Origine :
http://indytoulouse.nokods.org/article.php3?id_article=1478
Le révolutionnaire est assis, un livre de Bakounine à
la main, il parle de lutte sociale. Le paysan l'interrompt : «
Les révolutions se terminent toujours de la même manière.
Vous les intellectuels, vous vous retrouverez assis à boire,
discuter et organiser. Mais nous, les pauvres, nous ne serons plus
là car nous aurons tous été massacrés.
» (Reconstitution d'un dialogue issu du film "Il était
une fois la révolution "de Sergio Leone)
Les liens entre théorie et pratique constituent un sujet
épineux, parfois douloureux dans le quotidien des expériences
collectives autogestionnaires. Même si cette difficulté
est rarement exprimée en tant que telle, elle constitue le
fond de conflits jalonnés de malentendus qui usent les énergies
les mieux trempées.
D'une manière générale dans ce que l'on nomme
improprement la gauche, l’arrogance des gens qui écrivent
ou déclament leur pensée constitue un trait trop largement
partagé, dépassant même les clivages politiques
et philosophiques. Ainsi, lorsqu’on prête l’oreille
à certains langages codés, on peut soupçonner
que cet ésotérisme n’a régulièrement
d’autre intérêt que de se réserver à
une élite auto-reproduite. A ce propos, on pourrait utilement
se souvenir de la manière dont fut établie la langue
française actuelle par le truchement de son Académie,
organisant l’écrasement des parlers populaires sous
la coupe d’une grammaire et d’un vocabulaire bourgeois
et aristocrates. Avatar de leur condition, les intellectuel-le-s
sont trop souvent incapables de dépasser le stade du constat
approfondi en posant des actes sensés, trop agrippés
à la description pessimiste ou la récrimination jusqu’à
l’aigreur et au cynisme.
A l’inverse, les gens qui s’usent les muscles et les
articulations dans les boulots manuels se revendiquent trop régulièrement
l’économie de penser, considérant cette activité
comme inaccessible au mieux, perte de temps ou luxe inutile souvent
aussi.
Des signes évidents de la fabrication de l’imposture
sociale qui se cache derrière ces phénomènes
me sont apparus aux extrémités temporelles d’une
longue période de formatage par l’institution scolaire.
A mes premiers pas dans l’enseignement primaire, je suis restée
perplexe face à l’instauration de catégories
d’enfants selon un principe d’intelligence différenciée
correspondant aux résultats scolaires. Avec les enfants de
cette école, issus de milieux sociaux forts divers, la divergence
radicale de nos résultats scolaires ne nous empêchait
pas de partager des jeux très intéressants sur un
pied d’égalité. Bien plus tard, après
avoir approché puis renoncé à la course au
pedigree social que constitue le diplôme universitaire, j’ai
réalisé l’absurdité de la constitution
d’une élite gestionnaire du monde sur la base d’une
restriction de la capacité imaginaire par la soumission à
des modèles académiques cadenassés d’appréhension
de la connaissance du monde.
L'appropriation du discours oral et écrit par une minorité
apparente et sûre d'elle-même constituerait ainsi la
partie visible d'une des lignes front où notre structuration
identitaire entre en conflit avec nos aspirations anti-autoritaires.
La culture occidentale moderne a élevé la séparation
au rang de raffinement, la division et les catégories étant
réputées porteuses d'efficacité. Souvenons-nous
de l'exemple fameux de la fabrication des épingles décrit
par Adam Smith.
La fabrication des épingles
Un ouvrier tire le fil à la bobille, un autre le dresse,
un troisième coupe la dressée, un quatrième
empointe, un cinquième est employé à émoudre
le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même
l'objet de deux ou trois opérations séparées
; la frapper est une besogne particulière ; blanchir les
épingles en est une autre ; c'est même un métier
distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y
bouter les épingles ; enfin l'important travail de faire
une épingle est divisé en dix-huit opérations
distinctes ou environ, lesquelles sont remplies par autant de mains
différentes (...). J'ai vu une petite manufacture de ce genre
qui n'employait que dix ouvriers (...). Ces dix ouvriers pouvaient
faire entre eux plus de quarante huit milliers d'épingles
dans une journée ; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième
partie de ce produit, peut être considéré comme
faisant dans sa journée quatre mille huit cents épingles.
Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment
les uns des autres et, s'ils n'avaient pas été façonnés
à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément
eût fait seulement vingt épingles, ou peut-être
pas une seule dans sa journée.
Adam SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des nations, 1776.
Taylor et l’Organisation Scientifique du Travail
(O.S.T.)
Pour Taylor, l'amélioration de la productivité passe
par un meilleur contrôle sur l'activité réelle
de ces ouvriers. Il énonce alors les grands principes de
son organisation scientifique du travail (O.S.T.).
Le fondement de son système est l'analyse scientifique des
gestes, des temps, des pauses. La suppression des gestes inutiles,
la décomposition des opérations, l'analyse des outils
employés doivent permettre de trouver la méthode de
production la plus efficace pour chaque ouvrier, the one best way.
Taylor propose ainsi une division horizontale du travail où
chaque ouvrier se voit confier quelques tâches élémentaires
bien délimitées.
Le second principe du taylorisme est la séparation entre
le travail de conception et le travail d'exécution (division
verticale du travail). Les travailleurs ne peuvent pas faire eux-mêmes
l'analyse scientifique de leur tâches, et seuls des experts
en organisation ont les compétences pour préparer
le travail (c'est le “ bureau des méthodes ”).
Cette division entre exécutants et direction permet aussi
une plus grande efficacité des ouvriers qui peuvent se concentrer
au maximum sur la répétition de quelques gestes simples.
Jean Yves Capul et Olivier Garnier, Dictionnaire d'économie
et des sciences sociales, Hatier, 1994.
La séparation entre intellectuels et manuels, en tant qu'axe
vertical de la division du travail, fut historiquement fondatrice
du développement du capitalisme industriel. Cette division
ne s'arrête malheureusement pas à la porte de l'usine
ou du bureau, on y échappe pas si facilement. Elle a pénétré
nos vies beaucoup plus profondément. Entre le corps et l'esprit,
l'émotion et le raisonnement logique, la pensée et
l'action : de toutes parts, nous sommes coupé-e-s de nous-mêmes,
de l'interaction entre ces ressources qui nous constituent et dont
l'enchevêtrement organique fait notre force. Nous sommes les
héritier-es de nos familles et conditionnements scolaires,
qui en modelant nos personnalités pour nous insérer
dans un monde hiérarchisé, ont implanté en
nous ce piège des identités sociales.
Si l'on regarde de plus près à quoi correspondent
ces répartitions de compétences et d'attitudes culturelles,
on réalise à quel point elles recoupent ce que l'on
nomme encore parfois classes sociales. En envisageant les rencontres
possibles entre ces univers sociaux fort différents autrement
qu'à l'aune d'un paternalisme révolutionnaire, on
pourrait disposer d'un point d'entrée rarement envisagé
pour comprendre le cloisonnement des luttes sociales en catégories.
La nécessité de développer à la fois
nos pratiques et nos pensées me hante régulièrement,
quand je me prends à imaginer les catastrophes qui se préparent,
nourries par notre frénétique activité. M'habite
surtout cette obsession que nous avons toutes les cartes en mains
pour jouer partition plus harmonieuse, contrairement à un
pessimisme général affirmant que la révolution
n'est pas pour demain parce que les conditions concrètes
de la dialectique ne sont pas réunies pour son avènement.
Peut-être nous manque-t-il simplement de repeupler notre imaginaire
?
Un des secrets de notre force possible réside peut-être
dans cette réconciliation entre corps et esprits déchirés.
Si l'on recherche cette alchimie, la construction d'une pensée
théorique émancipatrice ne pourra plus avancer sur
les bases du discours d'une élite d'intellectuels masculins
qui ressassent leur langage d'initiés pour le déverser
à des masses aux intelligences soumises et cadenassées.
