Origine liste de diffision militante anticapitaliste
également disponible sur ce site
http://www.pauljorion.com/blog/?p=2731
Le texte qui suit vous intéressera sans doute. Son auteur
est Simon Johnson qui fut brièvement économiste-en-chef
du Fonds Monétaire International. Mr Johnson qui est aujourd’hui
professeur au MIT fait dans « Le coup d’Etat feutré
» une analyse de la situation présente en termes de
rapports entre gouvernements et oligarques.
Selon lui, des crises du type de celle qui emporte en ce moment
le monde et qui, non seulement nous vient des Etats-Unis, mais est
entretenue par eux, le FMI aurait proposé de les résoudre
dans d’autres pays où elles auraient pu éclater
en exigeant des autorités en place qu’elles cassent
provisoirement les oligarques proches du pouvoir, à la suite
de quoi le FMI aurait accordé à ces pays un prêt
qui leur permettrait de se refaire une santé. Cette approche,
dit Johnson, ne pourra pas être répétée
aux Etats-Unis et ceci pour deux raisons. La première, c’est
qu’il faudrait un prêt beaucoup plus gros que ceux que
le FMI a la capacité d’accorder. La seconde, c’est
que l’Amérique ne pourra pas couper les ailes de quelques-uns
de ses oligarques, parce que - et c’est là l’une
des originalités de ce pays que je caractérise généralement
en parlant de lui comme d’une « nation prise en otage
par sa Chambre de Commerce » - parce que, dit Johnson, aux
Etats-Unis, l’oligarchie est au pouvoir.
P
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La crise par Simon Johnson
La crise a mis à nu bien des vérités déplaisantes
au sujet des Etats-Unis. L’une des plus inquiétantes,
dit un ancien économiste en chef du Fonds Monétaire
International, est que l’industrie financière a effectivement
mis la main sur notre gouvernement - une situation plus classique
sur un marché émergent, et qui est au centre de bien
des crises des marchés émergents. Si l’équipe
du FMI pouvait parler librement des Etats-Unis, elle nous dirait
ce qu’elle dit à tous les pays dans cette situation
: le rétablissement ne peut réussir qu’à
la condition de briser l’oligarchie financière qui
bloque la réforme indispensable. Et si nous voulons éviter
une vraie dépression, le temps nous manque.
I. Le coup d’Etat feutré
Une chose que l’on apprend relativement rapidement lorsque
l’on travaille au Fond Monétaire International, c’est
que personne n’est jamais très heureux de vous voir.
Habituellement vos « clients « vous appellent seulement
après que le capital privé les a abandonnés,
après que les partenaires du commerce régional ont
échoué à leur jeter une bouée de sauvetage
suffisante, après que les tentatives de dernier recours pour
emprunter à des amis puissants comme la Chine ou l’Union
européenne sont tombées à l’eau. Vous
n’êtes jamais le premier invité à la danse.
La raison, bien sûr, est que le FMI s’est spécialisé
dans le fait de dire à ses clients ce qu’ils n’aiment
pas entendre. J’aurais du le savoir; j’ai imposé
des changements pénibles à bien des dirigeants étrangers
lorsque j’était économiste en chef en 2007 et
2008. Et j’ai senti les effets de la pression du FMI, au moins
indirectement, lorsque j’ai travaillé aux côtés
des gouvernements en Europe de l’Est alors qu’ils se
débattaient après 1989, et avec le secteur privé
en Asie et en Amérique latine au cours des crises de la fin
des années 1990 et début des années 2000. A
cette époque, depuis ces points d’observations privilégiés,
j’étais aux premières loges pour voir le déroulement
régulier des officiels - d’Ukraine, de Russie, de Thaïlande,
de Indonésie, de Corée du Sud et d’ailleurs
- arriver en traînant les pieds vers le fonds dans les pires
circonstances et lorsque routes les autres tentatives avaient échoué.
Chaque crise est différente, bien sûr. L’Ukraine
faisait face à une hyperinflation en 1994; la Russie avait
désespérément besoin d’aide lorsque son
système de rotation d’emprunts à court terme
explosa durant l’été 1998 ; la roupie indonésienne
plongea en 1997, mettant presque à plat l’économie
réelle; cette même année, le miracle économique
long de 30 ans de la Corée du Sud fut stoppé lorsque
les banques étrangères refusèrent soudainement
d’accorder de nouveaux crédits.
Mais je dois vous dire que pour les dirigeants du FMI, toutes ces
crises se ressemblaient désespérément. Chaque
pays, bien sûr, avait besoin d’un prêt, mais plus
que cela, chacun avait besoin de procéder à de grands
changements pour que le prêt puisse fonctionner. Presque toujours,
les pays en crise doivent apprendre à vivre selon leurs moyens
après une période d’excès - les exportations
doivent être augmentées et les importations réduites
- et le but est d’y parvenir sans générer la
plus horrible des récessions. Naturellement, les économistes
du fonds passent leur temps à établir les politiques
- le budget, les réserves monétaires et ainsi de suite
- qui font sens dans ce contexte. Mais la solution économique
est rarement très difficile à trouver.
Non, la réelle préoccupation des cadres supérieurs
du FMI, et l’obstacle majeur à la reprise, est presque
invariablement la politique des pays en crise.
Habituellement, ces pays sont dans une situation économique
désespérée pour une simple raison - leurs puissantes
élites se sont laissées emporter lors de la période
des vaches grasses et prirent trop de risques. Les gouvernements
des marchés émergents et leurs alliés du secteur
privés forment en général une oligarchie très
unie - et la plupart du temps très raffinée - dirigeant
le pays à peu près comme une entreprise lucrative
dans laquelle ils sont les actionnaires majoritaires. Lorsqu’un
pays comme l’Indonésie, la Corée du Sud ou la
Russie se développe, croissent également les ambitions
de ses capitaines d’industrie. Tels les maîtres de leur
univers miniature, ces personnes font des investissements qui bénéficient
clairement à l’économie, mais ils commencent
également à faire des paris de plus en plus gros et
de plus en plus risqués. Ils considèrent - correctement
la plupart du temps - que leurs connexions politiques les autoriseront
à se défausser sur le gouvernement de tout problème
conséquent qui se présenterait.
En Russie, par exemple, le secteur privé est confronté
à des difficultés sérieuses parce que, ces
5 dernières années environ, il a emprunté au
moins 490 milliards aux banques et aux investisseurs en se basant
sur la croyance que le secteur de l’énergie du pays
pouvait soutenir une augmentation permanente de la consommation
de toute l’économie. A mesure que les oligarques russes
dépensaient leur capital, en acquérant d’autres
entreprises et en se lançant dans d’ambitieux projets
d’investissement qui créèrent des emplois, leur
poids au sein de l’élite politique s’est accru.
