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La farce du téléchargement, par Michel Alberganti
LE MONDE 14.03.06

Origine : http://www.lemonde.fr/web/imprimer_element/0,40-0@2-3232,50-750471,0.html

Le débat parlementaire sur le droit d'auteur et le téléchargement sur Internet a pris des allures de farce après la reprise des débats, mardi 7 mars. Suppression de l'article premier, débattu en décembre et dont les amendements votés le 21 décembre 2005 légalisaient la licence globale, réintroduction de cet article le 9 mars en pleine nuit, rejet de l'article premier le même jour en l'absence des députés de l'opposition et de l'UDF... L'enterrement de la licence globale assimilant le téléchargement à la copie privée a eu lieu dans la confusion la plus totale.

Le débat doit encore statuer sur les nouvelles propositions du ministre de la culture, Renaud Donnedieu de Vabres, en matière de réglementation du téléchargement, qui laissent pantois. Après avoir valu aux internautes utilisant le système de peer to peer (pair à pair ou P2P) d'être menacé de prison, cette pratique ne serait plus sanctionnée que par "une simple contravention de la 1re classe, la plus basse sanction pénale existante (38 euros d'amende maximum)". Si l'internaute met des oeuvres à disposition d'autres utilisateurs des systèmes P2P, il risquera "une peine d'amende de 150 euros au maximum, correspondant à une contravention de la 2e classe".

Le ministre de la culture a entendu les critiques de Jacques Chirac à l'encontre de ses propositions de décembre 2005. Le 5 janvier, le président de la République avait appelé à trouver "un équilibre entre lutte contre le piratage et liberté des utilisateurs" et à "sortir de la logique de répression systématique des internautes". D'où ce spectaculaire virement de bord de M. Donnedieu de Vabres qui risque fort de se transformer en victoire à la Pyrrhus pour les adversaires de la licence globale, industrie du disque en tête. En effet, le nouveau cadre juridique préserve l'illégalité du téléchargement, mais la modération de la sanction proposée, à peine l'équivalent du prix de deux CD audio, conduit à une tolérance implicite. Le 7 mars, à l'Assemblée nationale, Patrick Bloche, député (PS) de Paris, ne s'y est pas trompé, en dénonçant un dispositif qui, "en perdant sa capacité de dissuasion, banalise paradoxalement la gratuité".

Les artistes seront les grands perdants de la nouvelle législation, si elle est adoptée en l'état. Le téléchargement de leurs oeuvres protégées par le droit d'auteur ne leur rapportera strictement rien. Au mieux, les amendes viendront alimenter les caisses de l'Etat. Au pire, leur encaissement ne financera même pas le coût de leur perception. Cette loi institutionnalisera une intervention policière sur la Toile visant plus de 10 millions d'internautes français sans aucun profit pour la création musicale. Sa seule logique est politique. Il s'agit de préserver à tout prix le principe de l'illégalité du téléchargement, exigence des maisons de disques et d'une partie des artistes, tout en évitant la "logique de répression systématique" stigmatisée par M. Chirac.

Cette voie étroite a conduit M. Donnedieu de Vabres à enterrer l'article premier, comportant les amendements légalisant la licence globale. Il lui reste à faire voter le nouveau dispositif de sanction. L'enjeu est de taille : il s'agit de fixer les règles de fonctionnement sur Internet du droit d'auteur pour les années à venir. Ce dernier, "héritier des Lumières", comme l'a rappelé M. Donnedieu de Vabres dans son discours du 7 mars, "droit fondamental et intangible", a su, selon lui, "s'adapter aux innovations technologiques". Son idée de sanction du téléchargement prouve pourtant le contraire en ignorant l'évolution des pratiques.

L'histoire du droit d'auteur remonte à la Révolution française, aux tentatives de Beaumarchais et de Sieyès en 1791 qui se concrétisèrent par la loi de Chénier, le 19 juillet 1793. Le dispositif est renforcé par la loi du 14 juillet 1866, qui prolonge les droits cinquante ans après la mort de l'auteur. Il fallut trois années de débats pour moderniser cette législation le 11 mars 1957. Qu'il soit nécessaire, près de cinquante ans plus tard, de remettre l'ouvrage sur le métier n'est guère surprenant.

AU PROFIT DE L'INDUSTRIE DU DISQUE

La France se retrouve à nouveau en position de tracer la voie d'une nécessaire rénovation du droit d'auteur sans se cantonner dans la seule préservation des profits des maisons de disques. De ce côté, d'ailleurs, tout ne va pas si mal. EMI Music Publishing a ainsi enregistré une progression de 4,9 % de son chiffre d'affaires pour l'année fiscale 2005 tandis que celui d'Universal Music Group progressait de 5 % sur les neuf premiers mois de 2005 avec un triplement de ses ventes de musique en ligne. Sur la même période, Vivendi Universal affiche un chiffre d'affaires en hausse de 8 % et une augmentation de 30 % de son bénéfice.

En fait, l'industrie du disque prépare déjà l'après-CD. Mais elle s'est fait surprendre par le développement d'Internet et du haut débit, qui facilite la circulation de la musique sur la Toile. Elle tente donc d'utiliser la protection de la loi pour gagner du temps. Et pour éviter la légalisation de la concurrence du téléchargement privé qu'introduirait la licence globale ou tout autre système de rétribution équitable, c'est-à-dire ne favorisant pas outre mesure les musiciens qui vendent déjà le plus de disques. Le débat ressemble ainsi à celui qui a fait rage plusieurs fois autour de la copie privée, sur les cassettes puis sur les CD enregistrables. La question a été tranchée par la redevance perçue sur les supports vierges et distribuée aux artistes. Avec Internet, la copie se dématérialise. Son seul instrument est l'accès à Internet. Il serait donc logique que les fournisseurs d'accès à la Toile (FAI) soient mis à contribution. L'introduction d'une licence globale plus lourde - de 10 à 15 euros - que celle qui a été évoquée - de 5 à 7 euros par mois - aurait pu être envisagée dans la mesure où elle aurait été en partie prise en charge par les FAI.

En s'inscrivant dans la logique, pour ne pas dire la stratégie, des industriels de la musique, le ministre de la culture prend le risque d'introduire, dans la foulée de la pénalisation du téléchargement, une remise en cause du droit à la copie privée. Son projet de loi protège en effet les systèmes de management des droits numériques (DRM en anglais), qui constituent des entraves à la libre utilisation des oeuvres dûment achetées.

L'issue de ce débat parlementaire, bien mal engagé, fixera le cadre de l'accès à la culture musicale au cours des prochaines années. Les entraves à la circulation des oeuvres profiteront essentiellement aux industriels, dont la vocation n'est pas la protection des artistes mais bien celle de leurs propres bénéfices.

MICHEL ALBERGANTI
Article paru dans l'édition du 15.03.06