"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Le racisme anti-Noir et les trois religions du livre
par Louis Sala-Molins


Origine : http://www.cran.ch/02_MenuHorizontal/3_ceran06/04_ConferenceThematiques/Word/

Texte prononcé lors de la 1ère Conférence Européenne sur le Racisme Anti-Noir – Genève, 17-18 Mars 2006
CRAN - Carrefour de Réflexion et d’Action contre le Racisme Anti-Noir
Observatoire du Racisme anti-Noir en Suisse Case postale 251 CH-3000 Berne 7



Yahvé l’unique, Dieu le père tout puissant et Allah le très miséricordieux ont comblé depuis l’aube du monde de tous leurs bienfaits les pauvres humains sans aucunement distinguer entre ceux qui leur vouent un culte et ceux qui blasphèment leur nom.

Tous, ses créatures. Tous, des frères et sœurs. Quels que soient les tailles, les couleurs, les apparences. Où qu’ils vivent et quoi qu’ils fassent.

Qu’on lui donne le nom qu’on voudra, Dieu, le seul, l’unique, Dieu qui se manifeste à Abraham pour lui donner une terre et un peuple, qui envoie son fils Jésus « ôter les péchés du monde », qui envoie son archange Gabriel lever un peuple , par le bras de Muhammad, et en faire un empire , est le « souverain bien », « l’alpha et l’oméga », le « commencement et la fin » de toutes choses, la mesure du bien et du mal, du juste et de l’injuste.

Privilège incommensurable de tous et chacun des humains, Dieu tout puissant aime les hommes, il les aime d’amour. Et nous, les hommes, tous, chacune et chacun de nous, nous n’avons rien à craindre ni des puissances d’en haut, ni de celles d’en bas, ni d’aucune ni d’aucun de nos sœurs et frères -à qui il viendrait étrangement le caprice de nous faire du mal- puisque Dieu nous protège dans la forteresse imprenable de sa toute puissance amoureuse.

Les millénaires de la préhistoire et des commencements de l’histoire connurent sous tous les cieux, sur toutes les longitudes et les latitudes les horreurs des violences, des guerres, des famines,des servitudes. Logique. Des bandes de lamentables idoles peuplaient alors tous les Olympes et s’amusaient des hommes et des passions humaines à la poussée de leurs divines passions . Fini, le temps des idoles. Aucun de ces drames, nulle de ces tragédies n’a plus jamais altéré la vie paisible des bienheureux humains depuis le jour béni où Dieu le seul, l’unique décida souverainement de se montrer, de confier à Abraham la mission que l’on sait assortie de la promesse que l’on sait, de les confirmer à Moïse, de les ratifier par la mort de Jésus, de les signer enfin dans la dictée de Gabriel à Muhammad. Fini, depuis les jours où les foules pieuses prêtèrent l’oreille et ouvrirent leurs cœurs aux trois grandes dictées de Dieu : celle qu’entendirent Moïse et les prophètes, celle qu’entendirent les évangélistes, celle qu’entendit Muhammad.

Et c’est merveille de constater que les fidèles des trois religions du livre, du Dieu unique, - non aux 99, mais aux 3 noms : Yahvé, Dieu le père, Allah dans l’ordre chronologique des dictées- offrent le spectacle magnifique d’une « pax divina » inaltérée depuis le jour où les idoles d’autrefois, les bouffons des polythéismes désertèrent leurs Olympes pour disparaître à jamais et où Yahvé, Dieu le père et Allah trônent dans les synagogues, les églises et les mosquées.

Qui s’est jamais levé au nom de Yahvé , au nom du Christ, au nom d’Allah chasser l’infidèle dehors et s’installer chez lui pour agrandir les pâturages, tuer le pécheur dedans par pure prophylaxie théologique ? Personne. Jamais. Pareille aberration historique aurait-elle eu lieu, nous le saurions.

Qui a jamais, au nom de l’un ou l’autre de ces trois-là, organisé la morale, la politique, l’économie en fonction de l’irrationalité des dogmes que l’histoire a accrochés à la lettre de chacune des trois divines dictées ? Personne. Pareil coup de force idéologique serait-il advenu, nous nous en souviendrions.

