|
Origine : http://unesdoc.unesco.org/images/0012/001281/128196f.pdf
* Université de Toulouse II-Le-Mirail (France).
Texte contenu dans l’ouvrage : « Déraison, esclavage et droit -
Les fondements idéologiques et juridiques de la traite négrière et de l’esclavage » Collection "
La route de l’esclave"
Directeurs de la publication : Isabel Castro Henriques et Louis Sala-Molins
Publié en 2002 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP
Mémoire des peuples ÉDITIONS UNESCO
Pour les questions essentielles, le passage de la rhétorique des théologiens (ou de l’exégèse de la parole des dieux) à la rationalité des philosophes est d’autant plus facile que, comme l’écrit Hegel, le plus philosophe des théologiens ou le plus théologien des philosophes, la philosophie ne fait qu’exprimer exotériquement ce que la théologie expose ésotériquement 1.
Dans la question qui nous occupe, l’esclavage et la traite transatlantique, la véracité de la formule hégélienne est confirmée. Si, dans l’ordre chronologique du récit de leurs exploits, Yahvé, Dieu le Père et Allah 2 sont unanimes pour faire une bonne place à l’esclavage dans le monde qu’ils créent et organisent, leurs serviteurs sont intarissables à l’heure multiséculaire des articulations de l’esclavage (imposé, sauvegardé, toléré puis critiqué et, enfin, rejeté) à la liberté et du nécessaire plaidoyer pour un libre arbitre, sans lequel il ne saurait y avoir ni vocation, ni sanction morale, ni mérite. Et… allez donc faire des religions sans ces menus détails !
Mais la religion déborde la raison, la contrarie ou l’ignore. Et dans les trois cas, la raison n’a que faire de ce que racontent les révélations. Elle trouve d’elle-même, à ses propres lumières, ses voies. Et il est culturellement acquis (sinon avec un accord universel, tout au moins avec celui d’un très grand nombre de populations) que les progrès de la liberté vont de pair avec ceux de la philosophie et de la raison, et que celle-ci impose le recul des dogmes, le rejet des dogmes, le gommage des dogmes.
1 Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé.
2 Il est uniquement question ici de la grande traite transatlantique. Les itinéraires de traite transsaharienne et transméditerranéenne d’implication musulmane, d’un poids historique colossal, ne seront évoqués que pour mémoire.
Il est donc habituel et, je dirais, culturellement correct de proposer de la philosophie ou des philosophies contemporaines des siècles de la traite négrière l’image réconfortante que voici :
* les rois, les puissants, les compagnies se livrent à la traite ; les lois et les règlements légitiment le commerce triangulaire ; les hommes d’Église bénissent et consolent les esclaves sans pour autant s’élever contre l’esclavage ;
* mais la philosophie condamne sans restriction l’esclavage tout simplement parce que ce qu’il suppose comme support anthropologique est en contradiction totale avec les acquis de l’anthropologie lorsqu’il s’agit de définir la possibilité même d’un statut essentiellement animalisant comme celui qui « convient » à l’esclave.
Belle icône en triptyque : au centre les bons philosophes, flanqués des méchants puissants et des pitoyables curés.
Pourtant, on a beau parcourir la philosophie européenne se voulant philosophique des XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, que nous soyons au début de la modernité, à la fin du XVIe siècle, tout au long du XVIIe siècle ou que nous revivions les années philosophiquement fastes des Lumières, nous devons nous rendre à l’évidence :
* que l’esclavage des Nègres est légitime et la traite n’a rien de scandaleux ;
* qu’il y a lieu d’épiloguer sur la manière dont on achète ou troque, dont on « contracte », et sur celle dont on gère l’esclavage de l’esclave noir, mais non sur le principe de la traite et de l’esclavage ;
* qu’un jour viendra où l’esclavage des Nègres sera illicite et, préalablement, illégitime la traite, mais ce jour tardera à venir et il appartiendra à la philosophie d’en apercevoir l’aurore et d’en avertir les puissants.
Bref, la même philosophie qui pose un obstacle infranchissable entre l’idée de la subjectivité accomplie, de la citoyenneté accomplie des Blancs et celle d’un possible asservissement des mêmes Blancs légitime l’esclavage des Noirs.
Les trois principes (légitimité de la traite et de l’esclavage des Noirs, réserves sur des traitements inutilement féroces, extinction à très long terme de l’esclavage) sont nettement exposés et argumentés, pour la France, dès Montesquieu et, avec des adoucissements et des enjolivures, jusqu’à Diderot et l’inénarrable Condorcet 3.
