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Fonction symbolique et fondement sacrificiel des sociétés humaines
1998, par Lucien Scubla

Origine : http://www.int-evry.fr/recherche/rapport_activites/2005/chapitre_3/pdf/GESTION.pdf

http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=131

Originellement paru dans la Revue du MAUSS semestrielle, n° 12 (1998) : 41-65

"S'il fallait attirer l'attention sur la nouveauté des courants divers du structuralisme, je dirais volontiers qu'après avoir vécu dans une tradition judéo- chrétienne, en fait plus chrétienne que juive, réglée par un commandement omniprésent dans la réflexion sur les sociétés : "Ne séparez pas ce que Dieu a uni", nous sommes aujourd'hui conviés à retrouver une tradition inverse : "N'unissez pas ce que Dieu a séparé." " (Yvan Simonis [1])

Tout en reconnaissant à Mauss le mérite d'avoir défini la vie sociale comme " un monde de rapports symboliques [2] ", Lévi-Strauss exprime une sérieuse réserve. " Mauss, dit-il, croit encore possible d'élaborer une théorie sociologique du symbolisme, alors qu'il faut évidemment chercher une origine symbolique de la société [3]. "

Chercher une origine symbolique de la société, c'est, selon toute apparence, attribuer à la fonction symbolique un pouvoir synthétique : celui d' " informer ", au sens aristotélicien du terme, la vie collective des hommes, à l'aide d'un répertoire relativement réduit de structures universelles [4]. Autrement dit, c'est supposer que les sociétés humaines ne sont, par elles-mêmes, que des agrégats d'individus dont la fonction symbolique constituerait le vinculum substantiale. Cette hypothèse est donc solidaire d'un travail de clarification conceptuelle propre à lever les équivoques inhérentes à la notion durkheimienne de société. Elle conduit à distinguer deux aspects du collectif que l'Ecole de sociologie française tend à confondre sous le terme équivoque de " société [5] " : les phénomènes sociaux proprement dits, ou phénomènes collectifs issus de l'interaction des individus mais ne constituant pas vraiment une réalité propre, tels que les phénomènes démographiques ; et les phénomènes culturels qui seuls forment, à proprement parler, une réalité collective sui generis, tels que les institutions politiques. Les uns relevant de ce que Lévi-Strauss nommera quelques années plus tard, et fort justement, des " modèles statistiques", construits par la sociologie, les autres de ce qu'il appellera, par opposition, des " modèles mécaniques [6] ", bâtis par l'anthropologie.

Tout cela revient à dire que, pour décrire avec plus de précision ce que Mauss appelle les " rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie ", il faut bien voir que l'articulation de l'individuel et du collectif n'est pas un problème à deux mais à trois termes : individu, société et culture. De sorte qu'on ne saurait fixer les frontières de la psychologie et de la sociologie, sans déterminer en même temps les domaines respectifs de la sociologie et de l'anthropologie, c'est-à-dire sans reconnaître à la culture une certaine autonomie ontologique [7].

La conception lévi-straussienne du symbolique.

Si la culture est l'objet propre de l'anthropologie, il semble tout naturel de la rattacher de rattacher son étude à celle de la fonction symbolique, et même de voir en celle-ci le fondement de celle-là. En effet, depuis quelques décennies, on s'accorde généralement à reconnaître dans la fonction symbolique le trait le plus caractéristique de la nature humaine. S'il y a un seul point qui peut faire l'unanimité des psychologues comme celle des linguistes, des philosophes comme celle des anthropologues, c'est certainement celui-là. Mais qu'est-ce exactement que la fonction symbolique ? Et peut-elle constituer, à elle seule, le principe organisateur de la vie sociale ? Les maigres indications que Lévi-Strauss nous donne à ce sujet sont peu éclairantes et bien faites pour alimenter notre perplexité.

Pour fixer les idées, commençons donc par rappeler que, par " fonction symbolique ", on entend communément le pouvoir (souvent reconnu comme spécifiquement humain) d'utiliser des symboles, et par " symbole ", au sens le plus général du terme, une chose qui permet de représenter une autre chose en l'absence même de cette chose. Telle est, en substance, la définition qu'adoptent spontanément des auteurs aussi divers que Henri Wallon, Emile Benveniste, Raymond Ruyer et André Leroi-Gourhan [8].

Or, chose curieuse, ni Lévi-Strauss ni ses disciples ne reprennent cette définition classique, sans en proposer d'ailleurs une autre qui serait meilleure ou seulement plus précise [9]. Les structuralistes préfèrent décrire les manifestations collectives de la fonction symbolique : les " systèmes symboliques " qu'elle est censée produire dans les sociétés humaines, et auxquels toutes les activités humaines seraient assujetties.

Tout se passe comme s'ils avaient une conscience que partir de la définition usuelle du symbolisme, ce serait prendre le risque de partir de l'individu pour reconstituer le tout social et donc à retomber dans le psychologisme. Car telle est bien le nœud de l'affaire. Du moins pour le Lévi-Strauss de 1950, qui semble avoir pour objectif de montrer mieux que Mauss la " subordination du psychologique au sociologique ", et affirme avec force que " les conduites individuelles normales ne sont jamais symboliques par elles-mêmes : elles sont les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif, se construit [10]. " Comme si c'était de la culture, conçue comme réalité première, c'est-à-dire comme ensemble de systèmes symboliques autonomes, que l'individu tirait sa propre capacité à symboliser et partant toute sa substance proprement humaine [11]. Mais comme, par ailleurs, Lévi-Strauss ne peut éviter d'enraciner la fonction symbolique dans l'esprit humain [12], et va même jusqu'à faire de celui-ci l'objet principal de l'anthropologie [13], il risque de retomber dans cette " réduction du social au psychologique [14] " qu'il s'agissait pourtant d'éviter.

D'où sa propension à désubjectiviser les opérations de l'esprit humain en s'efforçant d'ancrer le symbolique lui-même, et par suite la culture, dans une réalité supra-individuelle qu'il nomme " l'inconscient [15]". Un inconscient qui n'est ni celui de Freud [16] ni celui de Jung [17], puisqu'il est " toujours vide " et " se borne à imposer des lois structurales, qui épuisent sa réalité, à des éléments inarticulés qui proviennent d'ailleurs : pulsions, émotions, représentations, souvenirs [18]. " Cet inconscient, ajoute Lévi-Strauss, " cesse d'être l'ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d'une histoire unique, qui fait de chacun de nous un être irremplaçable. Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les hommes, s'exerce selon les mêmes loi ; qui se ramène, en fait à l'ensemble de ces lois. [19] "

A première vue, les choses n'avancent guère, puisque la fonction symbolique est définie par l'inconscient et l'inconscient, à son tour, par la fonction symbolique. Mais, si les " lois structurales " mises en œuvre par l'inconscient sont universelles, celui-ci n'est pas seulement le principe organisateur de la subjectivité individuelle, c'est en même temps un " terme médiateur entre moi et autrui [20] ", et donc un opérateur synthétique propre à engendrer le lien social [21].

Comme il l'a souvent déclaré, c'est à l'étude scientifique du langage, et plus particulièrement à la phonologie, que Lévi-Strauss s'estime, à tort ou à raison [22], être redevable de cette idée de l'inconscient [23]. Ce qui montre qu'en dépit des apparences il ne s'éloigne guère de la conception classique de la fonction symbolique qui, elle aussi, tient le langage pour le représentant par excellence du symbolisme. Le structuralisme propose seulement d'étendre la notion de système symbolique à tous les facettes de la vie humaine individuelle ou collective, et surtout de leur appliquer les découvertes non triviales que la linguistique structurale aurait dégagées de l'étude des langues naturelles, et que la théorie de l'information de Shannon permettrait de développer à l'aide d'un outil mathématique approprié [24].

