"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Technologie et anthropologie
Lucien Scubla

Origine : http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=192

Originellement paru dans Techniques et Culture 23-24, (1994) : 417-424 Première publication : 1994



Nombreux sont les ethnographes qui croient pouvoir décrire un peuple en passant totalement sous silence sa culture matérielle, ou encore les travaux d'anthropologie théorique qui ne font strictement aucune place à la technologie.

Cette négligence est d'autant plus surprenante que l'activité technique se prête mieux que toute autre à une observation objective, et qu'à bien des égards elle est plus spécifiquement humaine que la vie en société, que l'homme partage avec beaucoup d'autres espèces. Mais tout se passe comme si on voyait en elle un domaine séparé du reste de la culture : tout juste bon à intéresser les spécialistes de la technologie culturelle, mais sans aucune pertinence pour l'anthropologie sociale. Vision des choses que favorise, à n'en pas douter, une division du travail, qui est le lot commun de toutes les sciences ; mais que vient renforcer, dans notre discipline, un présupposé intellectualiste diffus, qui accorde spontanément au langage et aux représentations une préséance sur la technique et les actions.

Si bien que l'isolement de la technologie, et le refus implicite de sa manière d'aborder la réallité, contribuent à perpétuer des dogmes qui risquent de frapper l'anthropologie sociale de stérilité, en la maintenant à l'écart d'hypothèses et de perspectives théoriques qui auraient pu lui être de la plus grande utilité. Tel est du moins ce que l'on peut craindre, et que cette courte note voudrait suggérer, sans prétendre, en si peu de place, le démontrer.

Considérons, en effet, les profondes homologies entre activités techniques et activités biologiques que Leroi-Gourhan a fort bien explicitées dans ses travaux. Il est clair qu'elles conduisent à rejeter plusieurs idées reçues qui, d'une manière ou d'une autre, font obstacle à la constitution d'une véritable anthropologie théorique : idées d'autant plus prégnantes que tout le monde est censé les admettre, sans jamais les avoir apprises ni examinées autrement qu'à demi-mot. Qu'il s'agisse, par exemple, du relativisme culturel enseigné comme un dogme ou encore de la critique sommaire et convenue de l'évolutionnisme, qui ne seraient que peccadilles s'ils n'avaient pas pour effet de rendre immédiatement suspects, le premier, tout travail comparatif à grande échelle, et la seconde ou toute tentative pour aborder les phénomènes culturels dans une perspective morphogénétique. Ou qu'il s'agisse de l'opposition quelque peu mythique de la culture et de la nature, dont peuvent se réclamer aussi bien les universalistes que les relativistes, et qui permet à ceux-ci de rejeter l'idée même d'invariant transculturel, et à ceux-là d'imputer tout invariant aux opérations d'un esprit humain supposé créateur de structures spécifiques, au lieu de rechercher des principes généraux auxquels seraient soumis toutes les formes culturelles et naturelles.

A l'encontre de ces présupposés qui restreignent d'autant mieux le champ de la recherche qu'ils ne font jamais l'objet d'un examen systématique, la technologie culturelle a le mérite d'opposer quelques vérités simples et quelques faits bien établis, qui sont riches d'enseignement pour l'anthropologie tout entière :

(i) elle nous dissuade de rejeter par principe toute forme d'évolutionisme, en nous rappelant que les techniques ne peuvent apparaître ou se succéder dans un ordre quelconque : on ne peut avoir la percussion posée avec percuteur, sans avoir d'abord la percussion posée et la percussion lancée, dont elle associe les principes ;

(ii) elle enlève toute vraisemblance aux thèses relativistes qui prétendent les cultures "incommensurables", en montrant que les propriétés structurales et fonctionnelles des objets techniques sont universelles, et que les "milieux techniques" (au sens de Leroi-Gourhan) des différentes sociétés sont susceptibles d'être ordonnés (au moins partiellement) par inclusion ;

(iii) elle nous interdit d'opposer à la hache la nature et la culture, en montrant, d'une manière générale, la continuité de la technique et de la vie, et en nous rappelant que certaines espèces animales ont pratiqué bien avant l'homme des activités aussi élaborées que l'élevage et l'agriculture ;

(iv) elle met en évidence de nombreux universaux qui ne sont pas nécéssairement issus de l'esprit humain : différents modes et types de percussion (diffuse, linéaire, punctiforme, posée ou lancée, longitudinale ou transversale, etc.), divers modes de tressage ou de tissage, nombre limité de motifs décoratifs de base, etc. qui dérivent de propriétés géométriques et topologiques très générales sans rien devoir aux capacités intellectuelles des hommes qui en font usage.

