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Les hommes peuvent-ils se passer de toute religion ?
Coup d’œil sur les tribulations du religieux en Occident depuis trois siècles
Lucien Scubla

Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RDM&ID_NUMPUBLIE=RDM_022&ID_ARTICLE=RDM_022_0090#no1

Version HTML du fichier transmise par Google http://home.nordnet.fr/~jpkornobis/Liens/Scubla.pdf.


« Le sacré, c’est tout ce qui maîtrise l’homme d’autant plus sûrement que l’homme se croit plus capable de le maîtriser. »
René GIRARD [1972, p. 52].

Qu’à titre individuel les hommes puissent se passer de religion, cela semble en Occident, et depuis longtemps, une évidence criante, même si quelques esprits forts, et non des moindres, se montrent plus circonspects. On raconte que Hume, reçu chez le baron d’Holbach, lui confia avec malice n’avoir peut-être encore jamais rencontré un seul homme parfaitement athée, et que son hôte crut le déniaiser en lui répondant : « Mais, cher ami, vous en voyez ici une vingtaine autour de cette table ! » Admettons, pour le moment, le point de vue du baron ou plutôt constatons que, sous nos cieux au moins, il tend à devenir majoritaire. Mais, à supposer que les individus puissent facilement se soustraire à toute obédience religieuse, qu’en est-il des sociétés humaines ?

Les phénomènes religieux étant, par nature, des phénomènes publics, c’est en effet d’abord sous un angle collectif que la question doit être abordée. Il n’y a pas, à proprement parler, de religion privée. C’est un point essentiel que même un auteur aussi réducteur que Freud avait bien compris lorsqu’au lieu de décrire la religion comme une névrose universelle, c’est-à-dire un trouble individuel agrandi à la dimension de l’humanité, il définissait la névrose obsessionnelle comme une « religion déformée », c’est-à-dire une « formation asociale » qui cherche « à réaliser avec des moyens particuliers ce que la société réalise par le travail collectif » [Freud, 1968, p. 88]. On ne saurait mieux reconnaître que la religion est avant tout une institution. L’auteur de Totem et Tabou avait, on le sait, de bonnes lectures – Tylor, Robertson Smith, Frazer, Durkheim, entre autres – auxquelles il est toujours bon de se reporter, ne serait-ce que pour baliser le champ de notre enquête.

Qu’est-ce, en effet, qu’une religion ? Comme l’ont montré les fondateurs de l’anthropologie, dont Durkheim résume la leçon, un système d’interdits et de rites collectifs, impliquant une séparation tranchée entre des choses profanes et des choses sacrées qui, sous diverses formes, semble avoir une extension universelle :

« Ce qui est caractéristique du phénomène religieux, c’est qu’il suppose toujours une division bipartite de l’univers connu et connaissable en deux genres qui comprennent tout ce qui existe, mais qui s’excluent mutuellement. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à distance des premières. Les croyances religieuses sont des représentations qui expriment la nature des choses sacrées et les rapports qu’elles soutiennent soit les unes avec les autres, soit avec les choses profanes. Enfin, les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées » [Durkheim, 1912, p. 36].

De manière plus ramassée, Durkheim définit une religion comme un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent [ibid., p. 65].

Sans être absolument parfaites, ces définitions restent une excellente base de travail. Elles n’ont pas été dépassées par on ne sait quel « progrès de la science ». Ceux qui les contestent ne les ont pas réfutées et ne proposent rien à la place. On peut seulement leur reprocher une formulation encore trop marquée par une conception intellectualiste et subjectiviste du fait religieux, propre au monde moderne, qui tend à le réduire à des croyances auxquelles les individus seraient susceptibles d’adhérer ou non. Comme Robertson Smith a été un des premiers à s’en aviser, dans la plupart des religions, il n’y a d’autres croyances ou dogmes que d’accomplir les rites et de respecter les interdits traditionnels. Les mythes et les théologies, qui parfois accompagnent et justifient ces rites et interdits, sont des élaborations secondaires. Une religion, c’est d’abord un ensemble de pratiques cérémonielles et de prohibitions partagées. Par ailleurs, une communauté religieuse n’est pas, dans son principe, un club auquel il serait loisible ou non d’appartenir, c’est un groupe lié par un réseau de prescriptions positives ou négatives auxquelles les individus sont d’entrée de jeu assujettis. Bref, en termes durkheimiens, le fait religieux, comme tout fait social, est collectif et coercitif.

Cela posé, on pourrait dire que l’histoire des idées fait apparaître quatre conceptions possibles de la coercition religieuse. On peut y voir l’autorité légitime de puissances transcendantes dont les hommes seraient tributaires.

C’est le point de vue traditionnel des fidèles qui s’accompagne ipso facto de la croyance au caractère immuable de la subordination religieuse. On peut, à l’inverse, y voir une contrainte arbitraire, exercée par des hommes avides de pouvoir qui dominent leurs semblables en prétendant agir au nom de puissances transcendantes, réelles ou imaginaires. C’est la thèse du complot des prêtres, chère à la philosophie des Lumières, qui conçoit la religion comme une fiction et une imposture, que les esprits éclairés doivent combattre et anéantir. On peut encore voir la soumission des hommes à des entités supposées extérieures comme le reflet de rapports de domination d’une classe sur une autre à l’intérieur de la société, et un moyen secondaire de renforcer cette domination. C’est la thèse marxiste, qui conçoit le monde religieux non plus comme une réalité propre, ou une simple fiction, mais comme une illusion nécessaire dont la disparition exigera un « long et douloureux développement » des sociétés humaines. Enfin, on peut concevoir la coercition religieuse comme due à un processus d’autoconstitution et d’autorégulation des sociétés humaines, échappant en grande partie aux individus qui en sont les acteurs. C’est la thèse de Durkheim, que des travaux plus récents sont venus renforcer et préciser, selon laquelle le religieux serait, parmi les hommes, le système générateur et peut-être aussi le noyau constitutif de toute entité collective stable, à défaut de quoi elle se réduirait à un agrégat erratique d’individus ou de groupuscules.

Nous allons regarder d’un peu plus près chacun de ces points de vue, en essayant de montrer que le dernier est celui pour lequel on possède les arguments les plus probants.

LA RELIGION DES LUMIÈRES OU LA NAÏVETÉ DES DÉMYSTIFICATEURS

Comme nous abordons d’entrée de jeu la question dans une perspective anthropologique, nous ne nous attarderons pas sur le premier point de vue, celui de l’origine transcendante du religieux. Remarquons toutefois que ce point de vue est bien loin d’être méprisable. C’est, pourrait-on dire en termes pascaliens, celui du peuple qui « a les opinions saines », quoiqu’il mette souvent la vérité « où elle n’est pas » (Pensées, n° 324,328,335). Les hommes se sont presque toujours et partout sentis liés à des puissances extérieures. Le discours religieux traditionnel décrit bien ce sentiment universel, il a seulement tort d’ériger en absolu la forme particulière qu’il revêt ici ou là. Mais cette erreur est vénielle. La variété des manifestations religieuses et même l’étrangeté de certaines d’entre elles – par exemple, la divinisation de la fièvre, de la peste ou de la guerre –, loin de les discréditer toutes, sont plutôt le signe d’un ancrage nécessaire de l’humain dans le suprahumain (Pensées, n°425).

Chacune d’elles témoigne d’une pareille exigence, quoique de façon obscure, comme la conscience religieuse a souvent la sagesse de le confesser.

Tout à l’opposé, la philosophie des Lumières s’imagine déjà connaître les principes les plus généraux qui gouvernent l’ensemble des phénomènes naturels et sociaux, et elle les croit accessibles à tous les hommes. Ce serait seulement leur ignorance de fait par le plus grand nombre qui rendrait possible l’imposture religieuse, laquelle consisterait à entretenir cette ignorance à des fins d’asservissement. Pour libérer les esprits de la servitude religieuse, il suffirait donc de s’emparer du pouvoir intellectuel et de dissiper les ténèbres, qui la favorisent, à l’aide des lumières de la raison. D’où ces énormes machines de guerre que, dans l’Europe du XVIIIe siècle, les esprits éclairés dressent un peu partout contre le magistère des Églises. Dans l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, on peut lire, par exemple, à l’article « Prêtres », les lignes suivantes :

« Il est doux de dominer ses semblables; les prêtres surent mettre à profit la haute opinion qu’ils avaient fait naître [de leurs pouvoirs] dans l’esprit de leurs concitoyens; ils prétendirent que les dieux se manifestaient à eux; ils annoncèrent leurs décrets; ils prescrivirent ce qu’il fallait croire et ce qu’il fallait rejeter; ils fixèrent ce qui plaisait ou déplaisait à la divinité; ils rendirent des oracles; ils prédirent l’avenir à l’homme inquiet et curieux, ils le firent trembler par la crainte des châtiments dont les dieux irrités menaçaient les téméraires qui osaient douter de leur mission ou discuter leur doctrine. Pour établir plus sûrement leur empire, ils peignirent les dieux comme cruels, vindicatifs, implacables :ils introduisirent des cérémonies, des initiations, des mystères, dont l’atrocité pût nourrir dans les hommes cette sombre mélancolie, si favorable à l’empire du fanatisme; alors le sang humain coule à grands flots sur les autels, les peuples subjugués par la crainte et enivrés de superstition ne crurent jamais payer trop chèrement la bienveillance céleste : les mères livrèrent d’un œil sec leurs tendres enfants aux flammes dévorantes; des milliers de victimes humaines tombèrent sous le couteau des sacrificateurs; on se soumit à une multitude de pratiques et les superstitions les plus absurdes achevèrent d’étendre et d’affermir leur puissance. »

Ce réquisitoire repose sur des observations très justes. L’existence d’un lien étroit entre le pouvoir et le sacré, la place de choix occupée par les rites sacrificiels, et leur ressemblance troublante avec des meurtres, sont des faits dont l’anthropologie reconnaîtra plus tard l’importance. La manipulation du sacré à des fins diverses est tout aussi indéniable, mais, loin d’expliquer la présence du religieux parmi les hommes, la suppose. L’existence d’escroqueries ou d’abus de pouvoir commis par des policiers ne permet pas de conclure que la police est une association de malfaiteurs. De même, les forfaits commis sous couvert de religion n’impliquent pas que le religieux soit, dans son principe, une imposture.

