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La place de la nation dans les sociétés individualistes.
Quelques remarques sur les catégories de Louis Dumont et leur applicabilité aux Constitutions de la France depuis 1791.
Lucien Scubla
CREA-École polytechnique

Origine http://www.cgm.org/Forums/Confiance/Contributions/Scublanation.rtf

“ La science politique relève de l'histoire comparée des religions ”
Luc de Heusch

“ Au fond, concept de totalité, concept de société, concept de divinité ne sont vraisemblablement que des aspects différents d'une seule et même notion. ”
Durkheim

“ Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. ”
Renan

Les concepts de Louis Dumont

Si nous comprenons bien Dumont, “ individualisme ” et “ holisme ” renverraient moins à deux types de société qu'à deux sortes de “ sociologies ” possibles, l'une, qui “ part des individus humains pour les voir ensuite en société ”, et réduit celle-ci à la somme de leurs interactions, l'autre, qui voit immédiatement l'homme comme un être social et tient “ le fait global de la société ” pour “ irréductible à toute composition ” . Autrement dit, “ l'univers structural ” des sociétés traditionnelles et “ l'univers de l'individu ” des sociétés modernes seraient moins deux formes sociales opposées que deux univers “ idéologiques ”, c'est-à-dire deux systèmes de représentation de la vie sociale ou encore deux “ systèmes de coordonnées ” complémentaires. Mais les sociétés elles-mêmes, qu'elle soient traditionnelles ou modernes, présenteraient toutes une dimension holistique , c'est-à-dire des traits relevant des trois concepts cardinaux de Dumont : ceux de totalité, de hiérarchie et d'englobement du contraire.

Avec le concept de totalité (ou de holisme), Dumont conserve l'idée de Comte suivant laquelle une société n'est pas plus décomposable en individus qu'une surface géométrique ne l'est en lignes ou une ligne en points. Avec celui de hiérarchie, qu'il conviendrait de prendre en son sens étymologique d'ordre sacré, il reste fidèle à la tradition de Durkheim et de Hocart, tenant la religion et ses rites (et non l'échange et la réciprocité, qui leur sont subordonnés) comme le fondement ultime du lien social . Avec le concept d'englobement du contraire, qui constitue son apport le plus propre, — et dont l'englobement de l'impur par le pur ou, ce qui revient au même, du sacré (sacer) par le saint (sanctus), fournit à notre avis la meilleure illustration — il montre comment le principe hiérarchique contribue à former la totalité sociale. Mais à condition de développer la théorie du sacrifice que, croyons-nous, ce concept appelle, malgré les dénégations de certains disciples de Dumont .

Telles sont, en tout cas, les hypothèses que nous nous proposons de mettre à l'épreuve en analysant quelques traits holistisques d'une société moderne, ou du moins de la représentation qu'en donne son droit constitutionnel, à savoir la société française issue de la Révolution, telle que la décrivent les Constitutions dont elle s'est dotée depuis 1791.

L'illusion individualiste

Sur la base des principes qui viennent d'être posés, l'illusion individualiste consisterait donc à penser que les hommes peuvent faire durablement société les uns avec les autres sans faire appel à un principe transcendant. Selon un mythe apparu à l'aube des temps modernes, ce serait au terme d'une lutte séculaire entre les lumières la raison et les ténèbres de la superstition, que les individus auraient finalement repris au pouvoir religieux et à ses séides, des droits qui leur seraient naturellement dévolus, et rétabli en conséquence l'autonomie de la sphère politique. Mais l'histoire des pays occidentaux montre que c'est en réalité la religion elle-même qui a rendu possible l'individualisme moderne, et s'est dessaisie du domaine politique pour le laisser exister par lui-même .

Locke savait encore que les droits de l'homme ont un fondement religieux. C'est parce toute vie appartient à Dieu, arguait-il, qu'aucun individu ne doit porter atteinte ni à sa propre vie ni à celle d'autrui. Un siècle plus tard, Kant aura encore besoin de longues démonstrations pour déduire de la Raison la dignité de la personne humaine : en fait, pour “ rationaliser ” une valeur d'origine religieuse . Il faudra attendre 1948 pour voir la déclaration universelle des droits de l'homme attribuer purement et simplement à chaque individu une telle dignité, ainsi qu'un “ droit à la vie ”, en abandonnant toute référence à l'Être suprême, et même le mot “ sacré ”, encore présents dans la déclaration de 1789.

Mais, après tout, cette sortie progressive de la religion et cet oubli même des origines, ne seraient-il pas le signe que le monde moderne est devenu pleinement autonome et “ désenchanté ”, que ce soit sous l'action des individus, comme le croit la mythologie rationaliste, ou celle du christianisme, comme le soutient la tradition wéberienne avec beaucoup plus de vraisemblance ? Ou bien le religieux revêtirait-il de nouvelles formes, pas nécessairement originales d'ailleurs, mais plus difficiles à identifier dans un monde où les religions sont réduites à des croyances , et l'appartenance religieuse à une affaire privée ?

De multiples signes montrent que la seconde hypothèse est probablement la meilleure, et que maints phénomènes réputés “ politiques ” sont en réalité de nature religieuse . La société moderne a beau se détourner des aspects traditionnels du religieux et faire mine de répudier le sacré, elle-même tend à sacraliser l'individu, comme Durkheim en faisait la remarque , et sans doute aussi cette réalité collective, qui en semble indissociable, et qu'on appelle la nation . “ Tout individu a droit a une nationalité ”, proclame l'art. 15 de la déclaration de 1948, comme si la nation était l'indispensable supplément des sociétés individualistes. En revanche, l'homme a seulement le droit de professer une religion : il n'a pas droit à une religion comme il a doit à une nation. La première relève des “ droits-libertés ”, la seconde, des “ droits-créances ”. Ce n'est plus la religion mais la nation qui est réputée nécessaire au salut. Ou n'est-ce pas plutôt la nation a qui aurait endossé une valeur religieuse ?

Qu'est-ce qu'une nation ?

On hésite à reprendre une question déjà traitée par d'excellents esprits . S'il faut s'y résoudre, c'est que les concepts de “ nation ” et d'“ État ” entretiennent encore de nos jours des relations passablement obscures. Non qu'il soit difficile de définir les sociétés étatiques et d'en décrire la genèse : de Hobbes à Weber, tous les théoriciens du politique conviennent de caractériser l'État par le monopole de la violence légitime, et les historiens, apparemment satisfaits de ce critère, semblent d'accord sur les grandes étapes qui ont conduit les pays européens à former des États, et sur le rôle capital joué par la monarchie dans ce processus de centralisation . Par contre, l'idée de nation reste beaucoup plus vague, comme l'atteste l'expression d'“ État-nation ”, qui ne désigne pas un type particulier d'État (distinct de l'État monarchique ou à l'État républicain), mais associe étroitement deux termes dont on ne sait trop s'ils sont redondants ou complémentaires. Même les définitions savantes de la nation mélangent souvent ses traits avec ceux de l'État , au lieu d'en distinguer les caractères propres .