Mais, en réalité, Lévi-Strauss ne doit à peu près rien aux travaux dont il se réclame. Pour décrire les langues et les autres systèmes symboliques, il fait seulement appel aux catégories les plus générales et les plus pauvres, celles d'expression et de communication. Et s'il lui arrive d'user et d'abuser (en particulier dans Les Mythologiques) du terme relativement technique de code, c'est toujours de manière approximative et purement rhétorique.

Soit sa définition de la culture, considérée comme un " code universel [25] ". " Toute culture, écrit-il, peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres [26]. "

La belle construction en abîme qui termine cette définition a beau la rendre séduisante, elle ne parvient pas à en dissimuler les faiblesses. Remarquons tout d'abord que Lévi-Strauss qui définit, sans plus de précision, le langage comme " phénomène social [27] " , voire comme identique au phénomène social [28], ne distingue pas (ici comme ailleurs) langue et langage [29]. Or, si toute langue est bien une réalité collective, le langage proprement dit serait plutôt la capacité individuelle de s'approprier une langue quelconque, capacité non réductible à celle d'assimiler passivement cette langue, comme le montrent non seulement les travaux de Chomsky, mais aussi ceux de Jakobson (étudiant, par exemple, la maîtrise des systèmes phonologiques par les enfants) dont se réclame le structuralisme. Faire du langage, sans autre précision, la base de la culture n'est sans doute pas le meilleur moyen d'assurer l'autonomie de celle-ci.

Par ailleurs, assimiler langue, règles matrimoniales et rapports économiques, mettre sur le même plan échange de mots, échange de femmes et échanges de biens , et postuler l'existence d'un " code universel , capable d'exprimer [leurs] propriétés communes ", c'est confondre des " structures de code ", qui sont des structures mentales, avec des " structures de réseau " , qui sont proprement sociales et indépendantes de l'esprit humain .

Enfin, soutenir que tous des systèmes (linguistiques, matrimoniaux, économiques) visent à exprimer certains aspects de la vie physique et sociale, c'est faire du symbolique non plus la matrice ou le vinculum substantiale du social, mais au contraire son reflet. Et c'est, du même coup, borner l'anthropologie structurale à une étude des superstructures. Lévi-Strauss finira d'ailleurs par s'en aviser, mais, chose étonnante, plutôt que de réformer ses analyses, il sera alors tenté de jeter le manche avec la cognée : d'abandonner l'étude des infrastructures à d'autres disciplines, en allant jusqu'à reconnaître que " l'ethnologie est d'abord une psychologie ".

Revenons au texte de 1950. Le langage n'y figure pas seulement comme moyen d'expression, mais surtout comme moyen de communication. De sorte que la fonction symbolique serait, en définitive, un système de principes inconscients immanents à la communication, et " le problème ethnologique [...], en dernière analyse, un problème de communication " : celui de comprendre comment les structures inconscientes de la communication, qui opèrent une médiation entre moi et d'autrui, parviennent à engendrer de vastes tissus de relations sociales suffisamment stables.

Mais quels sont ces principes ? Lévi-Strauss ne donne à ce sujet que de maigres indications, qui proviennent en droite ligne de son étude des systèmes de parenté et d'alliance et, plus particulièrement, des " organisations dualistes ", sans rien emprunter, ici encore, et quoi qu'il laisse entendre, à l'étude scientifique du langage.

A l'en croire, en effet, ces principes seraient au nombre de trois : " exigence de la règle ; notion de réciprocité, considérée comme une forme permettant d'intégrer immédiatement l'opposition de moi et d'autrui ; caractère synthétique du don . "

Comme le montre la célèbre critique de l'Essai sur le don , le maître-mot est ici celui de réciprocité, l'idée centrale, celle que " l'échange n'est pas un édifice complexe ", construit, comme l'imagine Mauss, " à l'aide des obligations de donner, de recevoir et de rendre ", mais " une synthèse immédiatement donnée dans, et par, la pensée symbolique qui, dans l'échange, comme dans toute autre forme de communication, surmonte la contradiction qui lui est inhérente de percevoir les choses comme les éléments du dialogue, simultanément sous le rapport de soi et d'autrui, et destinées par nature à passer de l'une à l'autre . "

Bref, la fonction symbolique n'est, en définitive, qu'un autre nom du principe de réciprocité . C'est la réciprocité comme synthèse immédiate de moi et d'autrui, supposée produire ipso facto le lien social.

Or, il est facile de montrer que l'échange et la réciprocité ne suffisent pas à expliquer les structures sociales . Même les organisations dualistes présentent des traits essentiels qui ne se laissent pas décrire en termes de réciprocité . Lévi-Strauss lui-même le concède bon gré, mal gré , mais n'en tire pas la conclusion qui s'impose, à savoir que, loin d'être un principe originel, la réciprocité, lorsqu'elle existe, serait plutôt le produit d'opérations unilatérales .

En un mot, quelque manière qu'on interprète la notion lévi-straussienne de fonction symbolique, elle ne saurait constituer le fondement du lien social. Car, ni le langage, ni l'échange, ni la réciprocité ne suffisent à réunir les hommes dans des structures stables. A plus forte raison, doit-on renoncer à fonder le social sur le mental, comme Lévi-Strauss lui-même finira par s'y résoudre à l'époque de La Pensée sauvage, mais, répétons-le, dans conditions inacceptables, puisque confondant l'échec du stucturalisme mentaliste avec les limites de toute anthropologie possible.

Il est en effet, arbitraire d'assigner à l'anthropologie la seule tâche d'élaborer une " théorie des superstructures, à peine esquissée par Marx " et d'abandonner " à l'histoire _ assistée par la démographie, la technologie, la géographie historique et l'ethnographie _ le soin de développer l'étude des infrastructures " Soutenir que ces dernières échapperaient nécessairement à l'ethnologie parce que celle-ci serait " d'abord une psychologie " est une pétition de principe. Au lieu de s'incliner devant la rehétorique marxiste et " l'incontestable primat des infrastructures ", mieux vaudrait se donner les moyens d'analyser ces infrastructures et d'élaborer un structuralisme plus audacieux qui ferait sienne l'idée que les cultures, et partant les sociétés humaines, sont organisées par des principes qui échappent non pas tant (ou seulement) à la conscience qu'à l'esprit humain. Dire, comme Lévi-Strauss, que ces principes sont inconscients, ou qu'ils relèvent de l'histoire, est une façon maladroite d'exprimer cette idée : le terme négatif d'inconscient est un joker conceptuel qui élude les difficultés au lieu de les résoudre, et quant aux prétendues explications historiques , notre auteur sait bien qu'elles sont de l'ordre du mythe .

Au demeurant, il lui arrive parfois de reconnaître du bout des lèvres que les formes culturelles structurellement stables sont indépendantes de l'esprit humain, sans les reléguer pour cela hors du champ de l'anthropologie. Ainsi, quand il accepte de définir la philosophie du structuralisme comme un " kantisme sans sujet transcendantal " et surtout quand, dans sa polémique avec Sartre, il note que les oppositions binaires et autres schèmes formels qui sont a l'œuvre dans les cultures ne sont pas produits par l'homme, mais déjà présents dans la nature . Resterait à déterminer quels sont ces principes et quelles relations ils entretiennent avec ce qu'il est convenu d'appeler la fonction symbolique, au sens à la fois le plus commun et le plus clair du terme. Bref, il n'y a pas peut-être pas lieu d'abandonner le programme de recherche que Lévi-Strauss avait élaboré en 1950, mais à condition de trouver une explication plus satisfaisante de " l'origine symbolique de la société ".