Leur soutien politique grandissant offrait un meilleur accès
à des contrats lucratifs, à des facilités fiscales
et aux subventions. Et les investisseurs étrangers n’auraient
pas pu être plus contents ; toutes choses étant égales
par ailleurs, ils préféraient prêter de l’argent
à des personnes qui avaient le support implicite de leur
gouvernement national, même si cette garantie dégageait
une légère odeur de corruption.
Mais inévitablement, les oligarques des marchés émergents
s’emballent; ils gaspillent l’argent et bâtissent
d’énormes empires commerciaux sur des montagnes de
dettes. Les banques locales, parfois encouragées par le gouvernement,
deviennent trop conciliantes face à une extension du crédit
à l’élite et à ceux qui dépendent
d’elle. Le surendettement connaît toujours une fin tragique,
que ce soit le fait d’un individu, d’une entreprise
ou d’un pays. Tôt ou tard, les conditions de crédit
se rétrécissent et plus personne ne veut plus vous
prêter à des conditions qui seraient acceptables.
La spirale infernale qui suit est particulièrement abrupte.
D’énormes entreprises vacillent au bord du défaut
de paiement et les banques locales qui leur ont prêté
font faillite. Les partenariats « public-privé «
d’hier sont renommés « capitalisme de copinage
« . Le crédit devenu indisponible, la paralysie de
l’économie en découle, et la situation ne cesse
d’empirer. Le gouvernement est obligé de réduire
ses réserves en monnaie étrangère pour payer
les importations, le service de la dette et pour couvrir les pertes
du privé. Mais ces réserves peuvent bien sûr
s’épuiser. Si le pays ne parvient pas à se ressaisir
avant que cela n’arrive, il fera défaut sur sa dette
souveraine et deviendra un paria économique. Le gouvernement,
dans sa course pour stopper l’hémorragie, devra éliminer
quelques-uns des champions économiques nationaux - subissant
désormais des pertes massives de capitaux - et devra restructurer
un système bancaire particulièrement déséquilibré.
Dans d’autres termes, il devra se débarrasser de certains
de ses oligarques.
Or, affamer les oligarques est rarement la stratégie choisie
par les gouvernements de marchés émergents. Bien au
contraire : au début de la crise, les oligarques sont habituellement
ceux qui bénéficient en premier lieu de l’aide
du gouvernement, comme un moyen d’accès privilégié
aux devises étrangères, ou encore d’importants
dégrèvements fiscaux, ou - c’est là une
technique de sauvetage classique du Kremlin - l’achat par
le gouvernement d’obligations privées. Sous la contrainte,
la générosité envers les anciens amis prend
une multitude de formes très innovantes. Pendant ce temps-là,
comme on a besoin de ponctionner quelqu’un, la plupart des
gouvernements des marchés émergents se tournent vers
les salariés ordinaires - au moins jusqu’à ce
que les émeutes deviennent trop importantes.
Au final, ainsi que les oligarques de la Russie de Poutine le réalisent
maintenant, certains parmi l’élite doivent perdre leur
situation avant que la reprise puisse démarrer. C’est
un jeu de chaises musicales: il n’y a juste pas assez de réserves
monétaires pour prendre soin de tout le monde, et le gouvernement
ne peut pas se permettre d’éponger complètement
la dette du secteur privé.
Alors, le personnel du FMI regarde dans les yeux le ministre des
finances et décide si oui ou non le gouvernement est désormais
sérieux. Le FMI octroiera même éventuellement
un prêt à un pays comme la Russie, mais d’abord
il veut être convaincu que le premier ministre Poutine est
prêt, décidé, et capable d’être
dur avec certains de ses amis. S’il n’est pas prêt
à jeter ses anciens associés aux loups, le FMI peut
attendre. Et quand il est prêt, le FMI est heureux de faire
d’utiles suggestions - particulièrement en prenant
soin de retirer le contrôle du système bancaire des
mains des « entrepreneurs « les plus incompétents
et les plus avares.
Evidemment, les anciens amis de Poutine se défendront. Ils
mobiliseront leurs alliés, feront jouer le système,
et mettront la pression sur d’autres secteurs du gouvernement
pour obtenir des subventions supplémentaires. Dans les cas
extrêmes, ils tenteront même la subversion - incluant
un appel à leurs contacts parmi les décideurs de la
politique étrangère américaine, ainsi que le
firent avec un certain succès les Ukrainiens à la
fin des années 90.
Nombre de programmes du FMI « déraillent « (un
euphémisme) précisément parce que le gouvernement
ne parvient pas à rester suffisamment sévère
envers ses anciens amis, et les conséquences en sont une
inflation massive et d’autres désastres. Un programme
« revient sur les rails « dès que le gouvernement
reprend les rênes ou quand les puissants oligarques ont choisi
parmi eux lequel gouvernera - et ainsi lequel gagnera ou perdra
- à l’intérieur du plan du FMI. Le vrai combat
en Thaïlande et en Indonésie en 1997 fut de déterminer
quelles grandes familles perdraient leurs banques. En Thaïlande,
cela a été accompli de manière relativement
douce. En Indonésie, cela conduisit à la chute du
président Suharto et au chaos économique.
A partir de ces longues années d’expérience,
le personnel du FMI sait que ses programmes réussiront -
stabiliser l’économie et permettre la croissance -
si et seulement si quelques-uns des puissants oligarques qui firent
tant pour créer les problèmes sous-jacents sont mis
hors de combat. C’est le problème de tous les marchés
émergents.
II. Devenir une république bananière
De par sa profondeur et sa soudaineté, la crise financière
et économique US rappelle remarquablement les moments que
nous avons connus sur les marchés émergents (et seulement
sur les marchés émergents) : la Corée du sud
(1997), la Malaisie (98), la Russie, l’Argentine (à
de multiples reprises). Dans chacun des cas, les investisseurs étrangers,
effrayés que le pays ou son secteur financier ne puissent
faire face à leur montagne de dette, stoppèrent soudainement
leurs financements. Et dans chacun de ces cas, cette crainte devint
auto-réalisatrice, à mesure que les banques échouaient
à refinancer leur dette renouvelable et s’avéraient
incapables de payer. C’est précisément ce qui
a conduit Lehman Brothers à la banqueroute le 15 septembre,
provoquant du jour au lendemain un tarissement de toutes les sources
de financement du secteur financier. Tout comme dans les crises
des marchés émergents, la faiblesse du système
bancaire s’est propagée à toute l’économie,
provoquant une sévère contraction de l’activité
économique et des privations pour des millions de personnes.