Pour dégager la spécificité de l'idée de nation, pour comprendre ce qu'elle ajoute à l'idée plus abstraite d'État, il faut remonter aux conditions dans lesquelles le terme a entamé, au XVIIIe siècle, une nouvelle carrière : une relation polémique avec le roi , au cours de laquelle le pouvoir symbolique de la nation n'a cessé de croître pendant que déclinait celui de l'image royale. On s'aperçoit alors que, si la fortune de ce terme depuis près de trois siècles est bien due à une mutation politique, le passage de l'État monarchique à l'État républicain, elle tient avant tout à la nécessité de combler le vide laissé par désacralisation du pouvoir royal. En effet, la nation n'est pas, ou pas seulement, le peuple comme nouvel acteur politique mais, ce qui est fort différent, comme détenteur légitime de la souveraineté. C'est en ce sens que la nation est à l'État républicain ce que le roi est à l'État monarchique : elle n'est pas l'équivalent du roi comme titulaire du pouvoir, mais comme fondement ultime de la société. La chose est manifeste dans la Constitution de 1791, où le roi reste un acteur politique ou plutôt est réduit à ce rôle, tandis que, par un mouvement inverse, la nation est promue en clef de voûte du nouvel ordre social. “ La Nation, la loi, le roi ” : le slogan révolutionnaire donne un raccourci saisissant de cette double opération.

Rien de plus clair, au demeurant, que cette substitution de la nation au roi, si l'on se souvient, d'une part, que la première fonction du roi n'est pas de gouverner mais de régner, c'est-à-dire d'être le personnage principal de tous les grands rituels ; et, d'autre part, que, contrairement au roi qui, de chef rituel, peut devenir chef politique, le peuple en tant que tel ne peut jamais gouverner . La seule fonction dont le peuple hypostasié puisse être investi est celle de détenteur symbolique de la souveraineté. Or, tel est bien le peuple devenu nation : source putative de tous les pouvoirs, principe de totalisation des sociétés faites d'individus.

Notre thèse est donc la suivante. “ État ” désigne un type de société dont Hobbes a parfaitement tracé l'épure : à la base une multitude d'individus indépendants les uns des autres, au sommet un Souverain qui a le monopole de la violence légitime, et aucun intermédiaire entre ces deux niveaux, le Souverain étant le seul représentant du groupe en son entier et seul arbitre des conflits pouvant surgir entre ses membres. Mais cette structure est insuffisante pour résoudre le problème central du Léviathan : celui de la genèse du groupe lui-même comme totalité unifiée, ou de la transformation d'une multitude d'individus en un peuple solidaire. Or, c'est précisément cette lacune que le concept de nation permet de combler. Comme l'a bien vu Rousseau — qui se heurte à la même difficulté que Hobbes, lorsqu'il définit le contrat social comme “ l'acte par lequel un peuple est un peuple ” —, ce n'est pas le pacte lui-même qui confère au peuple son unité, c'est son caractère national , c'est-à-dire les traditions et les mœurs qui lui donnent une identité propre et l'opposent aux autres peuples . Loin d'être un effet secondaire de la structure étatique, dont celle-ci pourrait se défaire sans dommage , l'identité nationale est la condition sine qua non de la stabilité de l'État. Elle est le vinculum substantiale ou la forme, au sens aristotélicien du terme, des sociétés étatiques ; en termes dumontiens, la composante holistique des sociétés faites d'individus ou qui se voient constituées comme telles. Plus précisément, et comme Rousseau , ici encore, a été un des premiers à s'en aviser, ou du moins à le pressentir, la nation est le ciment religieux des sociétés modernes . Ce qui n'est pas bien neuf, au demeurant, puisque les religions nationales ou ethniques ont précédé les religions universelles, sinon que c'est maintenant la nation elle-même plutôt que ses dieux qui est immédiatement l'objet du culte.

Est-ce à dire que “ la boucle se ferme entre nationalité et citoyenneté ”, la nation renvoyant aux citoyens comme les citoyens renvoient à la nation ? C'est peu probable, et on s'étonne de voir un honorable défenseur de la “ citoyenneté ” se réclamer de Siéyès pour soutenir que la nation ne serait “ rien d'autre que [...] l'ensemble des citoyens ”. Il suffit d'ouvrir Qu'est-ce que le Tiers État ? pour voir que la nation ne s'y réduit pas aux citoyens pris collectivement, mais unis contre les nobles et prêts à les renvoyer dans les forêts de Franconie . La nation, selon Siéyès, c'est le peuple purifié et unifié par l'expulsion d'un corps étranger et maléfique. L'acte par lequel un peuple est un peuple n'est pas une opération purement réflexive de la conscience rationnelle des citoyens, mais un acte sacrificiel, comme la prise de la Bastille, la mise à mort du roi, la Terreur et les guerres révolutionnaire en ont apporté la preuve . Pour que la patrie devienne la nation, il faut qu'elle soit en danger, pour que le territoire où résident les citoyens se constitue en sol national, il faut qu'un sang impur abreuve ses sillons. Comme l'a bien vu Vincent Descombes, la Marseillaise réunifie la société émiettée par la Déclaration des droits de l'homme : la nation, ce sont les citoyens en armes. “ La déclaration des droits de l'homme et du citoyen paraît inséparable d'une déclaration de guerre incessante. Le chant patriotique est la pièce indispensable d'un cérémonial où s'affirme l'unanimité nationale . ”. Dans l'État moderne, comme dans la cité antique, les concitoyens apparaissent d'abord comme des co-sacrificateurs .

Mais, diront les esprits forts, si la sacralisation de la nation fut peut-être nécessaire à la naissance de l'État républicain, elle représente une phase révolue de son histoire. L'appartenance à l'État est maintenant affaire de volonté et de raison, indépendamment de toute valeur religieuse ou même nationale au sens étroit du terme . De “ fait de nature ” qu'elle était, la nation serait devenue “ sujet de droit ”. Elle n'aurait plus “ sa substance dans un enracinement mais dans un engagement, dans un ralliement à un projet de vie commune, [...] une solidarité [...] désormais voulue en raison ”. Pourtant, vouloir redéfinir la nation comme un ensemble abstrait de citoyens, en dehors de toute référence à la race ou à la psychologie, à la langue ou la religion, et même à la géographie ou à l'histoire, préconiser d'en extirper toute racine pour qu'elle puisse s'auto-engendrer sans reconnaître d'autre valeur que la fraternité des citoyens , c'est selon toute vraisemblance la condamner à disparaître ou à s'ancrer, comme à l'origine, dans un nouveau meurtre fondateur .

Quoi qu'il en soit, il y a encore d'autres raisons de tenir la nation pour un complément religieux à la structure politique de l'État . On forcerait à peine les choses en disant que, loin d'unir les hommes, l'État lui-même émiette la société et sépare les individus : porté par la dynamique individualiste du christianisme, son développement est contemporain de la diffusion du protestantisme, dont il relaie et prolonge les efforts tendant à saper l'autorité des corps intermédiaires et à réduire les hommes à un face à face solitaire avec une instance transcendante. C'est pourquoi la dissolution de la société, qu'il contribue d'abord à parachever, est suivie d'une resacralisation du lien social : celle-ci n'est pas une rechute accidentelle dans “ l'irrationnel ”, comme le croit encore une tradition issue des Lumières, mais bien le fruit d'une nécessité interne, d'ailleurs fort intelligible.

En effet, les travaux désormais classiques de Raymond Verdier sur les systèmes vindicatoires permettent de proposer une genèse idéale de la structure étatique, à partir de celle des sociétés segmentaires, qui jette une vive lumière sur les données de l'histoire. Comme le rappelle la figure ci-dessous, les sociétés segmentaires relèvent de “ trois cercles de violence ” bien distincts : celui de l'identité lignagère ou clanique, caractérisé par la peine et l'expiation des trangressions, et soumis aux valeurs religieuses de la thémis ; celui de l'adversité entre groupes rivaux de la même ethnie, caractérisé par la vengeance et la réparation des dommages, et régi par le calcul rationnel et les normes laïques de la dikè ; celui de l'hostilité entre peuples étrangers, caractérisé par la guerre et la destruction des ennemis, et où la violence prend un caractère anomique pouvant tourner en hubris anéantissante.

