"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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La non nuisance

Texte écrit pour l'université de Tours en Mai 2009

Introduction

Pour étudier la notion de « non nuisance » nous prendrons comme point de départ son énonciation dans le contexte moderne. Puis, nous verrons comment Feinberg actualise ce concept dans la période contemporaine. Comme il intègre le plan collectif dans sa thèse, nous aborderons la capacité de l’humanité à se nuire à elle-même. Le crime contre l’humanité est la plus haute nuisance collective que les humains ont mis en œuvre.

Ensuite, nous examinerons le passage à la postmodernité pour voir si cette évolution change la façon de poser le problème. Nous essaierons de savoir s’il existe des permanences au milieu de ces changements. La non nuisance étant intégrée dans un contexte plus vaste d’une crise de civilisation, Nous terminerons notre parcours par la question de la propriété chez les libertarien. La question du bien commun devenant un corollaire nécessaire à la notion de non-nuisance.

I / Une définition moderne

La notion de non-nuisance est proposée par John Stuart Mill. Ce concept est proposé dans le chapitre 4 de son livre « De la liberté », Il s’agit de savoir si la liberté individuelle a une limite. Pour Mill, la seule contrainte légitime que l’on puisse opposer à un individu est celle de la non nuisance à une autre personne.

« L'objet de cet essai est de poser un principe très simple, fondé à régler absolument les rapports de la société et l'individu dans tout ce qui est contrainte ou contrôle, que les moyens utilisés soient la force physique par le biais de sanctions pénales ou la contrainte morale exercée par l'opinion publique. Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d'action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une société pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. » [ [1] ]

La position de Mill est inscrite dans les discussions de la philosophie politique, qui font suite à la Révolution française de 1789 et à la création des Etats-Unis d’Amérique. C’est un débat sur la démocratie. Il s’agit de protéger l’individu de l’intervention abusive de l’Etat. Les excès de la Terreur ont montré que la démocratie pouvait devenir une tyrannie. Ensuite, Mill deviendra une référence dans la tradition libérale. La question de la nuisance à autrui concerne le niveau individuel. La nuisance condamnée est celle qui est intentionnelle et volontaire. La nuisance en question relève de l’action. La notion de nuisance par omission fait toujours débat et varie sur le plan juridique selon les différents pays. La non action peut être condamnée en France, mais pas forcément ailleurs. La notion de non-assistance à personne en danger est un délit pour nous, elle n’est pas toujours inscrite dans le droit.

Notre point de départ est la nuisance qui cause volontairement un préjudice à autrui. La nuisance fait mal ou fait du mal à un autre individu. Nuire aux autres est donc condamné par J S Mill. Ce principe, énoncé par Mill, est concerne deux plans de notre humanité : les institutions et la personne.

Au niveau institutionnel, la puissance de l’Etat doit être contenue, elle ne doit pas empiéter sur la souveraineté individuelle, mais elle doit aussi s’exercer pour protéger l’individu des nuisances d’autrui. La puissance publique a deux rôles à jouer. A niveau personnel, le principe peut s’énoncer ainsi :

« La nuisance à autrui ne passera pas par moi ! »

Cette façon de limiter la liberté individuelle est de l’ordre de l’idéal ou du « surmoi » si on adopte la formulation freudienne. La contrainte n’est pas externe, mais d’abord interne à l’individu. L’autodiscipline est consciente et volontaire.

L’auto contrôle concerne les passions humaines. Le désir de nuire, l’intention peuvent exister, mais le filtre de la conscience bloque la réalisation pratique. La coexistence des libertés implique que le gouvernement personnel de la liberté respecte autrui et donc limite sa propre liberté.

Cet aspect de la non nuisance ressemble beaucoup à l’impératif catégorique proposé par Kant. Son sous bassement est l’égalité en de droit des hommes. Le droit naturel n’est pas invoqué dans l’argumentation de Mill, mais il est bien présent comme base de la liberté individuelle.

Le concept de liberté est central, il inclut une exigence morale :

« La liberté est l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles, j’ai pu donner mon assentiment » ( [2] ]

Le consentement contient une contrainte forte qui est l’idéal moral. Les conséquences pratiques vont de pair avec l’affirmation publique.

« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »

« Agis selon la maxime qui peut en même temps se transformer en loi universelle. » Emmanuel Kant

Cet idéal s’appuie sur la raison et l’éducation est fondamentale. Il s’agit d’un d’une contrainte assumée et aussi pour Kant d’un devoir qui fixe l’enjeu :

“ Un devoir d’un caractère particulier, non des hommes envers les hommes, mais du genre humain envers lui-même ”. [ [3] ]

Le devoir de non nuisance est lié à une vision de l’humanité, à une conception normative. L’humain se reconstruit à chaque génération au niveau individuel dans le cadre familial. Au niveau collectif, la condamnation de la nuisance est inscrite dans le droit, la police et la justice sont les institutions en charge de faire respecter la non-nuisance à autrui. D’autre part, le débat public condamne vite les atteintes graves à autrui. Mais, l’inconvénient lié à ce type de fonctionnement est qu’il réagit au travers de l’émotion et du spectaculaire. L’opinion est souvent utilisée pour défendre implicitement des théories sécuritaires. Le débat ne porte pas sur le fond du problème, l’évidence n’est pas interrogée, les discussions restent au niveau de la surface des choses pour alimenter l’indignation réactive. La réflexion demande de prendre du recul et d’utiliser la raison comme le font Mill et Kant.

Ces deux philosophes peuvent être qualifiés d’intellectuels législateurs. Ils proposent tous les deux des théories normatives. La qualification de « législateurs » est proposée par Zygmunt Bauman dans sa caractérisation de la modernité. Il essaie de comprendre la différence entre la postmodernité contemporaine et la modernité ancienne. Les intellectuels modernes interviennent pour analyser la société et le fonctionnement humain et ensuite proposer des règles conformes à l’idée d’humanité. Leurs argumentations s’appuient sur le rôle primordial de la raison. Ils valorisent la démocratie et le progrès en faisant la promotion de l’éducation. Les intellectuels postmodernes, selon Bauman, ont fait le deuil de la raison normative, ils accompagnent, ils sont devenus des interprètes. [ [4] ]

Avec Mill et Kant nous sommes dans le contexte moderne des Lumières. Ces deux philosophes interviennent au niveau du contenu d’une règle souhaitée, argumentée et désirée pour améliorer la condition humaine. En l’occurrence, un élément de cette règle est la non-nuisance à autrui. La réciprocité est contenue implicitement dans ce principe. La tolérance de la liberté d’autrui permet à ma liberté d’exister parce qu’autrui est lui aussi tenu de respecter le principe de non-nuisance à mon égard.

II / Joël Feinberg actualise la notion de non-nuisance

Dans son livre « Harm to others », Joël Feinberg propose un certain nombre de conditions pour que les hommes puissent réaliser leurs actions et leurs désirs. [ [5] ]

Dans ses différentes distinctions conceptuelles, il nous transmet un tableau qui contient une liste d’éléments. Ce tableau est nommé « diagramme 3 ». Il propose d’associer un faisceau de causes. Cette liste est la suivante :

- Santé physique et la vigueur,

- Absence de douleur obsédante,

- Absence de défiguration grotesque,

- Compétence intellectuelle,

- Stabilité émotive,

- Suffisance économique,

- Environnement tolérable,

- Liberté politique minimale. [ [6] ] 

Quand un ou plusieurs éléments de cette liste sont absents de façon durable, la condition humaine est en difficulté. Feinberg propose un ensemble normatif, que nous pouvons considérer comme des conditions de possibilité de l’humanité. Feinberg envisage ces conditions comme ce qui nuit au fait d’être humain. La non-nuisance est inséparable de notre bien-être.

