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Origine : http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=192
Originellement paru dans Techniques et Culture 23-24, (1994) :
417-424 Première publication : 1994
Nombreux sont les ethnographes qui croient pouvoir décrire
un peuple en passant totalement sous silence sa culture matérielle,
ou encore les travaux d'anthropologie théorique qui ne font
strictement aucune place à la technologie.
Cette négligence est d'autant plus surprenante que l'activité
technique se prête mieux que toute autre à une observation
objective, et qu'à bien des égards elle est plus spécifiquement
humaine que la vie en société, que l'homme partage
avec beaucoup d'autres espèces. Mais tout se passe comme
si on voyait en elle un domaine séparé du reste de
la culture : tout juste bon à intéresser les spécialistes
de la technologie culturelle, mais sans aucune pertinence pour l'anthropologie
sociale. Vision des choses que favorise, à n'en pas douter,
une division du travail, qui est le lot commun de toutes les sciences
; mais que vient renforcer, dans notre discipline, un présupposé
intellectualiste diffus, qui accorde spontanément au langage
et aux représentations une préséance sur la
technique et les actions.
Si bien que l'isolement de la technologie, et le refus implicite
de sa manière d'aborder la réallité, contribuent
à perpétuer des dogmes qui risquent de frapper l'anthropologie
sociale de stérilité, en la maintenant à l'écart
d'hypothèses et de perspectives théoriques qui auraient
pu lui être de la plus grande utilité. Tel est du moins
ce que l'on peut craindre, et que cette courte note voudrait suggérer,
sans prétendre, en si peu de place, le démontrer.
Considérons, en effet, les profondes homologies entre activités
techniques et activités biologiques que Leroi-Gourhan a fort
bien explicitées dans ses travaux. Il est clair qu'elles
conduisent à rejeter plusieurs idées reçues
qui, d'une manière ou d'une autre, font obstacle à
la constitution d'une véritable anthropologie théorique
: idées d'autant plus prégnantes que tout le monde
est censé les admettre, sans jamais les avoir apprises ni
examinées autrement qu'à demi-mot. Qu'il s'agisse,
par exemple, du relativisme culturel enseigné comme un dogme
ou encore de la critique sommaire et convenue de l'évolutionnisme,
qui ne seraient que peccadilles s'ils n'avaient pas pour effet de
rendre immédiatement suspects, le premier, tout travail comparatif
à grande échelle, et la seconde ou toute tentative
pour aborder les phénomènes culturels dans une perspective
morphogénétique. Ou qu'il s'agisse de l'opposition
quelque peu mythique de la culture et de la nature, dont peuvent
se réclamer aussi bien les universalistes que les relativistes,
et qui permet à ceux-ci de rejeter l'idée même
d'invariant transculturel, et à ceux-là d'imputer
tout invariant aux opérations d'un esprit humain supposé
créateur de structures spécifiques, au lieu de rechercher
des principes généraux auxquels seraient soumis toutes
les formes culturelles et naturelles.
A l'encontre de ces présupposés qui restreignent
d'autant mieux le champ de la recherche qu'ils ne font jamais l'objet
d'un examen systématique, la technologie culturelle a le
mérite d'opposer quelques vérités simples et
quelques faits bien établis, qui sont riches d'enseignement
pour l'anthropologie tout entière :
(i) elle nous dissuade de rejeter par principe toute forme d'évolutionisme,
en nous rappelant que les techniques ne peuvent apparaître
ou se succéder dans un ordre quelconque : on ne peut avoir
la percussion posée avec percuteur, sans avoir d'abord la
percussion posée et la percussion lancée, dont elle
associe les principes ;
(ii) elle enlève toute vraisemblance aux thèses relativistes
qui prétendent les cultures "incommensurables",
en montrant que les propriétés structurales et fonctionnelles
des objets techniques sont universelles, et que les "milieux
techniques" (au sens de Leroi-Gourhan) des différentes
sociétés sont susceptibles d'être ordonnés
(au moins partiellement) par inclusion ;
(iii) elle nous interdit d'opposer à la hache la nature
et la culture, en montrant, d'une manière générale,
la continuité de la technique et de la vie, et en nous rappelant
que certaines espèces animales ont pratiqué bien avant
l'homme des activités aussi élaborées que l'élevage
et l'agriculture ;
(iv) elle met en évidence de nombreux universaux qui ne
sont pas nécéssairement issus de l'esprit humain :
différents modes et types de percussion (diffuse, linéaire,
punctiforme, posée ou lancée, longitudinale ou transversale,
etc.), divers modes de tressage ou de tissage, nombre limité
de motifs décoratifs de base, etc. qui dérivent de
propriétés géométriques et topologiques
très générales sans rien devoir aux capacités
intellectuelles des hommes qui en font usage.