Le « philosophe » doutera de la pertinence de cette comparaison, car il croit savoir ce qui distingue l’institution religieuse de toutes les autres. Il croit disposer d’une pierre de touche, qu’il nomme la raison, pour faire le tri entre la nature et la convention, entre conventions utiles et conventions nuisibles, et même pour reconstruire toute la société à partir de principes « naturels » et « rationnels ». À cette aune, les religions instituées apparaissent comme des montages artificiels et nocifs, ou au mieux insignifiants, que les lumières de la raison doivent faire disparaître, pour laisser place soit à une « religion naturelle », sans dogmes ni rites et dépouillée de tout culte extérieur, soit à l’agnosticisme ou à l’athéisme le plus franc. La religion est ainsi réduite à une affaire d’opinion, de croyance subjective, et cette conception est devenue une idée rectrice de la conscience moderne. Elle inspire aussi bien la politique agressive de déchristianisation conduite par la Révolution française que la pratique tolérante de la Ve République qui « respecte toutes les croyances » (Constitution de 1958, art. 2), c’est-à-dire ne reconnaît en fait aucune religion [1], mais seulement la liberté d’opinion des individus.

La messe serait-elle dite ? L’existence d’États laïques, comme la République française, ne serait-elle pas une preuve suffisante que l’idéal des Lumières est devenu réalité et que les sociétés, comme les individus, peuvent se passer de toute religion ? Pour ne pas refermer trop vite le dossier, il faut d’abord remarquer combien le XVIIIe siècle éclairé, qui entend démystifier le peuple, et le libérer de la superstition, fait preuve de présomption et de légèreté en s’attribuant des pouvoirs exorbitants et en réduisant à rien la dimension institutionnelle du religieux.

Sa conception de la raison, à laquelle Kant a tenté de donner ses lettres de noblesse, ne résiste pas à l’examen. Ou bien on attribue à la raison humaine le pouvoir de « consulter », comme disait Malebranche, une Raison universelle transcendante, et il lui est alors possible d’être juge de toutes choses, c’est-à-dire des fins comme des moyens. Ou bien on lui refuse ce pouvoir, parce que l’on tient le Verbe divin pour inaccessible ou imaginaire, et la raison – comme des auteurs aussi différents que Pascal, Hobbes et Hume l’ont montré– est seulement le pouvoir de raisonner, c’est-à-dire de relier correctement les uns aux autres principes et conséquences, causes et effets, moyens et fins.

Il n’y a pas de tierce solution. Contrairement à ce que la philosophie scolaire et universitaire feint de croire, Kant n’a pas réfuté Hume. La raison nous fournit des « impératifs hypothétiques », mais nul « impératif catégorique ». La Raison (Vernunft), que la philosophie critique croit pouvoir distinguer de l’entendement (Verstand), n’est jamais qu’une version laïcisée du Verbe divin de Malebranche, comme le sentiment du respect une variante éthique et le sentiment du sublime une variante esthétique du sentiment du sacré [2].

Rationnel signifie cohérent. Il est contraire à la raison de nier que p implique p, ou de vouloir la fin sans vouloir les moyens. « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt » (Hume, Traité de la nature humaine, II, III, 3). Ce peut être le seul moyen possible d’éviter la douleur. Reléguer les rites religieux du côté de l’irrationnel est soit prématuré, car ils pourraient avoir une fonction non encore décelée, soit dépourvu de sens, car comment un rite, en tant que tel, serait-il incohérent ? Dire que le sacrifice est choquant pour la raison est impropre. Il choque notre sensibilité, et plus précisément, à en croire Nietzsche, une sensibilité rendue malade par plusieurs siècles de christianisme.

En fait, la critique « rationaliste » des religions manque donc de rigueur philosophique, tout comme elle ignore ce qu’elle doit, malgré elle, à certaines d’entre elles. Elle fait du religieux soit une exploitation sans mystère de la faiblesse humaine, soit un phénomène opaque qu’elle rejette sans bien l’analyser. Le siècle des Lumières a surtout une importance sociologique. Il donne aux « demi-habiles » (Pascal, Pensées, n° 337), qui « font les entendus [… ] et jugent mal de tout » (Pensées, n°337; voir aussi n°324), le pouvoir de donner le ton et de dire la norme. Même les plus grands esprits n’échappent pas à l’air du temps. Montesquieu, si clairvoyant par ailleurs, croit pouvoir réduire la religion des Romains à un simple montage politique– contre toute vraisemblance, dira Fustel de Coulanges, dans une page que nous examinerons plus loin. Hume, qui est sans doute le plus grand philosophe de son siècle, voit bien la naïveté des rationalistes, leur propension à faire de la Raison, simple pouvoir de distinguer le vrai du faux, un dieu omniscient et tout-puissant, juge du bien et du mal, et maître absolu des passions (Traité de la nature humaine, II, III, 3; III, I, 1). Par ailleurs, il dénonce les faiblesses des théories contractualistes de la société, en vogue à son époque, qui croient pouvoir asseoir l’autorité politique sur le consentement des individus [3]. Mais, s’il est sensible au poids politique des institutions, leur composante religieuse semble lui échapper totalement. Pour lui, le problème religieux reste un problème intellectuel. Ses Dialogues sur la religion naturelle révèlent la puissance dialectique d’un esprit supérieur. Mais son Histoire naturelle de la religion, concluant que « l’ignorance est la mère de la dévotion », ne s’élève guère au-dessus des productions de son temps, malgré quelques notations piquantes ici ou là. Il est banal de condamner le sacrifice humain comme une « superstition impie » dont « la plupart des nations se sont rendues coupables ».

Il l’est moins de noter, à ce propos, que la coutume du roi du bois de Nemi s’accorde mal avec la théorie dominante du complot des prêtres. « Celui qui, dans le temple de Diane, situé à Aricie près de Rome, tuait le prêtre en fonction avait légalement le droit d’être installé comme son successeur. Très singulière institution ! Car, si barbares et sanglantes que soient les superstitions ordinaires pour les laïcs, elles tournent habituellement à l’avantage de l’ordre sacré » [Hume, 1989, p. 74-75]. Cette institution paradoxale, dont Frazer allait montrer, dans son Rameau d’or, le caractère prototypique, mais contre laquelle les Lumières écossaises elles-mêmes viennent achopper, montre bien que le phénomène religieux échappe à la philosophie du XVIIIe siècle.

Seul Rousseau, toujours en porte-à-faux avec l’esprit du temps, laisse entendre, par moments, une autre voix. Malgré la pression ambiante, il écarte, au moment de publier, les pages sur l’imposture religieuse qu’il avait rédigées pour le Deuxième Discours. Inversement, il ajoute in extremis au Contrat social l’important chapitre sur la religion civile.

LES PHILOSOPHES DU XIXe SIÈCLE OU LA RELIGION DE NOUVEAU BONNE À PENSER

Il faut cependant attendre le XIXe siècle pour assister à un véritable changement de ton. Tout se passe comme si la Révolution française avait été suivie par une révolution intellectuelle de la conscience européenne. En effet, le phénomène est général. Philosophes, historiens, précurseurs ou fondateurs de l’anthropologie et de la sociologie scientifiques s’accordent à réhabiliter le religieux, sinon comme pratique, du moins comme objet digne d’être pensé et non simplement combattu et relégué du côté des superstitions. Même pour ceux qui rangent la religion sous la catégorie de l’illusion, il s’agit encore d’une illusion naturelle et durable, non d’un épiphénomène sans réalité propre.

D’où vient ce changement de perspective et, pour ainsi dire, cette clairvoyance commune, qui fait suite à l’aveuglement non moins général des Lumières ? Sans doute de la Révolution elle-même, qui a mis en défaut certaines conceptions sommaires du lien social et révélé une articulation inattendue du politique et du religieux. Comme le dira Tocqueville (L’Ancien Régime et la Révolution, I, 3), cette révolution politique a procédé à la manière des révolutions religieuses, en retrouvant, ajouterons-nous, les formes originairement sacrificielles de toute religion. La Convention n’organise pas seulement la république et la déchristianisation, elle institue un culte de la déesse Raison, puis de l’Être suprême. À la manière d’une religion, elle instaure une nouvelle ère et fonde un nouveau calendrier. Elle institue de nouveaux rites et de nouvelles fêtes, non seulement pastorales, mais sanguinaires. Car ces nouveautés ne sont pas originales, mais retournent à l’origine. À nouveau, les dieux ont soif. La Nation exige sans cesse de nouveaux serments et voue à la mort de nouveaux parjures. Elle devient une valeur sacrée, réclamant de nouveaux sacrifices humains. Accident de l’histoire ou trait permanent des actes fondateurs ? Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Qu’ils interprètent l’histoire du genre humain en termes de progrès, comme Hegel, Marx ou Comte, ou en termes de décadence à l’instar de Nietzsche, les philosophes du XIXe siècle reconnaissent, bon gré, mal gré, une place éminente aux phénomènes religieux. Marx lui-même n’est pas moins sévère à l’égard du matérialisme vulgaire que de l’idéalisme hégélien. En remettant la dialectique sur ses pieds, il relègue le religieux au rang de superstructure, mais il lui reconnaît cependant une fonction propre. Bien qu’elle promette aux hommes un « bonheur illusoire », la religion n’est pas totalement imaginaire. Elle est « à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle » (Critique de la philosophie du droit de Hegel). Elle n’est donc ni un artifice ni un simple auxiliaire de l’aliénation économique.

En tant que reflet du monde réel (Le Capital, I, I, 1), elle est aussi durable que le monde qu’elle exprime et qu’elle conteste. Seule donc une transformation radicale de ce monde pourra, à très long terme, mettre fin à son empire.

Chez Marx, toutefois, comme dans la philosophie des Lumières, la religion demeure une construction intellectuelle chimérique, une idéologie déterminée et non déterminante. Même si elle invite à la transformation du monde, elle n’en constitue pas le moteur. Au contraire, Hegel et Nietzsche attribuent aux forces religieuses, et plus particulièrement au christianisme, la genèse même du monde moderne. C’est le christianisme qui le premier, dit Hegel, a conçu les hommes comme étant tous également libres. L’histoire du monde occidental est la réalisation effective de cette idée, l’accomplissement dans les mœurs et les institutions de ce que le christianisme avait seulement effectué dans l’élément de la pensée. Aussi le dernier mot n’appartient-il pas à la religion. En montrant que le travail historique aboutit à l’État moderne et que, avec son avènement, tout est accompli, la philosophie hégélienne achève, dans tous les sens du terme, l’œuvre du christianisme. Tout se passe comme si la vérité religieuse, définie comme « la conscience de soi de l’esprit d’un peuple », était seulement l’expression provisoire de vérités plus hautes et n’avait plus de raison d’être une fois atteinte la rationalité politique et philosophique.