Dans l’hypothèse , impossible à imaginer, où ces deux monstruosités historiques seraient … historiquement arrivées, ne devrait-on pas supputer, par pur bon sens et sans devoir déranger pour si peu Marx et le marxisme, que le pouvoir de l’argent aurait eu, avec cela, quelque rapport de cause à effet ? Et ne devrait-on pas, alors, remonter la chaîne des causes et considérer que l’utilisation de l’argent à ces effets-là résultait d’intentions économiques et politiques parfaitement adéquates aux besoins, aux intentions, aux finalités articulés à ces dogmes émanant de ces divines dictées ? De ces dictées qui posent la fraternité universelle , dont les dogmes précisent , comme on dit en langage juridique, les « modalités d’application » ? Et depuis quand la loi-constat de la fraternité universelle pourrait-elle avoir comme « modalité d’application » des pratiques aussi peu fraternelles que la hiérarchisation des races et la perpétuation de l’esclavage ?

Oublions donc , par pure logique, cette batterie de syllogismes dont l’histoire met en évidence, dès le premier coup d’œil, l’insensé et inutile paralogisme.

Et devenons sérieux.

Notre affaire, ici, aujourd’hui, c’est le racisme anti-Noir en Europe.

La mienne : le racisme anti-Noir et les trois religions du Livre.

Si je m’en tiens aux soubassements politiques et économiques - donc idéologiques, donc théologiques - des trafics trans-sahariens, afro-européens, transatlantiques dont la chair noire était l’objet, elle se résume en peu de mots : les trois religions du livre n’y sont pour rien, ne sauraient y être pour rien.

Aucun rapport entre la pénétration de l’Islam en Afrique Saharienne et sub-Saharienne et l’intensification des modes de servage et d’esclavage endémiques dans telle et telle région de là-bas, au détriment de leurs habitants. Simple « coïncidence des temps»,comme on dit si bien pour faire comprendre que c’est arrivé au même moment par hasard, les deux faits étant totalement indépendants l’un de l’autre.

Nulle relation entre cette pénétration, l’essor du trafic négrier transméditerranéen, l’arrivée en Europe méridionale d’esclaves noirs en nombre considérable et la banalisation de la lecture juive et chrétienne faisant des Noirs les descendants de Canaan, maudits à jamais et à jamais condamnés à l’esclavage. Et d’ailleurs, qui a donc pu inventer pareille histoire ? Les Incas, probablement ? Ou les Aztèques ?

Il va absolument de soi que les trafiquants musulmans traitent en égaux les Noirs qu’ils fréquentent . Que rien de ce qui est prévu à propos de leurs esclaves dans les sourates 2, 4, 16, 24, 30 et 58 (successivement la vache, les femmes, les abeilles, la lumière, les romains, la discussion) ne saurait concerner ni des esclaves livrés entiers ni des esclaves délestés en route de leur virilité.

Il serait saugrenu de chercher un lien quelconque entre les trafics de certaines nations très chrétiennes (le Portugal et l’Espagne pour commencer, puis quelques autres) en Afrique noire au bénéfice du très chrétien continent européen, la bénédiction papale dont ils bénéficiaient et le gonflement exponentiel du nombre de Noirs en Espagne et au Portugal. Le prétendre serait une ignominie. Personne d’ailleurs ne le prétend, chacun étant à juste titre convaincu que ce trafic ne concernait que la poudre d’or et que les Noirs dont on parle ici étaient les très riches courtiers de ce commerce-là, heureux de pouvoir s’installer sous des soleils moins implacables, golden boys partageant avec les grands d’ici honneurs et plaisirs.

Tous les historiens sérieux ( il en reste encore) brocarderaient de leur mépris ceux qui oseraient prétendre que l’intensité et la durée des liens entre les juifs de Guinée (installés d’abord par force pour fuir l’Inquisition romaine sévissant au Portugal, puis de gré, pour le développement du commerce) et les juifs de Hollande, séfarades les uns et les autres, a eu quelque conséquence dans je ne sais quel trafic de Noirs et « dans la mise en place de routes négrières entre les deux marges de l’Atlantique »(A. de A. M.).

On qualifierait à juste titre de charlatan quiconque prétendrait qu’il y ait eu le moindre lien entre le christianisme, dans telle ou telle de ses formes, et la légitimation de la traite transatlantique ou transocéano-indienne, ne serait-ce que compte tenu que le christianisme n’était pas la religion dominante en Europe pendant l’interminable saison de la traite ; la moindre relation entre les implications des appareils des Eglises et des Etats et l’élaboration des diverses codifications de l’esclavage des Noirs, où qu’ils fussent soumis et maintenus en esclavage.