L'évolution des techniques, que Leroi-Gourhan a si bien
décrite, en termes de "libérations" successives,
de l'outil, du geste, de la force, et du programme (cf. Le geste
et la parole, 1966 : 35-62) renforce cette dernière idée
et va même jusqu'à suggérer une autonomie ontologique
des phénomènes culturels. Non certes que, du plus
modeste chopper à la machine automatique la plus complexe,
les objets techniques auraient pu s'engendrer tout seuls, sans le
secours de l'intelligence et de la volonté humaine : mais
parce que leur apparition et leur développement, pour peu
qu'on en prenne une vue d'ensemble, semble obéir en définitive,
et quelles qu'aient pu être les motivations des hommes, à
une logique interne qui renvoie dos à dos les utilitaristes,
pour qui la technique serait la fille du besoin, et leurs adversaires
(d'ailleurs mieux inspirés), pour qui elle serait plutôt
la fille du désir.
Mais l'apport de la technologie ne s'arrête pas aux frontières
de la culture matérielle : en analysant la technique et le
technicien, c'est également la culture tout entière
et l'homme en général qu'elle permet de mieux appréhender.
Il suffit, du reste, de comparer les techniques humaines avec les
techniques animales, pour passer de la technologie culturelle à
l'anthropologie générale : car cette comparaison est
peut-être le plus sûr moyen dont nous disposions pour
déterminer ce qui est proprement humain dans l'homme.
Comme le montre une telle comparaison, si l'activité technique
est plus spécifiquement humaine que le simple fait de vivre
en société, ce n'est pas que production artificielle
soit fondamentalement distincte de la production naturelle, et que
les procédés employés par les hommes soient
toujours ni même souvent originaux : en réalité,
ils ne le sont que très rarement, ou peut-être même
jamais, car on a de bonnes raison de conjecturer qu'il y a toujours
moins dans une machine, si complexe soit-elle, que dans un organisme
(beaucoup moins, par exemple, dans un ordinateur, que dans le cerveau
de son inventeur). Non : comme on le sait depuis Aristote, et comme
Leroi-Gourhan l'a établi avec soin, ce qui caractérise
la technique humaine, c'est son extériorisation, c'est son
"implémentation" progressive dans dans une matière
inerte. C'est le tour de force qui consiste à faire réaliser
par des objets techniques des opérations que l'homme accomplissait
d'abord lui-même à l'aide de son seul organisme. Et
qui consiste aussi, pourrait-on dire, à "retrouver"
et à "refaire" dans le monde extérieur des
opérations qu'il a déjà "su" faire
une première fois en construisant son propre organisme ou
sa propre machine corporelle. Et donc à projeter en quelque
sorte une image de soi à l'extérieur de cet organisme.
Processus d'extériorisation dont on voit qu'il a pour double
effet de mettre l'homme à distance du monde par la médiation
des objets techniques qu'il interpose entre sa main et la matière
qu'il façonne ; et de le mettre en quelque sorte lui aussi
à distance de lui-même, en lui permettant de contempler
sa propre image dans l'univers technique qu'il a produit.
Chose intéressante, c'est exactement la même opération
de mise à distance qu'on retrouve dans l'écriture
et déjà dans le langage oral, qui donne à la
pensée une forme objective : langage qui, en ce sens, serait
moins un moyen de communication qu'un moyen d'interrompre la communication
(cf. R. Ruyer, L'animal, l'homme, la fonction symbolique, 1964 :
97) en interposant des mots entre le monde et nous, et ainsi de
faire barrage aux effets aliénants de fascination (cf. Thom,
Paraboles et Catastrophes, 1983 : 154) et de contagion mimétique
que peuvent exercer sur chacun de nous la présence des choses
ou de nos semblables.
De sorte que technique et langage apparaissent comme deux aspects
différents d'un seul et même pouvoir qui serait constitutif
de l'humanité de l'homme, et que l'on peut nommer, suivant
l'usage, la fonction symbolique. Mais à condition de définir
celle-ci au plus près de son étymologie et du rite
qu'on lui associe (et qui consiste à établir un lien
en coupant un objet en deux) : c'est-à-dire comme ce qui
à la fois unit et sépare, et donc comme ce qui à
la fois rend présentes les choses absentes, et tient à
distance les choses présentes.