L'évolution des techniques, que Leroi-Gourhan a si bien décrite, en termes de "libérations" successives, de l'outil, du geste, de la force, et du programme (cf. Le geste et la parole, 1966 : 35-62) renforce cette dernière idée et va même jusqu'à suggérer une autonomie ontologique des phénomènes culturels. Non certes que, du plus modeste chopper à la machine automatique la plus complexe, les objets techniques auraient pu s'engendrer tout seuls, sans le secours de l'intelligence et de la volonté humaine : mais parce que leur apparition et leur développement, pour peu qu'on en prenne une vue d'ensemble, semble obéir en définitive, et quelles qu'aient pu être les motivations des hommes, à une logique interne qui renvoie dos à dos les utilitaristes, pour qui la technique serait la fille du besoin, et leurs adversaires (d'ailleurs mieux inspirés), pour qui elle serait plutôt la fille du désir.

Mais l'apport de la technologie ne s'arrête pas aux frontières de la culture matérielle : en analysant la technique et le technicien, c'est également la culture tout entière et l'homme en général qu'elle permet de mieux appréhender.

Il suffit, du reste, de comparer les techniques humaines avec les techniques animales, pour passer de la technologie culturelle à l'anthropologie générale : car cette comparaison est peut-être le plus sûr moyen dont nous disposions pour déterminer ce qui est proprement humain dans l'homme.

Comme le montre une telle comparaison, si l'activité technique est plus spécifiquement humaine que le simple fait de vivre en société, ce n'est pas que production artificielle soit fondamentalement distincte de la production naturelle, et que les procédés employés par les hommes soient toujours ni même souvent originaux : en réalité, ils ne le sont que très rarement, ou peut-être même jamais, car on a de bonnes raison de conjecturer qu'il y a toujours moins dans une machine, si complexe soit-elle, que dans un organisme (beaucoup moins, par exemple, dans un ordinateur, que dans le cerveau de son inventeur). Non : comme on le sait depuis Aristote, et comme Leroi-Gourhan l'a établi avec soin, ce qui caractérise la technique humaine, c'est son extériorisation, c'est son "implémentation" progressive dans dans une matière inerte. C'est le tour de force qui consiste à faire réaliser par des objets techniques des opérations que l'homme accomplissait d'abord lui-même à l'aide de son seul organisme. Et qui consiste aussi, pourrait-on dire, à "retrouver" et à "refaire" dans le monde extérieur des opérations qu'il a déjà "su" faire une première fois en construisant son propre organisme ou sa propre machine corporelle. Et donc à projeter en quelque sorte une image de soi à l'extérieur de cet organisme.

Processus d'extériorisation dont on voit qu'il a pour double effet de mettre l'homme à distance du monde par la médiation des objets techniques qu'il interpose entre sa main et la matière qu'il façonne ; et de le mettre en quelque sorte lui aussi à distance de lui-même, en lui permettant de contempler sa propre image dans l'univers technique qu'il a produit.

Chose intéressante, c'est exactement la même opération de mise à distance qu'on retrouve dans l'écriture et déjà dans le langage oral, qui donne à la pensée une forme objective : langage qui, en ce sens, serait moins un moyen de communication qu'un moyen d'interrompre la communication (cf. R. Ruyer, L'animal, l'homme, la fonction symbolique, 1964 : 97) en interposant des mots entre le monde et nous, et ainsi de faire barrage aux effets aliénants de fascination (cf. Thom, Paraboles et Catastrophes, 1983 : 154) et de contagion mimétique que peuvent exercer sur chacun de nous la présence des choses ou de nos semblables.

De sorte que technique et langage apparaissent comme deux aspects différents d'un seul et même pouvoir qui serait constitutif de l'humanité de l'homme, et que l'on peut nommer, suivant l'usage, la fonction symbolique. Mais à condition de définir celle-ci au plus près de son étymologie et du rite qu'on lui associe (et qui consiste à établir un lien en coupant un objet en deux) : c'est-à-dire comme ce qui à la fois unit et sépare, et donc comme ce qui à la fois rend présentes les choses absentes, et tient à distance les choses présentes.