Et, bien entendu, conjecturer le moindre lien de cause à effet, et réciproquement, entre une dégradation de l’image du Noir en Europe d’une part et, d’autre part, la déshumanisation, la bestialisation, la chosification allant de pair avec sa réduction à l’esclavage dans les vastes prairies cultivés sous les ordres de l’Europe de l’autre coté des Océans, conjecturer pareil non-sens serait tout bonnement passible de poursuites devant les tribunaux civils et « canoniques ».

Finissons-en. Mon raccourci ne tient pas debout. Pourquoi l’ai-je risqué sans craindre le ridicule et en abusant démesurément de votre patience ?

Je ne sais ce qu’il en est dans le République de Genève. En France le temps semble s’annoncer d’avoir à modifier les règles de l’histoire en fonction d’une nouvelle casuistique de la laïcité. Mon raccourci voudrait être une illustration de la façon dont il conviendrait désormais d’aborder en un petit quart d’heure le thème de réflexion qui m’a été proposé en me tenant à l’abri des foudres ( ou, tout au moins, des lamentations) des trois pouvoirs religieux qui comptent en France : celui des cardinaux et des évêques, celui des muftis et des imams, celui des grands rabbins et des rabbins sans grade.

Chacune des trois grandes confréries cloisonne et décloisonne l’histoire tragique de la déréliction de l’image du Noir dans les traditions chrétienne, juive, musulmane , chacune se délestant sans autre analyse sur les deux autres de sa part de responsabilité.

Qu’en est-il en réalité ?

Pour les traites transatlantique et transocéano-indienne, la part du lion revient évidemment au christianisme, avec lequel collaborent le judaïsme et l’islam. Au judaïsme, au christianisme et à l’islam, tantôt en âpre concurrence, tantôt en sourde collaboration et souvent en jouant des deux registres à la fois ( Verlinden), les traites intra-européennes et afro-européennes . A l’islam principalement, massacrant les animismes ou les asservissant, les traites intra-africaines.

Aux trois religions du livre et à chacune d’elles selon l’ impact idéologique et les implantations géographiques et historiques de leur fidèles, tout à fait indépendamment de la ferveur de chacune et de chacun , d’assumer sa part dans le désastre de cette « constante historique » l’esclavage convient aux Noirs ( que l’on entendra encore dans la bouche de Hegel, ce philosophe que j’aime à considérer, pou des raisons que j’expose ailleurs, comme le dernier des « docteurs », sinon des « pères » de l’Eglise). Tout à fait indépendamment de la ferveur, ai-je précisé. Mais en toute harmonie avec les légitimations de l’esclavage que chacune des trois s’est donnée (Lévitique, Paul, Sourates évoquées), chacune dans ses textes fondateurs et chacune dans la tradition faisant « théologiquement » bloc avec eux . Chacune des trois traditions freinant des quatre fers contre la poussée des « droits de l’homme » (et, parmi eux,il est vrai dans leurs dernières moutures, la condamnation de l’esclavage), ressentis comme une opposition blasphématoire aux « droits de Dieu ».

Je sais. Rabbins, évêques et imams exigeraient que je fasse une distinction bien nette, dans tout mon impossible récit, entre judaïsme et certains juifs, christianisme et certains chrétiens, islamisme et certains musulmans. Je sais qu’il y a une lecture, légitime, de l’histoire de ces trois religions qui s’en tient à leur souffle pneumatique et néglige, souvent jusqu’à l’oubli, les activités commerciales et expansionnistes, souvent assassines, de leurs adeptes. Soit. Que « les sept dormeurs » dorment tout leur soul et que « Siméon le stylite » fasse des vieux os sur sa colonne. La philosophie que je pratique, l’histoire que je fréquente, les codes que j’étudie négligent les dormeurs et le stylite, et montrent à l’évidence que chacune des trois religions du Livre s’est compromise avec Mammon, par l’empressement de leurs fidèles et l’acquiescement de leurs puissants. La traite, dans ce contexte ? Simple. Les trois religions proclament haut et fort que l’exploitation génocidaire de tout un continent, l’esclavage, la déshumanisation, la bestialisation du Noir permettent d’honorer Mammon sans blasphémer ni Yahvé, ni Dieu le père, ni Allah. N’est-ce pas magnifique ? Dès lors, pourquoi les croyants se seraient-ils gênés pour faire l’immonde commerce tout en débitant leurs jaculatoires, sans déranger ni l’équilibre du stylite, ni les combinaisons des kabbalistes ni les danses des derviches tourneurs ?