L'hypothèse d'Alain Caillé

Tel est le sentiment d'Alain Caillé qui, à l'instar de Lévi-Strauss, estime que l'une des plus grandes découvertes de Mauss est " l'idée que la société doit être conçue comme une réalité d'ordre symbolique, une totalité liée par des symboles ". Idée que Durkheim avait déjà entrevue, sans vraiment l'exploiter, alors que Mauss aurait su la développer " en étendant la notion de symbole bien au-delà des seuls signes linguistiques et picturaux ".

Car, bien entendu, Caillé refuse d'identifier le symbolisme au langage ou à l'échange et rejette l'ensemble des griefs que Lévi-Strauss adresse à l'auteur de l'Essai sur le don. Une seule proposition suffit à résumer sa pensée : " symboles et dons, écrit-il, sont sans doute pour Mauss identiques. Ou au moins coextensifs . ". Et une belle formule de Camille Tarot marque bien ce qui distingue ce point de vue de celui du structuralisme : " Le symbole maussien du symbole, ce n'est pas le mot ou le phonème, c'est le don . "

Reste que Caillé demeure, par certains côtés, encore trop fidèle à Lévi-Strauss, et presque aussi désinvolte que lui à l'égard des phénomènes religieux. Il sait bien que le structuralisme s'est efforcé de remplacer les trois obligations maussiennes (de donner, de recevoir, de rendre) par le seul échange réciproque, pour tenter d'éliminer le religieux dont Mauss, dans sa candeur, croyait encore avoir besoin . Il constate l'échec de cette entreprise, mais ne se résout pas à en tirer toutes les conséquences : il propose de revenir au don, mais répugne à voir que revenir au don, c'est aussi revenir au religieux, et plus précisément au sacrifice. Ce point a été bien établi par Mark Anspach dans le Bulletin du MAUSS : nous nous bornerons donc à renvoyer le lecteur à ses travaux .

En fait, tout comme Lévi-Strauss , Caillé relègue le religieux au second plan. Aussi oppose-t-il au projet durkheimien de tout expliquer par la religion, l'idée, selon lui plus maussienne, de tout comprendre par le symbolisme . Car, comme Lévi-Strauss encore, il attribue à " symbole " un sens élastique qui donne l'illusion de pouvoir diluer le religieux dans un univers symbolique beaucoup plus vaste, dont il ne serait plus qu'une simple modalité .

Mais cette tentative est bien vaine car, qu'on le veuille ou non, et comme Mauss le soutenait encore en 1924, fidèle en cela à Durkheim, " la notion de symbole " est " issue de la religion ". Pour le vérifier, à notre tour, nous allons suivre la piste du sumbolon, vers laquelle nous entraîne fort judicieusement Alain Caillé, lorsque, dans les dernières pages de son article, il suggère de remonter à la source grecque de notre concept . Nous verrons alors que le symbole prototypique n'est apparemment pas le don qui lie, comme l'imagine Caillé, mais plutôt le sacrifice qui sépare, comme l'attestent d'innombrables descriptions de rites sacrificiels et, en particulier, un bel article de Leïla Babès sur le couscous comme don et sacrifice, paru sous la même couverture que le texte de Caillé, ainsi d'ailleurs que certaines pages trop peu connues de Lévi-Strauss par lesquelles nous terminerons cette brève enquête.

Symbole et sacrifice ou séparer pour unir

A l'appui de cette thèse, nous commencerons par établir deux propositions qui, rapprochées, suffisent presque à la valider. Elles ont en commun de prendre à contre-pied la vulgate structuraliste, de faire apparaître une séparation là où cette dernière croit avoir affaire à une " communication ".

Sacrifice, communion et séparation

Contrairement à ce que soutient Lévi-Strauss , et comme l'a bien montré Luc de Heusch , l'opération sacrificielle n'est pas de l'ordre de la conjonction mais de la disjonction . La première fonction du sacrifice est de tenir les dieux à distance, de rétablir la séparation du monde surnaturel et du monde humain et de rétablir, par la même occasion, une bonne distance entre les hommes eux-mêmes . Aussi consiste-t-il souvent à couper symboliquement en deux la victime sacrificielle pour obtenir cet effet séparateur : qu'il s'agisse de mettre fin à une relation incestueuse en divisant un cabri dans le sens de la longueur ou de couper en deux un chien sur la frontière qui sépare deux tribus belligérantes pour rétablir la paix entre elles . Lorsque les Nuer sacrifient un concombre à la place d'un animal, le geste rituel est exactement le même : le fruit est fendu en deux, comme le serait une chèvre, un mouton ou un bœuf. Chez eux, en cas d'inceste, on jette la moitié gauche, car c'est " la mauvaise moitié ", tandis que les auteurs du délit boivent une infusion faite avec la moitié droite qui est " la bonne moitié " . Comme le montre cet exemple, le sacrifice a bien pour effet, selon une définition usuelle, d'unir les hommes autour des dieux, mais sur la base d'une séparation préalable qui rend possible cette union. Or, nous allons voir que le symbole a, lui aussi, la double propriété d'unir et de séparer.

Symbole, communication et mise à distance

Considérons le langage, qui représente indéniablement un aspect fondamental de la fonction symbolique. Bien avant Chomsky, qui a toujours reconnu sa dette à leur égard, les auteurs classiques avaient déjà remarqué que la communication n'était ni le seul ni le principal attribut de l'usage des mots. " Les mots, soutenaient Hobbes et Leibniz, ne sont pas moins des marques pour nous que des signes pour les autres . "

Ce n'est pas tout. Dire que les mots sont d'abord des marques pourrait nous faire croire que leur fonction est essentiellement de rendre présentes les choses absentes ou passées. Comme nous l'avons vu, c'est par cette propriété qu'on caractérise généralement la fonction symbolique, et non sans raison. Mais, comme l'ont montré, indépendamment l'un de l'autre, Raymond Ruyer et René Thom , le langage a aussi et surtout pour effet de tenir à distance les choses présentes, d'éviter la fascination aliénante qu'exercent sur nous les objets qui nous entourent et la présence de nos semblables. En effet, si les mots sont bien des intermédiaires entre chaque sujet parlant et son environnement naturel et humain, ce n'est pas seulement parce qu'ils les relient les uns aux autres, c'est aussi parce qu'ils s'interposent entre eux et font barrage à un contact ou une communication trop directs et aliénants. Les prédateurs sont fascinés par leurs proies au point de s'identifier à elles et les animaux grégaires ne cessent de communiquer entre eux et d'exercer des effets mimétiques les uns sur les autres. Et pour cette raison, c'est seulement, comme le note Ruyer, à la faveur d'un arrêt de cette communication immédiate avec autrui que nous pouvons accéder au symbole . Lorsque Helen Keller, par exemple, découvre brusquement la véritable portée du langage, lorsqu'elle saisit pour la première fois la signification du mot " water " et comprend, tout d'un coup, que toute chose peut être désignée par un mot, sa première réaction n'est pas de se servir des mots pour mieux communiquer avec sa maîtresse, mais de communiquer avec elle (par le simple toucher) pour connaître les mots qui désignent toutes les autres choses et entretenir par là un nouveau rapport avec le monde.