Dans la proposition de Feinberg, nous remarquons plusieurs caractéristiques importantes. En premier lieu, il s’agit d’un ensemble, d’un faisceau de conditions qui sont liées les unes aux autres. Les séparer amènerait à amputer l’humain d’une partie de lui-même. Ce groupe de conditions contient une synergie implicite. Si une ou des conditions sont retirées de cet ensemble, la totalité ne peut pas fonctionner correctement, l’unité de la personne humaine est menacée. C’est l’ensemble qui fait sens.

Dans un second temps, nous pouvons observer que ce n’est pas seulement l’individu qui est en cause, la société est également concernée par ces conditions d’humanité.

Feinberg n’aborde pas ce changement de plan dans son argumentation. Il est probable que l’évidence ne nécessite pas de le mentionner. Pourtant, ce changement de niveau, la prise compte du rôle de la collectivité humaine sont importante pour l’étude de la non-nuisance. Le collectif humain est une donnée qui élargit la question. Ce n’est plus seulement l’individu qui ne doit pas nuire à autrui, mais la société qui doit mettre en œuvre les conditions d’humanité.

La santé, la suffisance économique, la liberté politique, le respect écologique relèvent de la collectivité. La société est donc tenue de faire en sorte que rien ne nuise à ses membres. C’est une obligation pour le gouvernement d’œuvre en ce sens. Si l’une des nuisances existe, il faut y remédier. Feinberg propose un élargissement de la notion de non nuisance, mais aussi un programme politique minimal. De l’impératif à respecter au niveau personnel, de la connotation morale au niveau collectif, nous sommes passé à l’idéal social et politique. Il est remarquable de noter que le niveau personnel n’est pas invalidé. Nous comprenons donc qu’il s’agit d’une articulation pour Feinberg, articulation entre le plan personnel et le plan collectif, puisque l’un ne va pas sans l’autre.

Cette actualisation de la notion de non-nuisance, opérée par Feinberg, montre la liaison nécessaire entre les approches psychologique, sociologique et philosophique. Cette transversalité entre les sciences humaines et la philosophie permet de travailler les concepts et de les mettre en rapport avec les différents plans du réel humain. Dans cet examen de la non-nuisance, l’ouverture est nécessaire, la prudence s’impose sur le plan général, celui de la philosophie. Les différentes questions posées au niveau personnel ou collectif obligent la philosophie à ne pas clore ses analyses dans un système fermé. C’est cette méthode que Feinberg adopte à partir des questions posées par le fonctionnement humain et ce à deux niveaux : personnel et sociétal.

Ses interrogations ouvrent différents débats tant au niveau de la philosophie politique qu’au niveau de la philosophie morale. Il inclut également le domaine juridique dans son questionnement. L’étude des conséquences des actes humains, ou des choix conduit donc Feinberg à être mesuré dans ses conclusions. Pour notre part, nous constatons que la prise en compte de la société dans la définition de la non-nuisance change la perspective théorique. Dans ce cadre, il est possible d’envisager la nuisance à partir du niveau collectif et plus seulement à partir du domaine individuel.

III / La nuisance que l’humanité est capable de s’infliger à elle-même

La nuisance que l’humanité s’inflige à elle-même a été à la base de la notion de « crime contre l’humanité ». Cette notion juridique est relativement récente par rapport à l’histoire de l’humanité. Elle a été proposée pour le tribunal de Nuremberg à la fin de la seconde guerre mondiale en 1945 pour juger les nazis auteurs du génocide juif. Ce nouveau crime est un crime de guerre d’un genre spécial qui ne pouvait pas être traité par les tribunaux ordinaires. La Shoah a été un crime collectif, son caractère a été si scandaleux qu’il fallait adopter un texte spécifique et une pratique judiciaire exceptionnelle. Ces massacres ne concernaient pas un seul pays. Le caractère international du crime contre l’humanité imposait une nouvelle instance juridique pour juger cela.

Le crime contre l’humanité est définit comme le crime le plus important dans la hiérarchie de la criminalité. Les humains ont du constater que les camps de concentration nazis et que les méthodes d’extermination mise en œuvre dans un certain nombre de camps avaient atteint un sommet dans l’horreur pour prendre des décisions fondamentales et créer le concept de crime contre l’humanité .

Ce qui s’est passé dépassait l’entendement et ne correspondait à rien de connu auparavant. La catégorie d’humanité a été la seule référence possible de cette invention juridique et le droit a adopté une notion collective, ce qui était nouveau. Il y a bien un saut qualitatif dans ce qui était en jeu. L’événement était singulier, mais la référence universelle. Ce sont les juges qui ont proposé cette évolution, pas les philosophes.

Certains rescapés des camps ont pu écrire longtemps après les faits. La mise en cause de l’humanité des hommes a été décrite comme le but ultime des nazis. C’est ce que dit Primo Levi dans son livre « Si c’est un homme » [ [7] ]. Robert Antelme intitule sont livre « L’espèce humaine » [ [8] ]

Dans les deux récits l’atteinte à la condition humaine est décrite, la tentative de survie ne concerne pas seulement le corps de la personne, mais surtout l’esprit et ce qui fait de nous des humains, c’est à dire la dignité et la culture.

La notion de « crime contre l’humanité » a provoqué beaucoup de débats. Le passage du droit de la guerre au droit du genre humain a été assez long et hésitant. Hannah Arendt aborde cette question dans son étude sur le procès Eichmann à Jérusalem. C’est à la fin du procès de Nuremberg que la notion de « crime contre l’humanité » s’impose :

« …. quand ils [les juges] en vinrent à prononcer la sentence, ils dévoilèrent leurs véritables intentions en prononçant la peine la plus sévère, la peine capitale, contre ceux qui avaient été jugés coupables d'atrocités tout à fait inhabituelles. Or, ces atrocités constituaient, en fait, des crimes "contre l'humanité", ou contre "le statut d'être humain", comme disait très justement le procureur français, François de Menthon. En condamnant à mort un certain nombre d'hommes qui n'avaient jamais été accusés d'avoir "conspiré" contre la paix, on abandonnait discrètement la notion selon laquelle l'agression est "le crime international suprême"." [ [9] ]

Les "crimes" commis dans les camps d’extermination étaient différents, politiquement et juridiquement, de tous ceux qui les avaient précédés, non seulement dans leur gravité, mais aussi dans leur nature même. Hannah Arendt explique que la définition du crime contre l’humanité adopté à Jérusalem lors du procès d’Eichman en 1960 et 1961 est meilleure que celle du tribunal de 1945.

« À Nuremberg on avait, certes, remarqué que "les assassinats collectifs et les persécutions n'avaient pas été perpétrés dans le seul but d'écraser l'opposition" et qu' "ils faisaient partie d'un plan destiné à éliminer des populations entières". Mais, on ne l'avait remarqué qu'occasionnellement et, si l'on peut dire, marginalement. Alors qu'à Jérusalem on considérait comme essentielle cette distinction entre les différents mobiles du crime, pour la simple raison qu'Eichmann était accusé d'un crime contre le peuple juif, crime qu'aucune considération utilitaire ne pouvait expliquer. On avait assassiné des Juifs aux quatre coins de l'Europe, et pas seulement à l'Est, et leur extermination n'avait rien à voir avec l'expansion territoriale "à des fins de colonisation par les Allemands". Un tribunal préoccupé avant par un crime perpétré contre le peuple juif avait cet avantage : il pouvait distinguer -assez clairement pour que la distinction puisse être admise dans un futur code pénal international- entre "crimes de guerre" (fusiller des partisans, tuer des otages) et les "actes inhumains" ("expulser et annihiler" des populations entières de manière à rendre possible la colonisation, par l'envahisseur, de certains territoires). Il savait aussi distinguer les "actes inhumains" (dont le mobile, la colonisation par exemple, était connu, tout en étant criminel) et le "crime contre l'humanité" (dont le mobile, comme le but, était sans précédent). Mais à aucun moment du procès, et nulle part dans le jugement, n'a-t-on fait allusion à une autre possibilité : que l'extermination de groupes ethniques entiers, Juifs, Polonais ou Tziganes, constituait plus qu'un crime contre le peuple juif, le peuple polonais et le peuple tzigane ; et que l'ordre international et l'humanité tout entière s'en trouvaient gravement atteints et menacés." [ [10] ]

Le concept de « crime contre l’humanité » a mis du temps pour s’imposer. La communauté internationale adoptera en 1998 une définition précise lors de la création de la Cour Pénale Internationale. C’est ce qui contenu dans l’article 7 du Statut de Rome.