Nietzsche n’analyse pas le religieux en termes de degrés de conscience mais de rapports de force, et le christianisme lui paraît moins le chantre de la liberté que celui de l’égalité. Même si la dynamique religieuse n’est plus pour lui ascensionnelle mais régressive, elle demeure plus que jamais le principal facteur de toutes les grandes mutations culturelles. L’histoire des religions donne son impulsion et son style à toute l’histoire de l’humanité. C’est celle du renversement, de plus en plus marqué, de la hiérarchie des valeurs, et du triomphe, de plus en plus complet, des forces réactives – celles des faibles, mues par le ressentiment et la négation de la vie – sur les forces actives – celles des forts, caractérisées par l’affirmation libre et joyeuse de soi. La Généalogie de la morale (I, 6) décrit ce long processus de dégradation, amorcé par la caste sacerdotale des brahmanes, qui place la pureté rituelle au-dessus des valeurs viriles de l’aristocratie guerrière. Les juifs font un pas de plus en renversant l’équation originelle, qui identifiait « noble » et « puissant » avec « bon » et « aimé des dieux ». Ils affirment, tout au rebours, que seuls les petits et les faibles sont bons et pieux, tandis que les grands et les forts sont méchants et impies (I, 7). Le christianisme transmue cette haine judaïque des puissants en amour universel des misérables et des réprouvés (I, 8). Mais il s’agit d’une nouvelle victoire de la Judée (I, 16), d’un renforcement de ce que les Juifs ont osé et obtenu la première fois. À chaque étape du processus – chrétiens contre juifs, protestants contre catholiques, libres penseurs contre chrétiens, républicains contre monarchistes, socialistes contre libéraux, anarchistes contre socialistes, etc. –, la « morale des esclaves » l’emporte un peu plus sur celle des maîtres (1,9; Par-delà le bien et le mal, 202,260). Les nouveaux venus ne s’opposent jamais à leurs prédécesseurs que pour mieux aggraver leur besogne de nivellement. « Qui de nous voudrait être libre penseur si l’Église n’existait pas ? L’Église nous répugne, mais non pas son poison [… ] Mettez de côté l’Église, et nous aimerons aussi le poison » (La Généalogie de la morale, 1,9).

Ainsi raisonnent les adeptes du « progrès ». On comprend, dès lors, que, tout en combattant le renversement des valeurs accompli par le judaïsme et le christianisme, Nietzsche soit infiniment plus dur à l’égard de leurs adversaires.

Contre les « braillards antisémites », qu’il déteste par-dessus tout, il se fait l’avocat des vertus morales et intellectuelles du peuple juif (Par-delà le bien et le mal, 250,251; La Généalogie de la morale, II, 11; Le Gai Savoir, 348).

Contre la « jacquerie de l’esprit » que constitue le protestantisme, il fait un éloge vibrant de l’Église, « institution plus noble que l’État » (Le Gai Savoir, 358). Esprit libre, il n’a que mépris pour les « libres penseurs », aveugles au fait que les « idées modernes » dont ils sont les zélateurs sont seulement des idées chrétiennes vulgarisées, n’ayant même plus le garde-fou de la tutelle ecclésiastique : de « vieilles vertus chrétiennes devenues folles », selon le mot célèbre de Chesterton [1984, p. 44] qu’il aurait pu faire sien.

Nietzsche voit très bien – et c’est essentiel pour notre propos – que le monde moderne a été façonné par le christianisme, et qu’il est indéchiffrable sans les valeurs chrétiennes qui en constituent les soubassements, même si ceux qui en sont tributaires feignent de les ignorer ou de les renier. Comme le dira encore Chesterton [1979, p. 158-159], « tout dans le monde moderne est d’origine chrétienne, tout, même ce qui nous paraît le plus antichrétien.

La Révolution française est d’origine chrétienne. Le journal est d’origine chrétienne. La science physique est d’origine chrétienne. Les attaques contre le christianisme sont d’origine chrétienne. Il y a une seule chose, une seule existant de nos jours, dont on puisse dire en toute vérité qu’elle est d’origine païenne, et c’est le christianisme ».

Ces intuitions puissantes, qu’on aimerait voir reprises et développées par nos spécialistes en sciences sociales, ne sont pas seulement le fait d’esprits atypiques. On les retrouve, mieux étayées, chez les grands auteurs classiques.

Tocqueville [1981, t. I, p. 58] par exemple, note que, par son mode de recrutement, l’Église a contribué de manière décisive à l’avènement d’une société égalitaire : « Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur; l’égalité commence à pénétrer par l’Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel esclavage se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s’asseoir au-dessus des rois. »

De son côté, Schumpeter [1974, p. 361-362] relève les racines théologiques de la doctrine classique de la démocratie : « Considérons l’égalité.

Aussi longtemps que nous demeurons dans la zone de l’analyse empirique, le véritable sens de ce terme reste douteux, et il n’existe aucune justification rationnelle pour l’exalter au rang d’un postulat. Cependant le tissu du christianisme est largement mêlé de fibres égalitaires. Le Sauveur est mort pour racheter tous les hommes : il n’a pas fait de différence entre individus de conditions sociales différentes. Du même coup il a apporté son témoignage à la valeur intrinsèque de l’âme individuelle, valeur qui ne comporte pas de gradations. Ne trouve-t-on pas là la justification – et, à mon sens, la seule possible – de la formule démocratique : “Chacun doit compter pour un, personne ne doit compter pour plus d’un”– justification qui imprègne d’un sens surnaturel tels articles du credo démocratique auxquels il n’est pas précisément facile de trouver un sens prosaïque ?»

Il ne serait pas difficile de montrer que le féminisme, par exemple, est lui aussi d’origine chrétienne. Nous laisserons cet exercice au lecteur.

MAÎTRES DU SOUPÇON OU NOUVEAUX PROPHÈTES ?

Avant de quitter les philosophes du XIXe siècle pour donner la parole aux historiens et aux anthropologues, il convient de s’arrêter sur le cas d’Auguste Comte, à la fois théoricien du social et fondateur de religion. Plus que tout autre, le créateur du mot « sociologie » a reconnu la prééminence des phénomènes religieux dans les sociétés humaines. La « loi des trois états » n’énonce pas seulement le passage inexorable de l’état théologique ou fictif à l’état scientifique ou positif, par l’intermédiaire de l’état métaphysique ou abstrait.

Elle montre que l’état théologique constitue, au sens fort du terme, l’enfance de l’humanité, c’est-à-dire qu’il est tout aussi nécessaire à la formation des collectivités humaines que les premières années de la vie le sont à la formation d’un individu. Ce n’est pas tout. Comte devait ensuite découvrir que, indispensable aux premiers développements des sociétés, la religion était tout autant requise, pour assurer leur fonctionnement et leur stabilité, une fois celles-ci constituées. L’état positif ne se caractérise pas seulement par le développement des sciences et de l’industrie, il demande une nouvelle religion, celle de l’Humanité, dotée d’un pouvoir spirituel et propre à enseigner aux individus leurs véritables devoirs. D’où la propension du philosophe à se muer en prophète, puis en grand prêtre de cette religion positive, et à créer pour elle un calendrier, des temples, des rites et un catéchisme.

Ce tournant religieux de Comte a jeté le trouble jusque dans le cercle de ses disciples les plus proches. On a soupçonné de folie le fondateur de l’Église positiviste et son espoir de pouvoir prêcher bientôt à Notre-Dame la nouvelle religion dont il croyait être le pape. Pourtant, l’auteur du Catéchisme positiviste semble, à certains égards, plus lucide que d’autres philosophes de sonsiècle qui sont eux aussi, mais à leur insu, des fondateurs de religion. C’est en pleine conscience qu’il proclame un nouveau culte et qu’il fait de la religion le couronnement de la philosophie et le point d’aboutissement de son projet de régénérer la société. Paradoxalement, ceux qui passeront plus tard pour des maîtres du soupçon sont moins clairvoyants : ils se perçoivent comme théoriciens de l’illusion religieuse, mais non comme porteurs de nouveaux espoirs religieux et créateurs de nouveaux mythes et de nouveaux rites.

C’est pourtant ce dernier trait qui est, chez eux, dominant. « Marx le prophète » : c’est le titre donné par Schumpeter au premier chapitre de Capitalisme, socialisme et démocratie. « Marx le sociologue » et « Marx l’économiste » ont droit seulement aux chapitres suivants. Car, avant d’être une théorie scientifique,« le marxisme est une religion », c’est-à-dire « un système de fins dernières » donnant « un sens à la vie » et « des étalons de référence absolus pour apprécier les événements et les actions ». Il offre à ses fidèles « un guide » qui leur apporte « un plan de salut » et « la révélation du mal dont doit être délivrée l’humanité » [Schumpeter, 1974, p. 21]. Le communisme combine, en effet, les espérances terrestres du messianisme juif avec la théologie du messianisme chrétien. Il érige le prolétariat, a-t-on pu dire, en messie du monde moderne. Ce prolétariat mythique libère l’homme de l’aliénation pour lui faire gagner la nouvelle terre promise de la société sans classes, tout comme le Christ libère l’homme du péché pour le faire entrer dans le royaume de Dieu.

Il est à la fois une classe sociale particulière et une classe universelle, tout comme le Christ est à la fois homme et Dieu. Comme le Christ encore, il rachète l’humanité par ses souffrances.

Même les textes où Marx procède à une analyse scientifique de la religion ont encore des accents religieux, soit qu’ils donnent à l’homme l’espoir d’atteindre une autosuffisance divine en devenant son propre soleil [4], soit qu’ils lui promettent l’avènement d’un monde transparent [5]. Mais ce système indéniablement religieux évite – contrairement à la religion positive de Comte– de se penser comme tel, aussi bien chez son fondateur que chez ses adeptes.

Et c’est cela même, semble-t-il, qui contribue à son succès dans un monde, matérialiste et désacralisé, convaincu de mettre toute sa foi dans le progrès des sciences et des techniques.