Or, il résulte immédiatement de ce modèle que, en s'attribuant le monopole de la violence légitime, l'Etat constitue ce qui va devenir la nation en rabattant le cercle médian sur le cercle le plus intérieur, dont il agrandit ainsi les dimensions sans en changer la nature. Il s'ensuit que l'identité nationale est du même ordre que l'identité lignagère ou clanique, et se caractérisée par la subordination des valeurs rationnelles de la dikè aux valeurs religieuses de la thémis, alors que les relations vindicatoires tendent maintenant à s'établir entre Etats distincts . Bref, en détruisant les solidarités traditionnelles, l'Etat n'entraîne pas seulement l'atomisation de la société, mais aussi la fusion des individus dans la grande famille de la nation, qui hérite des valeurs non moins traditionnelles de la thémis. CQFD.

Si la chose peut sembler douteuse à un esprit moderne, c'est parce que la nation traverse de nos jours une crise grave, qui d'ailleurs — et cette simultanéité n'est certainement pas accidentelle — affecte aussi l'État, comme en témoignent l'effacement des monnaies nationales au profit d'une monnaie européenne, et les transferts de souveraineté qui en découlent. Mais l'affaiblissement des frontières nationales et des prérogatives étatiques ne signifie pas l'avènement d'un super-État qui rassemblerait des individus interchangeables, n'ayant guère d'autres liens que ceux du marché, et où l'administration des choses remplacerait le gouvernement des hommes. Malgré leurs divergences, “ fédéralistes ” et “ souverainistes ” semblent d'accord sur ce point : un homme qui ne parviendrait plus à se sentir membre d'un groupe cesserait d'être un individu . Si la disparition de l'État devait se produire, elle n'entraînerait pas l'absorption pure et simple des individus dans une société plus vaste, mais l'émergence de sphères d'appartenance plus proches que celles des nations .

Le concept de nation chez Louis Dumont

Pour terminer ces considérations théoriques, il nous reste à montrer que les analyses de Louis Dumont, tout en s'opposant parfois aux nôtres, leur apportent indirectement un nouveau renfort. Leibniz disait, avec diplomatie, que les hommes ont généralement raison dans ce qu'ils affirment et tort dans ce qu'ils nient. Or, en cette affaire, tel est bien, croyons-nous, le cas de Dumont. Car on pourrait résumer sa conception de la nation en trois propositions, dont les deux premières, affirmatives, sont indéniables, et la troisième, négative, pour le moins litigieuse.

La première proposition a valeur de définition. “ La nation est le groupe politique conçu comme une collection d'individus et c'est en même temps, en relation avec les autres nations, l'individu politique . ” Elle est incontestable et n'appelle, à ce stade, aucun commentaire. La seconde proposition complète cette définition structurale par une définition génétique tout aussi irréprochable. La nation, c'est “ la sphère politico-économique ” devenue “ absolument autonome ”, et qui, pour finir, s'est elle-même “ constituée en un absolu ” ; avec cette précision importante que l'autonomie du politique ne viendrait pas, au premier chef, de son activité propre, mais surtout du fait que la religion (chrétienne ) s'était dessaisie du domaine pour le laisser exister par lui-même .

La troisième proposition se présente comme une extension de la précédente, qu'on pourrait d'abord prendre pour un simple corollaire. Si nous ne nous sommes pas trompés, c'est pourtant elle qu'il va falloir rejeter, puisqu'elle nie cela même que nous n'avons cessé d'affirmer. “ La nation n'est pas religieuse [...] Avec la nation, au contraire, le politique se constitue en un domaine absolument distinct du religieux. Ce qui revient à dire que la nation a ses valeurs propres, indépendantes des valeurs religieuses et coexistant avec elles . ”

Pour réfuter cette thèse sans nous répéter, il suffit de lire suite du texte : nous y surprenons à Dumont reconnaître, bon gré mal gré, la dimension religieuse de la nation, tout en persistant à en dénier la pertinence. “ En ce sens, poursuit-il, la nation représente une valorisation du politique, on dirait presque une sacralisation mais cela risquerait d'entraîner une confusion et je crois préférable d'effectuer la comparaison sous le signe des valeurs (fondamentales) et non sous le signe de la religion .” Pourtant, loin de produire on ne sait quelle confusion, la reconnaissance explicite du caractère religieux de la nation s'accorde, de toute évidence, avec la définition de cette dernière comme étant le politique érigé en absolu, c'est-à-dire en détenteur des valeurs fondamentales. On ne peut donc pas opposer une comparaison des sociétés conduite sous le signe de la religion, à une autre qui serait faite sous le signe des valeurs. Et, si l'on tient à raisonner en termes de valeurs, il faut alors distinguer dans les sociétés modernes deux valeurs irréductibles, l'individu et la nation, qui n'ont pas l'une avec l'autre une relation de miroir ou de détermination réciproque, mais de complémentarité. La nation a un caractère propre : ce n'est pas seulement l'unité politique, ou les individus pris collectivement, c'est l'instance religieuse qui donne son unité à une société faite d'individus.

Dumont néglige cet aspect de la nation, parce que sa sociologie est construite sur l'idée d'une séparation absolue entre pouvoir et statut, et par suite entre politique et religion. Son analyse de la relation entre roi et brahmane repose sur cette idée : à ses yeux, le roi est exclusivement ou principalement un chef politique. Or, depuis une vingtaine d'années, les spécialistes de l'Inde sont de plus en plus nombreux à contester ce point de vue, et à reprendre la thèse de Hocart faisant avant tout du roi un chef rituel, entouré d'assistants de divers rangs, dont le plus élevé est dévolu au brahmane.

Dans le domaine qui nous occupe, l'exclusion du religieux engendre également des difficultés. Comme s'il restait tributaire de l'idéologie laïque, Dumont dénie à certains courants politiques de l'Inde le droit de se proclamer nationalistes, au motif qu'ils confondraient la nation et la communauté religieuse , et il s'étonne que Bankim, auteur de l'hymne Bande Mataram , puisse proposer une conception de la nation qui rejette les musulmans . Notre propre hymne national nous rappelle pourtant que toute nation se pose en s'opposant, et nous savons bien que la nation française s'est constituée par un processus d'exclusion, non seulement des nobles et du clergé, mais, pour un temps du moins, du christianisme lui-même.

Le droit constitutionnel français

Quand on parcourt les Constitutions que la France s'est données depuis 1791, on a toutefois l'impression que, malgré quelques méandres, les institutions y tendent invariablement vers des formes de plus en plus individualistes et désacralisées. Même s'il faut près d'un siècle pour que les principes républicains l'emportent définitivement sur les principes monarchiques, ni les Chartes de 1814 et 1830, ni a fortiori les constitutions impériales, ne remettent en cause l'idéologie de la Déclaration des droits de l'homme. Même s'il faut attendre le vingtième siècle pour voir la République se proclamer laïque (1946, art. 1 ; 1958, art. 2), la religion catholique, reconnue comme religion d'Etat en 1814 (art. 6), n'a déjà plus droit qu'au titre de “ religion professée par la majorité des Français ” en 1830 (art.6), et n'est plus jamais expressément mentionnée par la suite . À l'instar de la Déclaration des droits de 1789, la constitution de 1848 fait encore référence à Dieu dans son préambule, ainsi que dans la formule du serment du Président de la République (art. 48), mais c'est pour la dernière fois, même si la “ proclamation ” située en tête de la constitution de 1852 évoque la bénédiction du ciel, et conserve (dans le sénatus-consulte additionnel du 17 juillet 1856, art. 16) la prestation de serment sur l'Évangile , déjà mentionnée dans la constitution de l'an XII (art. 52 et 54). La rupture avec les anciens principes est donc de plus en plus nette, tout en étant graduelle et relativement lente, ce qui d'ailleurs ne saurait surprendre, puisque tous les esprits éclairés conviennent maintenant que ce sont la religion chrétienne et la monarchie qui ont le plus contribué à la genèse de l'État désacralisé et égalitaire. Sommes-nous donc en présence d'un processus irrépressible conduisant vers une société pleinement individualiste, ou bien l'avènement d'une telle société serait-elle toujours de l'ordre du mirage ? Pour tenter de répondre à cette question, nous allons examiner d'un peu plus près les textes que nous venons d'évoquer.