La France avait adopté en 1994 une définition de ce crime, c’est ce qu’explique Pierre Truche dans la revue Esprit :

« Sont incontestablement crimes contre l'humanité ceux commis contre les Juifs et les Tsiganes. [... ]

Les Juifs furent arrachés à leur milieu de vie, à leur famille, à leur travail, pour être déportés dans les camps situés principalement en Europe de l'Est où, comme il fut convenu à la Conférence de Wannsee, ils devaient être mis au travail «avec l'encadrement voulu et des méthodes appropriées», de telle sorte que «sans aucun doute, une grande partie disparaîtra par décroissance naturelle» et qu'aux autre@ il faudra appliquer «un traitement approprié », d'où les exterminations qui s'ajoutaient aux assassinats commis aussitôt après les arrestations dans le pays d'origine.

Ce fut le sort de millions de Juifs. Chacun d'eux fut d'abord atteint individuellement. Ce n'est pas le nombre qui fait le crime contre l'humanité, même si l'indignation qu'il a déclenchée est à l'origine de l'élaboration du texte, conséquence des protestations des gouvernements alliés des 13 janvier et 18 décembre 1942 et de la déclaration de Moscou. Il faut donc aller chercher ailleurs la raison pour laquelle il a paru indispensable de dépasser les qualifications de droit commun.

Le crime contre l'humanité est la négation de l'humanité contre des membres d'un groupe d'hommes en application d'une doctrine. Ce n'est pas un crime commis d'homme à homme, mais la mise à exécution d'un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes. [... 1 On distingue ce qui singularise le crime contre l'humanité des autres crimes: il est commis systématiquement en application d'une idéologie refusant par la contrainte à un groupe d'hommes le droit de vivre sa différence, qu'elle soit originelle ou acquise, atteignant par là même la dignité de chacun de ses membres et ce qui est de l'essence du genre humain. Traitée sans humanité, comme dans tout crime, la victime se voit en plus contestée dans sa nature humaine et rejetée de la communauté des hommes. [... 1 Une seule disposition lui confère [au crime contre l'humanité] un régime [légal] particulier: il est imprescriptible, c'est-à-dire que ses auteurs peuvent être poursuivis jusqu'au dernier jour de leur vie. »[ [11] ]

La définition contenue dans l’article 7 du Statut de Rome est plus précise :

« L'article 7 du Statut de Rome définit onze actes constitutifs de crimes contre l'humanité, lorsqu’ils sont commis « dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile et en connaissance de l'attaque » :

* le meurtre ;

* l'extermination ;

* la réduction en esclavage ;

* la déportation ou le transfert forcé de population ;

* l'emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;

* la torture ;

* le viol, l'esclavage sexuel, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;

* la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;

* la disparition forcée de personnes ;

* le crime d’apartheid ;

* d'autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. » [ [12] ]

Il est donc possible maintenant de distinguer trois grands principes de droit international pour définir le crime contre l’humanité.

* Il peut être commis en en temps de guerre extérieure ou intérieure comme en temps de paix ;

* il est imprescriptible ;

*aucune personne ayant commis ce type de crime ne peut échapper à la répression, des chefs de l’État aux exécutants.

Le crime contre l'humanité consacre donc une certaine primauté du droit international sur le droit national de par sa nature même, puisqu'il peut s’agir aussi bien d’actions légales ou illégales dans le pays concerné. Ce qui peut être déclaré légal par un certain régime peut devenir illégal compte tenu de la législation de la justice pénale internationale.

La question de la compétence universelle rencontre une difficulté, seuls 108 pays sur 226 reconnaissent la Cour Pénale Internationale de la Haye. L’absence des USA, de la Russie, de la Chine et d’Israël limite cette compétence. Ces Etats craignent que la CPI soit utilisée contre eux à des fins politiques.

Le caractère imprescriptible des crimes contre l’humanité est très souvent lié au devoir de mémoire et à la transmission aux générations futures. Le poème publié en exergue du livre de Primo Levi en témoigne :

« Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c'est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui ou pour un non.

Considérez si c'est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

Et jusqu'à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

N'oubliez pas que cela fut,

Non, ne l'oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre cœur,

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

Répétez-les à vos enfants,

Ou que votre maison s'écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous. »


La notion de « crime contre l’humanité » provoque encore des débats, elle est parfois jugée inconsistante. On ne pourrait pas déduire de sa définition une qualification claire. Chaque cas est singulier et se déroule dans des conditions spécifiques. Nous devons partir de l’événement particulier pour l’apprécier et juger si c’est un crime contre l’humanité.

Cette discussion rejoint celle sur le relativisme et la relativité. Le relativisme propose de ne plus avoir de références puisqu’il est impossible de rapporter les cas particuliers à une définition générale. La relativité, elle, admet qu’il n’y a pas de définition absolue et que nous devons examiner les phénomènes en situation. La relativité refuse de dire que les définitions générales sont inconsistantes et que « tout se vaut ! ». La relativité admet que le contexte crée des différences, mais qu’il est toujours possible de juger du bien et du mal en tenant compte des circonstances. La pratique montre que c’est l’histoire humaine qui a obligé les hommes à inventer le concept de crime contre l’humanité. S’il rencontre des difficultés pour être admis, ce n’est pas à cause du contenu de sa définition, mais parce que des Etats refusent qu’une instance internationale puisse juger certains de leurs membres. L’exemple des USA et d’Israël est significatif. Le droit du plus fort est l’obstacle majeur à la reconnaissance de la compétence de la Cour Pénale Internationale. L’exception à nouveau détruit l »universalité.

Nous pouvons tirer un autre enseignement de la mise en place politique et juridique du crime contre l’humanité. Le procès Eichmann à Jérusalem a permis à Hannah Arendt de proposer la notion de « banalité du mal ».

Hannah Arendt conclue qu'Eichmann n’est pas un monstre sanguinaire. Il analyse son attitude comme celle d’un homme tristement banal. C’est un petit fonctionnaire consciencieux. Il est entièrement soumis à l'autorité. Il obéit, il ne discute pas les ordres donnés. Il explique calmement que c’est sa hiérarchie qui était responsable du contenu des ordres, il applique, c’est son rôle. Eichmann accomplit son devoir, il suit les consignes et cesse de penser. C'est cette posture qu'Arendt décrit comme la banalité du mal. Il ne s'agit pas de le disculper Eichmann le spécialiste des transports. Pour Hannah Arendt, son attitude est impardonnable, il est coupable. Le concept de « banalité du mal » pose des questions essentielles sur l’humain : l'inhumain se loge en chaque homme. Ce constat nous concerne. Dans le cadre d’un régime totalitaire, ceux qui acceptent ou choisissent d'accomplir les activités les plus monstrueuses ne sont pas très différents de nous. Continuer à "penser", à s'interroger sur soi, sur ses actes, sur la norme, est la condition pour ne pas sombrer dans cette banalité du mal ou encore dans ce qu’elle appelle la "crise de la culture". Dans un régime totalitaire, il est plus difficile de se poser ces questions à cause de l'idéologie, de la propagande et de la répression. Pour Hannah Arendt, la banalité du mal n'est donc pas la "banalisation" du mal, ce concept ne disculpe pas les auteurs de crimes ou de mauvais traitements.