Ce résultat a été atteint par Marx d’une part, en traduisant avec une vigueur insurpassable ce sentiment d’être brimé et maltraité qui constitue le comportement auto-thérapeutique d’innombrables malchanceux, et d’autre part, en proclamant que la guérison de ces maux par le socialisme doit être tenue pour une certitude susceptible d’être rationnellement démontrée. Observons avec quel art suprême l’auteur réussit, en cette occurrence, à combiner toutes ces aspirations extra-rationnelles, que la religion en déclin laissait désormais errer çà et là comme des chiens sans maître, avec les tendances contemporaines au rationalisme et au matérialisme, inéluctables à une période qui ne consentait à tolérer aucune croyance dépourvue d’attributs scientifiques ou pseudoscientifiques. Un sermon pragmatique n’aurait pas fait impression; l’analyse du processus social n’aurait retenu l’intérêt que de quelques spécialistes. Mais envelopper le sermon dans les formules de l’analyse et développer l’analyse en ne perdant jamais de vue les aspirations du cœur, telle a été la technique qui a conquis à Marx des allégeances passionnées et qui a mis entre les mains du marxiste un atout suprême : la conviction que l’homme que l’on est et la cause que l’on sert ne sauraient être vaincus, et doivent finalement triompher [Schumpeter, 1974, p. 22-23].

Marx n’a pas conscience de fonder une nouvelle religion, et il y réussit d’autant mieux qu’il se contente de donner des habits neufs à un contenu religieux traditionnel. Comte cherche explicitement une religion appropriée aux sociétés modernes, mais il échoue à le faire, en essayant de glisser un contenu neuf – la religion de l’Humanité – dans des formes traditionnelles de culte.

On retrouve, en gros, entre Nietzsche et Freud, le même type de relation qu’entre Comte et Marx. C’est à nouveau l’esprit le moins religieux qui forge, comme à son insu, la religion la plus adaptée à son époque. Nietzsche ne fait pas seulement la généalogie du fait religieux. Il se présente comme le prophète de la religion du Surhomme, dont Ainsi parlait Zarathoustra, rédigé en versets bibliques, est la nouvelle Écriture sainte. Mais il prêche dans le désert. La religion du Surhomme a encore moins d’adeptes que celle de l’Humanité. Zarathoustra est un ermite, Nietzsche un « chef sans foule [6] », la victime d’une autodestruction sacrificielle sans vertu fondatrice. Freud, quant à lui, croit avoir fait une découverte comparable à celles de Copernic et de Darwin, et inventé une thérapeutique capable de délivrer les hommes de l’illusion religieuse et de ses remèdes imaginaires. En fait, il est, pour une bonne part, l’inventeur d’une sorte de chamanisme adapté au monde occidental [cf. Lévi-Strauss, 1958, chap. IX et X], avec un nouveau rite, la cure type, et son mythe d’origine, la guérison d’Anna O.; avec de nouvelles puissances surnaturelles et une nouvelle théologie, celles de l’inconscient et de ses avatars, ça, moi, sur-moi, idéal du moi, etc. Freud est aussi le chef d’un mouvement religieux, avec ses rites initiatiques – la cure didactique et, pour ceux admis dans le premier cercle, la remise d’une bague par le père fondateur – mais aussi ses hérésies et ses procédures d’exclusion qui, tour à tour, menacent et refont l’unité de ce que l’inventeur de la psychanalyse appelle lui-même sa « horde sauvage ». On observe en effet dans celle-ci, plus directement et plus finement que dans Totem et Tabou, les effets structurants du meurtre collectif et de ses avatars [7]. Le succès rapide de la psychanalyse a des raisons analogues à celui du marxisme. Elle arrive à point nommé pour remplir un vide aussi bien scientifique que spirituel. Les théories de l’inconscient et des bases pulsionnelles de la vie humaine, et la mythologie qui les accompagne, donnent l’impression d’atteindre une réalité qui échappe aux platitudes de la psychologie académique et de résoudre à nouveaux frais le problème du mal dans un monde qui ne croit plus au péché originel. La psychanalyse apporte un nouvel espoir de salut, qui console les hommes de leurs misères individuelles, comme le marxisme les console de leurs maux collectifs [cf. Gellner, 1990].

Ainsi, des esprits aussi divers que Comte, Marx, Nietzsche et Freud ne sont pas seulement les porte-parole de la « mort de Dieu » et du retrait inexorable du religieux judéo-chrétien; ce sont aussi les pourvoyeurs de religions de substitution. Le cas du fondateur du positivisme, dont la pensée et le style ont assez mal vieilli, pourrait d’abord sembler marginal et atypique. C’est ce que croient ou aimeraient croire les historiens des idées qui se veulent « rationalistes ». Mais en vain, puisque, en dépit de leur esprit beaucoup plus « moderne », les maîtres du soupçon se révèlent être tout autant, fût-ce à leur corps défendant, des maîtres spirituels et des bâtisseurs de religion. Du point de vue de l’histoire des idées, Comte a le mérite de proposer deux hypothèses qui seront reprises par l’anthropologie des religions. Premièrement, le fait religieux n’est ni un phénomène accidentel ni une entrave native au libre développement des sociétés humaines, mais tout au contraire la source et le ciment des premières formes de vie collective. Deuxièmement, la religion n’est pas seulement nécessaire à la genèse des institutions les plus spécifiques des sociétés humaines, mais probablement aussi à leur stabilité et à leur survie.

LES PIONNIERS DE L’ANTHROPOLOGIE OU LA DÉCOUVERTE DES ORIGINES RELIGIEUSES DE LA CULTURE

Plus clairvoyants que les philosophes, les pionniers de l’anthropologie n’ont pas besoin de créer de nouvelles formes de religion pour mettre en évidence la valeur sociale du phénomène religieux. Analysant la religion romaine, Fustel de Coulanges (La Cité antique, III, 7) montre qu’il ne s’agit ni d’un appareil répressif créé par l’État, ni d’une force extérieure dont, à l’inverse, l’État serait le jouet ou l’instrument, mais d’un principe consubstantiel à l’État lui-même.

« Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire que cette religion des Anciens était une imposture et pour ainsi dire une comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que pour brider le peuple. Jamais une religion n’a eu telle origine, et toute religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d’utilité publique, ne s’est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les Romains assujettissaient la religion à l’État; le contraire est plus vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans être frappé de l’absolue dépendance où les hommes étaient à l’égard de leurs dieux. Ni les Romains ni les Grecs n’ont connu ces tristes conflits qui ont été si communs dans d’autres sociétés entre l’Église et l’État. Mais cela tient uniquement à ce qu’à Rome, comme à Sparte et à Athènes, l’État était asservi à la religion. Ce n’est pas qu’il y ait jamais eu un corps de prêtres qui ait imposé sa domination. L’État ancien n’obéissait pas à un sacerdoce, c’était à sa religion même qu’il était soumis. Cet État et cette religion étaient si complètement confondus ensemble qu’il était impossible, non seulement d’avoir l’idée d’un conflit entre eux, mais même de les distinguer l’un de l’autre. »

La religion étant moins affaire de dogmes que de pratiques collectives, le culte est la forme première du lien social. Toute l’organisation de la cité antique, montre Fustel, est originairement religieuse, et cela à tous les niveaux. Le père est un prêtre, la maison un temple, la propriété un domaine sacré, le roi est un pontife, la cité une communauté religieuse, les concitoyens des co-sacrificateurs. Les devoirs civiques sont des devoirs religieux, le mariage, l’adoption sont des cérémonies relevant du culte des ancêtres.

Cette découverte de l’historien français n’est pas isolée et ne se limite pas au monde gréco-romain. Tout au long du XIXe siècle, les nouvelles disciplines, archéologie, philologie, ethnologie, histoire du droit, etc., accumulent, indépendamment les unes des autres, des données convergentes. Le bilan est facile à dresser. L’organisation religieuse des sociétés humaines est à l’origine de toutes les autres institutions. Toute la civilisation est issue du culte.

La culture, au sens ethnologique du terme, est une extension du culte et des obligations rituelles. C’est à cette conclusion que Durkheim arrive dès la fondation, en 1898, de l’Année sociologique, dont la deuxième livraison reconnaît d’entrée de jeu la centralité des phénomènes religieux.

« La religion contient en elle dès le principe, mais à l’état confus, tous les éléments qui, en se dissociant, en se déterminant, en se combinant de mille manières avec eux-mêmes, ont donné naissance aux diverses manifestations de la vie collective. C’est des mythes et des légendes que sont sorties la science et la poésie; c’est de l’ornemantique religieuse et des cérémonies du culte que sont venus les arts plastiques; le droit et la morale sont nés de pratiques rituelles. On ne peut comprendre notre représentation du monde, nos conceptions philosophiques sur l’âme, sur l’immortalité, sur la vie, si l’on ne connaît les croyances religieuses qui en ont été la forme première. La parenté a commencé par être un lien essentiellement religieux; la peine, le contrat, le don, l’hommage, sont des transformations du sacrifice expiatoire, contractuel, communiel, honoraire, etc. Tout au plus peut-on se demander si l’organisation économique fait exception et dérive d’une autre source; quoique nous ne le pensions pas, nous accordons que la question peut être réservée » [Durkheim, 1969, p. 138].

Dans son dernier ouvrage, montrant que « les formes élémentaires de la vie religieuse » sont aussi des structures élémentaires de la vie sociale, Durkheim reprendra la même idée, assortie d’ailleurs de la même réserve.

« On peut donc dire, en résumé, que presque toutes les grandes institutions sociales sont nées de la religion. Une seule forme de l’activité sociale n’a pas encore été expressément rattachée à la religion : c’est l’activité économique » [1968, p. 598 et note].

Observant, toutefois, que « la richesse peut conférer du mana », il en infère que « l’idée de valeur économique et celle de valeur religieuse ne doivent pas être sans rapports ». Par ailleurs, dans la préface de la deuxième édition de sa thèse sur la division du travail, il note que, chez les Romains, les corporations d’artisans n’étaient pas seulement des groupements professionnels, mais des collèges religieux et funéraires, ayant chacun son dieu, son culte et parfois son temple.