Mais il existe une similitude plus profonde et plus dérangeante
: les intérêts de l’élite des affaires
- financière, dans le cas des USA - a joué un rôle
central dans l’émergence de cette crise, pariant de
plus en plus gros, avec l’accord implicite du gouvernement,
jusqu’à l’inévitable effondrement. Plus
inquiétant encore, ils utilisent maintenant leur influence
pour prévenir exactement le type de réformes nécessaires,
et ce, rapidement, pour sortir l’économie de son plongeon
la tête la première. Le gouvernement semble impuissant,
ou sans volonté, pour agir contre eux.
Les Topbankers d’investissement et les fonctionnaires du
gouvernement aiment à jeter le blâme pour ce qui est
de la responsabilité de la crise actuelle sur la baisse des
taux d’intérêts après l’implosion
de la bulle Internet ou, mieux encore - histoire de refiler la patate
chaude à quelqu’un d ;autre - sur le flot d’épargne
provenant de Chine. Certains à droite aiment à se
plaindre de Fannie et Freddie, ou même des efforts de longue
durée destinés à promouvoir un plus large accès
à la propriété. Et, bien sûr, c’est
un axiome pour tout le monde que les régulateurs responsables
« de la sécurité et de la validité «
se sont endormis au volant.
Mais toutes ces politiques - régulation amaigrie, argent
bon marché, l’alliance tacite US-Chine, le développement
de l’accès à la propriété - avaient
toutes quelque chose en commun. Même si, certaines sont traditionnellement
associées aux Démocrates et d’autres aux Républicains,
elles bénéficièrent toutes au secteur financier.
Les changements de politique qui auraient pu endiguer la crise et
limiter les profits du secteur bancaire - telle la tentative désormais
fameuse de Brookley Born de réguler les CDS à la Commodity
Future Trading Commission, en 98 - furent ignorées ou balayées
d’un revers de main.
L’industrie financière n’a pas toujours bénéficié
de tels traitements de faveur. Mais depuis 25 ans environ la finance
s’est énormément développée, devenant
encore plus puissante. Le décollage a commencé lors
des années Reagan et n’a fait que de se renforcer avec
les politiques de dérégulation des administrations
Clinton et Bush. De nombreux autres facteurs ont alimenté
l’ascension de l’industrie financière. La politique
monétaire de Paul Volker dans les années 80 et l’accroissement
de la volatilité des taux d’intérêts qui
l’ont accompagnée ont rendu le commerce des obligations
bien plus lucratif. L’invention de la titrisation, des swaps
de taux d’intérêt, et des CDS accrût sensiblement
le volume des transactions sur lesquelles les banquiers pouvaient
faire de l’argent. De plus, une population vieillissante et
très aisée a investi de plus en plus d’argent
dans les titres, aidée en cela par l’invention de l’IRA
et du plan 401(k) [programmes de retraite autogérés].
Ensemble, ces développements ont largement augmenté
les opportunités de profit des services financiers.
Sans surprise, Wall Street s’est précipitée
sur ces opportunités. De 1973 à 1985, le secteur financier
n’a jamais représenté plus de 16% des profits
des entreprises nationales. En 1986, ce chiffre atteignait 19%.
Pendant les années 90 il a oscillé entre 21 et 30%,
plus haut qu’il ne l’avait jamais été
pendant la période d’après guerre. Au cours
de la décennie actuelle il a atteint 41%. Les rémunérations
se sont énormément accrues. De 1948 à 1982,
les rémunérations moyennes du secteur financier se
situaient entre 99 et 108 % de la moyenne pour toutes les entreprises
nationales privées. Depuis 1983 elles ont décollé
atteignant 181% en 2007.
L’énorme richesse que le secteur financier a créée
et concentrée a donné aux banquiers un poids politique
énorme - un poids jamais vu aux US depuis l’ère
J. P. Morgan (l’homme). Pendant cette période, la panique
bancaire de 1907 ne pût être arrêtée que
par une coordination des banquiers du secteur privé : aucune
entité gouvernementale n’étant apte à
fournir une réponse efficace. Mais ce premier âge des
banquiers oligarques parvint à son terme avec l’application
d’une régulation bancaire significative en réponse
à la Grande Dépression ; le retour d’une oligarchie
financière américaine est plutôt récente.
III. Le corridor « Wall Street - Washington «
Bien sûr, les Etats-Unis sont un cas unique. Et tout comme
nous avons l’économie, l’armée et la technologie
les plus évoluées du monde, nous avons aussi la meilleure
oligarchie.
Dans un système politique primitif, le pouvoir est transmis
par la violence, ou par la menace de la violence : coups d’Etat
militaires, milices privées et ainsi de suite. Dans un système
moins primitif, plus représentatif des marchés émergents,
le pouvoir est transmis par l’argent : corruption, pots de
vin et comptes dans des banques offshore. Bien que le lobbying et
le financement des campagnes électorales jouent un rôle
déterminant dans le système politique américain,
la bonne vieille corruption - des enveloppes bourrées de
billets de 100 $ - est probablement reléguée au second
plan, à l’exception de Jack Abramoff.
Au lieu de cela, l’industrie financière américaine
a renforcé son pouvoir politique en accumulant une sorte
de capital culturel - un système de croyance. Il fut un temps,
peut-être, où ce qui était bon pour General
Motors était bon pour le pays. Ces dernières décennies,
l’attitude générale s’en tint à
l’idée que ce qui était bon pour Wall Street
était bon pour le pays. L’industrie des banques et
des titres est devenue l’un des contributeurs principaux des
campagnes politiques, mais au plus fort de son influence, elle n’avait
pas besoin de s’acheter les faveurs des politiques comme ce
fut le cas pour l’industrie du tabac ou pour les constructeurs
militaires. Elle profitait plutôt du fait que les initiés
de Washington croyaient déjà que d’importantes
institutions financières et la libre circulation des capitaux
étaient cruciales pour la position américaine dans
le monde.
Un canal d’influence était, bien sûr, le mouvement
d’individus entre Wall Street et Washington. Robert Rubin,
anciennement président-adjoint de Goldman Sachs, a servi
à Washington comme Secrétaire du Trésor sous
Clinton, et devint plus tard président du comité exécutif
de Citigroup. Henry Paulson, PDG de Goldman Sachs pendant le long
boom, devint Secrétaire du Trésor sous George W. Bush.