Cette étroite parenté de la technique et du langage,
que Leroi-Gourhan a si bien mise en évidence, suggère
alors tout naturellement d'établir des liens plus étroits
entre la technologie culturelle et l'anthropologie sociale. Non
pas que les structures sociales puissent être tenues pour
des sous-produits de la culture matérielle, mais parce que
les techniques et les institutions pourraient fort bien être
assujetties à des principes communs. C'est ainsi qu'on pourrait
considérer les institutions comme des "techniques de
contrôle territorial" (selon une expression de Pierre
Gourou) ou encore d'autorégulation de la vie sociale ou "d'auto-domestication
de l'homme" (selon une expression de René Girard), et
conjecturer, en ce sens, que l'efficacité dite "symbolique"
des rituels serait, comme celle des outils, une fonction de leur
forme, c'est-à-dire avant tout de leurs propriétés
topologiques et géométriques (situation et structure
des lieux cérémoniels, répartition dans l'espace,
gestes et déplacements des acteurs, etc.).
Soit l'exemple de l'investiture, rituel d'extension universelle,
qui consiste, pour le titulaire d'une nouvelle fonction (prêtre,
roi ou juge, tout particulièrement) à revêtir
un habit cérémoniel. On se tromperait en disant que
ce rite "exprime" un changement de statut. Car en dissimulant
aux yeux du public le corps de son bénéficiaire, il
confère immédiatement à celui-ci le statut
d'arbitre, au sens originel du terme : puisqu'il le met en situation
de voir sans être vu, et donc en position de tiers extérieur
au face-à-face du commun des mortels. Bref, il ne "symbolise"
pas la fonction arbitrale, mais il "crée" la relation
antisymétrique qui rend possible cette fonction dans une
société régie par un principe de réciprocité.
Soit encore le serment unanime, du type Serment du Jeu de Paume
: il crée immédiatement l'unité du groupe des
prestataires du seul fait que tous lèvent simultanément
le bras dans la même direction. Il est donc probable qu'il
ne présuppose pas, de la part des sociétaires, la
commune croyance en quelque divinité : mais en désignant
un lieu où convergent toutes les mains, c'est lui qui d'abord
engendre un pôle transcendant, où le groupe pourra
ensuite venir s'ancrer pour y refaire périodiquement son
unité.
Soit enfin un type de sacrifice, très répandu en
Afrique, qui consiste à couper en deux le corps de la victime
sacrificielle, pour mettre un terme à une relation incestueuse
ou à une vendetta. Ce rituel n'a pas pour objet de marquer
la fin d'une liaison illégitime entre deux parents ou la
fin des hostilités entre deux groupes rivaux, mais bien d'obtenir
ce résultat en rétablissant entre les groupes ou les
individus la frontière et la distance nécessaires
à de meilleures relations. D'où l'on voit que le sacrifice,
contrairement à des définitions célèbres,
est peut-être moins un rite de communion, qu'un rite de séparation,
propre à tenir mutuellement les hommes et les dieux (dont
on éloigne le courroux en leur offrant la victime expiatoire)
à bonne distance les uns des autres.
Revenons au langage. Après avoir vu que les formes rituelles
n'étaient probablement pas aussi arbitraires qu'on l'imagine,
on peut se demander s'il n'y aurait pas lieu de remettre en question
le dogme du caractère conventionnel du signe, qui, d'Aristote
à Saussure, a dominé toute l'histoire de la pensée
occidentale. Idée d'autant plus crédible qu'elle peut
se prévaloir de certains travaux de Pierre Guiraud qui ont
déjà montré la nécessité d'entreprendre
une telle révision. Dans un article où il résumait
une étude exhaustive de tous les vocables français
qui se rapportent à la notion de coup (("Distribution
et transformation de la notion de coup", Langue française
1969, 4 : 67-74), ce linguiste a, en effet, pu établir que
la grande majorité des mots de notre langue qui désignent
l'acte de "donner un coup" sont formés sur un très
petit nombre de racines onomatopéiques : et, en particulier,
qu'on dénombre plus de cinq cents termes construits autour
de l'élément T.K. et distribués en oppositions
vocaliques TIK-TAK-TOK, selon que le coup est perçant, contondant
ou tranchant.
Lui-même ne fait pas le rapprochement, mais il est clair
qu'on retouve ici les trois grands modes de percussion distingués
par Leroi-Gourhan : percussion punctiforme, percussion linéaire,
et percussion diffuse, analogiquement représentés
dans le vocabulaire par les sons TIK, TOK et TAK.
Tout se passe donc comme si les mêmes raisons nous avaient
conduits à nous doter de trois sortes de dents, à
fabriquer trois types d'outils et enfin à créer trois
classe de mots pour désigner les différentes modalités
du coup. Et cela, non parce que les formes culturelles seraient
une simple extension des formes vivantes, mais parce que les institutions
humaines comme les êtres vivants sont soumis à des
contraintes formelles générales auxquelles aucune
"matière", ou aucun substrat, ne saurait se dérober.