Les successeurs de Durkheim compléteront et généraliseront ces observations. Ils mettront en évidence les racines religieuses de toutes les composantes de la vie économique. Dès 1924, Mauss, dans l’Essai sur le don, montrera l’ancrage des échanges utilitaires dans les prestations cérémonielles, et Laum [1924] établira l’origine sacrificielle de la monnaie. L’année suivante, Hocart postulera l’origine rituelle du paiement monétaire [cf. Hocart, 1973, chap. 10], hypothèse validée depuis par d’autres travaux [8]. Quelques années plus tard, il montrera que la division du travail a été une exigence rituelle avant de devenir une réalité économique [cf. Hocart, 1938, p. 82; 1978, p. 179-181]– thèse que même des anthropologues d’inspiration marxiste contribueront, volens nolens, à accréditer [9] – et il expliquera, en étudiant le système des castes, comment un service rituel peut se transformer en une activité professionnelle libre [cf. Hocart, 1938, p. 261-262].

La lacune que signalait Durkheim a donc été rapidement comblée. C’est bien toute la culture, au sens ethnologique du terme, comprenant à la fois les techniques et les institutions, la maîtrise de la nature et l’organisation de la société, qui est d’origine religieuse. Comme Hocart [1933,1954], en particulier, l’a montré, ce sont avant tout les rites et les cérémonies qui obligent les hommes à coopérer à grande échelle, à diviser leurs fonctions, à cultiver leurs talents, à réaliser des prouesses, à faire des expériences, etc., dont sortiront toutes les activités techniques et les structures sociales. La religion n’est pas une superstructure idéologique, mais l’infrastructure rituelle des sociétés humaines. Dans les périodes les plus mouvementées de leur histoire, c’est souvent elle qui constitue leur noyau stable et leur planche de salut [10].

PEUT-ON SORTIR DU RELIGIEUX ?

Nous arrivons ainsi au cœur de la question. La religion ayant été la matrice du lien social, serait-elle aussi l’armature de toute société durable ? Dans le texte, déjà cité, qui sert de préface au deuxième volume de l’Année sociologique, Durkheim se pose tout de suite la question et répond clairement par la négative : « Mais, bien entendu, l’importance que nous attribuons ainsi à la sociologie religieuse n’implique aucunement que la religion doive, dans les sociétés actuelles, jouer le même rôle qu’autrefois. En un sens, la conclusion contraire serait plus fondée. Précisément, parce que la religion est un fait primitif, elle doit de plus en plus céder la place aux formes sociales nouvelles qu’elle a engendrées » [1969, p. 139, n. 1].

Cet argument, purement évolutionniste, rappelle la première philosophie de Comte. La religion étant l’enfance de l’humanité, elle disparaît d’elle-même une fois celle-ci devenue adulte. Mais, un peu plus loin, Durkheim observe que, dans nos sociétés, « des objets laïques en apparence, tels que le drapeau, la patrie, telle forme d’organisation politique, tel héros ou tel événement historique » font l’objet de croyances qui « sont, dans une certaine mesure, indiscernables des croyances proprement religieuses. La patrie, la Révolution française, Jeanne d’Arc, etc., sont pour nous des choses sacrées auxquelles nous ne permettons pas qu’on touche » [ibid., p. 157]. Dans les Formes élémentaires de la vie religieuse, il note que les cérémonies politiques ne diffèrent pas en nature des cérémonies proprement religieuses.

« Quelle différence essentielle y a-t-il entre une assemblée de chrétiens célébrant les principales dates de la vie du Christ, ou de juifs fêtant soit la sortie d’Égypte soit la promulgation du décalogue, et une réunion de citoyens commémorant l’institution d’une nouvelle charte morale ou quelque grand événement de la vie nationale ?» [1968, p. 610].

Mais alors, se pourrait-il que le social s’émancipe totalement du religieux et que celui-ci, après avoir cimenté les formes élémentaires de la vie sociale et contribué à la genèse de toutes les grandes institutions, devienne un phénomène résiduel et obsolète ? Ne serait-il qu’un adjuvant nécessaire pour mettre en marche la vie sociale, comme la chiquenaude pascalienne pour donner le branle au monde cartésien ? Manifestement, à la fin de sa vie, Durkheim ne le croit plus. La sortie du religieux n’est pas une nouvelle norme, mais une anomalie passagère. Des formes religieuses épuisées disparaissent, mais d’autres les remplacent, comme si la vie sociale avait horreur du vide religieux.

« En un mot, les dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés. C’est ce qui a rendu vain la tentative de Comte en vue d’organiser une religion avec de vieux souvenirs historiques, artificiellement réveillés : c’est de la vie elle-même, et non d’un passé mort, que peut sortir un culte vivant. Mais cet état d’incertitude et d’agitation confuse ne saurait durer éternellement. Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’humanité » [ibid., p. 611].

Ces lignes datent de 1912. Elles pourraient difficilement être plus perspicaces. Car, même s’ils ne correspondent pas aux aspirations personnelles de Durkheim, ce sont bien deux grands mouvements politico-religieux qui vont dominer l’histoire du monde moderne au cours du XXe siècle : le communisme soviétique et le national-socialisme, qui apportent aux hommes de nouveaux espoirs eschatologiques, de nouveaux rites collectifs, de nouveaux signes d’appartenance, un nouvel encadrement spirituel, une nouvelle morale et une nouvelle discipline.

Comme le note Vincent Descombes, « il est rarissime qu’une prédiction sociologique soit vérifiée : c’est pourtant le cas ici ». Mais, ajoute-t-il aussitôt, « les élèves de Durkheim n’en ont pas été mieux armés pour apprécier ce qui se déroulait sous leurs yeux : l’apothéose de Lénine mort et de ses successeurs du panthéon communiste, le culte fasciste du chef, les cérémonies rituelles du nazisme, etc. » Car ils ne s’attendaient pas à une telle ressemblance entre les nouvelles formes d’effervescence religieuse et de sacralisation, dont ils espéraient un supplément d’âme pour leurs « idéaux patriotiques et humanistes », et les rites collectifs australiens les plus exacerbés des Formes élémentaires de la vie religieuse [Descombes, 1977, p. 1024].

Cette déconvenue ne change évidemment rien au fond des choses. Qu’on le veuille ou non, le monde moderne n’est pas seulement celui du désenchantement de la nature et de l’analyse des faits sociaux par les méthodes des sciences naturelles. Comme le note, d’entrée de jeu, un ouvrage récent [Trigano, 2001, p. 10], derrière les analyses de Marx, on voit se dessiner le messianisme communiste, mais aussi derrière celles de Weber, le pouvoir charismatique de Hitler, et derrière celles de Durkheim, le rituel républicain.

Même quand ils ne sont pas des prophètes, les sociologues du déclin du religieux et de la sécularisation sont encore les théoriciens de nouvelles formes religieuses.

Ce n’est pas tout. Comme l’histoire l’a montré, ces nouvelles religions séculières n’innovent pas vraiment. Alors que les religions traditionnelles tendent à se réduire à un moralisme vague, elles réactualisent l’alliance immémoriale de la violence et du sacré. Elles sont sacrificielles, au sens le plus classique du terme, réclamant des immolations expiatoires et régénératrices, avec la même insistance que les dieux aztèques. C’est manifeste pour le nationalsocialisme, dont la politique d’extermination des Juifs, accélérée pendant les dernières années du Reich et poursuivie jusqu’au dernier moment, comme un rite apotropaïque, est inintelligible sans cette hypothèse. C’est aussi le cas pour le communisme qui, grâce à la catégorie d’« ennemi objectif [11] », se dote d’une réserve indéfinie de victimes sacrificielles pour les purges périodiques nécessaires au salut du mouvement prolétarien. C’était déjà le cas pour la Révolution française qui, avec sa loi des suspects, n’avait aucune peine à fournir, à ses dieux assoiffés, les flots de sang requis pour le salut public.

Ces pratiques sont aussi sacrificielles au sens de René Girard [1972], c’est-à-dire sous-tendues par l’unanimité violente exercée contre un tiers. On trouve dans les écrits du jeune Marx une description et une apologie saisissantes de la violence fondatrice et du mécanisme victimaire : « Pour que la révolution d’un peuple et l’émancipation d’une classe particulière coïncident, pour qu’une certaine condition passe pour la condition de la société entière, il faut que réciproquement tous les vices de la société se concentrent en une autre classe; il faut qu’une certaine catégorie sociale soit celle du scandale universel, l’incarnation de la limitation universelle; une sphère sociale particulière doit être tenue pour le crime notoire de toute la société, de sorte que la libération de cette sphère apparaisse comme l’autolibération générale » [Marx, 1971, p. 93].

Le Manifeste du Parti communiste n’appelle pas tous les hommes, mais seulement les prolétaires de tous les pays à s’unir contre la « classe émissaire » dans laquelle tout le mal s’est concentré. Comme le remarquait Freud,« il est toujours possible d’unir les uns les autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups ». Ce principe, disait-il, explique aussi bien l’antisémitisme mis en œuvre par les Germains « pour réaliser plus complètement leur rêve de suprématie mondiale » que « la persécution des bourgeois » par les bolcheviks pour l’« instauration en Russie d’une civilisation communiste nouvelle [12] ». Les Jacobins n’avaient pas agi autrement.

La Terreur et la guerre, on en convient depuis peu, ne viennent pas d’un dérapage de la Révolution ou de facteurs externes, mais de la dynamique interne d’un processus déclenché dès 1789 [Furet, 1978, Ire partie, IV, V].

Sieyès propose de bâtir un nouvel espace public, purifié et unifié par l’expulsion d’un corps étranger, en renvoyant la noblesse dans les forêts de Franconie [13], Saint-Just de fonder la république en tuant, sans autre forme de procès, un roi supposé concentrer en sa personne tous les crimes et toutes les violences qui ont déchiré le tissu social.

« On s’étonnera un jour qu’au dix-huitième siècle, on ait été moins avancé que du temps de César : là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime ! Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une république à fonder : ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d’un roi ne fonderont jamais une république. [… ] Il n’est pas de citoyen qui n’ait sur lui le droit que Brutus avait sur César. [… ] C’est un barbare, c’est un étranger prisonnier de guerre. [… ] Il est le meurtrier de la Bastille, de Nancy, du Champ de Mars, de Tournay, des Tuileries; quel ennemi, quel étranger nous a fait plus de mal [14] ?»