Bref, loin d'être asservi à la communication, le langage suppose une rupture de la communication spontanée, et pour ainsi dire " horizontale ", des hommes avec leurs semblables et avec les choses qui les entourent ; rupture qu'il accentue et stabilise, pour instaurer un rapport " vertical " avec le monde, une " distance psychique ", qui caractérise l'humanité et rend possible la formation des phénomènes proprement culturels . Comme l'écrit et le montre, de son côté, Leroi-Gourhan, " ce qui nous est propre et strictement propre ", et qu'on nomme " faculté de symbolisation ", c'est " plus généralement cette propriété du cerveau humain qui est de conserver une distance entre le vécu et l'organisme qui lui sert de support. [...] Ce détachement qui s'exprime dans la séparation de l'outil par rapport à la main, dans celle du mot par rapport à l'objet, s'exprime aussi bien dans la distance que prend la société par rapport au groupe zoologique ", dans " cette propriété unique que l'homme possède de placer sa mémoire en dehors de lui-même . " C'est d'elle que procèdent toutes les techniques et toutes les institutions.

Le symbole prototypique et le " signifiant transcendantal "

Revenons à Mauss qui, dans sa conférence sur les rapports de la sociologie et de la psychologie, rappelait à ses auditeurs que Durkheim et lui-même enseignent depuis très longtemps " qu'on ne peut communier et communiquer entre hommes que par symboles, par signes communs, permanents, extérieurs aux états mentaux individuels ". Il faisait cette déclaration tout juste après avoir rappelé que " la notion de symbole " est " issue de la religion ". Si l'on suit cette ligne de pensée, on est tout naturellement conduit à voir dans la victime sacrificielle, autour de laquelle les hommes se réunissent, le symbole prototypique. Car, soit que les hommes l'abandonnent aux dieux en tout ou partie, soit qu'ils se la partagent sous le regard des dieux, la victime sacrificielle comme ses destinataires jouissent de cette extériorité qui donne aux institutions humaines leur réalité objective. Bien mieux, si l'on admet une théorie en faveur de laquelle nous allons bientôt rencontrer de nombreux indices convergents, la victime sacrificielle constitue un symbole au sens le plus commun du terme : elle représente la victime émissaire qu'entoure, interdite et attentive, la foule apaisée des lyncheurs, le cadavre qui à la fois rassemble les hommes autour de lui et les tient à bonne distance les uns des autres .

De sorte que le vinculum substantiale des sociétés humaines, la source du lien social, serait bien le sacrifice plutôt que le don, et la victime émissaire, le " signifiant transcendantal ", d'où procèdent la victime sacrificielle et tous les autres symboles. Car, même si le sacrifice est souvent une sorte de don fait aux dieux, même si l'objet donné s'interpose lui aussi, comme la victime, entre le donateur et le donataire, le rite sacrificiel renferme presque toujours une dimension de rejet, de mise à l'écart, et surtout une part irréductible de violence qui sont étrangères à l'acte de donation. Le sacrifice englobe le don, alors que le don n'englobe pas le sacrifice. L'antériorité du sacrifice sur le don est donc beaucoup plus vraisemblable que l'hypothèse inverse, et nous allons voir que de nombreux faits viennent l'accréditer.

Le sumbolon et les lois de l'hospitalité

Pour les besoins de notre démonstration, nous commencerons par lire quelques lignes d'Alain Caillé auxquelles nous avons déjà fait allusion, mais que nous n'avons pas encore examinées.

Dans une belle envolée, Caillé nous rappelle tout d'abord l'origine du mot " symbole ". " Or, le symbole originellement, écrit-il, le sumbolon, n'était-il pas cet anneau (ce qui lie, le cercle, celui de la kula ou de l'alliance par exemple, l'anneau nuptial) jeté par terre et cassé en deux morceaux emportés par les amis séparés, et dont chaque fragment n'était susceptible de s'ajointer qu'avec sa moitié originaire puisque la fracture réelle, qui unit symboliquement, est à chaque fois singulière, à nulle autre pareille ? "

Puis, emporté par sa plume, il risque un bref commentaire : " Le symbole n'est donc rien d'autre en effet à l'origine que le signe même de l'alliance qui doit perdurer par-delà toute séparation ou éloignement ; la commémoration toujours vivante de cette alliance que contracte le don . "

La première phrase donne une description du sumbolon somme toute assez classique , à ceci près toutefois, (i) que le sumbolon n'était pas nécessairement un anneau mais pouvait être un autre objet, et le plus communément, semble-t-il, une astragale ; (ii) que l'évocation du cercle de la kula et de l'anneau nuptial sont évidemment des associations libres qui n'engagent que leur auteur ; (iii) qu'aucune des descriptions attestés du sumbolon et des pratiques rituelles qui lui étaient associées ne signale, à notre connaissance, qu'on le jetait par terre pour le briser (ou avant de le briser).

Ce dernier point mérite toutefois une mention particulière, car même il s'agit d'un lapsus , la précision donnée par Caillé a l'intérêt de mette l'accent sur les connotations violentes du sumbolon qui, même s'il avait pour fonction de réunir deux individus, n'était pas constitué de deux objets complémentaires mais bien d'un seul et même objet qu'il fallait d'abord briser pour obtenir deux fragments complémentaires. Ce n'est pas tout. Même si Caillé a imaginé qu'on le jetait par terre, il n'a pas inventé cette scène de toutes pièces, puisque sumbolon vient de sumballo, qui vient lui-même du verbe balleïn signifiant " jeter ". En fait, la méprise de Caillé, si méprise il y a, ou plutôt sa conjecture, a le mérite d'attirer notre attention sur une petite énigme étymologique qui est centrale pour notre propos.

Si l'on consulte, en effet, l'entrée sumballo des grands dictionnaires usuels , on constate que les occurrences les plus anciennes du terme font apparaître deux significations distinctes mais contemporaines (" jeter ensemble " et " mettre ensemble " ou " réunir "), sans qu'on nous explique du tout comment on a pu passer de l'une à l'autre, alors que la première est, de toute évidence, logiquement sinon chronologiquement antérieure à la seconde, puisque balleïn signifie " jeter ", " lancer ", " frapper avec un objet lancé ", voire " expulser ", et non pas simplement " mettre ", " placer " ou " disposer ". Même si l'étymologie du mot français " mettre " (de mittere, " envoyer ") laisse vaguement entendre comment on pourrait aller d'une idée à l'autre (mais peut-être vaudrait-il mieux dire qu'elle pose le même problème ?), on reste perplexe. On aimerait pouvoir remonter (si la chose est possible) au-delà de la période homérique pour observer le processus sémantique qui a d'abord permis d'associer le mouvement convergent de deux rivières qui se jettent plus ou moins violemment l'une dans l'autre et le heurt de deux armées qui s'affrontent face à face et se jettent l'une sur l'autre dans un combat rapproché, puis passer de là au mouvement paisible de deux paupières qui se ferment ou à celui de deux mains qui se rejoignent pour conclure une alliance . Car, enfin, ce n'est pas la même chose que de jeter ensemble dans la même direction ou de jeter l'un contre l'autre, et ce n'est pas non plus la même chose que de jeter l'un contre l'autre ou de rapprocher l'un de l'autre (de battre des mains ou de se donner mutuellement la main). Non certes que les hommes ne puissent se réunir en jetant quelque chose ensemble dans la même direction. C'est ce qui a lieu par exemple dans une lapidation. Mais les sources, ne permettent pas, pour le moment, d'étayer cette conjecture .