Cette étroite parenté de la technique et du langage, que Leroi-Gourhan a si bien mise en évidence, suggère alors tout naturellement d'établir des liens plus étroits entre la technologie culturelle et l'anthropologie sociale. Non pas que les structures sociales puissent être tenues pour des sous-produits de la culture matérielle, mais parce que les techniques et les institutions pourraient fort bien être assujetties à des principes communs. C'est ainsi qu'on pourrait considérer les institutions comme des "techniques de contrôle territorial" (selon une expression de Pierre Gourou) ou encore d'autorégulation de la vie sociale ou "d'auto-domestication de l'homme" (selon une expression de René Girard), et conjecturer, en ce sens, que l'efficacité dite "symbolique" des rituels serait, comme celle des outils, une fonction de leur forme, c'est-à-dire avant tout de leurs propriétés topologiques et géométriques (situation et structure des lieux cérémoniels, répartition dans l'espace, gestes et déplacements des acteurs, etc.).

Soit l'exemple de l'investiture, rituel d'extension universelle, qui consiste, pour le titulaire d'une nouvelle fonction (prêtre, roi ou juge, tout particulièrement) à revêtir un habit cérémoniel. On se tromperait en disant que ce rite "exprime" un changement de statut. Car en dissimulant aux yeux du public le corps de son bénéficiaire, il confère immédiatement à celui-ci le statut d'arbitre, au sens originel du terme : puisqu'il le met en situation de voir sans être vu, et donc en position de tiers extérieur au face-à-face du commun des mortels. Bref, il ne "symbolise" pas la fonction arbitrale, mais il "crée" la relation antisymétrique qui rend possible cette fonction dans une société régie par un principe de réciprocité.

Soit encore le serment unanime, du type Serment du Jeu de Paume : il crée immédiatement l'unité du groupe des prestataires du seul fait que tous lèvent simultanément le bras dans la même direction. Il est donc probable qu'il ne présuppose pas, de la part des sociétaires, la commune croyance en quelque divinité : mais en désignant un lieu où convergent toutes les mains, c'est lui qui d'abord engendre un pôle transcendant, où le groupe pourra ensuite venir s'ancrer pour y refaire périodiquement son unité.

Soit enfin un type de sacrifice, très répandu en Afrique, qui consiste à couper en deux le corps de la victime sacrificielle, pour mettre un terme à une relation incestueuse ou à une vendetta. Ce rituel n'a pas pour objet de marquer la fin d'une liaison illégitime entre deux parents ou la fin des hostilités entre deux groupes rivaux, mais bien d'obtenir ce résultat en rétablissant entre les groupes ou les individus la frontière et la distance nécessaires à de meilleures relations. D'où l'on voit que le sacrifice, contrairement à des définitions célèbres, est peut-être moins un rite de communion, qu'un rite de séparation, propre à tenir mutuellement les hommes et les dieux (dont on éloigne le courroux en leur offrant la victime expiatoire) à bonne distance les uns des autres.

Revenons au langage. Après avoir vu que les formes rituelles n'étaient probablement pas aussi arbitraires qu'on l'imagine, on peut se demander s'il n'y aurait pas lieu de remettre en question le dogme du caractère conventionnel du signe, qui, d'Aristote à Saussure, a dominé toute l'histoire de la pensée occidentale. Idée d'autant plus crédible qu'elle peut se prévaloir de certains travaux de Pierre Guiraud qui ont déjà montré la nécessité d'entreprendre une telle révision. Dans un article où il résumait une étude exhaustive de tous les vocables français qui se rapportent à la notion de coup (("Distribution et transformation de la notion de coup", Langue française 1969, 4 : 67-74), ce linguiste a, en effet, pu établir que la grande majorité des mots de notre langue qui désignent l'acte de "donner un coup" sont formés sur un très petit nombre de racines onomatopéiques : et, en particulier, qu'on dénombre plus de cinq cents termes construits autour de l'élément T.K. et distribués en oppositions vocaliques TIK-TAK-TOK, selon que le coup est perçant, contondant ou tranchant.

Lui-même ne fait pas le rapprochement, mais il est clair qu'on retouve ici les trois grands modes de percussion distingués par Leroi-Gourhan : percussion punctiforme, percussion linéaire, et percussion diffuse, analogiquement représentés dans le vocabulaire par les sons TIK, TOK et TAK.

Tout se passe donc comme si les mêmes raisons nous avaient conduits à nous doter de trois sortes de dents, à fabriquer trois types d'outils et enfin à créer trois classe de mots pour désigner les différentes modalités du coup. Et cela, non parce que les formes culturelles seraient une simple extension des formes vivantes, mais parce que les institutions humaines comme les êtres vivants sont soumis à des contraintes formelles générales auxquelles aucune "matière", ou aucun substrat, ne saurait se dérober.