John Snow, le prédécesseur de Paulson, quitta le Trésor
pour devenir président de Cerberus Capital Management, un
grand private-equity qui compte également Dan Quayle parmi
ses dirigeants. Alan Greenspan, en quittant la Réserve fédérale,
devint consultant à Pimco, peut-être l’acteur
principal sur les marchés d’obligations.
Ces connexions personnelles furent souvent multipliées à
des niveaux inférieurs au cours des trois administrations
présidentielles passées, renforçant les liens
entre Washington et Wall Street. C’est devenu une sorte de
tradition pour les employés de Goldman Sachs d’être
engagés par le service public lorsqu’ils quittent l’entreprise.
Le flot des anciens de Goldman - comprenant Jon Corzine, actuellement
gouverneur du New Jersey, ainsi que Rubin et Paulson - n’a
pas seulement installé des gens équipés de
la vision du monde de Wall Street dans les corridors du pouvoir;
il a aussi contribué à établir une image de
Goldman (en tout cas au sein des instances fédérales)
comme une institution quasiment de l’ordre du service public.
Wall Street est un lieu très attirant, parfumé de
l’odeur du pouvoir. Ses dirigeants croient effectivement qu’ils
manoeuvrent les leviers qui font marcher le monde. Il est compréhensible
qu’un fonctionnaire invité dans leurs salles de conférence,
même si ce n’est que pour une rencontre, succombe à
leur charme. Tout au long de mon travail au FMI, j’ai été
frappé par l’aisance d’accès des principaux
financiers aux dirigeants les plus élevés du gouvernement
U.S. et par l’entremêlement des carrières politiques
et financières. Je garde un souvenir vivace d’une rencontre
au début 2008 - entre des dirigeants politiques d’un
certain nombre de pays riches - au cours de laquelle l’orateur
affirma, à l’approbation générale de
l’assistance, que la meilleure préparation pour devenir
un président de banque centrale était de travailler
dans une banque d’investissement.
Une génération entière de dirigeants politiques
ont été hypnotisés par Wall Street, sont toujours
et complètement convaincus que tout ce que disaient les banques
était vrai. Les déclarations de Greenspsan en faveur
des marchés financiers dérégulés sont
bien connues. Mais Greenspan n’était de loin pas le
seul. Voici ce que disait en 2006 Ben Bernanke, l’homme qui
lui a succédé: « La gestion du risque de marché
et du risque de crédit est devenue de plus en plus sophistiquée…
Des organisations bancaires de toutes tailles ont fait des avancées
significatives ces deux dernières décennies dans leur
capacité à mesurer et à gérer les risques.
«
Bien sûr, tout ceci était en majeure partie une illusion.
Les régulateurs, les législateurs et les universitaires
partaient du principe que les dirigeants de ces banques savaient
ce qu’ils faisaient. Avec le recul, on sait que ce n’était
pas le cas. La division des produits financiers d’AIG, par
exemple, fit 2,5 milliards de profits avant impôt, principalement
en vendant des assurances sous-évaluées sur des titres
complexes et mal-compris. Souvent décrites comme «
ramasser des pièces de monnaie devant un rouleau-compresseur
« , cette stratégie n’est profitable que lorsque
tout va bien, et est catastrophique lorsque ça va mal. Ainsi
à l’automne dernier, AIG s’était engagée
à assurer plus de 400 milliards de dollars de ces titres.
A cette date, le gouvernement U.S., dans une tentative de sauver
l’entreprise, s’est engagé à hauteur de
180 milliards de dollars en investissements et prêts pour
couvrir les pertes que le modèle sophistiqué de mesure
et de gestion des risques d’AIG avait déclaré
virtuellement impossibles.
Le pouvoir de séduction de Wall Street s’est même
(ou spécialement) étendu jusqu’aux professeurs
d’économie et de finance habituellement confinés
dans les bureaux étroits des universités et dans la
quête d’un prix Nobel. Comme les mathématiques
financières devinrent de plus en plus essentielles à
la pratique de la finance, les professeurs prirent de plus en plus
position comme consultants ou partenaires des institutions financières.
Myron Scholes et Robert Merton, deux prix Nobel, en furent peut-être
les exemples les plus fameux; ils occupèrent des postes de
direction dans le hedge fund Long-Term Capital Management en 1994,
avant que le fonds ne s’évanouisse dans un célèbre
échec à la fin de la décennie. Mais bien d’autres
suivirent le même chemin. Cette migration donna le brevet
de la légitimité académique (et l’aura
intimidante de la rigueur intellectuelle) au monde bourgeonnant
de la haute finance.
A mesure que de plus en plus de riches faisaient leur argent avec
la finance, le culte de celle-ci se répandit dans la culture
au sens large. Des oeuvres comme « Barbarians at the Gate
« , « Wall Street « , et « Bonfire of the
Vanities « - toutes présentées comme des contes
initiatiques - ne servirent qu’à augmenter la mystique
de Wall Street. Michael Lewis indiqua dans « Portfolio «
l’année dernière que lorsqu’il écrivait
« Liar’s Poker « , un compte-rendu d’initié
de l’industrie financière, en 1989, il espérait
que le livre provoque une indignation envers les horreurs et les
excès de Wall Street. A l’inverse il se retrouva «
submergé de lettres d’étudiants de l’Etat
de l’Ohio qui me demandaient si j’avais d’autres
secrets à partager… Ils avaient lu mon
livre comme un manuel d’instruction. « Même des
criminels de Wall Street, comme Michael Milken et Ivan Boesky, devinrent
des idoles. Pour une société qui célèbre
l’idée de s’enrichir, il était facile
de conclure que l’intérêt du secteur financier
était équivalent aux intérêts de la nation
- et que les gagnants dans le secteur financier devaient mieux savoir
que d’autres ce qui était bon pour l’Amérique
et devaient travailler dans le secteur public à Washington.
La foi dans la liberté des marchés financiers devint
la sagesse partagée - célébrée dans
les pages éditoriales du Wall Street Journal et au Congrès.
De cette rencontre entre les campagnes de publicité de la
finance, les relations personnelles et l’idéologie
découlèrent, en se limitant aux dix dernières
années, un flot de politiques de dérégulations
qui sont, avec le recul, pour le moins surprenantes:
- l’insistance sur l’ouverture des frontières
à la libre circulation des capitaux;
- la répudiation des régulations datant de l’époque
de la Grande Dépression, régulations séparant
la banque commerciale et la banque d’investissement;
- une interdiction de la part du Congrès de réguler
les Credits-Default Swaps (CDS) ;
- une augmentation importante de l’effet de levier autorisé
pour les banques d’investissement;
- une main légère (devais-je dire invisible ?) à
la Securities and Exchange Commission dans l’application des
régulations ;
- des accords internationaux qui autorisent les banques à
évaluer elles-mêmes leur propre risque ;
- et un échec international d’adapter les régulations
aux fantastiques développements de l’innovation financière.