Quoi qu'il en soit, nous en savons assez pour voir que la glose ajoutée par Caillé à sa description du sumbolon est difficilement recevable. Par quelque bout qu'on prenne la chose, on n'aperçoit dans nous sources aucun rapport direct ou indirect entre le sumbolon et l'idée ou la pratique du don. Certes, le sumbolon est bien le signe d'une alliance mais il en est aussi et surtout l'opérateur, et cette alliance est contractée non par un don mais par un partage, et même, pourrait-on dire, un partage sacrificiel. En effet, le sumbolon n'est pas le signe d'un don et n'opère pas par le don mais bien par la destruction (symbolique) d'un objet, bref, par le sacrifice. Le symbole originel, c'est la victime que l'on se partage et qui nous lie.

On sait d'ailleurs, que là où nous disons " contracter une alliance ", l'hébreu dit " couper une alliance ". Car la première alliance, celle de Iaweh avec Abram, se réduit à un sacrifice consistant à couper en deux des victimes . Le sumbolon grec, pour sa part, est muet, mais laisse entendre la même leçon. Les deux sources de notre tradition, la source hébraïque et la source grecque, sont donc implicitement d'accord : l'alliance solide est fondée non pas sur le don qui oblige et aliène le donataire, mais sur le sacrifice qui met les co-sacrificateurs à bonne distance les uns des autres . C'est seulement une fois cette relation établie que les dons et les échanges peuvent tisser des relations plus déterminées entre les hommes.

Partage et sacrifice

Un article de Leïla Babès, paru dans la même livraison que le texte d'Alain Caillé relatif au sumbolon, confirme l'a primauté du sacrifice sur le don. Il est intitulé " Le couscous comme don et sacrifice ", alors que " Le couscous comme sacrifice et comme don " aurait sans doute été un titre plus approprié. En effet, l'auteur rattache immédiatement les opérations culinaires au sacrifice et à la religion. Elle distingue deux sortes de couscous : un couscous festif, comprenant de la viande et des grains, et un couscous ordinaire, purement végétal. Car " en dehors des fêtes, le couscous est un plat pauvre, et d'une extrême simplicité. Sans viande _ le sacrifice d'une bête ne se justifie traditionnellement qu'à l'occasion d'une fête ou d'un acte d'hospitalité _ , il peut même être consommé sans bouillon, avec simplement du petit-lait . " Mais ces deux types de couscous ont l'un et l'autre des connotations religieuses : la présence de la viande exigeant un sacrifice, et la préparation de la semoule revêtant, à elle seule, un caractère rituel en raison de la valeur sacrale de l'aliment céréalier .

Par ailleurs, le couscous, " plat à base de fins grains de semoule séparés entre eux par un procédé particulier de roulage à la main et de cuisson à la vapeur " s'oppose nettement à la " rustique bouillie de froment ", obtenue en mélangeant l'eau et les grains. Et à cet égard aussi, les opérations culinaires ont une portée symbolique. La " séparation des grains, par roulage et cuisson, a évidemment une fonction digestive. Mais elle est aussi, selon J. Bahloul, porteuse de félicité et d'abondance, dans la mesure où, en séparant les grains les uns des autres, le roulage est aussi une "forme symbolique du multiple bénéfique" . "

En revanche le lien du couscous avec le don est plus ténu, et en tout cas secondaire par rapport à sa dimension sacrale. C'est Leïla Babès qui insiste elle-même sur ce point. Il est vrai, dit-elle, que " traditionnellement, le couscous est presque toujours associé à différentes prestations et échanges alimentaires : offrandes, redistribution aux pauvres, difâ-s (hospitalité), etc. [...] mais il ne semble guère être associé à un phénomène de don dans le sens d'un échange régi par le principe de réciprocité ou de la triple obligation [de Mauss]. Dans ce cas précis, la notion de partage que propose J.-L. Boilleau à la place de celle de don, est sans doute la plus appropriée. Mais c'est en fait en raison de son caractère sacrificiel (osons un concept risqué : et donc sacral) _ c'est mon hypothèse _ que le couscous échappe à cette contrainte sociale ."

En effet, les principales occasions festives de consommer le couscous sont des sacrifices faits en l'honneur des saints . Mais il existe un autre cas de figure, " qui peut entrer dans la catégorie du rite conjuratoire, c'est celui de l'hospitalité de l'étranger, [...] qui appelle traditionnellement le sacrifice d'une bête (au moins). ".Et c'est justement à cette forme de sacrifice que l'auteur consacre le chapitre terminal de son article, intitulé " couscous sacrificiel ", comme si c'était elle qui nous permettait de mieux saisir l'essence du rite.

En effet, le sacrifice n'est pas seulement fête et partage, il est aussi, et peut-être avant tout, moyen de conjurer un danger. Ces deux fonctions ne s'opposent pas, mais en constituent deux aspects solidaires . Car " les puissances redoutables que l'étranger véhiculent avec lui appellent à la fois un sacrifice [proprement dit], c'est-à-dire la mise à mort d'une bête, et un acte d'hospitalité par lequel celui-ci participe à un phénomène de communion par le partage de la nourriture . " La face lumineuse et conviviale du rite, représentée par la cuisine du sacrifice, ne doit pas donc nous en dissimuler la face sombre et violente que constitue la mise à mort sanglante. " Le but d'une telle action, poursuit L. Babès, est d'amadouer les forces maléfiques que l'hôte étranger porte en lui. L. Valensi note que les voyageurs européens se sont mépris sur le sens de l'hospitalité arabe, la considérant comme une simple politesse, alors que "c'est en fait le rétablissement d'un ordre troublé par l'arrivée d'un inconnu, l'alliance scellée par le partage du repas, la réduction de la charge mystérieuse sacrée que porte l'étranger, par son insertion dans l'ordre familial" . " Le code du savoir-vivre est avant tout un devoir religieux : " la nécessité d'évacuer le mal véhiculé par l'autre " est une obligation si impérieuse " qu'un paysan pauvre qui n'a que quelques moutons, en égorge un ou deux pour les besoins de l'hospitalité ".

Le sumbolon revisité

Dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, Benveniste évoque très rapidement le sumbolon, mais, chose intéressante, à la rubrique " philos " et à propos de l'hospitalité dont peut bénéficier le xenos . En effet, " la notion de philos énonce le comportement obligé d'un membre de la communauté à l'égard du xénos, de l'" hôte " étranger. [...] Cette relation est fondamentale dans la réalité de la société homérique comme dans les termes qui s'y réfèrent. Il faut, pour l'entendre pleinement, se représenter la situation du xénos, de l'"hôte" en visite dans un pays où, comme étranger, il est privé de tout droit, de toute protection, de tout moyen d'existence. Il ne trouve accueil, gîte et garantie que chez celui avec qui il est en rapport de philotès ; rapport matérialisé dans le sumbolon, signe de reconnaissance, anneau rompu dont les partenaires conservaient les moitiés concordantes. Le pacte conclu sous le nom de philotès fait des contractants des philoi : ils sont désormais engagés dans la réciprocité de prestations qui constitue l'"hospitalité" ."

Si maigres soient-elles, ces indications sont précieuses et elles semblent d'abord conforter l'interprétation d'Alain Caillé. Le sumbolon est la cheville ouvrière d'un pacte d'association impliquant des prestations mutuelles. Mais si l'on regarde les choses d'un peu plus près, on retrouve, une nouvelle fois, l'antériorité du sacrifice sur le don, ou, si l'on préfère, l'antériorité du don (ou de l'abandon) fait aux dieux sur les dons faits aux hommes

La philotès, montre Benveniste, a de fortes connotations religieuses, elle n'associe pas seulement des mortels à d'autres mortels, mais aussi des hommes et des dieux. Aussi est-elle " susceptible de se réaliser dans des circonstances exceptionnelles, et même entre combattants, comme une convention solennelle à laquelle le sentiment d'"amitié" au sens banal n'a aucune part.