3 J’y reviendrai plus bas. Pour l’attitude de ces philosophes et de quelques autres face à la traite et à l’esclavage des Noirs, je me permets de renvoyer à deux de mes études : Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, PUF, 1998, 6e édition ; Les misères des Lumières. Sous la Raison, l’outrage, Paris, Robert Laffont, 1992.
Ailleurs, en Angleterre et en Allemagne, lorsqu’on s’en occupe, la thématique est similaire, les « raisons » voisines, les conclusions identiques. En Espagne et au Portugal, le débat, lorsqu’il y a débat, est de nature fondamentalement théologienne 4. Pourtant, la légende reste et on se fait constamment traiter de provocateur, voire d’escroc, lorsqu’on oppose une lecture critique des positions des philosophies en cette saison aux louanges dont elle est habituellement l’objet. Une raison très simple à cela. En sautant par-dessus les siècles, nous donnons à l’« universalité », à l’« humanité », à la « subjectivité », à la « citoyenneté » que nous lisons dans les textes philosophiques de l’époque des Lumières le sens que ces notions commencent à avoir aujourd’hui. En quoi nous commettons un paralogisme et un anachronisme singuliers, qui nous empêchent de comprendre vraiment ce que nous croyons si bien saisir. L’« universalité » de la philosophie d’alors est plus restreinte que la nôtre et elle est « en progression ». L’« humanité » de Lumières est accomplie ici, en devenir ailleurs, balbutiante sous d’autres cieux, dégénérée ou à peine dégagée de la pure animalité à certains confins. La « subjectivité » et la « citoyenneté » recouvrent ou peuvent recouvrir l’espace de l’« humanité accomplie » qui, elle-même, coïncide en toute logique avec la petite superficie d’une petite universalité. D’un mot, la raison universelle est la raison blanche, d’ascendance biblique. L’universel est l’universel blanc, d’ascendance biblique. Le sujet est le Blanc de même ascendance. C’est lui qui est citoyen, parce que c’est lui qui représente l’humanité accomplie.
Ce qu’Aristote posa en termes d’hégémonie hellénique au détriment des barbares, la philosophie de ces siècles le dit en termes d’euro-judéo christianisme comme Hegel le redira encore en termes d’« esprit du peuple » et d’« esprit du monde ». Il en résulte que, lorsque la philosophie de l’aire culturelle blanco-biblique pourfend l’esclavage, c’est à l’esclavage gréco-romain qu’elle s’en prend. C’est d’Aristote qu’elle s’étonne tout en s’en servant. C’est la perspective d’une permanence ou d’une réminiscence de l’esclavage entre Blancs qu’elle vitupère. Et lorsqu’elle voit des esclaves partout, c’est aux sujets blancs soumis aux tyrannies européennes qu’elle prêche la révolte. Car pour ce qui est des Noirs et de la traite, les philosophes regardent ailleurs. Et qui les autorise à agir de la sorte ? Pas seulement l’économie de leur temps mais, surtout, l’anthropologie de leur temps et la climatologie de leur temps, dont l’anthropologie résulte et qu’elle légitime.
4 Voir ma présentation du Code noir espagnol dans Louis Sala-Molins, L’Afrique aux Amériques. Le Code noir espagnol, Paris, PUF, 1992. Voir aussi Manuel Lucena Salmoral, Los códigos negros de la América española, Paris/Alcala, UNESCO/Universidad de Alcalá, 1996.
On cherche en vain, dans la philosophie européenne d’alors, les pages portant condamnation nette de l’esclavage des Noirs qui lui est contemporain. Peine perdue. Mais si, tout de même… Ici ou là un paragraphe, une demi-phrase ? Qu’on se donne la peine de lire en amont et en aval et on constate aussitôt que, chez les très grands, le brocardage vise toute tentative classique d’articuler « esclavage » et « contrat », « esclavage » et « droit ». On nous promènera chez les Grecs, les Romains, les Turcs, à l’occasion chez les Goths. Jamais on ne nous conduira aux Antilles, aux Mascareignes, aux Amériques. Jamais dans le ventre d’un bateau en plein océan.
Les philosophes nous y conduisent-ils tout de même ? Nous lisons, entremêlées et pas seulement chez Voltaire, les complaisances les plus plates aux tours de rhétorique les plus complexes et les plus canailles. Climatologie, théorie de l’hominisation progressive, théorie de la perfectibilité : tout cela est porté par l’« épistémologie » de cette époque. Et l’épistémologie de cette époque cimente lourdement l’inégalité des races, la hiérarchisation des races, de la perfection du Blanc à la possible bestialité du Noir à travers tout un dégradé de couleurs et sur un large étalement géographique. Mais revoyons tout cela calmement et ressourçons dans leur terreau d’origine ces manières de voir, de dire, de penser qui autorisent le ferrage des Noirs.
