s’exerce loin des Etats. La politique est toujours
territoriale, et de ce fait elle a toujours un temps de retard
sur l’économie fluide. En quelques années, les forces dominantes,
qui détiennent l'argent et le pouvoir d'organiser le monde dans
leur intérêt, ont trouvé d'autres stratégies, plus légères, moins
contraignantes. Les Etats nations sont en voie d'affaiblissement
rapide, ils ne sont plus les moteurs du progrès social, et nous
ne reviendrons pas en arrière.
Bauman pense que
l’économie s’est détachée des contingences liées au principe de
gravité. Il s’interroge sur la validité des politiques de lutte
contre le chômage quand les multinationales délocalisent massivement.
Pour lui, nous sommes dans un désordre mondial. Il pense que la
mondialisation s’impose à nous beaucoup plus que nous ne la choisissons.
Il estime que l’universalité des Lumières contenait un projet
pour l’humanité, alors que la mondialisation ne contient pas ce
type de projet, ce qui provoque une crise sur le sens et crée
le climat d’incertitude que nous connaissons actuellement. (
[31]
)
Bauman analyse
le déclin des États et leur multiplication selon la même causalité.
Les États sont expropriés de leur force d’intervention économique,
ils ne conservent que les forces de répression, ils sont devenus
des appareils de sécurité pour les méga-entreprises. L’État n’a
plus le droit ni la possibilité de toucher à la sphère économique.
En 2000, les échanges financiers étaient de l’ordre de 1 300 milliards
de dollars par jour, soit 50 fois le volume des transactions commerciales
journalières de l’époque, et presque autant que le montant des
réserves des banques nationales, qui étaient de 1 500 milliards
de dollars à ce moment là. Selon des chiffres de 2002, la tendance
est la même :
“ On appelle
globalisation financière la constitution d’un marché mondial des
capitaux, c’est le processus le plus avancé, les flux les plus
importants en valeur, les plus rapides, les plus fluides et les
plus constants concernent les capitaux. Chaque jour le volume
des transactions sur le marché des changes est plus que 60 fois
supérieur au volume journalier du commerce mondial. Cette circulation
est caractérisée par une unité de lieu : les bourses sont connectées
par de puissants réseaux informatiques et de télécommunication
et une unité de temps, le décalage horaire qui les sépare permettant
que le système ne s’arrête jamais, une bourse ouvrant avant que
l’autre ne ferme. (
[32]
) ”
En conséquence,
l’État n’a plus la force de faire face à la spéculation financière.
Bauman poursuit son analyse en disant qu’il n’y a pas de contradiction
entre l’extra-territorialité du capital financier et la faiblesse
croissante des États, selon lui, ce sont deux faces du même problème.
L’union se fait sur la libre circulation de l’information et des
capitaux, l’État faible est une condition pour que se reproduise
l’économie liée au capital financier. Dans ce cadre, il estime
que la notion même de politique est problématique.
Les
conséquences de cette évolution font que maintenant nous pouvons
parler d’humains au rebut ou d’humains en trop. Ce constat n’est
lié à une volonté du juger ces humains ou de proposer des mesures
contre eux. Il s’agit de comprendre notre monde et sa façon de
causer des nuisances à certains humains. Leur nombre augmente
vite dans notre contexte de crise.
Conclusion
L’évolution
de nos sociétés vers la postmodernité avec tous ses maux et toutes
ses nuisances, nous conduit à admettre que les auteurs qui parlent
de crise de civilisation ont raison. La crise touche le sens de
notre vie, notre façon de vivre, de travailler, de consommer ou
de faire de la politique. La crise écologique nous plonge dans
l’urgence malgré l’inertie de notre système social et politique.
L’humanité
est une construction historique, elle est maintenant en danger
dans plusieurs champs de nos activités. Un grand nombre de nuisances
sont provoquées par notre fonctionnement collectif. Cette crise
de civilisation nous oblige à nous demander ce qu’être humain
veut dire dans notre contexte.
La
notion de « bien commun »
peut être comprise comme une universalité à construire.
Nous pourrions articuler le niveau individuel avec le niveau collectif
pour minimiser ces nuisances que l’humanité se procure elle-même.
Cela
pourrait se dire selon une phrase de Normand Baillargeon :
« L’ordre
moins le pouvoir ! »
[Le pouvoir exploiteur et de domination] [
[33]
]
Il
nous faut donc essayer de créer un nouveau type de fonctionnement
collectif, parce que jamais aucune société humaine n’a été organisée
selon ce mode. L’invention de la démocratie a pris beaucoup de
temps, la notion de « crime contre l’humanité »
s’est imposée après une catastrophe humaine et plusieurs
dizaines d’années. Il nous faut inventer, notre difficulté tient
au fait que nous devons le faire pendant que la Terre est encore
vivable.