L’état d’esprit qui accompagnait ces mesures
à Washington semblait balancer entre la nonchalance et la
célébration affichée : la finance libérée
de tout lien, pensait-on, allait continuer à propulser l’économie
de plus en plus haut.
IV. Les oligarques américains et la crise financière
L’oligarchie et les politiques gouvernementales qui y contribuèrent
ne furent pas les uniques causes de la crise financière qui
éclata l’année dernière. Plusieurs autres
facteurs y participèrent, comme des emprunts excessifs par
les ménages et des conditions de prêts trop laxistes
à l’extérieur du domaine habituel de la finance
[subprime]. Mais les plus importantes des banques commerciales et
d’investissement - ainsi que les hedge funds qui sont à
leurs côtés - étaient les plus principaux bénéficiaires
des bulles jumelles de l’immobilier et de la Bourse de cette
décennie, leurs profits se nourrissant d’un volume
toujours grandissant de transactions supportés par une base
relativement étroite d’actifs physiques réels.
A chaque fois qu’un prêt était vendu, reconditionné,
titrisé et revendu, les banques prélevaient leurs
frais, et les hedge funds qui achetaient ces titres récoltaient
des honoraires toujours plus gros à mesure que leurs fonds
augmentaient.
Parce que tout le monde s’enrichissait et parce que la santé
de l’économie nationale dépendait autant de
la croissance de l’immobilier et de la finance, personne à
Washington n’eut l’intention de s’interroger sur
ce qui se passait. Au lieu de cela, Greenspan, le directeur de la
Fed et le président Bush affirmaient régulièrement
que l’économie était fondamentalement saine
et que la croissance fantastique des titres complexes et des Credit-Defaults
Swaps étaient la preuve de la bonne santé d’une
économie dans laquelle le risque était distribué
de la manière la plus sûre.
En été 2007, des signes de tension commencèrent
à apparaître. La bulle avait produit tellement de dette
que même un obstacle économique mineur pouvait entraîner
des problèmes majeurs, et l’augmentation de défaut
de paiement du secteur des hypothèques subprimes fut ce hoquet
fatal. Depuis lors, le secteur financier et le gouvernement fédéral
se sont comportés exactement comme on pouvait s’y attendre
à la lumière des crises passées des marchés
émergents.
Depuis, les princes du monde financier ont été bien
sûr décrédibilisés en tant que leaders
et stratèges - du moins aux yeux de la plupart des Américains.
Mais alors que les mois passèrent, les élites financières
ont continué à considérer que leur position
de chouchous de l’économie est acquise, malgré
le désastre qu’ils ont causé.
Stanley O’Neal, le PDG de Merrill Lynch, a fortement engagé
son entreprise dans le marché des Mortgage-Backed Securities
lors de son point culminant en 2005 et 2006 ; en octobre 2007, il
reconnut : « la vérité est que nous - enfin
moi - nous nous sommes trompés en nous surexposant aux subprimes,
et que nous avons souffert de l’absence de liquidité
de ce marché. Personne n’est plus déçu
que moi de ce résultat. « O’Neal emporta avec
lui un bonus de 14 millions de $ en 2006 ; en 2007 il quitta Merrill
Lynch avec un parachute doré de 162 millions de $, même
si celui-ci a bien fondu depuis.
En octobre, John Thain, le PDG final de Merrill Lynch, a poussé
son équipe de directeurs à lui accorder un bonus de
30 millions de $ ou plus, puis a réduit sa demande à
10 millions de $ en décembre ; il retira sa requête
face à un concert de protestations, mais seulement après
que l’affaire fut dévoilée dans le Wall Street
Journal. Merrill Lynch dans son ensemble ne faisait pas mieux :
le paiement des bonus, 4 milliards de dollars au total, fut avancé
en décembre, vraisemblablement afin d’éviter
la possibilité que ces bonus soient réduits par Bank
of America qui devint propriétaire de Merrill dès
le premier janvier. Wall Street versa 18 milliards de bonus de fin
d’année l’année dernière à
ses employés new-yorkais, après que le gouvernement
débourse 243 milliards de $ au titre d’aide d’urgence
au secteur financier.
Lors d’une panique financière, le gouvernement doit
répondre à la fois avec célérité
et détermination. La racine du problème est l’incertitude
- dans ce cas-ci, l’incertitude sur le fait que les banques
disposent de suffisamment d’actifs pour couvrir leur passif.
Des demi-mesures combinées avec le recours à la pensée
magique et une attitude passive ne peut pas surmonter cette incertitude.
Et plus la réaction tarde, plus cette incertitude bloque
le crédit, sape la confiance des consommateurs et fige l’économie
- rendant le problème de plus en plus difficile à
résoudre. Et bien, les caractéristiques principales
de la réaction du gouvernement à la crise financière
ont été le retard, le manque de transparence, et l’absence
de volonté de déranger le secteur financier.
Jusqu’ici la réponse du gouvernement peut le mieux
être décrite comme « la politique du coup par
coup « : lorsqu’une institution financière majeure
se trouve en difficulté, le Département du Trésor
et la Réserve fédérale concoctent un sauvetage
pendant le week-end et annonce le lundi que tout est rentré
dans l’ordre. En mars 2008, Bear Stearns a été
vendu à JP Morgan Chase d’une manière qui ressemblait
pour beaucoup à un cadeau offert à JP Morgan. (Jamie
Dimon, le PDG de JP Morgan, fait partie de l’équipe
de directeurs de la Réserve fédérale de New-York
qui, avec le Département du Trésor, a arrangé
la transaction). En septembre, nous avons vu Merrill Lynch être
vendue à Bank of America, le premier sauvetage d’AIG,
ainsi que la saisie et vente immédiate de Washington Mutual
à JP Morgan - le tout arrangé par le gouvernement.
En octobre, neuf grandes banques furent recapitalisées le
même jour en huis-clos à Washington. Et suivirent les
sauvetages supplémentaires de Citigroup, AIG, Bank of Amercia,
encore Citigroup et encore AIG.
Certains de ces arrangements ont peut-être été
des réponses raisonnables à la situation immédiate.