Théologies, esclavage, droit
La querelle entre la foi et la raison débute avant même que la foi ne se donne l’appareillage technique de la théologie et la raison celui de la philosophie. L’archéologie du droit est commune à celle des mythologies et de l’avènement des « révélations » dans l’histoire. Et ainsi, aussi loin que portent l’histoire et le mythe, l’une et l’autre racontent les enchevêtrements entre ce que nous appelons aujourd’hui l’idéologique et le juridique. Composantes essentielles des idéologies ? Les langages relevant explicitement ou pas soit de la croyance, soit de la raison, soit des collusions constantes de l’une et l’autre. Ceci ayant été dit, illustré, prouvé à satiété, il suffit ici de le rappeler.
La traite négrière est un phénomène d’une massivité historique sans égal. Unique par sa durée, par l’étendue des aires géographiques concernées, par le gigantesque des multitudes arrachées, déportées, réduites à l’esclavage, achevées ; par l’unicité idéologique de l’univers des prédateurs l’Europe blanco-biblique, de quelque contrée que fussent les étendards flottant aux vents des Amériques ou de l’océan Indien et par l’unicité de pigmentation de la peau des proies les Noirs, de quelque contrée du continent africain qu’ils fussent.
L’entreprise, ce génocide utilitariste qui traverse toute la modernité et le premier siècle de l’ère contemporaine au vu et au su de tout le monde, n’aurait pas été viable sans un support idéologique, de nature plutôt philosophique ou plutôt théologique selon les régions et les saisons, sans une traduction juridique du même support. L’Europe catholique, protestante, anglicane et, à l’occasion, juive5 n’a d’autres référents idéologiques, pour asseoir le grand brigandage en légitimité, pour écrire sans sourciller « droit et esclavage dans la même ligne » comme dira Rousseau, que le classicisme gréco-romain d’une part et la tradition biblique de l’autre, déjà amalgamés, pour le meilleur et pour le pire, à tort ou à raison, par la scolastique au siècle des « sommes ».
C’est donc là et pas ailleurs que les théologiens et les philosophes du XVIe au XVIIIe siècle iront chercher les arguments capables de banaliser la traite et d’innocenter ceux qui auraient eu quelque scrupule à réduire à l’esclavage des êtres humains 6. Puis, la traite négrière installée et bien installée, florissantes ou languissantes les régions à exploitation esclavagiste, les régimes d’esclavage bien ancrés dans le droit des nations blanco-bibliques, la philosophie se donnera l’air de conspuer les arrangements des théologiens pour tomber dans l’erreur tragique de la hiérarchisation des races et confirmer, avec des concepts nouveaux, la légitimation de l’esclavage de la race infime, la noire.
Les références bibliques, vétéro-testamentaires et néo-testamentaires pour commencer.
La question de l’humanité ou de l’inhumanité de l’esclave ne se pose pas dans les livres de l’Ancien Testament mais, dans le récit de la « deuxième création » après le déluge —, la parole révélée édicte la distribution de l’univers entre Sem, Cham et Japhet, dit le rang de chacun des trois fils de Noé et décrète la servitude à jamais des fils de Cham et de son aîné Canaan : Canaan et ses descendants seront les esclaves de Sem, de Japhet et de leurs descendants 7. Gloses et exégèses aidant, les traditions juive et chrétienne, l’une et l’autre faisant chacune son chemin et les entrecroisant, noirciront, au fil des textes et des siècles, la descendance de Canaan jusqu’à la faire coïncider avec la totalité de la « race » noire. La négritude entre ainsi dans la tradition blanco-biblique la plus banale sous le sceau de l’esclavage.
5 Les épisodes d’implantation juive outre-Atlantique sont connus de tous et tout autant les épisodes d’implication juive à l’exploitation esclavagiste. Pour l’islam, voir supra, note 2.