J’ai parlé de laïcité et d’une nouvelle casuistique . J’y reviens pour conclure en rappelant quelques principes élémentaires et en évoquant un phénomène d’actualité.

Il fut un temps où la philosophie de la laïcité s’énonçait comme ceci :

La raison a heureusement conquis l’hégémonie dans la quête de la vérité, hégémonie qu’elle a ravie aux contes, aux superstitions , aux religions. Il est dans la nature de la Raison de laisser mûrir les gens à leurs rythmes et à leurs temps, et dans son dynamisme de gagner toujours du terrain sur l’illusion. Le jour viendra où les religions s’évanouiront d’elles-mêmes, leurs calembredaines emportées par la lumière de la Raison . Ce jour venu, les fumeries (Marx) se videront d’elles mêmes. En attendant, laissons les croyants croire, ils ne tarderont pas à savoir. Et faisons tout pour que cela arrive le plus tôt possible..

Depuis que les curés, les rabbins et les imams se sont érigés en chantres de la laïcité, qu’ils invoquent à temps et à contretemps, la philosophie en est radicalement changée. Elle s’énonce désormais comme ceci :

Toutes les religions sont bonnes. Chacune d’elles dit, avec des modalités qui lui sont propres, la vérité telle que Dieu l’a définie. A chacun de vivre sa religion et de la chérir, tout en respectant celles des autres. Leur parole est éternelle, alors que la Raison n’est qu’un produit de l’histoire. Respectons l’incroyance des rationalistes et des athées et faisons tout pour qu’ils croient en choisissant la religion qui leur plaira : c’est ça la laïcité.

Atterrant de constater que la France entend ce prêchi-prêcha et s’ aligne et se soumet à cette cléricale refonte de la laïcité.

A cette attitude , qui est pour beaucoup depuis trop longtemps (et ce n’est pas fini) dans l’évacuation dont je parlais des pages sombres des trois religions concernant le triptyque mortifère «racisme-esclavage-Nègres » ; à cette attitude, qui a provoqué dernièrement une sainte alliance de toutes les autorités du Livre pour défendre l’honneur entamé du confident de l’archange Gabriel et valu de par le monde des incendies, des morts effectives et des condamnations à mort avec un bon cortège d’offrandes à Mammon, je voudrais opposer, parmi d’heureusement innombrables , trois rappels de la Raison.

L’un d’eux est un adage romain de l’époque classique :

Blasphémer les dieux ne saurait être passible de poursuites humaines : « Deis injuriae deorum cura », dit le bon sens populaire (ce qui veut dire : Injures aux Dieux ? Que les dieux s’en débrouillent).

Le deuxième est médiéval. Majorque. XIII siècle. Effervescence, discussion rudes et empoignades entre juifs, musulmans et chrétiens se jetant à la figure leurs dogmes respectifs à propos du même Dieu. Raymond Lulle observe et tranche : «Oublions les dogmes. Le temps des prophètes est terminé. Le temps des miracles n’est plus. Le nôtre est le temps des raisons nécessaires. Raisonnons ».

Le troisième est contemporain. XIX siècle. Auguste Comte et le positivisme. Il y a trois âges dans l’histoire. L’âge de la théologie pour commencer. L’âge de la philosophie l’a suivi. Le nôtre est celui de la science positive.

Mas à quoi bon ces rappels ! On doit pouvoir revendiquer la bonne lecture de la laïcité, celle qui fait de ce qu’on appelle le blasphème un devoir de la Raison, et pas seulement un droit, sans se référer à tel ou tel témoignage littéraire ou philosophique. L’histoire l’impose.

Laisser les gens de religion tripatouiller les notions centrales de notre vivre ensemble c’est, entre autres choses, renforcer dans les cœurs l’emprise de quelques mensonges fondamentaux. Parmi lesquels ceux que j’ai évoqués aujourd’hui. Non pour vous détromper, puisque vous en savez à ce propos plus long que moi, mais pour vous encourager, s’il le fallait, à user et à abuser de la laïcité au sens vrai du terme pour que s’élargisse encore et encore le domaine de la Raison au bénéfice de la récupération pleine et entière d’une histoire tragique dont on voudrait tant -dans les synagogues, dans les églises et les temples, dans les mosquées - nous cacher et les terrifiantes clartés et les effarantes complexités.

Louis Sala-Molins