Selon Saint-Just, le roi doit être déclaré sacer, au sens du droit romain (sacer esto), c’est-à-dire susceptible d’être mis à mort par le premier venu, sans autre forme de procès [cf. Benveniste, 1969, t. II, p. 189]. Même si les Conventionnels ne le suivent pas sur ce point, ils accomplissent le dernier acte d’un processus de déchéance qui transforme le roi de personnage sacro-saint en personnage criminel, qui le fait passer du sacré pur, dont il était un des plus éminents représentants, vers le sacré impur, dont il devient une figure prototypique. Mais cette métamorphose le met en position de victime propitiatoire.

Tout se passe comme s’il y avait, au sein même des convulsions sociales les plus spontanées, ou des stratégies politiques les plus délibérées, des contraintes structurales plus fortes que tous les hasards et tous les calculs. La Révolution a procédé au régicide avec une gradation qui rappelle, à l’état sauvage, certains rites sacrificiels classiques [15]. Destruction d’un symbole du pouvoir royal le 14 juillet, mise à mort symbolique du roi et de la reine lors des journées d’octobre1789 [cf. Burke, 1980, p. 146-150] et d’août 1792, décapitation en 1793.

Victor Hugo a brossé dans Choses vuesun tableau très expressif de la manière dont la mort sanglante du roi se mue d’elle-même en sacrifice fondateur.

« Quand l’exécution fut terminée, Sanson jeta au peuple la redingote du roi qui était en molleton blanc, et en un instant, elle disparut, déchirée par mille mains. Scinderunt vestimenta sua. Un homme monta sur la guillotine les bras nus et remplit par trois fois ses deux mains de caillots de sang qu’il dispersa au loin sur la foule en criant : Que ce sang retombe sur nos têtes! [… ] En défilant autour de l’échafaud, tous ces hommes armés qu’on appe- lait les volontaires trempèrent dans le sang de Louis XVI leurs baïonnettes, leurs piques et leurs sabres. Aucun des dragons ne les imita. Les dragons étaient des soldats. »

Cette scène associe sparagmos dionysiaque et passion du Christ, violence pure et rachat sanglant, crime collectif et vénération partagée. L’opposition des volontaires et des soldats n’est pas seulement celle de la sauvagerie et de la civilisation. Les dragons sont des initiés, les volontaires des néophytes.

C’est en trempant leurs armes dans le sang du roi mort que ces derniers établissent entre eux un lien sacré et deviennent des soldats de la République.

Même sous sa forme édulcorée, notre rituel républicain dérive des mêmes principes. Le 14-Juillet commémore à la fois la prise de la Bastille et la fête de la Fédération. Ou, plus exactement, l’une comme condition de l’autre, la violence collective comme source d’un nouvel ordre social.

Lorsqu’on observe tout cela avec le regard éloigné de l’anthropologue, on peut difficilement y voir une simple succession d’événements et de scènes arbitraires. Non qu’un empire absolu gouverne les sociétés humaines. Elles se forment et se transforment, prospèrent ou périclitent selon des chemins qui ne sont pas tracés d’avance. Mais elles le font probablement selon des lois invariantes. Les civilisations sont mortelles, mais non les principes qui les régissent.

Tocqueville a montré la cohérence politique de la Révolution : elle parachève, en l’accélérant, la centralisation étatique, déjà largement accomplie par la monarchie dite absolue. Elle s’accompagne de cohérence religieuse :

la nation remplace le roi dans ses fonctions de principe transcendant de la souveraineté et de ciment religieux de la société [16].

La nation, la loi, le roi : avec cette devise, la Révolution s’empresse de refaire ce qu’elle a défait. En effet, elle n’a pas seulement ôté au roi ses prérogatives proprement régaliennes, elle a aussi détruit toutes les anciennes appartenances : noblesse, pairie, ordre de chevalerie, corporations, jurandes, congrégations (cf. le préambule de la Constitution de 1791). Il lui faut donc reconstituer de nouveaux liens communautaires. C’est ainsi que, cessant d’être des sujets du roi, les sociétaires deviennent membres de la nation. En principe, les prémisses de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 sont individualistes. Elle ne reconnaît d’autres sujets de droit que des individus (art. 1) et leur subordonne la collectivité, dont le but, dit-elle, n’est autre que « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme » (art. 2). Mais, en ajoutant que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » (art. 3), elle réaffirme aussitôt la supériorité et l’antériorité du groupe sur ses membres. La nation, en effet, ce ne sont pas les individus assemblés, c’est le lien sacré unissant ces individus, antérieur à leur existence et survivant à leur disparition.

C’est le principe transcendant qui rattache les générations les unes aux autres.

Ce n’est pas tout. Avec la nation, nous n’avons pas affaire à un succédané du religieux, mais plutôt à sa forme originelle. Comme le rappelait Vincent Descombes dans un article intitulé « Pour elle un Français doit mourir » [1977, p. 1021-1022],

« le patriotisme – c’est-à-dire à l’époque de l’État moderne, le nationalisme – n’est pas une religion, c’est au contraire la religion qui est un patriotisme. Ce n’est pas seulement Durkheim qui le dit, mais saint Thomas d’Aquin. Ce dernier, inspiré qu’il est par la plus constante tradition latine, n’aurait jamais eu l’idée de considérer un homme religieux comme un « croyant ». La religion pour lui n’appartient pas à la vertu théologale de la foi mais à la vertu morale de la justice. La justice règle le rapport ad alterum, elle consiste à rendre à l’autre ce qui lui est dû secundum æqualitatem. Maintenant, la religion est la justice dans le cas où l’égalité ne peut jamais être atteinte entre ce qui a été reçu, la dette, et tout ce que l’on peut présenter en retour pour s’en acquitter. Quand le débiteur est redevable de lui-même, il ne peut rien rendre qu’il n’ait déjà reçu : la dette est infinie. Il y a deux cas remarquables d’un tel rapport : on ne peut se libérer de la dette à l’égard des ancêtres, la justice veut alors qu’on leur doive la pietas ou culte patriotique; d’autre part, quidquid ab homine Deo redditur, debitumest, et c’est pourquoi l’homme doit à Dieu la religio (cf. IIa IIæ, 80,1). Or la religion n’est manifestement que le comble de la piété, Dieu étant principe de façon plus éminente que le père ou la patrie, unde per excellentiam pietas cultus Dei dicitur, sicut et Deus excellenter dicitur Pater noster (IIa, IIæ, 101,3). La piété est de rendre justice à ces ancêtres avec lesquels aucune égalité n’est concevable : le patriotisme est le culte des morts. [… ] Si la religion, ou culte du père éternel, est la forme éminente du patriotisme, le patriotisme est bien la forme élémentaire de la religion ».

Mais les morts eux-mêmes ne sont jamais que le symbole de la transcendance du groupe et de ses traditions caractéristiques, qu’ils ont reçues et transmises. Le culte des morts est le culte de la civilisation qui, venant du passé et ménageant l’avenir, assure l’unité et l’identité du groupe au cours du temps. Dans les périodes de rupture violente avec le passé, ce fil est rompu et le groupe s’émiette. Un nouveau pacte d’association est nécessaire et il ne saurait reposer sur le simple jeu des promesses réciproques imaginé par certains philosophes; il exige le recours aux formes les plus traditionnelles de sacralisation : le serment – on n’a jamais autant juré en France que pendant la Révolution [cf. Bernet, 1991; Langlois, 1991], le sacrifice humain – l’immolation des ennemis de l’extérieur aux cris de : « Vive la Nation ! » et des ennemis de l’intérieur sur l’autel de la « République une et indivisible » – et, last but not least, le régicide. Comme Descombes le note dès le début de l’article déjà cité [1977, p. 998], « la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen paraît inséparable d’une déclaration de guerre incessante. Le chant patriotique est la pièce indispensable d’un cérémonial où s’affirme l’unanimité nationale ». Les deux textes fondateurs de la France moderne sont en effet la Déclaration de 1789 et la Marseillaise, qui sont comme le recto et le verso de la même charte. L’invocation de la Nation par la première serait vaine sans la seconde exigeant « qu’un sang impur abreuve nos sillons ».

Bref, qu’il s’agisse du nationalisme, du national-socialisme ou du socialisme soviétique, la leçon est la même. Nous avons affaire à des phénomènes essentiellement religieux, au sens le plus classique du terme. C’est l’analyse superficielle du monde occidental moderne et de sa genèse qui tend à les obscurcir. Le déclin des monarchies et la montée des sociétés démocratiques ne sont pas seulement des phénomènes politiques, réductibles à des questions de pouvoir et de droit constitutionnel. Le roi n’est pas seulement, ou d’abord, un chef politique, il est le symbole religieux du groupe, à savoir non pas un représentant nominal mais un opérateur de totalisation. Le royaume est, dans son principe, le territoire et les habitants circonscrits par la circumambulation royale. Le passage de la royauté à la république exige donc un nouveau ciment religieux. Durkheim l’avait pressenti et l’histoire récente l’a confirmé. Comme l’écrivait Hocart, en 1936, « loin d’en avoir fini avec la royauté sacrée, il semble que nous y revenions sous une forme encore plus virulente » [cf. Hocart, 1978, p. 173].

Mais les successeurs de ces grands savants n’ont pas toujours leur clairvoyance, pour deux raisons au moins que Descombes, ici encore, a bien repérées : une division tatillonne du travail, tendant à constituer la science politique en discipline autonome, coupée de la science des religions [17]; une propension à remplacer la notion religieuse de sacré par la catégorie spécieuse de symbolique [18]. À quoi il faut ajouter l’idée, très répandue, que l’économie constituerait le cœur des sociétés modernes, et la modernité le destin promis, à plus ou moins long terme, à toute l’humanité.

Dans cette perspective, les phénomènes politico-rituels que nous venons d’évoquer, spectaculaires mais fugaces, ne seraient que les derniers soubresauts de l’hydre religieuse. D’une manière générale, et malgré quelques voix discordantes [19], l’intelligentsia occidentale semble acquise aux thèses de la philosophie des Lumières. Selon un consensus tacite, auxquels les clercs eux-mêmes participent, le déclin des religions serait désormais inexorable. Renonçant à les défendre ou à les combattre, on s’accorde pour les reléguer dans le mouroir de la sphère privée et du for intérieur, en les réduisant à des croyances « respectables » mais ne tirant pas à conséquence.