" Voici un exemple instructif de l'Iliade (3, 94). Hector propose que Ménélas et Pâris se disputent seuls la possession d'Hélène ; ils vont s'affronter en combat singulier et le vainqueur la prendra chez lui avec toutes ses richesses ... "Concluons, nous autres, une philotès et un engagement par serment." La philotès est mise sur le plan de horkia "serments", c'est un rapport de groupe, consacré par un acte solennel. Ce vocabulaire est celui qu'on emploie pour conclure des pactes scellés par un sacrifice. La philotès apparaît comme une "amitié" de type bien défini, qui lie et qui comporte des engagements réciproques, avec serments et sacrifices . "

L'idée de philotès, c'est donc bien celle prestations réciproques, mais précédées de serments et de sacrifices, qui en sont ici encore le fondement nécessaire.

Plus généralement, le pacte symbolique ne serait donc pas une relation binaire mais une relation ternaire, car le premier symbole ne serait pas l'objet rituellement donné par un homme à un autre homme, mais la victime rituellement abandonnée aux dieux. On n'en sera pas surpris si l'on admet que le " signifiant transcendantal ", dont procèdent la victime sacrificielle et, à sa suite, tous les autres symboles, est le cadavre de la victime émissaire qu'entoure, interdite et attentive, la foule apaisée des lyncheurs : tiers objet qui à la fois réunit les hommes autour de lui et les sépare les uns des autres. D'autant que la hypothèse girardienne s'accorde parfaitement avec la fonction que, de manière indépendante, plusieurs bons esprits attribuent au symbole : celle d'interrompre la communication, d'obtenir cette mise à bonne distance dont Lévi-Strauss a si bien mesuré l'importance, mais qu'il réclame vainement au symbolique quand il rabat celui-ci sur la communication.

Même s'il est difficile, et peut-être impossible, d'apporter la preuve directe d'une telle hypothèse, de nombreux observations convergentes ou complémentaires viennent l'étayer.

C'est ainsi qu'un rituel de réconciliation, attesté chez les Shilluk, montre non seulement l'antériorité du sacrifice sur le don, mais aussi comment le sacrifice se rattache au meurtre fondateur postulé par René Girard. Les parties en conflit se présentent devant le roi pour accomplir un triple sacrifice : les victimes (trois bœufs et quatre moutons) étant données par les deux groupes antagonistes ainsi que par le roi. Le bœuf du roi est tué le premier, à coup de lance donnés par les hommes des factions rivales. Précision capitale : tous les hommes concernés par la paix doivent frapper le bœuf sacrificiel, alors que le roi prononce des paroles par lesquelles il s'identifie à ce même bœuf . Tout se passe donc comme si le roi endossait le rôle de la victime émissaire, concentrant sur elle toute la violence du groupe, pour rétablir la paix entre les belligérants ; comme si les adversaires devaient reproduire un meurtre collectif, se jeter tous ensemble [sumballeïn] sur le bœuf royal-victime émissaire pour parvenir à se réconcilier. Car c'est seulement après cet acte de violence unanime et unilatéral, que les sacrifices symétriques des victimes offertes par les deux parties en cause, peuvent relancer entre elles le jeu de la réciprocité positive. Le don fait alors son apparition, mais d'abord dans un contexte sacrificiel : le troisième bœuf est sacrifié sur l'autel de la faction adverse à celle qui l'a donné. C'est seulement une fois ces rituels accomplis que les prestations bilatérales et profanes peuvent reprendre entre les deux parties.

Une autre cérémonie africaine, rapportée par Van Gennep, fournit une sorte de chaînon intermédiaire entre les rites sacrificiels et le peu que nous savons du rite grec du sumbolon. Il s'agit d'un " rite d'agrégation de l'étranger " auquel se soumit J. Thomson au moment d'entrer sur le territoire des Massaï. " Le lendemain, raconte-t-il, un déserteur Souahéli vint m'offrir paix et fraternité de la part du chef de district : on amène une chèvre, je la prends par une oreille et après avoir dit à tous les présents le but de mon voyage, je déclare ne vouloir de mal à personne et n'être point expert en ou-tchaoui (magie noire). L'ambassadeur du sultan s'empare de la seconde oreille et promet, en lieu et place de son maître, qu'il ne nous fera aucun mal et nous fournira des vivres ; en cas de vol, les objets dérobés nous seront rendus. Puis on sacrifie l'animal ; on lui enlève du front une lanière de peau sur laquelle on pratique deux incisions. Le M'Souahéli la prenant entre ses mains, fit entrer cinq fois un de mes doigts dans la fente inférieure, qu'il poussa finalement jusqu'au bas de la phalange, où je la gardai, tout en faisant répéter au messager la même cérémonie pour la fente supérieure. L'opération terminée, on coupa la bande en deux, laissant chaque moitié à nos doigts respectifs ; désormais le sultan du Chira est le frère du voyageur blanc . "

Qu'on ne dise pas qu'il est arbitraire de mettre bout à bout des coutumes empruntées à des régions et à des époques différentes. Car c'est en constituant des séries cohérentes de squelettes, d'ailleurs souvent incomplets, que les paléontologues ont rendu intelligible l'histoire de la vie. C'est en prolongeant leurs efforts, c'est en constituant des séries de formes rituelles structurellement liées les unes aux autres, que l'anthropologie a les meilleures chances de rendre intelligible l'histoire de l'humanité .

Au moins une chose nous paraît-elle établie : à suivre la piste du sumbolon pour déterminer " l'origine symbolique de la société ", on ne débouche ni sur l'échange et la réciprocité, comme le pensait Lévi-Strauss, ni même sur le don comme le conjecture Caillé en se réclamant de Mauss, mais sur le religieuxcommel'avaientmontré Durkheim et Hocart, et plus précisément sur le meurtre fondateur et le sacrifice comme le soutient Girard depuis un quart de siècle. Car le sacrifice instaure une distance optimale parmi les hommes aussi bien qu'entre les hommes et les dieux.

Appendice

Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes directement ou indirectement opposé au projet lévi-straussien d'expliquer toute la vie sociale sur la seule base de l'échange et de la réciprocité. Par la force des choses, puisque cette idée constitue le thème central de toute son œuvre, correspond à une intention explicite, à un objectif expressément affiché, qui gouverne tout son travail et tend à le rendre réfractaire à toute autre approche. Ce qui rend toutefois ses écrits fascinants, c'est qu'en raison même de leur richesse, ils échappent par bien des côtés à ce lit de Procuste, dans lequel il ne se résout pas vraiment à les faire entrer.