Mais il n’a jamais été clair (et ce ne l’est
toujours pas) quelle combinaison d’intérêts furent
servis, et comment. Le Trésor et la Fed n’agirent en
accord avec aucun principe énoncé publiquement, mais
élaborèrent simplement la transaction et déclarèrent
que c’était ce que l’on pouvait faire de mieux
étant donné les circonstances. C’était
des affaires de petit matin dans une arrière-salle, point
à la ligne.
Tout au long de la crise, le gouvernement a fait particulièrement
attention à ne pas déranger les intérêts
des institutions financières, ou de ne pas mettre en question
les bases du système qui nous a amenés là.
En septembre 2008, Henry Paulson demanda au Congrès 700 milliards
de $ afin d’acheter des actifs toxiques aux banques, sans
conditions et sans audit administratif des décisions d’achat.
De nombreux observateurs suspectèrent que l’objectif
était d’acheter à un prix surévalué
ces actifs de débarrasser et de cette manière les
banques du problème - et c’était en effet, uniquement
de cette manière que ces achats d’actifs toxiques pouvaient
faire une différence. Ce plan a peut-être été
suspendu parce qu’il n’était pas possible de
faire admettre au plan politique un subventionnement aussi patent,.
En lieu et place, l’argent a été utilisé
pour recapitaliser les banques, pour acheter des actions dans des
conditions qui furent favorables de manière grossière
aux banques elles-mêmes. A mesure que la crise s’approfondissait
et que les institutions financières eurent besoin de plus
d’aide, le gouvernement s’est montré de plus
en plus créatif pour trouver des moyens complexes d’apporter
des subventions aux banques afin que le public lui ne parvienne
pas à comprendre. Le premier sauvetage d’AIG, dont
les termes étaient relativement favorables au contribuable,
a été complété par trois autres sauvetages
dont les conditions étaient bien plus favorables pour AIG.
Le deuxième sauvetage de Citigroup et celui de Bank of America
comprirent des garanties d’actifs complexes qui offraient
des assurances aux banques à des taux bien inférieurs
à ceux du marché. Le troisième sauvetage de
Citigroup, fin février, convertit des actions privilégiées
du gouvernement en actions ordinaires à un prix bien plus
élevé que le prix du marché - un subventionnement
que même la plupart des lecteurs du Wall Street Journal n’auraient
pas noté en première lecture. Et les actions privilégiées
convertibles que le Trésor achètera dans le cadre
du nouveau Plan de Stabilité Financière donne l’option
de conversion et donc la chance de gain aux banques, et non pas
au gouvernement.
Le dernier plan - qui a probablement pour objectif de procurer
des prêts bon marchés aux hedge funds et autres afin
qu’ils puissent acheter des actifs toxiques à des prix
relativement élevés - a été énormément
influencé par le secteur financier, et le Trésor ne
l’a pas caché. Comme Neel Kashkari, un dirigeant important
du Trésor à la fois sous Henry Paulson et Tim Geithner
(et un ancien de Goldman), déclara au Congrès en mars,
« Nous avons reçu des propositions non sollicitées
de la part de personnes du secteur privé disant : «
Nous avons des réserves de capital ; nous désirons
acquérir des actifs de banques en difficulté. «
» Et le plan permet de faire exactement cela : « En
mariant le capital du gouvernement - le capital du contribuable
- au capital du secteur privé et en apportant le financement,
vous pouvez rendre ces investisseurs capables d’acheter ces
actifs à un prix intéressant pour les investisseurs
et intéressant pour les banques. « Kashkari n’a
pas précisé si ce prix était avantageux pour
le troisième groupe concerné : les contribuables.
Même si l’on ignore l’équité envers
les contribuables, l’approche du gant de velours du gouvernement
envers les banques est profondément inquiétant, pour
une simple raison : ça ne va pas forcer le secteur financier
à changer de comportement, habitué qu’il est
à mener ses affaires selon ses propres critéres, à
une période où ce comportement doit cependant changer.
Comme un important dirigeant de banque anonyme l’explique
au New York Times l’automne dernier, « Peu importe combien
Hank Paulson nous donne, personne ne va prêter un centime
avant que l’économie ne se rétablisse. «
Et voilà le hic : l’économie ne se redressera
pas avant que les banques ne soient à nouveau saines et désireuses
de prêter.
V. L’issue
Si l’on se contente d’examiner la crise financière
(en laissant de côté certains des problèmes
de l’économie en général) nous sommes
confrontés a minima à deux difficultés majeures
intrinsèquement liées. La première est un secteur
bancaire dans un état critique menaçant d’étouffer
toute reprise naissante susceptible d’être générée
par le stimulus fiscal. La seconde est un équilibre des pouvoirs
politiques qui donne un droit de véto au secteur financier
sur les politiques publiques, même lorsque ce secteur a perdu
le soutien populaire.
Les grandes banques, semble-t-il, n’ont cessé de gagner
en pouvoir politique depuis le début de la crise. Et ce n’est
guère surprenant. Avec un système financier si fragile,
les dégâts que pourrait causer la faillite d’une
des principales banques - Lehman était de taille modeste
comparé à Citigroup ou Bank of Amercia - sont bien
plus importants qu’en temps normal. Les banques ont ainsi
exploité cette peur alors qu’elles extorquaient de
Washington des accords favorables pour elles. Bank of America a
ainsi obtenu son deuxième plan de sauvetage (en janvier)
après avoir averti le gouvernement qu’elle ne pourrait
peut-être pas soutenir l’acquisition de Merrill Lynch,
une perspective que le Trésor ne voulait même pas envisager.
Les défis que les USA relèvent sont familiers au
personnel du FMI. Si vous cachiez le nom du pays et ne montriez
que les chiffres, il ne fait aucun doute que les têtes chenues
du FMI vous diraient : nationalisez les banques en péril
et démantelez-les à la demande.
D’une certaine manière, bien sûr, le gouvernement
a déjà pris le contrôle du système bancaire.
Il a garanti les passifs des plus grosses banques et il reste aujourd’hui
leur seule source crédible de capitaux. Pendant ce temps-là,
la Réserve Fédérale a repris le rôle
majeur de fournisseur de crédit à l’économie
- la fonction que le secteur bancaire privé est supposé
remplir mais ce n’est pas le cas. Cependant il y a des limites
à ce que la Fed peut faire toute seule; consommateurs et
entreprises restent dépendants des banques dont l’état
des livres comptables et le manque d’encouragement ne permettent
pas d’octroyer les prêts dont l’économie
a besoin et le gouvernement ne contrôle pas réellement
les responsables de ces banques ni leurs décisions.