Toutefois, l’indifférence en matière de religion, qui caractérise la conscience occidentale moderne, ne saurait comme telle, et sans supplément de preuve, infirmer le postulat durkheimien de la centralité du religieux. L’image qu’une société se fait d’elle-même est souvent entachée de méconnaissance et, de toute façon, n’épuise pas ce qu’elle est. La privatisation du religieux pourrait être la forme extrême de la séparation de l’Église et de l’État, c’est-à-dire non pas le retour à un principe naturel, comme l’imagine la pensée laïque moderne [20], mais la réalisation tardive d’un idéal constitutif du christianisme originel. Elle pourrait être aussi une conséquence de la sacralisation de l’individu et de la concentration du sacré en sa personne, que Durkheim relevait déjà il y a plus d’un siècle [21], et que les nouvelles déclarations des droits de l’homme ont encore accentuées [22].

Certes, les religions traditionnelles sont moribondes en Occident et les grandes religions séculières qui tendaient à les remplacer ont été des feux de paille, mais les sociétés où elles prospéraient donnent, elles aussi, des signes de fatigue, comme si elles avaient perdu leur épine dorsale. Dans les pays européens, la baisse du taux de natalité au-dessous du seuil de reproduction est sans conteste une marque de déclin, la plus objective de toutes celles que peuvent mesurer les sciences sociales. L’abandon par les élites ecclésiastiques et politiques – non par les populations – des mythes et rites religieux ou nationaux dont ils étaient les gardiens, est un autre signe d’anémie. Les sociétés peuvent en effet mourir, mais non les lois qui les régissent. Mille choses montrent d’ailleurs que tous les matériaux générateurs ou constitutifs du religieux demeurent présents dans nos sociétés individualistes, mais errent, pour reprendre la formule de Schumpeter, comme des chiens sans maître, ou ébauchent de nouvelles formes de ritualisation. Goût pour les sports extrêmes confinant à l’ordalie, enthousiasme collectif à l’occasion de compétitions nationales ou internationales, épreuves physiques et dépenses d’énergie gratuites, consommation de drogues, recherche obsessionnelle de la propreté corporelle, propension des esthètes et des intellectuels à sacraliser la violence, phénomènes de contagion mimétique et d’unanimité haineuse contre un bouc émissaire, intérieur ou extérieur, à l’occasion de séismes politiques, ou prétendus tels, goût pour le style oraculaire, espoir toujours renaissant d’un « autre monde », passion pour la généalogie, culte de l’art sous toutes ses formes ou, à l’inverse, sanctification de la nature polluée par l’activité humaine, prolifération de manifestations festives en tout genre, etc. Les prêtres n’exigent plus des fidèles le jeûne du Carême, mais les régime amaigrissants imposent à leurs adeptes des restrictions bien plus drastiques; ils ont supprimé les processions, mais les randonnées pédestres font florès; les fidèles ne fréquentent plus les églises, mais les touristes y viennent en masse; ils n’ont plus le temps de suivre les offices religieux mais font des kilomètres et patientent pendant des heures pour assister à une exposition. Les rites patriotiques périclitent, mais le tour de France cycliste ne fait sans doute pas moins pour l’unité de la nation que, jadis, la circumambulation royale ou, naguère, la lecture du Tour de France par deux enfants. Pour maints suiveurs, il a, comme ce dernier, valeur de rite initiatique, avec des séquences presque aussi éprouvantes que celles de véritables cérémonies d’initiation, etc. Mais, cela posé, il n’est pas plus facile en 2003 qu’il ne l’était pour Durkheim en 1912 de deviner quelle forme religieuse globale parviendra à fédérer ces formes sauvages, ni même si la chose aura bien lieu, car, encore une fois, les civilisations sont mortelles.

Quelques principes, en revanche, semblent assurés. L’homme ne vit pas seulement de pain, les échanges ne suffisent pas à bâtir une société stable, et la religion n’est pas faite de croyances mais d’actes de piété. C’est pour se méprendre sur ces trois points que la philosophie voltairienne et ses rejetons conçoivent le religieux comme un phénomène parasite, fruit de la misère et de l’ignorance, que la prospérité économique et les lumières de la raison devraient finir par vaincre.

Les économistes sont les premiers à rejeter cette conception platement utilitariste de la condition humaine. Comme l’écrivait Keynes en1934 :

« Le communisme n’est pas une réaction contre l’échec du XIXe siècle dans l’organisation de la production économique optimale. C’est une réaction contre son relatif succès. C’est une protestation contre la vacuité de la prospérité économique, un appel à l’ascèse en chacun d’entre nous [… ] Les jeunes idéalistes jouent avec le communisme, car c’est le seul appel spirituel qui leur semble contemporain » [cité in Aftalion, 2003, p. 207].

De leur côté, les grands théoriciens du contrat social sont les premiers à reconnaître la nécessité de prendre appui sur un tiers transcendant, comme le Souverain de Hobbes, « dieu mortel » parmi les hommes, ou la Volonté générale de Rousseau, « toujours droite » et « indestructible », pour donner consistance aux engagements réciproques des sociétaires et assurer un maillage solide du tissu social. Comme Chesterton le montre, avec beaucoup d’élégance, c’est ce socle religieux qui fonde le lien social.

« La moralité n’est pas née du jour où un homme à dit à un autre : “Je ne te frapperai pas si tu ne me frappes pas.”Il n’existe pas trace de telle transaction. Mais il y a eu deux hommes pour dire : “Nous ne devons pas nous frapper dans ce lieu sacré.” Ils ont acquis leur morale en défendant leur religion. Ils n’ont pas cultivé le courage. Ils ont combattu pour l’autel et découvert qu’ils étaient devenus courageux. Ils n’ont pas cultivé la propreté. Ils se sont purifiés pour l’autel et ont découvert qu’ils étaient propres. L’histoire des Juifs [… ] suffit pour juger sainement les faits. Les Dix Commandements, dont il a été reconnu qu’ils s’adressaient en substance à l’humanité entière, sont à proprement parler des ordres militaires, un code d’instructions régimentaires en vue de protéger une certaine arche à travers un certain désert. L’anarchie était un mal puisqu’elle mettait en danger l’objet sacré. Et ce fut seulement en instituant le jour saint de Dieu qu’ils découvrirent avoir institué le jour de repos des hommes » [Chesterton, 1984, p. 102-103].

Sur la nature dernière de cette médiation religieuse, les explications peuvent diverger, mais n’empêchent pas un accord très large sur son pouvoir régulateur. Les esprits religieux, comme Pascal ou Chesterton, y voient l’effet structurant d’un Deus absconditus qui, du fait même qu’il échappe aux calculs des hommes, exerce sur eux une action providentielle, dont la raison ne peut qu’admettre le bien-fondé. Les anthropologues et les théoriciens du social, comme Durkheim et ses héritiers, y voient le produit émergeant des interactions des individus, non reconnu comme tel par les intéressés, et extériorisé, autrement dit la transformation spontanée d’un « point fixe endogène » du processus social en « point fixe exogène », qu’ils n’interprètent cependant pas comme une illusion aliénante, à la manière du marxisme, mais comme une réification libératrice [23]. Voici comment Durkheim lui-même formulait cette thèse lorsqu’il relevait et justifiait le caractère religieux du droit pénal :

« Quand nous réclamons la répression du crime, ce n’est pas nous que nous voulons personnellement venger, mais quelque chose de sacré que nous sentons plus ou moins confusément en dehors et au-dessus de nous. Ce quelque chose, nous le concevons de manières différentes selon les temps et les milieux; parfois, c’est une simple idée, comme la morale, le devoir; le plus souvent, nous le représentons sous la forme d’un ou de plusieurs êtres concrets : les ancêtres, la divinité. Voilà pourquoi le droit pénal non seulement est essentiellement religieux à l’origine, mais encore garde toujours une certaine marque de religiosité. […] Assurément, cette représentation est illusoire; c’est bien nous que nous vengeons en un sens, nous nous satisfaisons, puisque c’est en nous et en nous seuls que se trouvent les sentiments offensés. Mais cette illusion est nécessaire. [… ] Ce mirage est tellement inévitable que, sous une forme ou sous une autre, il se produira tant qu’il y aura un système répressif. Car, pour qu’il en fût autrement, il faudrait qu’il n’y eût en nous que des sentiments collectifs d’une intensité médiocre, et, dans ce cas, il n’y aurait plus de peine. [… ] C’est donc à tort qu’on s’en prend à ce caractère quasi religieux de l’expiation pour en faire une sorte de superfétation parasite. C’est au contraire un élément intégrant de la peine » [1960, p. 68-69].

Cette hypothèse a une portée plus générale et n’a probablement rien perdu de sa force. Le religieux peut entrer en crise et nulle de ses formes n’est assurée de persister, mais la crise du religieux est aussi celle de la société dont il assure la cohésion. Cette loi est aussi impérieuse que toutes les autres lois de la nature. Extérieure à toutes les volontés, elle constitue sans doute la justification ultime de l’attitude religieuse et la garantie de sa pérennité.


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NOTES

1 R. Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 52.

2 Freud, Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1968, p. 88.

3 Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, p. 36.

4 Ibid., p. 65.

5 Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 324, 328, 335.

6 Ibid., n° 425.

[7] Cf. François Roustang [1976, chap. 1 et passim ]. Un meurtre peut en cacher un autre. En accusant le frère ennemi d’avoir voulu commettre le meurtre du père, on justifie son meurtre collectif. « C’est bien parce que Jung a touché à cette imago du maître incontesté qu’il devra périr, et périr de la main de tous les fidèles. Rien, en effet, ne scelle mieux que le crime, perpétré par tous et chacun, la cohésion d’une horde » [ibid., p. 12].
[7]
Cf. François Roustang [1976, chap. 1 et passim ]. Un meurtre peut en cacher un autre. En a...
[suite]

[8] Cf. Malamoud [1976], Anspach [1998].

9 Hume, Traité de la nature humaine, II, III, 3.

10 Pascal, Pensées, n° 337.

11 Pensées, n° 327 ; cf. aussi le n° 324.

12 Hume, Traité de la nature humaine, II, III, 3 ; III, I, 1.

13 Ce n'est pas le consentement des gens, dit-il, qui fait d'un prince héréditaire leur souverain. Ils consentent à son autorité, parce qu'ils le perçoivent comme étant déjà, par sa naissance, leur souverain légitime (Hume, Quatre essais politiques, Toulouse, Editions Trans-Europe-Express, 1981, p. 14). Soit dit, en passant, le principe est le même dans le contrat social de Rousseau. Ce n'est pas la volonté de tous qui fonde l'autorité légitime, mais la « volonté générale » à laquelle tous devraient consentir.