En réalité, Lévi-Strauss sait bien que les échanges sont instables, que la bonne réciprocité des échanges pacifiques risque à toute moment de basculer dans la mauvaise réciprocité des échanges guerriers. Les anciens marchés des Chukchee, dit-il, en donnent un témoignage saisissant : " on y venait armé, et les produits étaient offerts sur la pointe des lances : parfois on tenait un ballot de peaux d'une main, et de l'autre un couteau à pain, tant on était prêt à la bataille à la moindre provocation. aussi le marché était-il désigné jadis d'un seul mot :elpu'r.IkIn, "échanger", qui s'appliquait aussi aux vendettas . "

Lévi-Strauss sait donc que la bonne réciprocité ne résulte pas seulement d'un principe général d'échange symétrique, qui serait préinscrit dans l'esprit humain et qui suffirait à donner des formes stables aux sociétés humaines. Bien mieux, il sait que cette bonne réciprocité _ celle qui prévaut par exemple dans les mariages non incestueux _ est souvent subordonnée à l'accomplissement de rites sacrificiels. Voici, dit-il, comment les Nuer du Nil blanc expliquent l'origine de leurs moitiés exogamiques, d'après un mythe recueilli par C. G. et B. Z. Seligman : " Un certain Gau, descendu du ciel, a épousé Kwong [...] et eut d'elle deux fils Gwaa et Kwook et un grand nombre de filles. Comme il ne disposait de personne avec qui les marier, Gau assigna plusieurs de ses filles à chacun des deux fils, et pour éviter les calamités qui résultent de l'inceste, il accomplit la cérémonie de "couper en deux un bouvillon dans le sens de la longueur" et décréta que les deux groupes pourraient se marier entre eux, mais ni l'un ni l'autre dans son propre sein. " . Or, ajoute-t-il, loin d'être purement légendaire, cette " splitting ceremony ", et plus généralement le sacrifice du bœuf ou de la chèvre sont des pratiques répandues dans toute l'Afrique en cas d'inceste ou lorsqu'il y a une incertitude sur les relations de parenté entre deux conjoints potentiels .

Ce qui montre qu'en dépit de déclarations hasardeuses qu'il fera plus tard _ lorsqu'il croira devoir opposer système sacrificiel et système totémique et, plus généralement rite et mythe _, Lévi-Strauss sait bien que le sacrifice n'opère pas une conjonction mais bien une disjonction : qu'il a précisément pour fonction d'instaurer cette " bonne distance " dont les mythes amérindiens du voyage en pirogue, magistralement analysés par ses soins , montrent qu'elle est indispensable à la constitution d'une société stable. Il faut d'abord que le rite sacrificiel vienne opérer la division qui est constitutive des organisations dualistes pour que le principe de réciprocité puisse ensuite prévaloir entre elles.

Terminons ce coup de sonde, dans les régions peu visitées du corpus lévi-straussien, par une dernière citation de l'introduction à l'œuvre de Mauss. Notre auteur vient d'affirmer que c'est seulement par la médiation de la culture de son groupe qu'un individu accède au symbolique et devient un homme à part entière. Il s'ensuit que " c'est, à proprement parler, celui que nous appelons sain d'esprit qui s'aliène, puisqu'il consent à exister dans un monde définissable seulement par la relation de moi et d'autrui ", alors que sont malades ceux qui ne consentent pas ou ne parviennent pas à s'approprier la culture de leur groupe. Or, comme on le sait, dans toute société, il est " inévitable qu'un pourcentage (d'ailleurs variable) d'individus se trouvent placés, si l'on peut dire hors système ou entre deux ou plusieurs systèmes irréductibles ". Mais si ce fait est banal, l'interprétation qu'en donne Lévi-Strauss l'est beaucoup moins. " A ceux-là, dit-il, le groupe demande, et même impose, de figurer certaines formes de compromis irréalisables sur le plan collectif, de feindre des transitions imaginaires, d'incarner des synthèses incompatibles [...] Leur position périphérique par rapport à un système local n'empêche pas qu'au même titre que lui, ils ne soient partie intégrante du système total . "

Ainsi, loin de voir ces êtres atypiques comme de simples marginaux qui auraient échoué à intégrer le système symbolique de leur société, Lévi-Strauss les décrit comme des éléments constitutifs du système lui-même. Bien mieux, des êtres à la fois hors système et clefs de voûte des systèmes auxquels ils se rattachent. Pour peu qu'on connaisse la théorie des catastrophes, on reconnaît dans ces singularités instables les centres organisateur des formes structurellement stables qui les entourent et qui en constituent le déploiement universel. Ou, pour dire les choses autrement, on retrouve ici la figure abstraite du pharmakos ou du bouc émissaire et de leurs avatars, dont l'expulsion ou le travail rituel sont nécessaires pour remettre périodiquement en ordre la culture et la société. Dans ces pages, en effet, l'anthropologue n'évoque pas seulement les malades mais aussi et surtout leurs guérisseurs (qui sont souvent d'anciens malades) : les personnages sacrés, tels que les chamanes, qui occupent la place de la victime émissaire et/ou dirigent les rites cathartiques, et dont la présence et l'activité sont indispensables à l'équilibre social .

On le voit : il suffit de lire Lévi-Strauss avec attention pour échapper à la la vulgate structuraliste. On ne " dépassera " pas le structuralisme en lui tournant le dos, mais en revenant aux sources vives de cette grande entreprise intellectuelle : non pour répéter pieusement les paroles du maître, mais pour prolonger ses intuitions, sans souci d'orthodoxie, et à seule fin de contribuer à une meilleure compréhension des faits.



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[1] Simonis 1980 : 356.

[2] Lévi-Strauss 1950 : XV.

[3] Lévi-Strauss 1950 : XXII.

[4] Lévi-Strauss 1958 : 224-225.

[5] C'est ainsi, par exemple, que dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim illustre la transcendance de " la société " par rapport à ses membres, tantôt par des phénomènes de civilisation (ou de culture), tantôt par des phénomènes de foule (ou de société) : tantôt par l'extériorité des normes linguistiques, esthétiques ou morales auxquels les individus sont soumis, tantôt par les rassemblements collectifs où ils sentent, avec angoisse ou exaltation, leur moi se perdre dans une réalité étrangère. D'une manière générale, il n'emploie qu'un seul terme (société) pour décrire des phénomènes qui exigeraient de faire appel à deux concepts distincts(celui de culture et celui de société). Chose plus étonnante, Lévi-Strauss lui-même manque à faire clairement cette distinction dans les textes où il discute les descriptions de la vie sociale proposées par Durkheim (Lévi-Strauss 1947) et par Mauss (Lévi-Strauss 1950). C'est seulement dans ses premiers cours au Collège de France qu'il utilise enfin, à ce propos, un vocabulaire rigoureux et précis (Lévi-Strauss 1984 : 26-28).

[6] Lévi-Strauss 1958 : 311-317 ; 1973 : 347-350. Le terme de " modèle mécanique " est moins heureux que celui de celui de " modèle statistique ". En effet, si l'on compare l'unité d'une culture à celle d'une molécule ou d'un atome, comme le fait Lévi-Strauss quand il suggère que l'anthropologie pourrait construire une table de Mendéléev des formes culturelles réelles ou possibles (Lévi-Strauss 1955 : 183), et si l'on se réclame de " la conception structurale de l'atome telle qu'on la trouve dans la science moderne " (Lévi-Strauss 1958 : 58n), il est impossible que l'on puisse donner de l'atome, et par suite de la culture, un " modèle mécanique " au sens strict du terme. Pour approfondir cette d'idée, on peut se reporter à un livre de Pierre Auger, intitulé L'Homme microscopique, essai de monadologie (Paris, Flammarion, 1952), que Lévi-Strauss cite avec faveur dans son Anthropologie structurale, mais dont il ne semble pas avoir totalement saisi la pensée : il aurait pu en tirer un meilleur parti en disant que la sociologie énonce des " lois différentielles " et l'anthropologie des " lois intégrales ".