6 Comme on le raconte de Louis XIII.
7 Genèse, IX, 18-27.
Esclavage naturel ? Non : esclavage par décret. Le jour venu, Augustin imposera des précisions théologiquement et anthropologiquement incontournables à ce propos, d’un intérêt politique qui aurait dû être évident. Le mot esclavage, précise-t-il, n’est pas du vocabulaire de Dieu créateur mais de Dieu justicier. La servitude n’affecte pas la nature des descendants de Cham et leur humanité pleine et entière n’est point altérée. À preuve, Augustin allègue les passages bibliques fustigeant les prévarications de tels descendants de Sem et de Japhet et relevant l’existence de vrais adorateurs de Dieu chez ceux de Cham et Canaan. Le mot esclavage apparaît pour la première fois dans le texte révélé à l’occasion d’une faute morale. Il vaut donc sanction morale et rien d’autre, insiste Augustin, et c’est ainsi qu’il doit être entendu 8. Or c’est bien ainsi qu’il ne fut pas entendu par la tradition post-augustinienne : l’esclavage comme conséquence juridique d’un forfait moral et non comme flétrissure somatique ou psychique déshumanisant, animalisant ou chosifiant peu ou prou la descendance de Canaan.
À cela une raison fondamentale sur laquelle je reviendrai encore et encore. Augustin ne triche pas avec le dogme biblique essentiel de la création de l’homme et de l’unicité du genre humain. Dieu fait l’homme à son image et à sa ressemblance. Tout homme, où qu’il soit, descend d’Adam et porte en lui, par sa raison, l’image et la ressemblance du créateur. Les diversités des corps et des aspects, des plus ténues aux plus accentuées, des plus accidentelles aux plus constantes, ne témoignent nullement d’origines diverses mais, uniquement, de la magnificence de la nature telle que Dieu l’a voulue 9.
Mais revenons à la Bible et laissons là Augustin. Si la Bible, dans sa réception populaire juive et chrétienne, fait mention de la négritude pour célébrer la sublime beauté de l’amoureuse dans le Cantique des cantiques 10, elle évoque çà et là le thème de l’esclavage et précise les règles qui lui conviennent. Il s’agit en clair et chaque fois du statut juridique de l’esclave domestique, de celui ou de celle qu’on achète ou vend pour le travail, pour le lit ou pour les deux au fil des jours et des nuits. Les commentateurs juifs d’aujourd’hui aiment à mettre en évidence les dispositions juridiques au bénéfice de la douceur de l’esclavage chez les juifs ainsi que la pratique de l’affranchissement au bout de sept ans, sauf si l’esclave est tellement satisfait de son sort qu’il insiste pour rester au service de son maître.
8 Augustin, La cité de Dieu, livre 16, chap. 8-9.
9 Ibid. et livre 19, chap. 15.
10 « Je suis noire et pourtant belle, filles de Jérusalem. […] Ne prenez pas garde à mon teint basané, c’est le soleil qui m’a brûlée. » Cantiques des cantiques, I, 5 et 6.
11 Genèse XVII, 12-13, 23 et 27 ; Exode XXI, 1-21 ; Deutéronome XV, 12-18, parmi les plus significatifs.
Ces textes existent 11. Il serait louable qu’en hommage à la vérité, on insistât aussi sur l’existence d’autres passages, tout aussi « révélés », qui mettent les points sur les i et rassurent, par leur clarté, l’une et l’autre tradition en quête de légitimations bien claires, bien massives. On apprend ainsi que le privilège de l’affranchissement ne concerne que l’Hébreu esclave d’un autre Hébreu ; que les enfants de cet esclave affranchi demeurent propriété du maître ; qu’on punit de mort celui qui enlève un esclave d’autrui ; que le maître peut donner à loisir la bastonnade à son esclave, homme ou femme, et que si l’esclave en meurt le surlendemain seulement ou le jour d’après, le maître ne sera pas puni, puisqu’il « se l’est acquis à prix d’argent 12 ». On apprend enfin que le tant rabâché anti-esclavagisme juif doit être sereinement confronté à ce passage, qui donne carte blanche à l’esclavage le plus brutal et réduit à « droit domestique », et domestique seulement, le thème constamment évoqué, et toujours isolément, de l’affranchissement tous les sept ans : « Les serviteurs et servantes que tu auras viendront des nations qui vous entourent ; c’est d’elles que vous pourrez acquérir serviteurs et servantes. De plus vous en pourrez acquérir parmi les enfants de vos hôtes qui résident chez vous ainsi que de leurs familles qui vivent avec vous et qu’ils ont engendrées sur votre sol ; ils seront votre propriété et vous les laisserez en héritage à vos fils après vous pour qu’ils les possèdent à titre de propriété perpétuelle. Vous les aurez pour esclaves, mais, sur vos frères, les enfants d’Israël, nul n’exercera un pouvoir arbitraire 13.»