L’idée de « crimes contre l’humanité » montre donc que l’humanité est capable de se nuire gravement à elle-même, que la nuisance peut-être collective et organisée. Elle était au cœur du régime nazi. D’autre part, le crime contre l’humanité mis en œuvre par les nazis a été commis au sein de la culture occidentale. La culture démocratique a été mise en échec par le nazisme. Nous devons admettre que nous n’avons aucune garantie quant aux dérives meurtrières de notre société. L’histoire humaine nous amené à préciser notre définition du statut d’humain au travers des atteintes à cette humanité. Le genre humain peut être malmené par lui-même, l’histoire du XXème siècle le prouve abondamment. La nuisance peut être collective, son origine n’est pas que personnelle.

IV / L’évolution vers la postmodernité

1 / Jean François Lyotard et la « condition postmoderne

La notion de postmodernité a été proposée en philosophie par Jean François Lyotard en 1979 [ [13] ] Il emploie ce concept un peu après que les architectes l’ai utilisé. Pour Lyotard, il s’agit de savoir quel impact les progrès de la science et l’informatisation sur le savoir des sociétés de la fin du XXème siècle. Son analyse se déploie au sein d’un rapport commandé par le gouvernement du Québec. La principale caractéristique de la postmodernité c’est la fin de la croyance dans les grands récits de la modernité.

Lyotard cite deux métarécits : le déploiement de l’Esprit universel, le récit spéculatif donc, et la promesse d’émancipation par la raison. Au travers de la notion de métarécit Lyotard rend évident ce qui était implicite dans la modernité : la philosophie de l’histoire, une projection dans le temps nommée progrès.

Il donne plusieurs exemples de cette délégitimation et de ses modalités, en voici deux :

« - Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel :

« Auschwitz » réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n’est pas rationnel.

- Tout ce qui est prolétarien est communiste :

« Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 » (j’en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre le Parti. » ( [14] )

L’évolution de l’histoire humaine est un opérateur mental. Ces événements invalident nos croyances. La contradiction ne vient pas d’un débat théorique, d’une discussion politique ou philosophique. Ce sont les faits sociaux et politiques qui détruisent la confiance accordée aux métarécits. Lyotard fait des allers-retours permanents entre la philosophie et l’évolution de la société pour construire son argumentation. Penser l’évolution du monde ne peut pas se faire seulement d’un point de vue abstrait. L’expérience de la société doit être intégrée au raisonnement de la philosophie politique, sinon elle reste une démarche purement spéculative.

2 / Mobiliser la subjectivité humaine

Un autre changement dans la postmodernité est celui qui concerne le sujet humain. Cette évolution est visible dans plusieurs domaines. L’activité humaine dans la période précédente était marquée par la discipline et l’enfermement, ce que Michel Foucault a nommé « Surveiller et punir ». Les punitions étaient passées d’une atteinte au corps à l’enfermement. Celui-ci commençait dès l’école, il continuait à l’armée pour les hommes, puis à l’usine en passant par l’hôpital en cas de maladie, ou par l’hôpital psychiatrique en cas de problème mental La vie humaine terminait son parcours par la maison de retraite, elle aussi lieu d’enfermement.

Deleuze a noté que notre période est marquée par la liberté. La surveillance se fait maintenant à l’air libre. Il estime donc que nous sommes dans une nouvelle phase, nous vivons dans une société de contrôle :

« Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté. » ( [15] )

L’homme qui vit à crédit n’a pas besoin d’être surveillé par des dispositifs disciplinaires, il se surveille tout seul. Parallèlement, notre subjectivité est mobilisée pour le fonctionnement collectif. L’enfermement précédent contrôlait les corps et la force de travail physique. Dans notre contexte, le contrôle vérifie les accès et s’intéresse à l’esprit humain. Nous pouvons le constater dans plusieurs domaines : travail, consommation, difficultés psychiques, etc.

Un livre essaie d’analyser l’évolution de la subjectivité au travail. Son tire : « Le nouvel esprit du capitalisme », il a été écrit pas Eve Chiapello et Luc Botlanski. [ [16] ] Ils ont étudié les discours managérial pour comprendre comment le travail avait changé. Ils proposent le modèle des trois cités pour comprendre les évolutions. La cité patriarcale était centrée sur la figure du patron, qui gérait sont entreprise en continuité de sa famille. Dans la cité suivante, ce sont les ingénieurs et techniciens qui organisent le travail au nom de la raison. Rationaliser était un mot souvent employé pour justifier les restructurations. Aujourd’hui, les managers parlent de « projet », il mobilisent les émotions, rendent responsables leurs employés du suivi de leur travail. Chiapello et Botlanski notent que les dirigeants ont utilisé des thèmes issus de la critique artiste apparu après 1968. La notion de projet permet d’impliquer les salariés dans l’organisation du travail et d’alléger la pyramide hiérarchique. La critique sociale est portée par les syndicats et les partis politiques de gauche. Elle est centrée sur les salaires, la protection sociale, les conditions de travail. La critique artiste porte plutôt sur les conditions de vie dans le système capitaliste. La critique artiste dénonce le capitalisme comme facteur d’oppression, s’opposant à la créativité, à la liberté, à l’autonomie et source d’inauthenticité pour notre société postmoderne. La critique sociale s’appuie sur le socialisme et le marxisme et dénonce un capitalisme générateur de misère et d’inégalité chez les travailleurs mais aussi d’opportunisme et d’égoïsme dans la vie sociale.

Les auteurs montrent que la force du capitalisme a été de récupérer en partie la critique artiste pour se renouveler. Ce changement de méthode de management s’accompagne d’une forte mobilisation de la subjectivité des salariés. Nous remarquons que cette évolution concerne les pays comme le notre, où les services ont pris le pas sur l’industrie. L’industrie a été délocalisée dans les pays pauvres. Les grandes entreprises multinationales ont tendance à ne garder dans nos pays que les bureaux d’études, les services marketing et financiers. L’organisation du travail et le contenu ont changé. La subjectivité des employés est nécessaire au système de travail contemporain.

Autre domaine où la subjectivité humaine évolue, celui de la consommation. Pour étudier cet aspect de notre réalité contemporaine nous nous tournerons vers les thèses de Bernard Stiegler. Celui-ci pense dans notre contexte, les entreprises ont besoin de vendre un grand nombre de marchandises pour faire du profit. Le taux de profit par unité vendue est faible. Marx a nommé cela la baisse tendancielle du taux de profit. Pour exister dans la concurrence mondiale les entreprises doivent diminuer leurs coûts de production et investir dans des outils de production avec beaucoup de machines (le capital mort). Si les propriétaires et les dirigeants ne font pas cela, un jour ou l’autre des concurrents vont produire moins cher et leurs objets marchands ne se vendront plus. Pour rester dans la course il faut innover et investir de grosses sommes d’argent. Ensuite, il faut vendre ces marchandises pour réaliser le cycle de la plus-value dans son entier. C’est l’achat des consommateurs qui permet que le profit se réalise. Pour vendre, les capitalistes ont inventé la publicité et le marketing.