Pourrait-on s'autoriser à rêver d'une pensée
qui serait portée largement par des groupes, dont chacun-e
se sentirait investi-e de la nourrir et de la rendre plus juste
et plus opérante, qui n’aurait plus besoin d’un
penseur masculin de référence mais apparaîtrait
dans la multitude des contributions singulières ?
Et puis, avantage collatéral non-négligeable de ce
glissement, on sortirait peut-être de cette attitude messianique
presque religieuse par rapport à l'arrivée d'une Révolution
dépendant de caprices indéchiffrables des conjonctions
historiques.
Les tentatives de non-spécialisation (toujours relative)
laissent entrevoir la diversité de talents dont nous sommes
porteureuses, la richesse et l’épaisseur de nos personnalités
et des possibilités que cela nous ouvre.
Elles nous laissent imaginer l'ampleur du travail à réaliser
sur le plan pratique pour que nos révoltes contre un univers
matériel formaté et déshumanisé se transforment
en aspiration concrète à développer nos savoir-faire,
mélange de souvenir d'anciennes techniques venues d'ici,
de celles venues d’ailleurs, et de petites inventions au milieu
du tout pour rendre notre vie concrète joyeuse, sensuelle
et variée. Défricher les terres d’un nouveau
rapport à la production, au travail, pour répondre
aux nécessités de la nourriture, du logement, des
vêtements, des déplacements et tout ce dont on décide
qu'on a besoin déplace la question du rapport à l'argent.
On ne s'interroge plus sur le revenu garanti ou le niveau des salaires,
mais sur comment produire et répartir. Les discussions expérimentales
sur les rapports ville-campagne, la récup' et le recyclage,
les modes de production industriel ou artisanal prennent une place
prioritaire, et les pratiques alternatives peuvent entrevoir de
dépasser les proportions ridiculement marginales où
elles sont confinées aujourd'hui.
Comme l'ont mis en évidence les mouvements féministes
ou anti-colonialistes, lutter contre les injustices et l'oppression
implique une mise en cause de nos comportements quotidiens et familiers.
En cette matière, la déconstruction des schémas
de domination entre classes sociales constitue probablement un domaine
encore trop peu exploré.
Après avoir envoyé dans les roses notre sexisme vicieux,
notre racisme refoulé et le fantasme honteux d'une élite
éclairée (dont nous ferions bien sûr partie)
pour diriger un monde idéal…
L’ampleur de la tâche réussira sûrement
à conjurer les démonstrations convenues, les réunions
interminablement chiantes accompagnées de répétitions
jusqu’à la corde de vieux slogans insipides à
force d’être rabâchés, qui nous transforment
encore trop souvent en militant-e-s grincheux et agités,
occidentaux-les dévitalisé-e-s par leur mauvaise conscience,
vomissant un luxe matériel dont illes ne peuvent se passer.
Emmené-e-s par l’élan et la nouveauté
de l’aventure, nous abandonnerions peu à peu nos réflexes
de petits chefs, nos frustrations d’enfants enfermés,
nos jalousies de mal-aimé-e-s pour devenir pirates libertaires
et non-sanguinaires à l’abordage des richesses de la
terre, sioux insaisissables face aux armées, diplomates rusés
dans la négociation, musicien-nes et conteureus es fous pour
repeupler nos mythes et nos rêves.
Les mains dans l’argile, la farine ou le cambouis, la tête
occupée par les plans d'une voiture à voiles ou les
variations d'une expérience musicale, nos cœurs emplis
de rencontres et d’échanges, nous nous battrions farouchement
pour rendre les terres que nous habitons belles et non conquérantes,
créatives et nourricières.
Abandonnant nos habits de sociologue, électricien, mère
de famille, journaliste, infirmière, comédien ou secrétaire,
nous déserterions les sentiers convenus du travail salarié
et de la vie stérilisée par les horaires, pour partager
joies, enthousiasmes et déchirements de la reconstruction
d'un présent et d'un avenir qui nous appartiennent.
Malvira
(« La compote ne se fera pas toute seule… » est
le titre et refrain d'une chanson de Romain)
PS:Origine : http://www.interdits.net/2002nov/compote.htm
AuteurE(s): Soeur ek
Mis en ligne le mercredi 26 janvier 2005
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