A la racine du problème des banques se trouvent les pertes
énormes qu’elles ont indubitablement subies sur leurs
portefeuilles d’assurances et de prêts. Mais elles ne
veulent pas reconnaître l’étendue complète
de leurs pertes parce qu’elles seraient déclarées
insolvables. Aussi, elles minimisent le problème et demandent
des aides insuffisantes pour les assainir (et une fois encore elles
ne peuvent révéler l’étendue de l’aide
dont elles auraient besoin pour cela), mais qui leur permettent
de tenir encore un peu. Ce comportement est délétère
: les banques « malades « ne prêtent pas (accumulant
l’argent pour reconstituer des réserves) ou elles font
des paris désespérés sur des prêts à
haut risque ou des investissements qui pourraient rapporter gros,
mais qui, probablement ne paieront pas du tout. Dans l’un
ou l’autre cas, l’économie continue à
souffrir, et par là même, les actifs des banques continuent
à se détériorer - générant ainsi
un cercle vicieux destructeur.
Pour briser ce cercle vicieux, le gouvernement doit contraindre
les banques à reconnaître l’échelle réelle
de leurs problèmes. Comme le FMI le comprend (et comme le
gouvernement U.S. lui-même a insisté a ce sujet pour
de multiples marchés émergents dans le passé)
la manière la plus directe de les forcer à le reconnaître,
c’est la nationalisation. Au contraire, le Trésor essaie
de négocier le sauvetage banque après banque et se
comporte comme si les banques étaient maîtres du jeu
- contorsionnant les termes de chaque accord pour minimiser la prise
de participation étatique tout en renonçant à
toute influence du gouvernement sur les orientations stratégiques
des banques ou leurs opérations. Dans ces conditions, nettoyer
le bilan des banques est impossible.
La nationalisation n’impliquerait nullement une propriété
définitive de l’Etat. Le conseil du FMI serait alors,
principalement : étendez la zone d’influence de la
FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation). Une intervention de
la FDIC est fondamentalement une procédure de faillite des
banques gérée par le gouvernement. Cela autoriserait
le gouvernement à écarter sans ménagement les
actionnaires des banques, de remplacer les directions défaillantes,
de nettoyer les bilans, et enfin de revendre les banques au secteur
privé. L’avantage principal étant une reconnaissance
immédiate du problème afin qu’il puisse être
résolu avant qu’il ne s’aggrave.
Le gouvernement doit inspecter les bilans et déterminer
quelles banques ne survivraient pas à une récession
sévère. Ces banques devraient alors faire un choix
: réévaluer leurs actifs à leur valeur réelle
et lever des fonds privés dans les 30 jours, ou passer sous
le direction du gouvernement. Le gouvernement devrait alors réévaluer
à la baisse les actifs toxiques des banques sous administration
judiciaire - juste reconnaissance de la réalité -
et transférer ces actifs à une structure gouvernementale
indépendante, qui tentera de récupérer tout
ce qui pourra l’être pour le contribuable (comme le
fit le RST (Resolution Trust Corporation) après la débâcle
des caisses d’épargne dans les années 80). Les
derniers vestiges de ces banques, nettoyés et à nouveau
aptes à accorder des crédits en toute sécurité,
et par là à nouveau dignes de la confiance des autres
investisseurs et prêteurs - pourraient être vendus.
Nettoyer les « méga-banques « constituera une
entreprise complexe. Et cela coûtera cher aux contribuables
; si on se réfère aux derniers chiffres du FMI, le
nettoyage du système bancaire coûtera probablement
près de 1,5 trillion de dollars (10% de notre PIB) à
long terme. Mais seule une action décisive du gouvernement
- mettant au jour la pleine mesure du pourrissement financier et
restaurant de manière vérifiable la santé d’un
« lot « de banques - pourra guérir le secteur
financier dans son ensemble.
Cela peut sembler être un traitement de cheval. Mais, en
fait, bien que nécessaire, c’est insuffisant. Le second
problème que doivent affronter les USA - le pouvoir de l’oligarchie
- est au moins aussi important que la crise actuelle du crédit.
Un conseil du FMI sur ce point serait une fois encore très
simple : casser les reins de l’oligarchie.
Des institutions surdimensionnées influencent les politiques
publiques de manière disproportionnée ; les principales
banques que nous connaissons aujourd’hui tirent l’essentiel
de leur pouvoir du fait qu’elles sont « too big to fail
« , « trop grosses pour faillir ». La nationalisation
et la reprivatisation ne changeront pas cela ; de même, le
remplacement des dirigeants de banques qui nous ont conduits à
la crise bien que juste et sensé, ne serait au final que
le remplacement d’un groupe de gestionnaires tout-puissants
par un autre : un simple changement de nom de nos oligarques.
Idéalement, les principales banques devraient être
vendues en pièces détachées de taille moyenne,
divisées par région ou par type d’activité.
Ou, si cela s’avérait compliqué - si nous voulions
vendre les banques rapidement - elles pourraient être vendues
entières, mais à la condition d’être rapidement
démantelées. Les banques restant aux mains du privé
devant être sujettes à une limitation de leur taille.
Ceci peut apparaître comme une étape brutale et arbitraire,
mais c’est la meilleure manière de limiter le pouvoir
d’institutions privées dans un secteur essentiel à
l’économie toute entière. Bien sûr, certains
se plaindront des coûts de fonctionnement d’un système
bancaire plus fragmenté, et ces coûts sont réels.
Mais c’est également le cas des coûts qu’entraîne
une banque est « trop grosse pour faillir « - une arme
d’autodestruction massive - lorsqu’elle se désintègre.
Quoi que ce soit de trop gros pour faillir est trop gros pour exister.
Pour assurer un démantèlement systématique
des banques et prévenir une éventuelle résurgence
de ces dangereux mastodontes, nous avons également besoin
d’actualiser notre législation anti-trust. Des lois
mises en place il y a plus de cent ans pour combattre des monopoles
industriels ne sont plus adaptées aux problèmes qui
sont les nôtres aujourd’hui. Le problème actuel
du secteur financier n’est plus qu’une entreprise donnée
détienne suffisamment de part de marché pour influencer
les prix ; c’est qu’une seule entreprise ou un petit
réseau d’entreprises interconnectées, puissent,
en cas de faillite, ébranler toute l’économie.
Les stimuli fiscaux de l’administration Obama rappellent Franklin
Delano Roosevelt, mais ce que nous avons à imiter ici c’est
le démantèlement massif des trusts de Teddy Roosevelt.