Une chose est certaine : le préambule de la Constitution de 1791 exprime avec force le désir de passer définitivement d'une société holiste à une société individualiste. Il proclame la dissolution de toutes les formes de solidarité et d'appartenance qui diversifiaient la société d'Ancien Régime pour ne reconnaître que des individus en principe interchangeables et un seul niveau d'intégration, celui de la société globale.

“ L'Assemblée nationale voulant établir la Constitution française sur les principes qu'elle vient de reconnaître et de déclarer , abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des droits. — Il n'y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d'ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations, pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l'exercice de leurs fonctions. — Il n'y a plus ni vénalité, ni hérédité d'aucun office public. — Il n' a plus pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français. — Il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. — La loi ne reconnaît plus les vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution . ”

L'intention est claire : on n'entend pas seulement faire table rase du passé, mais construire une fois pour toutes une collectivité parfaitement homogène. Toute association distincte de la société générale des citoyens est tenue pour une secte venant déchirer le tissu indivisible de la nation. Ainsi la loi Le Chapelier, adoptée le 14 juin 1791, interdit-elle toute convention ou concertation entre gens de même métier, pour défendre leurs intérêts communs, comme“ attentatoire à la liberté et à la déclaration des droits de l'homme ”.

Toutes ces dispositions, comme le rappelle la première phrase du préambule de la Constitution, procèdent de la philosophie nominaliste de la Déclaration de 1789 qui entreprend de déduire le droit objectif du droit subjectif. En principe, il n'existe que des individus dotés de droits naturels et imprescriptibles, c'est-à-dire antérieurs à toute forme de vie sociale possible et indépendants des conventions humaines ; et tout l'appareil de l'Etat et des lois n'est jamais qu'une construction secondaire, un instrument visant à sauvegarder et promouvoir ces mêmes droits. “ Le but de toute association politique, proclame l'article 2 de la Déclaration, est la conservation des droits naturels de l'homme. ” Le droit positif n' a pas d'autonomie, il est le serviteur du droit naturel.

Ces prémisses individualistes n'empêchent pourtant pas la Déclaration et la Constitution de faire tout de suite appel à une instance supplémentaire et irréductible, la Nation, entendue comme totalité supérieure à ses membres, et non comme simple collection d'individus, puisque supposée souveraine et indivisible . Comme les droits de l'homme , la souveraineté est, “ inaliénable et imprescriptible ” mais, ne pouvant être détenue par un individu ou un groupe, elle appartient nécessairement à une entité transcendante : une sorte puissance invisible dont “ émanent tous les pouvoirs ” visibles, ceux de l'assemblée nationale, de la loi et du roi. À ce titre, la Nation revêt, comme les droits de l'homme, un caractère sacré, même si, pour elle, les textes n'emploient pas ce terme. Bien mieux, c'est elle le véritable dépositaire du sacré, puisque les droits individuels, tous sacrés qu'ils soient, et même la personne du roi, elle aussi “ inviolable et sacrée ”, peuvent être sacrifiés sur l'autel de la Nation . Celle-ci est d'ailleurs le référent majeur de tous les grands rituels, juridiques ou politiques. Pour devenir citoyen, il faut jurer d'être fidèle à la Nation, à la loi et au roi , et le roi lui-même doit prêter serment à la Nation et à la loi. Au total, il n'y a pas moins de cinq formules sacramentelles dans la Constitution, qui, par ailleurs, prescrit l'établissement de “ fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre les citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois . ” Bref, la Nation est le ciment religieux de la société pulvérisée par les principes individualistes de la déclaration des droits de l'homme et le préambule de la Constitution. Comme le montre la triade célèbre, “ la Nation, la loi, le roi ”, la Nation prend la place laissée vacante par le confinement du roi dans les fonctions de chef de l'exécutif. Elle représente non le peuple comme collectivité d'individus périssables, réunis hic et nunc sous des lois communes, mais l'unité et la permanence d'un peuple virtuellement immortel comme l'était l'ancienne figure royale.

Il est vrai que les textes semblent hésiter entre une interprétation nominaliste et une interprétation réaliste de la Nation. En principe, la collectivité n'est qu'une association d'individus, et le droit objectif dérive entièrement du droit subjectif. Mais, en réalité, celui-ci est toujours subordonné à celui-là : le droit de l'individu est toujours assujetti à la loi de la Nation. Tout en réaffirmant que le droit de propriété est inviolable et sacré, l'article 17 de la Déclaration de 1789 justifie l'expropriation pour cause d'utilité publique. Comme le diront les Chartes de 1814 et 1830, et encore la Constitution républicaine de 1848, “ l'Etat peut exiger le sacrifice d'une propriété ”. Il en est ainsi pour tous les droits subjectifs, d'abord posés comme des axiomes absolus, et ensuite redéfinis, voire éliminés, par les lois positives qui sont censées s'en déduire. C'est le cas de la liberté, supposée avoir des bornes naturelles , mais qui, paradoxalement, “ ne peuvent être déterminées que par la loi ” ; et plus encore du droit de résistance à l'oppression, reconnu par l'article 2 de la Déclaration, mais réduit à rien par son article 7, énonçant que “ tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance ”. Même si les droits sont sacrés, la loi l'emporte toujours sur eux parce qu'elle émane de la Nation et que celle-ci est infaillible. La loi a beau être “ l'expression de la volonté générale ”, tous les citoyens ont beau avoir “ droit de concourir [...] à sa formation ”, elle n'est ni ne saurait être, comme l'a dit Rousseau, “ une somme de volontés particulières ”, mais la voix de la Nation, confondue avec celle du Bien. Il s'ensuit que l'élection des membres du corps législatif n'est pas tant une procédure rationnelle pour confier des pouvoirs aux citoyens les plus éclairés, qu'un rituel destiné à choisir les interprètes des oracles de la Nation. C'est ce rituel, et lui seul, qui qualifie certains citoyens à incarner la souveraineté de la Nation, alors même, on le sait, qu'“ aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s'en attribuer l'exercice ”, et que toute coalition d'individus au sein de l'Etat lui est réputée contraire. C'est lui encore qui fonde l'idée, énoncée pour la première fois en 1793, que “ chaque député appartient à la nation entière ”, et le principe de l'immunité parlementaire . Que l'on ôte cette croyance en la transcendance de la Nation et de ses rites, et tout s'écroule : il ne reste que des rapports de force entre des individus et des groupes plus ou moins puissants.