Au total, on voit donc bien quel est le sens de notre plaidoyer pour la technologie. Il ne s'agit pas d'expliquer la société féodale par le moulin à bras ou la société étatique par le moulin à vapeur : en un mot, de nier la spécificité des institutions humaines et de l'anthropologie sociale. Mais on aimerait seulement suggérer aux praticiens de cette discipline qu'un "détour technologique" aiderait sans doute à remplacer par des hypothèses fécondes certains dogmes qui contribuent à entretenir la misère théorique de l'anthropologie et à la séparer artificiellement des autres sciences de la nature.

Tel est du moins le sentiment d'un chercheur en anthropologie sociale qui, parti de prémisses lévi-straussiennes, a peu à peu découvert, en étudiant le rituel, la chance qu'il avait eue de bénéficier autrefois de l'enseignement d'un Leroi-Gourhan.

C'est en effet en étudiant les phénomènes religieux, et plus particulièrement les activités rituelles, que nous avons pris conscience de préjugé intellectualiste qui domine toute l'anthropologie sociale. Découvrant, par exemple, que les structuralistes étaient loin d'être les seuls à qualifier les activités rituelles d'activités symboliques : mais que, même un Victor Turner, pourtant beaucoup plus sensible aux traits originaux du rite, définissait, lui aussi, le rite comme un "système de symboles", et donc comme une activité qui ne serait intelligible qu'à condition de décrypter, au préalable, les croyances dont elle serait l'expression. Pourtant, remarque Dan Sperber, ce qui ressort de l'analyse structurale, comme du travail de Turner, ce n'est pas la signification des symboles mais leur organisation (Le symbolisme en général, 1974 : 80) : deux choses fort différentes, que la conception sémiologique identifie à tort. Mais, chose significative, tout en dénonçant cette confusion, il persiste à qualifier, lui aussi, de "symboliques" les activités rituelles, et s'il rejette le point de vue sémiologique de ses prédécesseurs, c'est seulement pour lui substituer un point de vue "cognitif" qui ne rend pas justice, lui non plus, au mode d'organisation qui caractérise le rituel.

De nos jours, en effet, la propension intellectualiste est plus particulièrement présente chez les représentants de l'anthropologie dite cognitive : discipline dont on pourrait dire qu'elle semble plus portée, à soumettre l'anthropologie à une approche cognitiviste qu'à soumettre la cognition à une étude proprement anthropologique.

Ici encore, le cas de Dan Sperber est exemplaire : quoique matérialiste, il ne reconnaît à la culture matérielle aucune valeur propre quand il définit l'anthropologie comme une "épidémiologie des représentations", et quoique soucieux de ne pas couper l'anthropologie de la biologie, il ne fait aucun cas des travaux de Leroi-Gourhan qui montrent la possibilité d'étendre aux objets fabriqués par les hommes les méthodes et les principes utilisés pour décrire les êtres vivants. Comme si la biologie était seulement affaire de code génétique et de traitement de l'information par les neurones, alors qu'elle est surtout affaire d'auto-organisation et de stabilité structurelle des formes vivantes.

Quant à Scott Atran, tout occupé qu'il est à vouloir montrer que les opérations euclidiennes utilisées par les hominiens pour construire leurs outils, dériveraient de structures mentales innées, il rejette purement et simplement, comme des spéculations gratuites, les rapprochements que Leroi-Gourhan a esquissés entre les activités verbales et les activités techniques : jugeant sans doute que sa propre thèse, "d'inspiration kantienne", était beaucoup moins spéculative (cf. "Constraints on a theory of hominid tool-making behavior", L'Homme XXII (2) : 35-68)

Ajoutons que si les cognitivistes rejettent, avec raison, l'idée que des hommes de cultures différentes vivraient dans des univers cognitifs différents, ils admettent un peu trop vite, nous semble-t-il, l'idée que des espèces différentes vivraient, quant à elles, dans des univers cognitifs différents. Ici encore, un Leroi-Gourhan, montrant que le même type de phénomènes esthétiques (plumages et chants chez les oiseaux, parures et rythmes musicaux chez les hommes, etc.) parvient à réaliser aussi bien l'identité des espèces que celle des ethnies, nous semble mieux rendre compte, et de l'unité du monde vivant et de la diversité culturelle qu'on rencontre parmi les hommes.

On regrette d'avoir à terminer par ces remarques polémiques qui sont certainement trop expéditives : mais elles n'ont d'autres fins que de rappeler, de façon un peu vive, l'importance des débats auxquels l'anthropologie, tiraillée entre des directions contraires, se trouve aujourd'hui confrontée.