Limiter les rémunérations des dirigeants, malgré
des relents de populisme, pourrait aider à restaurer l’équilibre
des pouvoirs politiques et éviter l’émergence
d’une nouvelle oligarchie. L’attrait principal de Wall
Street - pour les gens qui y travaillent et pour les officiels du
gouvernement tout simplement trop heureux de se reposer sur ses
lauriers - ayant bien entendu été les montants faramineux
qui pouvaient y être gagnés. Limiter ces montants permettrait
évidemment de réduire la voilure du secteur financier
et de la rendre plus semblable aux autres secteurs de l’industrie.
Malgré tout, plafonner forfaitairement les rémunérations
est maladroit, particulièrement sur le long terme. Et la
majeure partie de l’argent est de nos jours obtenue loin de
toute régulation par le biais des hedge funds et des private-equity,
aussi la diminution des rétributions peut être complexe
à mettre en oeuvre. La régulation et l’impôt
pourraient constituer un élément de la solution. Au
fil du temps, cependant, ce qui importe réellement serait
d’accroître la transparence et la concurrence, ce qui
devrait faire baisser les rémunérations dans l’industrie
financière. A ceux qui diraient que cela conduira à
la fuite des activités financières vers d’autres
pays nous répondrions alors : tant mieux.
VI. Deux voies
Pour paraphraser Joseph Schumpeter, l’économiste du
début du 20e siècle, tout le monde a des élites;
ce qui importe c’est d’en changer de temps à
autres. Si les Etats-Unis étaient simplement un pays comme
un autre qui viendrait au FMI le chapeau à la main, je serais
passablement optimiste quant à son avenir. La plupart des
crises des marchés émergents que j’ai mentionnées
se sont terminées relativement rapidement et débouchèrent,
dans la plupart des cas, sur des rétablissements relativement
solides. Mais, hélas, c’est là que nous atteignons
la limite de notre analogie entre les Etats-Unis et les marchés
émergents.
Les pays des marchés émergents n’ont qu’une
prise précaire sur la richesse, et sont globalement des nains.
Lorsqu’ils sont en difficulté, ils ne disposent littéralement
plus d’argent - ou au moins ne disposent plus des devises
étrangères sans lesquelles ils ne peuvent survivre.
Ils n’ont pas le choix et doivent, prendre des décisions
difficiles et en dernière instance, une action déterminée
fera partie de l’équation. Mais, bien évidemment,
les Etats-Unis sont la nation la plus puissante du monde, démesurément
riche, et jouissant du privilège exorbitant de pouvoir payer
ses dettes envers l’étranger dans sa propre monnaie,
monnaie qu’ils peuvent se contenter d’imprimer. En conséquence,
ils pourraient bien hoqueter encore longtemps - comme le Japon l’a
fait durant sa décennie perdue - sans avoir jamais le courage
de faire ce qu’il est nécessaire de faire, sans jamais
vraiment se rétablir. Une rupture franche avec le passé
- impliquant la prise de contrôle et l’assainissement
des grandes banques - ne semble pas être au programme actuellement.
Et personne au FMI ne peut contraindre les Etats-Unis à une
telle rupture.
A mon sens, les Etats-Unis ont devant eux deux scénarios
plausibles. Le premier est constitué d’une suite de
solutions ad hoc, banque après banque et d’un continuel
roulement de sauvetages (répétés), comme ceux
qu’on a pu voir en février pour Citigroup et AIG. L’administration
tentera d’y parvenir tant bien que mal, et la confusion règnera.
Boris Fyodorov, ancien ministre des finances russe, a lutté
pendant la plus grande part de ces deux dernières décennies
contre les oligarques, contre la corruption et l’abus d’autorité
sous toutes ses formes. Il disait volontiers que la confusion et
le chaos allaient dans le sens des intérêts des puissants
- leur permettant d’agir légalement ou illégalement,
en tout impunité. Lorsque l’inflation est élevée,
qui peut encore dire ce qu’un morceau de propriété
vaut réellement? Lorsque que le système de crédit
repose sur des arrangements gouvernementaux byzantins et des transactions
d’arrière-salle, comment savoir si vous n’êtes
pas escroqué ?
Notre avenir pourrait être celui où le chamboulement
permanent alimente le pillage qu’opère le système
financier, et où nous discuterons à l’infini
du pourquoi et du comment les oligarques ont pu se métamorphoser
en simples fripouilles et comment est-ce dieu possible que l’économie
n’arrive pas à redémarrer.
Le second scénario débute d’une manière
plus glauque, et pourrait malheureusement se terminer de la même
manière. Mais il offre au moins un espoir minime que nous
parviendrons à sortir de notre torpeur. Le voici : l’économie
globale continue de se détériorer, le système
bancaire de l’Europe de l’Est s’effondre et -
du fait que ce sont essentiellement des banques d’Europe occidentale
qui en sont les propriétaires - la crainte justifiée
d’une insolvabilité généralisée
des gouvernements européens s’empare de tout le continent.
Les créanciers souffrent de plus en plus et la confiance
sombre encore davantage. Les économies asiatiques exportatrices
de biens manufacturés sont ravagées, tandis que les
producteurs de matières premières en Amérique
Latine et en Afrique ne s’en sortent guère mieux. L’aggravation
dramatique de la situation mondiale donne le coup de grâce
à une économie américaine déjà
chancelante. Les taux de croissance de référence de
l’administration pour le budget en cours sont de plus en plus
considérés comme irréalistes, et les «
scénarios de stress « optimistes que le Trésor
américain utilise actuellement pour évaluer les bilans
des banques deviennent la source d’une grande gêne.
Face à ce genre de pressions et confrontés à
la perspective d’un effondrement à la fois national
et global, un peu de jugeote infuse enfin l’esprit de nos
dirigeants.
La représentation communément partagée parmi
l’élite est toujours que la crise actuelle «
ne peut pas être aussi grave que lors de la Grande Dépression
« . Cette vision est fausse. Ce à quoi nous sommes
confrontés pourrait, en réalité, être
pire que la Grande Dépression - parce que le monde est aujourd’hui
bien plus interconnecté et parce que le secteur bancaire
est devenu si énorme. Nous sommes confrontés à
une récession synchronisée dans presque tous les pays,
à une baisse de la confiance des individus comme des entreprises,
et des problèmes majeurs pour les budgets des Etats. Si nos
dirigeants devenaient conscients des conséquences potentielles
de cette situation, alors nous assisterons peut-être à
une reprise en main draconienne du système bancaire et la
vieille élite brisée. Espérons qu’il
ne soit pas alors trop tard.
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