Au total, on voit donc bien quel est le sens de notre plaidoyer
pour la technologie. Il ne s'agit pas d'expliquer la société
féodale par le moulin à bras ou la société
étatique par le moulin à vapeur : en un mot, de nier
la spécificité des institutions humaines et de l'anthropologie
sociale. Mais on aimerait seulement suggérer aux praticiens
de cette discipline qu'un "détour technologique"
aiderait sans doute à remplacer par des hypothèses
fécondes certains dogmes qui contribuent à entretenir
la misère théorique de l'anthropologie et à
la séparer artificiellement des autres sciences de la nature.
Tel est du moins le sentiment d'un chercheur en anthropologie sociale
qui, parti de prémisses lévi-straussiennes, a peu
à peu découvert, en étudiant le rituel, la
chance qu'il avait eue de bénéficier autrefois de
l'enseignement d'un Leroi-Gourhan.
C'est en effet en étudiant les phénomènes
religieux, et plus particulièrement les activités
rituelles, que nous avons pris conscience de préjugé
intellectualiste qui domine toute l'anthropologie sociale. Découvrant,
par exemple, que les structuralistes étaient loin d'être
les seuls à qualifier les activités rituelles d'activités
symboliques : mais que, même un Victor Turner, pourtant beaucoup
plus sensible aux traits originaux du rite, définissait,
lui aussi, le rite comme un "système de symboles",
et donc comme une activité qui ne serait intelligible qu'à
condition de décrypter, au préalable, les croyances
dont elle serait l'expression. Pourtant, remarque Dan Sperber, ce
qui ressort de l'analyse structurale, comme du travail de Turner,
ce n'est pas la signification des symboles mais leur organisation
(Le symbolisme en général, 1974 : 80) : deux choses
fort différentes, que la conception sémiologique identifie
à tort. Mais, chose significative, tout en dénonçant
cette confusion, il persiste à qualifier, lui aussi, de "symboliques"
les activités rituelles, et s'il rejette le point de vue
sémiologique de ses prédécesseurs, c'est seulement
pour lui substituer un point de vue "cognitif" qui ne
rend pas justice, lui non plus, au mode d'organisation qui caractérise
le rituel.
De nos jours, en effet, la propension intellectualiste est plus
particulièrement présente chez les représentants
de l'anthropologie dite cognitive : discipline dont on pourrait
dire qu'elle semble plus portée, à soumettre l'anthropologie
à une approche cognitiviste qu'à soumettre la cognition
à une étude proprement anthropologique.
Ici encore, le cas de Dan Sperber est exemplaire : quoique matérialiste,
il ne reconnaît à la culture matérielle aucune
valeur propre quand il définit l'anthropologie comme une
"épidémiologie des représentations",
et quoique soucieux de ne pas couper l'anthropologie de la biologie,
il ne fait aucun cas des travaux de Leroi-Gourhan qui montrent la
possibilité d'étendre aux objets fabriqués
par les hommes les méthodes et les principes utilisés
pour décrire les êtres vivants. Comme si la biologie
était seulement affaire de code génétique et
de traitement de l'information par les neurones, alors qu'elle est
surtout affaire d'auto-organisation et de stabilité structurelle
des formes vivantes.
Quant à Scott Atran, tout occupé qu'il est à
vouloir montrer que les opérations euclidiennes utilisées
par les hominiens pour construire leurs outils, dériveraient
de structures mentales innées, il rejette purement et simplement,
comme des spéculations gratuites, les rapprochements que
Leroi-Gourhan a esquissés entre les activités verbales
et les activités techniques : jugeant sans doute que sa propre
thèse, "d'inspiration kantienne", était
beaucoup moins spéculative (cf. "Constraints on a theory
of hominid tool-making behavior", L'Homme XXII (2) : 35-68)
Ajoutons que si les cognitivistes rejettent, avec raison, l'idée
que des hommes de cultures différentes vivraient dans des
univers cognitifs différents, ils admettent un peu trop vite,
nous semble-t-il, l'idée que des espèces différentes
vivraient, quant à elles, dans des univers cognitifs différents.
Ici encore, un Leroi-Gourhan, montrant que le même type de
phénomènes esthétiques (plumages et chants
chez les oiseaux, parures et rythmes musicaux chez les hommes, etc.)
parvient à réaliser aussi bien l'identité des
espèces que celle des ethnies, nous semble mieux rendre compte,
et de l'unité du monde vivant et de la diversité culturelle
qu'on rencontre parmi les hommes.
On regrette d'avoir à terminer par ces remarques polémiques
qui sont certainement trop expéditives : mais elles n'ont
d'autres fins que de rappeler, de façon un peu vive, l'importance
des débats auxquels l'anthropologie, tiraillée entre
des directions contraires, se trouve aujourd'hui confrontée.
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