On trouve un dernier scrupule nominaliste dans la clause de révision, disposant que “ la Nation a le droit imprescriptible de changer sa Constitution ”. Manifestement, dans cette occurrence, la Nation n'est pas la France éternelle prise absolument mais la collectivité française présente à un moment donné du temps. Comme le dira Condorcet, dont la déclaration des droits de l'homme de 1793 reprendra les préceptes : “ Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ”. On remarquera toutefois que la Constitution de 1791 (celle de 1793 étant muette sur ce point) limite, en fait, considérablement les possibilités de révision . Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer, les constitutions ultérieures ne seront pas plus libérales. C'est même le contraire. Le préambule de la Constitution de 1848 institue la République comme “ forme définitive de gouvernement ”, et la loi du 14 août 1884, complétant la Constitution de 1875, énonce que “ la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision ”, disposition qui sera reprise par les Constitutions de la quatrième et de la cinquième républiques . Plus on avance dans le temps, plus la Nation se voit dotée d'attributs aussi immuables que ceux de la divinité.

Une autre caractéristique du régime républicain est l'obligation du service armé. “ Tous les Français sont soldats ; ils sont tous exercés au maniement des armes ”, déclare la Constitution de l'an I, alors que celle de 1791 faisait seulement obligation aux “ citoyens actifs ” de servir dans la garde nationale . La restauration de la monarchie a pour effet d'abolir la conscription , mais le rétablissement de la république en 1848 entraîne le retour du service militaire obligatoire , qui est maintenu par les républiques suivantes, sans toutefois être inscrit dans leurs constitutions . Tout se passe comme s'il y avait une corrélation entre république, absence de culte officiel, et service armé, d'une part, monarchie, religion d'Etat, et armée de métier, de l'autre .

La Constitution de 1848 contient un préambule très riche qui tend à renforcer cette impression. Tout en reconnaissant explicitement l'antériorité du droit naturel sur le droit positif , il postule l'existence de valeurs transcendantes irréductibles aux droits subjectifs, et formant un ordre spécifique. La République “ a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l'Ordre public ”. “ Les citoyens doivent aimer la Patrie, servir la République, la défendre au prix de leur vie, participer aux charges de l'Etat en proportion de leur fortune ; ils doivent s'assurer par le travail, des moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir ; ils doivent concourir au bien-être commun en s'entraidant fraternellement les uns les autres, et à l'ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l'individu . ” Cette insistance est d'autant plus remarquable que les tentatives faites au cours de la Révolution pour assortir la liste des droits subjectifs d'une liste de devoirs avaient finalement échoué. Tout se passe comme si les rédacteurs de la constitution républicaine redoutaient le vide laissé par l'abandon du principe monarchique, et se croyaient tenus de substituer une morale civique à l'ancienne fidélité au roi, pour assurer l'agrégation des individus en une collectivité stable.

À première vue, les fondateurs de la deuxième République n'auront pas plus de succès que leurs prédécesseurs, puisque, dans leurs préambules respectifs, les constitutions de la quatrième et de la cinquième Républiques rétabliront l'autorité de la déclaration des droits de l'homme de 1789 . Est-ce à dire que le vingtième siècle verrait triompher une conception radicalement individualiste de la société ? C'est fort douteux. Car, le préambule de la Constitution de 1946 ajoute aux quatre “ droits-libertés ” reconnus en 1789, une liste impressionnante de “ droits-créances ” qui énoncent en termes de droits subjectifs ce que la Constitution de 1848 présentait plus correctement comme des “ devoirs de la République ”. Mais, dans les deux cas, on suppose l'existence d'un Etat-providence tutélaire, chargé de rendre effective l'exigence fraternité inscrite dans la devise républicaine, voire de combler des désirs que seul un Dieu tout-puissant pourrait satisfaire .

La Nation n'est pas seulement un Dieu d'amour qui garantit à tous “ la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs ”, autrement dit, “ des moyens convenables d'existence ”. C'est aussi un Dieu jaloux qui a des signes identitaires et qui exige des sacrifices. Renouant avec la Charte de 1830, qui est la première à évoquer les couleurs de la France , les Constitutions de 1946 et 1958 précisent que “ l'emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge ”, et donnant plus d'éclat à une mesure adoptée au début de la troisième République , que “ l'hymne national est la Marseillaise ”. On retrouve ainsi, dans les textes les plus récents, les deux volets de la charte nationale instituée par la Révolution : les droits de l'homme et le chant guerrier.

Un point de vocabulaire mérite d'être relevé. La Nation a un emblème et un hymne, la République, une devise (liberté, égalité, fraternité) et un principe (gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ). L'une est du ressort de l'affectivité, l'autre de la rationalité . La Nation ne se confond pas avec l'Etat républicain. Comme Mauss l'avait noté, “ national ” et “ républicain ” ne sont pas synonymes. On dit “ Bibliothèque nationale ”, “ Musée national ”, non “ Bibliothèque républicaine ” ou “ Musée Républicain ”. “ National ” remplace “ royal ” ou “ impérial ”. “ Académie nationale de musique, tout simplement l'ancien Opéra royal ou impérial . ” On pourrait dire aussi “ Académie française ”. La République est une forme universelle, la Nation, un principe d'individuation. Dumont a raison sur ce point : la nation, c'est le peuple comme individu. Mais c'est aussi, ipso facto, l'opérateur de totalisation, et par suite, le principe religieux, d'un peuple constitué d'individus.

Il est vrai que le caractère religieux de la Nation n'est jamais affirmé explicitement, et paraît même dénié puisque, depuis 1946, la République se déclare laïque. Mais chose remarquable, toutes les constitutions depuis 1791, à l'exception notable des constitutions impériales de 1804 et 1852, et des deux chartes de 1814 et 1830, proclament d'abord et avant tout que la France est une et indivisible . Comme si la disparition d'un principe unificateur explicitement transcendant (religion ou roi) conduisait à mettre l'accent sur cette indivisibilité de la Nation dans l'espace et dans le temps, qui rend impossible le morcellement du territoire ou de sa population, et suppose une fidélité indéfectible à certaines traditions . Dire que la Nation est indivisible, ce n'est pas seulement la poser comme individu face à d'autres individus collectifs, c'est lui attribuer, en quelque sorte, les prédicats divins de la Substance spinoziste. La Nation est au peuple constitué d'individus ce que l'Etendue indivisible est à l'espace considéré partes extra partes.

Si la Nation a bien ces propriétés, la principale différence entre sociétés individualistes et sociétés holistes serait donc, semble-t-il, que les premières sont indivisibles et d'un seul tenant, et les secondes, composées de parties équivalentes ou analogues au tout ; ou, pour dire les choses en vocabulaire ensembliste, que les premières ont pour seuls éléments des individus, alors que les secondes peuvent avoir pour éléments des ensembles d'individus. Toutefois cette hypothèse s'accorde mal avec l'existence, dans notre régime politique, de deux sortes de parlementaires, le député, qui représente l'ensemble de la nation, et le sénateur qui représente une collectivité locale , ce qui suppose un niveau de réalité intermédiaire entre celui des individus et celui de la société globale. Il est vrai que le sénateur a moins de poids que le député, puisque, dans l'exercice du pouvoir législatif, le dernier mot revient toujours à l'Assemblée nationale. Mais cette relation hiérarchique est à son tour un bel exemple d'“ englobement du contraire ”, en l'occurrence d'une institution holiste (le Sénat) par une institution individualiste (le Parlement) , qui relance la question. Puisqu'un tel phénomène, tenu pour caractéristique des sociétés holistes, est présent dans une société réputée individualiste, il tend confirmer la conjecture dont nous étions parti : aucune société ne saurait se soustraire aux principes holistiques dégagés par Louis Dumont .