Philippe Coutant,
Nantes le 30 Avril 2009
[1]
John
Stuart Mill, De la liberté, trad. Laurence Lenglet à
partir de la traduction Dupont White, Gallimard, coll. Folio
Essais, p. 74-75
[2]
Emmanuel Kant, « Vers la paix perpétuelle »,
Berlin 1795, traduction de Jean Gibelin, éditions Vrin, Paris,
1992
[3]
Emmanuel
Kant, La religion dans la limite de la simple raison, éditions
Vrin, Paris, 1968.
[4]
Zygmunt Bauman, La décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes,
éditions Actes Sud Jacqueline Chambon,
Le Rouergue, Octobre 2007, 248 pages.
[5]
Joël Feinberg, The
Moral Limits of the Criminal Law. Vol. 1, Harm to Others. New
York: Oxford University Press 1984.
[6]
Joël Feinberg, The
Moral Limits of the Criminal Law. Vol. 1, Harm to Others. New York: Oxford University Press
1984, page 60.
[7]
Primo
Levi, Si c'est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger,
éditions Julliard, Paris, 1987; réédition, en 2002,
[8]
Robert
Antelme, L'Espèce humaine, éditions Gallimard, Paris,
1947, rééditions 1957, et 1999.
[9]
Hannah Arendt, Eichmann
à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, traduction française A. Guérin, éditions Gallimard, Paris,
1966 ; réédition Folio, 1991.
[10]
Hannah Arendt, Eichmann
à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, traduction française A. Guérin, éditions Gallimard, Paris,
1966 ; réédition Folio, 1991.
[11]
Pierre Truche, La Notion de crime contre
l'humanité, in la revue Esprit, n' 181, Paris, 1992.
[12]
Article
sur le « Crime contre l’humanité » présent sur Internet
dans l’Encyclopédie Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Crimes_contre_l%27humanit%C3%A9
[13]
Jean
François Lyotard, La Condition postmoderne, Rapport sur
le savoir, Editions de Minuit, Collection “ Critique ”, Paris
1979, 128 pages.
Jean François Lyotard, Le post moderne expliqué aux enfants,
éditions livre de poche, Paris 1993, première parution Editions
Galilée, Paris, 1988, réédition de 1993.
[14]
Jean-François Lyotard Le postmoderne expliqué aux
enfants, éditions Galilée, Paris, 1988, rééditions Le Livre
de poche, Paris, 1993, page 46.
[16]
Luc
Boltanski et Eve Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme »,
éditions Gallimard, Collection NRF
Essais, Paris, 1999, 842 pages
[17]
Bernard
Stiegler, De la misère symbolique : Tome 1. L'époque
hyperindustrielle, éditions Galilée, Paris, 2004, 194 pages.
[18]
Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy,
Paris, 1991.
Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calmann-Lévy, Paris,
1995.
Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi – dépression et société, Odile Jacob, Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob.
[19]
Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite,
Essai pour une clinique psychanalytique du social, éditions
Erès Ramonville, 1997.
[20]
Dany-Robert
Dufour, « L’art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude
de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total” , Denoël, Paris,
2003.
[21] Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la Lettre sur l'Humanisme de Heidegger, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni,
Paris, Éditions Mille et Une nuits, « La petite collection », 2000, 64 p
.
[22] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du Monde, éditions La Découverte, Paris, 2009, 498 p
[23]
Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison
du Monde, éditions La Découverte, Paris, 2009, 498 p
[24]
Guattari
Félix, Les trois écologies, collection L’espace critique ,
éditions Galilée, Paris, 1989.
[25]
Guattari Félix,
Le Capitalisme Mondial Intégré et la Révolution Moléculaire, Nouvelles
machines de guerre révolutionnaire, agencements de désir et
lutte des classes,ce texte fut présenté
par Félix Guattari comme contribution aux journées du CINEL
(Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté) célébrées
en 1981.
[26] Max Horkheimer, Théodor Adorno, « La Dialectique de la raison », 1944, traduction Eliane Kaufholz, éditions Gallimard, Paris, 1974.
[27]
Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude
volontaire, éditions Payot, Paris, 1993
[28]
Dominique Quessada, La société de la consommation
de soi, éditions Verticales, Paris 1999.
[30]
Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, éditions Exils,
Paris, 2000, 560 pages.
Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude,
éditions La Découverte, Paris, 2004.
Ici réédité par les éditions 10/18 en 2006.
[31]
Zygmunt Bauman, Le coût humain
de la mondialisation, Editions Hachette, Paris, 1999. Republié
dans la collection Pluriel poche à Paris en Février 2000
[33]
Normand Baillargeon,
« L’Ordre moins le pouvoir », éditions Agone, Marseille,
2001, parution en poche en 2008, édition revue et augmentée,
224 pages
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