Bernard Stiegler développe une démarche théorique qui propose une analyse de ce qu’il nomme « la catastrophe du sensible » et « la misère symbolique ». ( [17] ) Il analyse notre société comme une nouvelle étape du capitalisme, lui aussi. Après la prolétarisation des ouvriers dans la production, il estime que maintenant nous sommes dans une nouvelle phase de prolétarisation qui concerne la consommation. Nous sommes devenus des prolétaires consommateurs, selon son analyse.

Il propose une hypothèse pour comprendre l’articulation des deux sphères dans notre contexte. Le capitalisme, pour vendre ses marchandises matérielles et spectaculaires, a besoin d’influencer les comportements, sinon la transformation des produits en argent, la fin du cycle du capital, ne se réalise pas correctement et le circuit du capital ne fonctionne pas bien. La maîtrise du mental est nécessaire au capitalisme pour qu’il puisse faire des économies d’échelle. Pour que les consommateurs achètent les marchandises, il faut intervenir sur la sphère des besoins et pour cela il existe un moyen très efficace : la captation du désir humain. Cette appropriation de la libido par le marketing et la publicité permet d’obtenir une synchronisation des comportements humains avec les productions des multinationales. Le marketing et la publicité vantent des objets et services en les faisant valoir comme la promesse d’une plus-value narcissique. Ils essaient de rabattre le désir sur le besoin avec l’espérance d’une assomption du sujet. C’est un leurre et une manipulation mentale. Cette captation de l’énergie vitale modifie notre rapport à nous-même sur deux plans : celui de la subjectivité, le narcissisme étudié par la psychanalyse, et le plan collectif dans notre rapport à la communauté humaine, la cité des politiques, le « vivre ensemble » des philosophes, les phénomènes sociaux étudiés par les sociologues.

Dans le champ des difficultés psychiques, la montée des syndromes dépressifs semble une nouveauté liée aux changements dans la société. Cette montée est significative. Elle a inspiré divers travaux, dont ceux de Alain Ehrenberg. Il a publié successivement trois livres qui forment un ensemble. Il s’agit d’une enquête sur l’individualisme contemporain, il souhaite étudier le changement des normes régissant vie publique et vie privée : Le culte de la performance en 1991, L’individu incertain en 1995, La fatigue d’être soi en 1998. ( [18] ) Son hypothèse n’a pas été invalidée par les psychanalystes et les psychiatres. Au contraire ils confirment l’exactitude des ses observations et des arguments. Pour Ehrenberg, ce n’est pas la misère, le chômage qui provoque de plus en plus de dépression, mais plutôt les difficultés à s’adapter aux nouvelles normes de la société. Aujourd’hui, il faut être autonome, il faut gérer sa vie pour être intégré dans la société. Celle-ci transmet des injonctions de réussite qu’un certain nombre de personnes n’arrive pas à suivre. Il arrive relativement fréquemment que les sujets démissionnent et plongent dans la dépression. Les modèles comportementaux proposés par la société sont basés sur une individualisation. Les anciens modes de fonctionnement sociaux où la famille, les associations, les syndicats, le sport, les églises fonctionnaient avec une forte prévalence pour les groupes. Aujourd’hui, ce type de collectif a fait place à des regroupements temporaires liés à la consommation de musique, d’images sportives ou autres. L’individu se doit de réussir seul sans les filets de protection sociaux antérieurs. Le changement de norme est ainsi prouvé par les conséquences qu’il provoque chez les sujets humains. Nous retrouvons ici les bases nécessaires au développement humain proposé par Feinberg. L’explication de Ehrenberg  va dans le même sens que les analyses de certains psychanalystes. Du temps de Freud, les troubles psychiques étaient liés aux interdits. La névrose était inscrite dans la normalité humaine. Les interdits sur la sexualité étaient forts, notamment pour les femmes. Aujourd’hui la sexualité s’étale partout, les interdits sexuels sont remplacés par des encouragements à avoir une vie libre.

Des psychanalystes essaient de comprendre les nouveaux symptômes auxquels ils sont confrontés. Il s’agit entre autres, des pathologies narcissiques, des états limites, de l’errance, d’une difficulté à symboliser, etc.

Les travaux de Jean Pierre Lebrun vont dans ce sens. Il a publié en particulier « Un monde sans limites. » ( [19] ) Il analyse les pathologies psychiques humaines et sociales de notre temps comme étant engendrées par l’idéologie qui traverse notre société. Une idéologie qui conduit progressivement à exclure la notion de limites. Il emploie la notion de « discours de la science » pour parler de l’idéologie contemporaine, qui énonce que « tout est possible ! » immédiatement. Il note que nous sommes face à une injonction de jouissance qui tend à placer la valorisation de l’hédonisme individuel avant le renforcement du collectif humain, ce qui était le cas avant le passage à la post modernité.

Le philosophe Dany Robert Dufour pense, à ce sujet, que le le maître ne parle plus. La transcendance ne fonctionne plus, la science a mis à mal les explications religieuses et transcendentales. Il a nommé cette transformation  L’art de réduire les têtes dans un contexte où le ciel est vide. [ [20] ] Lui aussi pense que nous sommes rentrés dans une nouvelle période, un temps où l’esprit humain est capté presque entièrement par le ssystème capitaliste.

Peter Sloterdijk, lui, se demande si l’humanité n’est pas à l’aube d’une mutation qui bouleverse notre rapport à la culture. La montée en puissance des images présent un danger pour l’humanité. Il note que pour devenir humain, il faut parcourir un long chemin. Celui-ci passe par une discipline qui nous transmet la culture. Cette transmission passe l’école et par la position assise pour lire des livres. Les images tendent à prendre le pas sur le texte. La position assise contemporaine est celle qui se vit devant les écrans de télévision et des ordinateurs. Ceci se déroule dans une enceinte privée, l’école est une institution publique, organisée par la collectivité. [ [21] ]

Nous sommes donc confrontés à une nouvelle façon de vivre. L’analyse des conséquences nous incite à nous poser la question d’un nouveau modèle. Il s’agit d’une hypothèse qui se demande si la politique ne  prend pas toute la vie. Ce type de questionnement est contenu dans un  livre récent : « La nouvelle raison du Monde » de Pierre Dardot et Christian Laval. [ [22] ] Ces auteurs constate que la norme du marché tend à s’imposer dans tous les domaines de la vie. Après les entreprises, il a colonisé l’Eta et maintenant il se répand dans toute la société. Ce modèle du marché va de pair avec l’individualisme et les injonctions de réussite, avec la valorisation de la jouissance au travers des objets. Ils notent qu’avec la crise financière de 2007-2008, il est devenu banal de dénoncer l’absurdité d’un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Leur ouvrage montre cependant que, loin de relever d’une pure « folie », ce chaos procède d’une rationalité dont l’action est souterraine, diffuse et globale. Cette rationalité, qui est la raison du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même.

Ils explorent sa genèse doctrinale et les circonstances politiques et économiques de son déploiement, les auteurs lèvent les nombreux malentendus qui l’entourent : le néolibéralisme n’est ni un retour au libéralisme classique ni la restauration d’un capitalisme « pur » qui refermerait la longue parenthèse keynésienne. Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre ce qu’il y a précisément de nouveau dans le néolibéralisme. Son originalité tient plutôt d’un retournement que d’un retour :

« Loin de voir dans le marché une donnée naturelle qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif de construire le marché et de faire de l’entreprise le modèle du gouvernement des sujets. » [ [23] ]

Par de multiples voies, le néolibéralisme s’est imposé comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence la norme universelle des conduites et ne laisse intacte aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective. Cette logique normative érode jusqu’à la conception classique de la démocratie. Elle introduit des formes inédites d’assujettissement qui concernent la philosophie politique. L’intelligence de cette rationalité est nécessaire pour permettre de comprendre les mutations de notre humanité.