[7] Il ne fait pas de doute que la démarche de Lévi-Strauss, que nous tentons ici d'analyser et de reconstruire, implique la thèse de l'autonomie ontologique des cultures ou, si l'on préfère cette expression, ce qu'il est convenu d'appeller une " approche holiste du social ". Et, d'ailleurs, plusieurs assertions de notre auteur vont manifestement en ce sens : soit qu'il dise des " phénomènes sociaux " qu'ils revêtent " le caractère de touts doués de signification, d'ensembles structurés " (Lévi-Strauss 1947 : 529), soit qu'il définisse " les institutions humaines " comme " des structures dont le tout, c'est-à-dire le principe régulateur, peut être donné avant les parties " (Lévi-Strauss 1967 [1949] : 117), soit qu'il compare les formes culturelles aux formes atomiques (cf. note précédente), soit qu'il décrive un mythe comme un " objet absolu " au sens de Pierre Auger (Lévi-Strauss 1964 : 21), etc. Toutefois, cette thèse n'est jamais énoncée explicitement, et elle est mise à mal par de nombreuses analyses qui semblent en contradiction avec elle. D'une manière générale, il est bien difficile, à ce propos, d'extraire une vue claire et cohérente de l'ensemble des écrits de Lévi-Strauss, pour ne pas dire de chacun de ses textes pris à part. Vincent Descombes l'a fort bien montré, dans quelques belles pages (Descombes 1995 : 75-85) portant sur la discussion de la sociologie durkheimienne (Lévi-Strauss 1947). . D'un côté, Lévi-Strauss fait grief à Durkheim de ne pas avoir les moyens de son propre holisme, de ne pas pouvoir expliquer le caractère de totalité organisée que présente nécessairement toute culture, faute de reconnaître l'apport du fonctionnalisme qui a bien établi cette propriété. Mais, d'un autre côté, lorsqu'il tente lui-même d'améliorer les résultats de la théorie fonctionnaliste avec sa propre théorie du symbolisme, Lévi-Strauss tombe dans le psychologisme, puisque chez lui, c'est seulement dans l'esprit qu'un tout peut être donné (comme principe régulateur) avant ses parties. Il transgresse le principe aristotélicien exigeant d'une science qu'elle explique son objet par des principes propres, alors que Durkheim, fidèle à ce principe, s'astreint au moins à toujours expliquer le social par du social. La démonstration de Descombes est d'une clarté exemplaire. Nous y renvoyons le lecteur. Dans les pages qui suivant, nous aboutirons à des résultats analogues aux siens en examinant plutôt la critique lévi-straussienne de Mauss.

[8] Wallon 1942, Benveniste 1963 : 26, Ruyer 1964, Leroi-Gourhan 1965 : 33.

[9] Voir Lévi-Strauss 1947 : 526-527, 537 ; 1950 : XIV-XXIII,XLI-LII ; 1958 : 28, 224-225, ainsi que les essais réunis par Michel Izard et Pierre Smith dans La fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1979, et notamment leur avant-propos, pp. 9-15.

[10] Lévi-Strauss 1950 : XVI.

[11] Wallon, quant à lui, pose d'entrée de jeu l'antériorité de la fonction symbolique sur les systèmes symboliques, et s'en prend, par avance, au postulat structuraliste (de l'antériorité du système sur la fonction) qu'il présente comme le fruit d'une illusion. " Assurément les langues constituées semblent s'imposer du dehors. Il faut apprendre à en réunir chaque terme avec la notion correspondante. Mais ce qui rend cet apprentissage possible, c'est la fonction symbolique elle-même. Quand elle fait défaut, l'assemblage reste particulier et précaire. c'est un simple fait de dressage, strictement limité aux circonstances qui l'ont fait naître et d'où toute signification est absente. Les exemples de mutité psychique sans dégradation intellectuelle le montrent bien : il reste possible d'amener le sujet qui en est atteint à énoncer un certain ensemble de syllabes quand on lui montre un certain objet : beaucoup plus difficile de lui faire retrouver l'objet à l'audition de ces mêmes syllabes ; mais surtout, c'est une acquisition qui se perd vite, si elle n'est pas entretenue, et qui ne réussit ni à se généraliser, ni à opérer la substitution du mot à l'objet. " Wallon est ainsi conduit à jeter une autre pierre dans le jardin structuraliste, en attribuant la primauté du signifié sur le signifiant. Il mentionne le cas d'un jeune enfant bilingue qui s'adresse à son père et à sa mère en employant pour chacun une langue distincte. On a pu constater que " les deux idiomes coexistaient sans même que l'enfant s'en aperçut. Les mots différaient selon la personne à laquelle il s'adressait et il croyait répéter exactement ce que son père venait de lui dire, alors qu'il le traduisait à sa mère. C'est l'effacement du signe devant la signification. " (Henri Wallon, De l'Acte à la Pensée, Paris, Flammarion, 1942 : 198-201 cité par Cuvillier, Textes choisis des auteurs philosophiques, Paris, Armand Colin, 1965, tome 1 : 191-192).

[12] Lévi-Strauss 1958 : 75, 91.

[13] Lévi-Strauss 1958 : 91.

[14] Lévi-Strauss 1950 : XVII.

[15] Lévi-Strauss 1950 : XXX-XXXII, 1958 : 28 et 224.

[16] Lévi-Strauss 1958 : 224.

[17] Lévi-Strauss 1950 : XXXII.

[18] Lévi-Strauss 1958 : 224.

[19] Ibidem.

[20] Lévi-Strauss 1950 : XXXI.

[21] " Du même coup, enfin, pourrions-nous espérer surmonter un jour l'antinomie entre la culture, qui est chose collective, et les individus qui l'incarnent, puisque, dans cette nouvelle perspective, la prétendue " conscience collective " se réduirait à une expression, au niveau de la pensée et des conduites individuelles, de certaines modalités temporelles des lois universelles en quoi consiste l'activité inconsciente de l'esprit. " (Lévi-Strauss 1958 : 75)

[22] Comme le savent tous les étudiants de première année qui ont déjà eu à transcrire phonologiquement un texte transcrit phonétiquement, passer du phonétique au phonologique, ce n'est pas passer du conscient à l'inconscient, comme on le répète à l'envi, mais passer au contraire d'une réalité phonique, qui échappe pour une bonne part à notre conscience, à la perception consciente que nous en avons. Autrement dit, ce qui échappe à notre conscience, c'est que le filtrage de la réalité phonique, opéré par le système phonologique de la langue que nous parlons.

[23] Lévi-Strauss 1950 : XXXI, 1958 : 64-65, etc.

[24] Lévi-Strauss 1950 : XXXVI-XXXVII ; 1958 : 326-330.

[25] Lévi-Strauss 1958 : 71.

[26] Lévi-Strauss 1950 : XIX.

[27] Lévi-Strauss 1958 : 64-65.

[28] " Comme le langage, le social est une réalité autonome (la même d'ailleurs) " (1950 : XXXII)

[29] On le voit sur cet exemple : en dépit des griefs qu'il adresse à Durkheim et à Mauss, Lévi-Strauss est tout aussi laxiste dans son usage du mot " social ". Il est un peu plus rigoureux dans un texte relatif aux modèles mécaniques et statistiques, où il oppose la linguistique, étude d'" un attribut spécifiquement humain " qui la situe, comme l'ethnologie, du côté des modèles mécaniques, et la démographie, étude de phénomènes observables dans " n'importe quel genre de population ", qui la situent, comme la sociologie, du côté des modèles mécaniques (1973 : 348-350). Mais, même dans ce contexte, où il s'agit pourtant de classer les sciences et de bien distinguer sciences humaines et sciences sociales, il ne fait pas clairement la distinction qu'on attendrait de lui (et que l'opposition mécanique/statistique lui permettrait d'ailleurs de conceptualiser) entre le phénomène humain que constitue le langage et le phénomène social que constitue la structure et la dynamique d'une population. Il qualifie indifféremment la linguistique et la démographie de " sciences de l'homme " (1973 : 348), alors que si la première est bien une science humaine, la seconde est une science sociale, étudiant des phénomènes intrinsèquement collectifs.