14 Hume, L'histoire naturelle de la religion et autres essais sur la religion, Paris, Vrin, 1989, 74-75.

15 Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, I, 3.

16 Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel.

17 Marx, Le Capital, I, I, 1.

18 Nietzsche, La Généalogie, de la morale, I, 6.

19 Nietzsche, op. cit., I, 7.

20 Nietzsche, op. cit., I, 8.

21 Nietzsche, op. cit., I, 16.

22 Nietzsche, op. cit., 1, 9 ; Par-delà le bien et le mal, 202, 260.

23 Nietzsche, La Généalogie de la morale, 1, 9.

24 Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 250, 251 ; La Généalogie de la morale, II, 11 ; Le Gai savoir, 348.

25 Nietzsche, Le Gai savoir, 358.

26 G. K. Chesterton, Orthodoxie, traduit de l'anglais par A. Joba, Gallimard, 1984, p. 44.

27 G. K. Chesterton, Hérétiques, traduit de l'anglais par J. S. Bradley, Gallimard, 1979, p. 158-159.

28 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, t. I, p. 58.

29 J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, traduit de l'anglais par G. Fain, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1974, p. 361-362.

30 Schumpeter, op. cit., 21.

« La religion n'est que le soleil illusoire, qui se meut autour de l'homme tant que celui-ci ne se meut pas autour de lui-même. » (Critique de la philosophie du droit de Hegel, p. 55) 32 « Le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. » (Le Capital, p.74)

33 Schumpeter, op. cit., 22-23.

34 Nous empruntons ce concept à Mark Anspach.

35 Cf. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, ch. IX et X.

36 Cf. François Roustang, Un destin si funeste, Paris, Éditions de Minuit, 1976, ch. 1 et passim. Un meurtre peut en cacher un autre. En accusant le frère ennemi d'avoir voulu commettre le meurtre du père, on justifie son meurtre collectif. « C'est bien parce que Jung a touché à cette imago du maître incontesté qu'il devra périr, et périr de la main de tous les fidèles. Rien, en effet, ne scelle mieux que le crime, perpétré par tous et chacun, la cohésion d'une horde. » (Roustang, op. cit., p. 12)

37 Cf. Ernest Gellner, La Ruse de la déraison. Le mouvement psychanalytique, traduit de l'anglais par P.-F. Dauzat, Paris, PUF, 1990.

38 N.-D. Fustel de Coulanges, La Cité antique : III, 7.

39 Durkheim, L'Année sociologique, vol. II, 1897-1898, repris in Journal sociologique, présentation et notes de J. Duvignaud, Paris, PUF, 1969, p. 138.

40 Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 598 et note.

41 Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Année sociologique, seconde série, 1923-1924, t. I 42 B. Laum, Heiliges Geld, eine historische Untersuchung über den sakralen Ursprung des Geldes, Tübingen, 1924.

43 A. M. Hocart, « Money », Ceylon Journal of Science, 1925, trad. fr. in Le Mythe sorcier et autres essais, Paris, Payot, 1973, ch. 10.

44 C. Malamoud, « Terminer le sacrifice. Remarques sur les honoraires rituels dans le brahmanisme », in M. Biardeau et C. Malamoud, Le Sacrifice dans l'Inde ancienne, Paris, PUF, 1976 ; M. Anspach, « Les fondements rituels de la transaction monétaire ou comment remercier un bourreau » in M. Aglietta et A. Orléan, La Monnaie souveraine, Paris, É ditions Odile Jacob, 1998.

45 A. M. Hocart, Kings and Councillors, Le Caire, 1936, tr. fr. Rois et Courtisans, Paris, É ditions du Seuil, 1978, p. 179-181 ; Les Castes, Annales du Musée Guimet, 1938, p. 82.

46 Cf. A. Testart, Le Communisme primitif, Paris, É ditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1985. Même s'il affirme que les « rapports sociaux de production » forment la base de toute société, l'auteur reconnaît que, chez les Aborigènes australiens, la division du travail se manifeste d'abord dans les activités rituelles : « il n'y a pas, dans l'économie, de division sociale du travail, alors que le système totémique de l'intichiuma se présente comme une division sociale de la production symbolique. [...] L'interdépendance des groupes sociaux est plus marquée dans le totémisme que dans l'économie ; l'aspect communautaire de la société australienne est plus poussée dans l'idéologie que dans l'économie. » (p. 283) 47 A. M. Hocart, Les Castes, p. 261-262.

48 A. M. Hocart, The Progress of Man, 1933, tr. fr. Les Progrès de l'homme, Paris, Payot, 1935 ; Social Origins, 1954, Londres, Watts, tr. en cours.

49 Pour un exemple détaillé, voir la thèse magistrale de R. Bastide, Les Religions africaines au Brésil, Paris, PUF, 1960. Voir aussi comment Spinoza, malgré sa tendance à dévaloriser le « culte extérieur », explique la longévité du peuple juif (Traité théologico-politique, III).

50 Durkheim, Journal sociologique, p. 139, note 1.

51 Durkheim, op. cit., p. 157 52 Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 610.

53 Durkheim, op. cit., p. 611.

54 V. Descombes, « Pour elle un Français doit mourir », Critique n° 366, 1977, p. 1024.

55 Shmuel Trigano, Qu'est-ce que la religion ? Paris, Fayard, 2002, p. 10.

56 Hannah Arendt a bien montré l'importance de cette catégorie qu'elle analyse, non sans raison, en termes de politique de la terreur (Le Système totalitaire, Paris, Editions du Seuil, p. 154 et suiv.). Mais seule la substructure sacrificielle de cette terreur peut expliquer qu'elle puisse être massivement acceptée, et pas seulement subie, y compris par ses victimes (cf. H. Arendt, op. cit., p. 28-29).

57 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.

58 Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier Montaigne, 1971, p. 93.

59 Freud, « Malaise dans la civilisation » [1929], in Revue française de psychanalyse, XXXIV-1, 1971, p.

52-53. Devinant la propension à réactiver le meurtre fondateur par la mise à mort de nouvelle victimes expiatoires, il ajoute : « on se demande avec anxiété ce qu'entreprendront les Soviets une fois tous leurs bourgeois exterminés » (p. 53).

60 F. Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1978, Première partie, IV et V.

61 Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ?, Paris, PUF, 1982, p. 31-32. Voir aussi Furet, op. cit., p. 66.

62 Saint-Just, Discours sur la mort du roi Louis XVI du 13 novembre 1792.

63 Cf. É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, vol. II, p. 189.

64 Cf. le sacrifice du bœuf dans la Grèce antique : jet de grains d’orge sur la victime (lapidation symbolique), prélèvement de poils (première atteinte à l’intégrité corporelle), et finalement mise à mort (W. Burkert, Sauvages origines, Mythes et rites sacrificiels en Grèce ancienne, traduit de l'allemand par D. Lenfant, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 28.)

65 Cf. Burke, Réflexions sur la Révolution de France, Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 146-150.

66 Pour une analyse beaucoup plus détaillée, voir L. Scubla, « La place de la nation dans les sociétés individualistes. Quelques remarques sur les catégories de Louis Dumont et leur applicabilité aux Constitutions de la France depuis 1791. », Droit et Cultures n° 39 (2000), p.191-210.

68 — le sacrifice humain — l'immolation des ennemis de l'extérieur 67 V. Descombes, op. cit., p. 1021-1022.

68 Cf. J. Bernet, « Quelques pistes de réflexion sur les serments révolutionnaires : L'émergence du serment politique contemporain » et C. Langlois, « Le serment révolutionnaire 1789-1791 : fondation et exclusion » in Le Serment, sous la direction de R. Verdier, Paris, Éditions du CNRS, 1991, vol. II, p. 381- 388 et p. 389-395.

69 V. Descombes, op. cit., 998.

70 A. M. Hocart, Rois et Courtisans, trad. de l'anglais par M. Karnoouh et R. Sabban, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 173.

71 V. Descombes, op. cit., 998-1006. Voir aussi L. de Heusch, « La science politique relève de l'histoire comparée des religions.» (Écrits sur la royauté sacrée, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1987, p. 218).

72 V. Descombes, « L'équivoque du symbolique », Cahiers Confrontation, III, 1980, p. 77-95. Voir aussi, L. Scubla, « Fonction symbolique et fondement sacrificiel des sociétés humaines », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 12 (1998) : 41-65.

73 Celle, par exemple, de Régis Debray, depuis sa Critique de la raison politique, Paris, Gallimard, 1981.

74 Sur l'union naturelle de l'Église et de l'État, voir A. M. Hocart, Rois et Courtisans, op. cit., ch. XII.

75 « À mesure que toutes les autres croyances et toutes les autres pratiques prennent un caractère de moins en moins religieux, l'individu devient l'objet d'une sorte de religion. Nous avons pour la dignité de la personne un culte qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions. » (Durkheim, De la division du travail social, 1893, 7 e éd., 1960, p. 147).

76 Sur les fondements religieux des droits de l'homme, voir L. Scubla, « Pluriel de politesse, royauté sacrée et dignité de l'homme : note sur l'origine et les fondements hiérarchiques de l'égalité parmi les hommes », Droit et Cultures n° 21 (1991) : 245-258.

77 Cité par Florin Aftalion, La Trahison des Rosenberg, Paris, J.-C. Lattès, 2003, p. 207.

78 Cf. L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l'homme ? Sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau », in J.-P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Logique des phénomènes collectifs, Paris, Éditions Marketing, 1992, p. 105-143 ; « Le serment dans les écrits politiques de Jean- Jacques Rousseau », in Le Serment, op. cit., p. 105-121 ; « Autonomie, réflexivité et altérité, Prolégomènes à une logique de l'extériorité », Cahiers Atelier, Université de Paris-X Nanterre, sous presse.

79 G. K. Chesterton, Orthodoxie, op. cit., p. 102-103.

80 J.-P. Dupuy, op.cit. , ch. 1 (« L'autonomie du social ») et La Panique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1991 ; M. Anspach, « "Jamais deux sans trois" dans la communication chez Sperber et Wilson », Cahiers du CREA, n°10, Paris, Ecole polytechnique, p. 109-121 ; « La spontanéité exigeante, la réification libératrice », ibidem, p. 123-135 ; L. Scubla, « Jamais deux sans trois ? (Réflexions sur les structures élémentaires de la réciprocité) », Cahiers du CREA, n°6, 1985, p. 7-117.

81 Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 68-69.