Cette hypothèse confirme les thèses de Félix Guattari sur l’importance de l’existentiel. En 1989, il a publié un petit livre sur « Les trois écologies ».

[ [24] ] La première écologie est celle connue d’écologie environnementale, le rapport à la nature. La seconde concerne les rapports entre les groupes sociaux, l’écologie sociale et politique. La dernière est celle du rapport à soi-même, l’écologie existentielle. Pour décrire la période contemporaine, il parle de « Capitalisme mondial intégré ». [ [25] ] Il remarque, lui aussi, que le capitalisme touche tous les domaines de la vie humaine. Selon ses analyses le champ existentiel est empêtré dans les méandres du capitalisme. La lutte pour exister est d’autant plus importante que la massification du capitalisme est efficace. Il explique ainsi le constat de l’Ecole de Francfort. La rationalité a été annexée par le capitalisme. Les humains se croient libres, mais font tous la même chose en même temps. [ [26]

Guattari nous incite à ne pas séparer ces trois écologies, il pense que nous devons œuvrer  pour construire notre existentiel à partir de la raison et du désir. Son souci de l’écologie comme rapport à la nature est devenu central.

3 / L’urgence écologique

L’écologie tend à s’imposer comme un thème central dans notre période. Beaucoup de scientifiques disent la même chose : la planète terre est en danger. La notion « d’empreinte écologique » nous informe sur notre mode de vie. Les activités humaines provoques un réchauffement climatique, détruisent les sols, les forêts, pillent les matières premières sans soucier des conséquences à venir. Les débats des spécialistes ne portent plus sur le fait qu’il y ai ou pas de destructions de  la nature, mais bien sur l’ampleur des dégâts. Notre mode de développement, notre désir de croissance provoque de graves nuisances à notre environnement naturel.

Ces nuisances écologiques vont devenir de plus en plus fortes et mettent en danger l’humanité elle-même. Notre irresponsabilité collective a des conséquences violentes qui sont des graves : famines, immigration, émeutes de la fin, maladies, absence d’eau potable, … Feinberg a eu raison d’intégrer cette notion dans ses conditions minimales pour devenir et rester humains. Ce type de nuisance ne peut pas être rapporté aux seuls individus, elle dépend de l’organisation collective, de notre économie, de notre politique. Il s’agit bien d’une nuisance que l’humanité s’inflige à elle-même. Derrière ce genre de nuisances nous trouvons la soif de profit des humains, l’avidité et une sorte de perversion sociale : nous savons, mais nous voulons jouir quand même.

4 / Deux permanences

Le passage à la postmodernité provoque des changements, mais nous devons remarquer qu’il existe des fonctionnements modernes qui continuent et qui constituent pour l’instant des invariants.

Le premier est la plus-value. Karl Marx a analysé le fonctionnement du capitalisme au XIXème siècle. Il a compris que le profit des propriétaires des usines était lié à une part non payé du travail des ouvriers. Il a mis en évidence que le patron ne payait pas le travail des prolétaires, mais que le salaire correspondait à la rémunération du renouvellement de la force de travail. Au coeur de l’activité humaine se loge un vol. Celui-ci s’appelle « plus-value ». C’est cette plus value qui permet aux capitalistes d’accroître leur capital, d’investir et de consommer largement, d’être riches.

Pour construire leurs démonstrations les socialistes, les communistes, les libertaires, mettent en cause les droits formels. Ils les mettent en regard des droits réels du peuple. L’égalité entre le prolétaire et le capitaliste est un leurre, qui cache une profonde inégalité de statut. Les ouvriers n’ont que leur force de travail à vendre, les capitalistes possèdent les moyens de production et le capital.

Dans une vison d’une société future qui n’exploiterait pas le peuple, ces courants politiques ont proposé que la part non payé du travail serve à la collectivité entière. La plus value ne disparaîtrait pas, les salaires seraient meilleurs, l’usage des excédents serait décidé par le débat démocratique. C’est l’appropriation privée qui est en cause dans l’exploitation capitaliste. Ce fonctionnement basé sur l’exploitation de l’homme par l’homme continue dans la postmodernité. C’est la première permanence, qui est aussi une nuisance qu’une partie de l’humanité inflige à autre partie de cette même humanité. C’est un fonctionnement collectif lié  à la structure de la société.

La seconde persistance issue de la modernité est celle de la domination. La domination est un concept proche des notions d’oppression, d’exploitation, de soumission. Il pose la question du pouvoir, il englobe plus de choses que l’exploitation employée par le marxisme, notion qui concerne la sphère économique. Le concept de domination permet d’aborder immédiatement la question politique. On peut essayer de la définir comme étant le résultat de l’action d’une autorité qui, sous la contrainte violente ou non, oblige un groupe humain ou une personne humaine à se soumettre. Les modalités de la contrainte sont multiples, tous les domaines de la vie humaine sont concernés : économie, politique, militaire, physique, genre, race, intellectuel - manuel, culture, religion, impérialiste, symbolique, ville - campagne, ... Il existe plusieurs combats contre la domination parce qu’il y a de multiples dominations ou types de domination. La domination a un rapport avec la maîtrise, l’autorité, le pouvoir, mais ces mots ont plusieurs sens. Pour le pouvoir, le contenu est à la fois la capacité de faire et la relation de pouvoir. Pour la maîtrise et l’autorité, il y a à la fois la compétence et la place du maître, celle du chef ou des chefs. La domination concerne les fonctionnements humains où les personnes ou les groupes ont une place inégale. Les personnes ou les groupes qui dirigent sont considérées comme les plus forts, ils donnent des ordres et les font exécuter. La relation de pouvoir n’a pas forcément de contact direct, ce sont les rapports sociaux de domination et de soumission.

Le fonctionnement de la domination est lié à l’asymétrie des places, où une personne ou un groupe commande à d’autres humains. La domination a souvent été basée sur la force, la violence. La domination, au cours de l’histoire a pris la forme de l’institution, en particulier celle de l’Etat. Pour faire accepter et justifier l’état de fait de domination, les dominants ont employé toutes sortes d’idées ou ensembles d’idées, d’idéologies. Le fonctionnement de la domination a un aspect « hors soi », qui correspond à l’assujettissement imposé de l’extérieur. Les études sur l’évolution de la domination ont montré que pour fonctionner la domination avait besoin de faire admettre cet ordre des choses afin d’obtenir l’adhésion humaine, ce qui explique l’intériorisation de l’autorité. Ce phénomène est nommé par E. Colombo : « la double articulation du symbolique ». Foucault constate, lui, que l’évolution de la domination a tendance à aller du corps contraint à l’esprit contrôlé. C’est l’aspect « en soi » de la domination, l’aspect interne à l’humain.