Résumé.
Cet article examine les grands principes du droit constitutionnel français à la lumière des catégories de Louis Dumont, avec le double objectif de clarifier le concept de nation et d'amender certaines hypothèses du théoricien de l'individualisme. Alors que Dumont tend à séparer le politique du religieux, nous essayons de montrer que la nation sert de contrepoids religieux à l'individualisme des sociétés étatiques.



Notes

Luc de Heusch, Écrits sur la royauté sacrée, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, p. 218.

Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, [1912], Paris, PUF, 1979, p. 630-631.

Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, [1882], Éditions Mille et une nuits, 1997, p. 32.

Louis Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 11-12.

Louis Dumont, La civilisation indienne et nous, Paris, Armand Colin, 1975, p. 30.

Louis Dumont, op. cit, p. 13 et 24.

Réciproquement, les sociétés dont les traits holistes sont les plus accusés inclueraient toutes en elles une composante individualiste (l'exemple classique étant celui du statut des renonçants en Inde). Mais seules les sociétés individualistes retiendront ici notre attention.

Même si, à notre connaissance, Dumont n'a jamais énoncé cette thèse aussi explicitement que ses prédécesseurs.

Les exemples canoniques de Dumont (droite et gauche, Adam et Eve) illustrent plutôt la notion de renversement de la hiérarchie que celle d'englobement du contraire, qui implique la prééminence d'un des termes sur l'autre. Le fait que la gauche l'emporte sur la droite dans certains contextes n'explique pas pourquoi c'est en général, et dans toutes les sociétés, l'ordre inverse qui prévaut. Les explications que Dumont donne à ce propos sont embarrassées et ses commentateurs les plus habiles n'arrivent pas à les rendre pleinement intelligibles. Dans Droit et Cultures n° 26, p. 90-91, nous avons donné un exemple d'englobement (de l'impur par le pur), tiré d'un travail de Raymond Jamous, qui nous semble plus probant. Le beau livre de Jamous sur l'honneur et la baraka, que nous avons utilisé dans le même article pour clarifier les rapports qu'entretiennent la vengeance et le sacrifice, est sans doute l'un des plus propres à illustrer les concepts dumontiens et à justifier l'interprétation sacrificielle que nous en proposons. Dans les travaux de Dumont lui-même, c'est peut-être l'étude intitulée “ Définition structurale d'un dieu populaire tamoul : Aiyanar, le maître ”, reprise dans La civilisation indienne et nous, p. 92-110, qui renferme les matériaux les plus à même d'étayer notre point de vue.

Voir comment Serge Tcherkézoff, après avoir montré lui-même que le sacrifice opère le changement de niveau qui rend possible le renversement de la hiérarchie (Le roi nyamwwezi, la droite et la gauche, Cambridge, Cambridge University Press, et Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1983, p. 143-145), termine son ouvrage par l'affirmation péremptoire qu'une théorie universelle du sacrifice “ détournerait de l'essentiel ” (p. 146).

Louis Dumont, La civilisation indienne..., op. cit : 81

Lucien Scubla, “ Pluriel de politesse, royauté sacrée et dignité de l'homme : note sur l'origine et les fondements hiérarchiques de l'égalité parmi les hommes ”, Droit et Cultures n° 21 (1991), p. 245-258.

L'article 2 de la Constitution de 1958 déclare que la France “ respecte toutes les croyances ”, sans même prononcer le mot de “ religion ”. En revanche, l'art 18 de la déclaration universelle des droits de l'homme accorde aux individus la liberté d'exprimer leurs convictions religieuses, en privé ou en public, par “ les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ”. Le caractère collectif des religions est ici implicitement reconnu, mais encore réduit à l'expression d'une éthique individuelle.

Par exemple, il est maintenant clair pour tout le monde que les deux grands phénomènes “ politiques ” du siècle qui s'achève, le communisme et le national-socialisme, sont pour une part essentielle des phénomènes religieux, et plus précisément sacrificiels.

“ À mesure que toutes les autres croyances et toutes les autres pratiques prennent un caractère de moins en moins religieux, l'individu devient l'objet d'une sorte de religion. Nous avons pour la dignité de la personne un culte qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions. ” (Durkheim, De la division du travail social, 7e éd., 1960, p. 147)

Les fêtes nationales, remarquait Durkheim, ressemblent à s'y méprendre aux fêtes religieuses. “ Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d'Egypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l'institution d'une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ? ” (Les formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., p. 610)

Entre autres, Renan, Qu'est-ce qu'une nation ?, op. cit.. Mauss, “ La nation ” [1920], in Œuvres, III, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 573-625.

Voir, par exemple, Jean Baechler, Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 487-490.

La définition de Mauss témoigne de cette confusion : “ Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l'État et à ses lois. ” (op. cit., p. 584). Les trois premiers critères proposés : intégration (c'est-à-dire absence “ d'intermédiaire entre la nation et le citoyen ”, op. cit., p. 588), pouvoir centralisé, et frontières nettes, caractérisent en fait l'État, non la nation elle-même. Il est vrai qu'il arrive à Mauss de distinguer les deux concepts, mais c'est parce qu'il donne alors à “ État ”, soit le sens restreint d'appareil politique des sociétés étatiques (op. cit., p. 575, 577) soit le sens large d'entité politique autonome (op. cit., p. 626). Jamais la structure étatique n'est explicitée pour elle-même.

Louis Dumont a repris à son compte la définition de Mauss dans l'appendice D de Homo hierarchicus, 2e éd., Paris, Gallimard, 1979, p. 378, note 3 et p. 379, note 6.

Même si ses définitions sont défectueuses, Mauss analyse admirablement les fondements de la nation. “ Le concept de nation, écrit-il, trouve une forme beaucoup plus précise, plus nette, plus féconde en même temps, après les jours mémorables de 1789 et surtout après le grand jour de la Fédération où, pour la première fois dans l'histoire, une nation tente de prendre conscience d'elle-même par des rites, par une fête, de se manifester en face du pouvoir de l'État... Il faut venir jusqu'aux temps récents, à l'ivresse révolutionnaire russe, pour retrouver des événements de si haut genre. "La Nation, la Loi, le Roi", la Trinité des Constituants était composée. ” (op. cit., p. 575). Une nation n'est donc pas seulement une association politique, c'est une communauté religieuse, qui a ses rites et sa théologie, et qui est cimentée par son opposition à un tiers : un ennemi intérieur (“ le pouvoir de l'État ”) ou extérieur (“ les tyrans conjurés ”, op. cit. , p. 575), pouvant être réel ou imaginaire, mais faisant l'objet d'une exécration collective.

Comme nous le verrons, ce sont ces aspects essentiels de la nation, que Dumont tendra fort curieusement à négliger.

“ Les cours de justice le brandirent contre le roi à longueur de remontrance : elles se prétendaient l'organe de la nation, le représentant de la nation, elles prêtaient hommage à la loi au nom de la nation ” (J.-P. Brancourt, “ Des "estats" à l'État : évolution d'un mot ”, Archives de Philosophie du Droit, Tome 21 (1976), p. 54.

Hocart, Kingship, Londres, Oxford University Press, 1927 ; Rois et Courtisans, [1936], Paris, Éditions du Seuil, 1978 ; Social Origins, Londres, Watts, 1954.

La démocratie n'est pas le gouvernement du peuple par le peuple, mais le régime politique qui permet aux gouvernés de choisir leurs gouvernants (Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, [1946] Paris, Payot, 1974, ch. XX-XXIII).

Contrat Social, II, 8, 9 et 10 ; “ Projet de constitution pour la Corse ” in Œuvres complètes, T. III, Paris, Gallimard, 1979, p. 913.

Rousseau, “ Considérations sur le gouvernement de Pologne ” in Œuvres complètes, op. cit., p.956-957, 960-961.