La domination continue. Les anciennes formes sont presque toutes là : mise en esclavage pour dette, domination sexuée et sexuelle, domination raciale, économique, militaire, culturelle, idéologique, ... Mais ces formes anciennes sont présentes dans une organisation sociale et politique qui les intègre à ses modalités propres : le capitalisme postmoderne avec l’importance de la marchandise et du spectacle. Nous savons maintenant que, si nous parvenons à nous libérer de la domination capitaliste, ce n’est pas pour autant que toutes les formes de domination auront disparu. La domination machiste, par exemple, peut très bien continuer après un changement social et politique qui bouleverserait l’organisation de la société. L’évolution de la société capitaliste invente, réinterprète les différentes formes de domination et crée de nouvelles modalités parce qu’il existe des luttes, parce que le capitalisme s’adapte, parce qu’il invente de nouvelles façons d’exercer sa domination. La répression, l’emploi de la force violente ont été toujours liés à l’exercice de la domination, ils existent toujours, la guerre reste une façon de dominer (Cf guerre du Golfe, Kosovo, Afghanistan, Irak, etc.). Aujourd’hui nous pouvons observer, dans nos pays occidentaux, l’importance de l’idée de liberté. La prégnance de l’idée de liberté montre que la force seule n’est pas suffisante pour comprendre la domination contemporaine. La notion de domination mentale et d’individu peuvent nous aider à avancer. La re-production a pris le pas sur la production. L’ennemi n’est plus clairement identifiable, ni visible. Le combat pour l’émancipation n’est plus aussi frontal que dans le passé. Le fonctionnement du capitalisme demande une compréhension plus fine et des hypothèses sur les nouvelles méthodes employées. Il existe une sorte de nouveau compromis où l’individualisation est primordiale, où le contrôle et les idées, l’idéologie sont fondamentales. L’utilisation de méthodes moins autoritaires, l’illusion dans la conscience humaine qu’il existerait un individu libre montrent que nous devons ajuster nos analyses. L’hypothèse de la domination mentale est intéressante à ce titre. Elle permet de prendre en compte à la fois le rôle du mythe de l’individu et l’importance des techniques de communication et de diffusion de l’information. La domination mentale explique pourquoi la domination n’apparaît pas comme telle, ni comme anormale. L’idéologie contemporaine, qui allie le « tout se vaut ! » du relativisme et le différentialisme culturel, nous présente les choses selon l’ordre de la normalité. Pourtant, la normalité de ce monde n’est pas du tout évidente si on se pose la question de l’égalité et de la justice, si on pose la question pourquoi ? Les justifications anciennes de la domination, basées sur la transcendance, la nature ou la raison, sont disqualifiées, discréditées. Mais, il est indéniable que la domination continue et étend son emprise. Le « monde » que l’on donne à voir et à vivre reste un ensemble basé sur la domination. La liberté contemporaine est liée à la marchandise, au spectacle, à la démocratie parlementaire. La liberté est une notion indexée à l’égalité, à la justice et à la solidarité, cette liberté là est encore à venir.

La question de la servitude « non contrainte » reste encore une énigme pour beaucoup de gens. Celle-ci explique pourquoi les personnes dominées ou les groupes dominés ont un rôle dans le fonctionnement et la reproduction de la domination. Cette servitude n’est pas consciente ni contrainte, mais elle existe et nous devons essayer d’en rendre compte, la domination passe par aussi nous-mêmes. L’hypothèse de la « servitude volontaire » a été mise en évidence par La Boétie en 1574. [ [27] ] Il demandait : « Qui garde le tyran quand il dort ? » La reprise de cette question par Quessada avec la notion d’identification permet de comprendre la structure du phénomène. [
[28] ] Le processus fonctionne avec des images, des symboles, des mythes, des croyances qui s’adressent au regard, aux émotions, aux affects et non pas à la raison. Le besoin de sens et la nécessité d’avoir une position dans l’histoire humaine nous font échanger inconsciemment notre liberté contre un récit qui donne du sens et une assignation à une place dans la communauté humaine. Cette place est liée au nom, à la généalogie, l’appartenance. Ce faisant, en intégrant la loi symbolique en nous-mêmes nous créons la place du maître. Le fonctionnement de la domination agit donc à deux niveau : au niveau collectif avec les institutions adéquates et au niveau personnel avec l’acceptation des figures d’autorité pour continuer à recevoir de l’amour et de la reconnaissance.

La domination contient en son sein une possibilité de nuisance qui peut être forte. En général, elle est dénoncée au niveau collectif en restant inconsciente au niveau personnel.

La domination comme rapport social est basée sur un rapport de groupe à groupes. La sphère politique venant stabiliser et garantir l’exploitation économique. Nuisance économique et nuisance politique marchent ensemble.

5 / Les libertariens

Les libertariens ne parle pas d’un principe de « non-nuisance », mais d’un « principe de non agression ». Le principe de non-agression, avec le concept de droit naturel, est le principe fondamental du libertarisme, ainsi exposé dans le "Manifeste libertarien" :

« Aucun individu ni groupe d’individus n’a le droit d’agresser quelqu’un en portant atteinte à sa personne ou à sa propriété. » [ [29] ]

Ce principe est considéré par les libertariens comme le principe fondamental duquel découle toute position libertarienne sur n'importe quel sujet politique, économique, juridique ou social.

La notion de « non-nuisance » est étendue à la propriété, ce qui modifie les données de la question. En effet, la notion de propriété concerne à la fois ce que nous avons besoin pour vivre (maison, voiture, vêtements, livres, appareils ménagers, ordinateur portable, etc.) et la propriété des moyens de production, le capital financier. C’est cette propriété là, qui pose problème. La crise actuelle a démontré une nouvelle fois le caractère parasitaire des spéculations des propriétaires de capitaux. Au final, les conséquences touchent tout le monde et notamment une masse d’humain immense qui n’a jamais eu la possibilité de  spéculer. La soif de profit refuse les limites ou la régulation collective. Elle ne se soucie pas des conséquences de ses activités, conséquences humaines et conséquences écologiques.

Cette propriété privée de capitaux et des moyens de production pose donc la question de la régulation collective. Les libertariens en préconisant le principe de « non-agression » protègent les banquiers, les dirigeants de multinationales qui exploitent et oppriment les autres humains. Au nom de la non-nuisance pour la propriété privée du capital ils encouragent beaucoup de nuisances et la possibilité qu’elles continuent. Elles touchent beaucoup d’humains non propriétaires de capitaux.

Ce pacte permet au droit du plus fort de continuer à dominer sur le plan économique, sur le plan politique et sur le plan militaire. La notion d’empire proposée par divers auteurs, dont Antonio Negri, essaie de rendre compte de cette réalité contemporaine. [ [30] ] Cette disproportion de puissance a conduit Bauman à se poser la question du rapport entre la politique et ces forces économiques et financières.

Le pivot de son analyse c’est la séparation entre le pouvoir et la politique. La politique est locale, territorialisée ; le pouvoir réel est celui des grands groupes financiers et industriels et ce pouvoir s’exerce loin des Etats. La politique est toujours territoriale, et de ce fait elle a toujours un temps de retard sur l’économie fluide. En quelques années, les forces dominantes, qui détiennent l'argent et le pouvoir d'organiser le monde dans leur intérêt, ont trouvé d'autres stratégies, plus légères, moins contraignantes. Les Etats nations sont en voie d'affaiblissement rapide, ils ne sont plus les moteurs du progrès social, et nous ne reviendrons pas en arrière.

Bauman pense que l’économie s’est détachée des contingences liées au principe de gravité. Il s’interroge sur la validité des politiques de lutte contre le chômage quand les multinationales délocalisent massivement. Pour lui, nous sommes dans un désordre mondial. Il pense que la mondialisation s’impose à nous beaucoup plus que nous ne la choisissons. Il estime que l’universalité des Lumières contenait un projet pour l’humanité, alors que la mondialisation ne contient pas ce type de projet, ce qui provoque une crise sur le sens et crée le climat d’incertitude que nous connaissons actuellement. ( [31] )

Bauman analyse le déclin des États et leur multiplication selon la même causalité. Les États sont expropriés de leur force d’intervention économique, ils ne conservent que les forces de répression, ils sont devenus des appareils de sécurité pour les méga-entreprises. L’État n’a plus le droit ni la possibilité de toucher à la sphère économique. En 2000, les échanges financiers étaient de l’ordre de 1 300 milliards de dollars par jour, soit 50 fois le volume des transactions commerciales journalières de l’époque, et presque autant que le montant des réserves des banques nationales, qui étaient de 1 500 milliards de dollars à ce moment là. Selon des chiffres de 2002, la tendance est la même :

“ On appelle globalisation financière la constitution d’un marché mondial des capitaux, c’est le processus le plus avancé, les flux les plus importants en valeur, les plus rapides, les plus fluides et les plus constants concernent les capitaux. Chaque jour le volume des transactions sur le marché des changes est plus que 60 fois supérieur au volume journalier du commerce mondial. Cette circulation est caractérisée par une unité de lieu : les bourses sont connectées par de puissants réseaux informatiques et de télécommunication et une unité de temps, le décalage horaire qui les sépare permettant que le système ne s’arrête jamais, une bourse ouvrant avant que l’autre ne ferme. (
[32] ) ”

En conséquence, l’État n’a plus la force de faire face à la spéculation financière. Bauman poursuit son analyse en disant qu’il n’y a pas de contradiction entre l’extra-territorialité du capital financier et la faiblesse croissante des États, selon lui, ce sont deux faces du même problème. L’union se fait sur la libre circulation de l’information et des capitaux, l’État faible est une condition pour que se reproduise l’économie liée au capital financier. Dans ce cadre, il estime que la notion même de politique est problématique.

Les conséquences de cette évolution font que maintenant nous pouvons parler d’humains au rebut ou d’humains en trop. Ce constat n’est lié à une volonté du juger ces humains ou de proposer des mesures contre eux. Il s’agit de comprendre notre monde et sa façon de causer des nuisances à certains humains. Leur nombre augmente vite dans notre contexte de crise.

Conclusion

L’évolution de nos sociétés vers la postmodernité avec tous ses maux et toutes ses nuisances, nous conduit à admettre que les auteurs qui parlent de crise de civilisation ont raison. La crise touche le sens de notre vie, notre façon de vivre, de travailler, de consommer ou de faire de la politique. La crise écologique nous plonge dans l’urgence malgré l’inertie de notre système social et politique.

L’humanité est une construction historique, elle est maintenant en danger dans plusieurs champs de nos activités. Un grand nombre de nuisances sont provoquées par notre fonctionnement collectif. Cette crise de civilisation nous oblige à nous demander ce qu’être humain veut dire dans notre contexte. 

La notion de « bien commun »  peut être comprise comme une universalité à construire. Nous pourrions articuler le niveau individuel avec le niveau collectif pour minimiser ces nuisances que l’humanité se procure elle-même.

Cela pourrait se dire selon une phrase de Normand Baillargeon :

« L’ordre moins le pouvoir ! »  [Le pouvoir exploiteur et de domination] [ [33] ]

Il nous faut donc essayer de créer un nouveau type de fonctionnement collectif, parce que jamais aucune société humaine n’a été organisée selon ce mode. L’invention de la démocratie a pris beaucoup de temps, la notion de « crime contre l’humanité »  s’est imposée après une catastrophe humaine et plusieurs dizaines d’années. Il nous faut inventer, notre difficulté tient au fait que nous devons le faire pendant que la Terre est encore vivable.

Philippe Coutant, Nantes le 30 Avril 2009




[1] John Stuart Mill, De la liberté, trad. Laurence Lenglet à partir de la traduction Dupont White, Gallimard, coll. Folio Essais, p. 74-75


[2]   Emmanuel Kant, « Vers la paix perpétuelle », Berlin 1795, traduction de Jean Gibelin, éditions Vrin, Paris, 1992


[3] Emmanuel Kant, La religion dans la limite de la simple raison, éditions Vrin, Paris, 1968.


[4]   Zygmunt Bauman, La décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes, éditions Actes Sud Jacqueline Chambon, Le Rouergue, Octobre 2007, 248 pages.


[5] Joël Feinberg, The Moral Limits of the Criminal Law. Vol. 1, Harm to Others. New York: Oxford University Press 1984.


[6] Joël Feinberg, The Moral Limits of the Criminal Law. Vol. 1, Harm to Others. New York: Oxford University Press 1984, page 60.


[7] Primo Levi, Si c'est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger, éditions Julliard, Paris, 1987; réédition, en 2002,


[8] Robert Antelme, L'Espèce humaine, éditions Gallimard, Paris, 1947, rééditions 1957, et 1999.


[9] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, traduction française A. Guérin, éditions Gallimard, Paris, 1966 ; réédition Folio, 1991.


[10] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, traduction française A. Guérin, éditions Gallimard, Paris, 1966 ; réédition Folio, 1991.


[11]   Pierre Truche, La Notion de crime contre l'humanité, in la revue Esprit, n' 181, Paris, 1992.


[12] Article sur le « Crime contre l’humanité » présent sur Internet dans l’Encyclopédie Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Crimes_contre_l%27humanit%C3%A9


[13] Jean François Lyotard, La Condition postmoderne, Rapport sur le savoir, Editions de Minuit, Collection “ Critique ”, Paris 1979, 128 pages.

Jean François  Lyotard, Le post moderne expliqué aux enfants, éditions livre de poche, Paris 1993, première parution Editions Galilée, Paris, 1988, réédition de 1993.


[14] Jean-François Lyotard Le postmoderne expliqué aux enfants, éditions Galilée, Paris, 1988, rééditions Le Livre de poche, Paris, 1993, page 46.


[15] Idem.


[16] Luc Boltanski et Eve Chiapello, « Le nouvel esprit du capitalisme », éditions Gallimard, Collection NRF Essais, Paris, 1999, 842 pages


[17] Bernard Stiegler, De la misère symbolique : Tome 1. L'époque hyperindustrielle, éditions Galilée, Paris, 2004, 194 pages.


[18] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1991.

 Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calmann-Lévy, Paris, 1995.

 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi – dépression et société, Odile Jacob, Paris, 1998, réédition Poches Odile Jacob.


[19] Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limite, Essai pour une clinique psychanalytique du social, éditions Erès Ramonville, 1997.


[20] Dany-Robert Dufour, « L’art de réduire les têtes. Sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total” , Denoël, Paris, 2003.


[21]  Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la Lettre sur l'Humanisme de Heidegger, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Éditions Mille et Une nuits, « La petite collection », 2000, 64 p
.

[22] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du Monde, éditions La Découverte, Paris, 2009, 498 p


[23] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du Monde, éditions La Découverte, Paris, 2009, 498 p


[24] Guattari Félix, Les trois écologies, collection L’espace critique , éditions Galilée, Paris, 1989.


[25]   Guattari Félix, Le Capitalisme Mondial Intégré et la Révolution Moléculaire, Nouvelles machines de guerre révolutionnaire, agencements de désir et lutte des classes,ce texte fut présenté par Félix Guattari comme contribution aux journées du CINEL (Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté) célébrées en 1981.


[26] Max Horkheimer, Théodor Adorno, « La  Dialectique de la raison », 1944, traduction Eliane Kaufholz, éditions Gallimard, Paris, 1974.


[27] Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, éditions Payot, Paris, 1993


[28] Dominique Quessada, La société de la consommation de soi, éditions Verticales, Paris 1999.


[29] Manifeste libertarien « For a new liberty: the libertarian manifesto » de Murray Rothbard, traduit en français et adapté par Jacques Dilbert.

http://www.mises.org/rothbard/foranewlb.pdf


[30]   Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, éditions Exils, Paris, 2000, 560 pages.

 Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude, éditions La Découverte, Paris, 2004.

Ici réédité par les éditions 10/18 en 2006.


[31] Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Editions Hachette, Paris, 1999. Republié dans la collection Pluriel poche à Paris en Février 2000


[33]   Normand Baillargeon, « L’Ordre moins le pouvoir », éditions Agone, Marseille, 2001, parution en poche en 2008, édition revue et augmentée, 224 pages