C'est la thèse qu'adoptent, de nos jours, la plupart de ceux qui veulent restaurer les valeurs de la République, en réduisant la nation et le nationalisme à un épiphénomène ou à une perversion. Par exemple, Nicolas Tenzer, reprochant à Renan de n'avoir pas vu que ce serait l'Etat qui “ donne corps ” à la nation (“ Double nation ou nation impossible ?” in Renan, op. cit., p. 37-42). Ou encore Yves Lorvellec, attribuant au même Renan la conception républicaine d'une nation épurée de toute racine ethnique, géographique et même historique (“ De la citoyenneté ”, L'Enseignement philosophique, 49/6, 1999 : 43). Nous y reviendrons.

Contrat Social, IV, 8. “ Projet de constitution pour la Corse ” ; “ Considérations sur le gouvernement de Pologne ”. Voir aussi Lucien Scubla, “ Le serment dans les écrits politiques de Jean-Jacques Rousseau ”, Le Serment, édité par Raymond Verdier, Paris, Éditions du CNRS, 1991, vol. 2, p. 105-121.

Même la cité de Hobbes est structurellement plus proche des sociétés holistes traditionnelles qu'il n'y paraît. Le Souverain, “ dieu mortel sous le Dieu immortel ” y occupe une position d'extériorité analogue à celle du roi des monarchies sacrées. Bien mieux, si l'on étudie comment le Souverain peut être choisi parmi les sociétaires supposés à l'état de guerre, on démontre, à partir des prémisses du Léviathan, que le candidat le mieux placé (celui qui s'impose à tous) est celui qui a eu maille à partir avec chacun des sociétaires, autrement dit l'ennemi public n°1 (Paul Dumouchel, “ Hobbes : La course à la souveraineté ”, Stanford French Review, X, 1-3, 1986). Or, cette identité à première vue surprenante entre les statuts de chef et d'ennemi public est attestée par l'ethnographie et peut être éclaircie par le raisonnement anthropologique (S. Drucker-Brown, “ Mamprusi Oaths of Office ” in Le Serment, op. cit., 1991, vol. 1, p. 315-328, commenté par X. Devictor, “ Sacramentum : une étude du serment ”, Droit et Cultures, n° 26, p. 62-64).

Y. Lorvellec, op. cit., p. 42.

Siéyès, Qu'est-de que le Tiers Etat ?, Paris, PUF, 1982, p. 31-32. Comme l'a montré François Furet, la brochure de Siéyès est “ à la fois un discours de l'exclusion et un discours de l'origine. Siéyès théorise le caractère étranger de la noblesse par rapport à la volonté nationale, ostracisant l'ordre tout entier, le constituant en ennemi de la chose publique [...]. Il importe peu, dès lors, [qu'il] élabore aussi une théorie de la représentation, puisque ce qui est représentable est précisément ce que les citoyens ont en commun, c'est-à-dire de fonder la nation contre la noblesse. ” (Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 66).

Sur la Terreur et les guerres comme éléments endogènes de la dynamique nationale déclenchée par la Révolution, voir Furet, op. cit., p. 165-172. Sur la “ fureur sacrée ” avec laquelle le roi de France est mis à mort comme trait constitutif du nouveau contrat social, voir L. de Heusch, op. cit., p. 258-260.

Vincent Descombes, “ Pour elle un Français doit mourir ”, Critique, 366 (1977), p. 998-1027. Notre citation est tirée de la page 998. La première partie de cet article, intitulée “ L'illusion de la science politique ”, est un pur chef d'œuvre, exposant de façon concise et claire les propositions que nous présentons ici de façon plus laborieuse. Notre travail de tâcheron serait superflu si les vérités énoncées par Descombes étaient mieux connues et si un point crucial n'avait échappé à Louis Dumont lui-même qui avoue n'avoir pas compris le titre de l'article (Essais sur l'individualisme, op. cit., p. 27, note 15).

Pour la Grèce antique, voir Jean-Louis Durand, “ La mort, les morts et le reste ”, Systèmes de pensée en Afrique Noire, 14, 1996, p. 39-56.

N. Tenzer, op. cit., p. 41.

Y. Lorvellec, op. cit., p. 43.

Y. Lorvellec, op. cit., p. 42-43. L'auteur donne l'impression de vouloir exorciser, par toute une série de dénégations (cf. p. 43), la composante nationale et mystique de l'Etat dont il reconnaît malgré lui la puissance.

Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Totem et tabou pour déceler dans l'exaltation révolutionnaire de la fraternité des citoyens, chère aux esprits républicains, une forme de solidarité horizontale fondée sur le rejet de toute tradition et débouchant très vite sur un appel au “ meurtre du Père ”. Dans le christianisme déjà, dont la Révolution a fait descendre les valeurs dans le monde profane, l'invitation à constituer une société de frères va de pair avec le dédain de l'institution familiale (Matthieu, XII, 46-50 ; Marc III, 31-35 ; Luc VIII, 19-21) et l'hostilité entre les générations (cf. Matthieu, X, 34-36, Luc XII, 51-53).

Nous reprenons brièvement ici, et dans l'alinéa suivant, des arguments que nous avons déjà présentés dans la première partie de “ Identité, appartenance et altérité ”, Cahiers du CREA n° 16, p. 232-256.

Raymond Verdier. “ Le système vindicatoire ” in R. Verdier (éd.), La vengeance. Etudes d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, Tome 1, Paris, Editions Cujas, 1980 : 24-25 ; “ Une justice sans passion, une justice sans bourreau ” in R. Verdier et J.-P. Poly (éd.), La vengeance. Etudes d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, Tome 3, Paris, Editions Cujas, 1984 : 149-153. Sur l'opposition thémis/dikè voir François Tricaud, L'accusation, Paris, Dalloz, 1977, p. 51-75.

Ce que Mauss avait fort bien relevé. “ Tout, dans une nation moderne, individualise et uniformise ses membres. Elle est homogène comme un clan primitif et supposée composée de citoyens égaux. Elle se symbolise par son drapeau, comme lui avait son totem ; elle a son culte, la Patrie, comme lui avait celui des ancêtres animaux-dieux. Comme une tribu primitive elle a son dialecte élevé à la dignité d'une langue, elle a un droit intérieur opposé au droit international. Comme le clan, à la façon d'une vendetta, elle exige des compensations...” (op. cit., p. 593-594).

“ Ce que démontre abondamment l'histoire de l'humanité, c'est que l'individu n'est fort que si sa collectivité est forte. [...] L'homme, lorsqu'il ne se pense plus comme membre d'un groupe, cesse d'être un individu. ” (Emmanuel Todd, L'illusion économique, Paris, Gallimard, 1998, p. 313-314). L'illusion économique est une variante de l'illusion individualiste, à laquelle Todd oppose une vibrante apologie de la nation.


C'est la vieille idée d'une “ Europe des ethnies ”, relayée de nos jours par celle d'Europe des régions.

L. Dumont, Homo hierarchicus, appendice D, op. cit., p. 379. Voir aussi La civilisation indienne et nous, op. cit., p. 79-80 ; Essais sur l'individualisme, op. cit., p. 20-21.

La civilisation indienne et nous, op. cit., p. 63

Nous donnons cette précision entre parenthèse, parce que Dumont, analysant les rapports du religieux et du politique en termes trop généraux, attribue à “ la religion ” des propriétés qui sont en réalité celle du christianisme : d'où les difficultés que lui causent ensuite l'Islam (Homo hierarchicus, op. cit., p. 379, note 5) ou l'hindouisme (cf. infra).

La civilisation indienne et nous, op. cit., p. 81.

Ibid. p. 80-81 Voir aussi Homo hierarchicus, op. cit., p. 378.

La civilisation indienne et nous, op. cit., p. 81 . Chose significative, on retrouve la même ambivalence dans un autre texte de la même époque : “ Nous esquivons [sic] une difficulté en évitant de de parler sans nécessité de la nation comme objet d'un culte ou d'une religion ” (Homo hierarchicus, op. cit., p. 378).

La civilisation indienne et nous, op. cit., p. 76.

Dumont voit pourtant bien que, dans cet hymne “ qui a longtemps fait figure d'hymne national ”, Bankim “ effectue avec un soin et un talent remarquables la transition de la religion au patriotisme, de la Déesse à l'emblème de la nation ” (Ibidem, p. 77).

Ibidem.

La constitution de 1848 déclare toutefois, dans son art. 7, que “ Les ministres, soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l'avenir, ont le droit de recevoir un traitement de l'État. ”

En revanche, les formules de serment des constitutions impériales ne renferment aucun élément religieux.

Allusion à la “ Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ” du 26 août 1789, placée en tête de la Constitution de 1791.

J. Godechot, Les Constitutions de la France depuis 1791, p. 35.

“ Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer aucune autorité qui n'en émane expressément. ” (Déclaration, art. 3, in Godechot, op. cit., p. 33-34)

“ La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s'en attribuer l'exercice. ” (Constitution de 1791, Titre III, art. 1er, in Godechot, op. cit., p. 38)

Les droits de l'homme sont qualifiés de “ naturels, inaliénables et sacrés ” dans le préambule de la la Déclaration de 1789, de “ naturels et imprescriptibles ”, dans son article 2.

Constitution de 1791, Titre III, ch. II, art. 2, in Godechot, op. cit., p. 44. À peine ce caractère sacré est-il concédé au roi, que l'art. 3 en prévient les interprétations fautives (“ Il n'y a point en France d'autorité supérieure à celle de la loi. Le roi ne règne que par elle, et ce n'est qu'au nom de la loi qu'il peut exiger l'obéissance ”), et que l'art. 4 exige du roi le serment de fidélité à la Nation. On retrouve d'ailleurs ainsi, en quelque sorte, la conception traditionnelle de la monarchie de droit divin, qui n'est pas du tout une monarchie absolue (Cf. B. de Jouvenel, Du Pouvoir, Paris, Hachette, 1972, p. 59-71), à ceci près que le “ droit national ” remplace maintenant l'ancien droit divin.

Pour le sacrifice du droit de propriété, voir l'alinéa suivant. Pour le sacrifice du roi, voir le discours de Saint-Just du 13 novembre 1792, proposant d'exécuter Louis sans jugement pour fonder la République.

La formule du serment civique est donnée par l'art. 5 du titre II (Godechot, op. cit., p. 37-38).

Constitution de 1791, Titre premier, in Godechot, op. cit., p. 37.

Godechot, op. cit., p. 219, 247, 265.

“ La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de l'homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. ” (Déclaration, art. 4, in Godechot, op. cit., p. 34).

Ibidem.

Ibidem.

Constitution de 1791, Titre III, art. premier, in Godechot, op. cit., p. 38.

Constitution de 1793, art. 29, in Godechot, op. cit., p. 85.

Constitution de 1791, Titre III, ch. Ier, section 5, art.7 et 8, in Godechot, op. cit., p. 44 ; Constitution de 1793, art. 43 et 44, in Godechot, op. cit., p. 86 ; Constitution de 1946, art. 21 et 22, in Godechot, op. cit., p. 395 et 396 ; Constitution de 1958, art. 26, in Godechot, op. cit., p. 430.

Constitution de 1791, Titre VII, art. premier, in Godechot, op. cit., p. 65.

Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 24 juin 1793, art. 28, in Godechot, op. cit., p. 82.

Constitution de 1791, Titre VII, in Godechot, op. cit., p. 65-67.

Godechot, op. cit., p. 263.

Godechot, op. cit., p. 337.

Article 95 de La Constitution de 1946 et article 89 de la Constitution de 1958, in Godechot, op. cit., p. 408 et 444.

Constitution de 1793, art. 109, in Godechot, op. cit., p. 90.

Constitution de 1791, Titre IV, art. 2, in Godechot, op. cit., p. 63.

Charte de 1814, art. 12, et Charte de 1830, art. 11, in Godechot, op. cit., p. 219 et 248.

Constitution de 1848, art. 102, in Godechot, op. cit., p. 276.

Remarquons à ce propos, que plus le temps passe, plus les textes constitutionnels deviennent incomplets et mal écrits. La Constitution de 1958 fait bien pâle figure à côté de celle de 1791, qui est vrai un chef d'œuvre littéraire.

Ce qui rend d'autant plus singulière et intéressante, la configuration vers laquelle certains pays européens s'acheminent : de régime républicain, mais sans religion officielle ni service militaire.

Godechot, op. cit., p. 263-264.

La République “ reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives ” (Constitution de 1848, Préambule, III, in Godechot, op. cit., p. 263).

Constitution de 1848, Préambule, VII, in Godechot, op. cit., p. 264.

Constitution de 1848, Préambule, in Godechot, op. cit., p. 276.

Godechot, op. cit., p. 389-390 et 424.

Cette tendance, déjà présente dans certains passages du préambule de la Constitution de 1946, est encore plus manifeste dans la Déclaration universelle de 1948.

Constitution de 1946, Préambule, in Godechot, op. cit., p. 390.

Charte de 1830, art. 67, in Godechot, op. cit., p. 252.

Godechot, op. cit., p. 328.

Constitution de 1946, art. 2, et Constitution de 1958, art. 2, in Godechot, op. cit., p. 391 et 425. Un amendement voté en 1992 a ajouté à la Constitution de 1958 un nouveau signe identitaire : la langue française. En revanche, des constitutions ne fait état de la monnaie nationale.

Ibidem.

On pourrait encore dire, avec les catégories de l'École de Palo-Alto, que l'emblème et l'hymne relèvent de la “ communication analogique ”, la devise et le principe, de la “ communication digitale ”.

Mauss, op. cit., p. 577.

“ La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ” (Constitution de 1946, art. 1er, et Constitution de 1958, art. 2, in Godechot, op. cit., p. 391 et 424).

Certains passages du préambule de la Constitution de 1946 sont, à cet égard, significatifs : “ La République française, fidèle à ses traditions ”, “ Fidèle à sa mission traditionnelle, la France ”, etc.

“ Le Sénat assure la représentation des collectivités territoriales de la République. ” (Constitution de 1958, art. 24, in Godechot, op. cit., p. 430)

L'hétérogénéité des deux institutions (Assemblée nationale et Sénat) qui constituent le Parlement paraît d'autant plus choquante à certains de nos contemporains que le nombre des sénateurs n'est généralement pas proportionnel au poids démographique de leurs circonscriptions respectives. Ils y voient une infraction au principe d'égalité des suffrages (énoncé à l'art. 3 de la Constitution de 1958) qu'ils dénoncent comme une grave injustice. Si l'on adoptait les réformes proposées par ces excellents esprits, on aboutirait très vite à un Sénat jumeau de l'Assemblée nationale et donc superflu. C'est peut-être ce qui explique la stabilité de l'institution sénatoriale. Mais, comme le travail unificateur des principes individualistes et égalitaires proclamés en 1789 est loin d'être achevé, il sera intéressant de voir si le Sénat pourra ou non résister à leur pression.

Voir toutefois la note précédente.