C’est clair : vous prendrez vos esclaves ailleurs, voire chez vos hôtes, ils seront votre propriété à jamais, ils ne seront donc pas affranchissables. Le prétendu « humanisme » biblique en matière d’esclavage tourne au désastre. La parole « révélée » impose modération à l’Hébreu qui asservit l’Hébreu 14 et lâche la bride au cou du juif qui achète ses esclaves ailleurs ou parmi ses propres hôtes. Les juifs de la modernité, pendant le laps de temps où ils pourront s’insérer dans la traite et s’implanter dans le Nouveau Monde, sauront s’en souvenir et il leur sera facile et bibliquement légitime de casser du Noir dans les plantations avec autant de ferveur et d’« innocence » que leurs cousins chrétiens. Lesquels, de leur côté, trouveront, grâce au truchement des prêtres, dans ces beaux passages du livre saint de quoi modérer ce que ces mêmes prêtres devraient savoir déduire, à ce propos, de la position d’Augustin superbement négligée par la tradition.
12 Ibid.
13 Lévitique, XXV, 44-46.
14 Si modération est imposée, on signale par là même la pratique chez les Hébreux de l’achat et de la vente d’êtres humains à l’intérieur de leur propre communauté qui disposait d’un précédent de taille : la très édifiante histoire de Joseph, fils de Jacob, vendu par ses frères (Genèse XXXVII, 12-29).
Pour le Nouveau Testament c’est encore plus simple. Nous prenons de la hauteur. Esclavage et liberté ne se disent désormais que pour l’esprit, dans une perspective de salut. Et les Évangiles bénissent les pauvres, les affamés, les persécutés ; c’est qu’on renverse totalement les valeurs. Être libre ou esclave n’a absolument aucune importance dans ce grand chambardement. Paul, de son côté, tout à l’obsession de gommer la loi judaïque au bénéfice de l’implantation d’une loi d’amour qui doit agencer d’urgence le monde avant que les temps ne se terminent, et c’est pour bientôt, adjure chacun de convertir son cœur en ne se dérobant pas aux lois sociales qui dominent son corps. Es-tu esclave ? Reste-le et obéis ponctuellement à ton maître. Es-tu libre ? Réjouis-toi. Bref, cela n’a absolument aucune importance à la veille de l’avènement du Royaume 15. À preuve, s’il le fallait, l’arrangement passablement sordide que Paul impose à Philémon à propos d’Onésime, évadé de chez Philémon, servant Paul, restitué par l’apôtre à son ancien maître qui le remettra au travail avec l’avantage considérable de l’avoir récupéré « libre de cœur » parce que chrétien… mais esclave comme toujours 16.
Chacun sait que l’exégèse chrétienne oubliera l’extrême urgence des écrits de Paul (la parousie pour un futur très proche : « Cette génération ne passera pas avant que… 17 »), dont elle retiendra avec gourmandise les retombées pratiques. Résultat ? Les Évangiles ignorant l’esclavage, Paul le nommant et le banalisant légitiment toutes les situations d’esclavage. Les chrétiens auraient eu tort, à l’époque de la grande traite, de ne pas se servir. Ils se servirent à satiété.
Voilà donc, aussi rapidement que possible, le « corpus biblique » légitimant un effilochage idéologique qui aboutissait, côté chrétien pour presque tout et côté juif pour presque rien, à pouvoir réduire Canaan à l’esclavage sans scrupule, la parole « révélée » ne trouvant rien, ou presque, à objecter.
15 Les études pauliniennes contemporaines font scrupuleusement le tri dans les épîtres de Paul canoniquement retenues pour écarter celles dont l’authenticité est exclue ou douteuse. Aucune importance pour nous, dont l’attention doit être retenue par le fait que la tradition a toujours pris comme parole de Paul (parole « révélée » donc) la totalité des épîtres.
16 Tous les spécialistes des études pauliniennes sont d’accord sur l’authenticité de ce marché, dont le récit constitue, dans sa totalité, l’épître de Paul à Philémon.
17 Il faudra attendre le génie d’Augustin pour commencer à lire sous « cette génération » la durée totale de la vie de l’humanité, quel que soit le nombre de siècles qu’elle ait à traverser. Mais la tradition post-augustinienne garda tranquillement la « banalité » de l’esclavage.
On alléguera que des inconnus, des sans grade, des cœurs purs avaient une autre lecture de ce « corpus ». J’objecterai que les obscurs et les sans grade, au cœur aussi pur qu’on voudra, ne font pas les idéologies mais les ténors et que s’il est légitime, en histoire, de les interroger, il n’est pas interdit, en histoire, d’aller voir, tâter, soupeser les matériaux qui solidifient l’opinion des puissants, de ceux qui, tout naturellement, légifèrent. Dans ce cas, les puissants savent lire la Bible. Il leur arrive même parfois de ne savoir lire que ce livre-là 18.
Judaïsme et christianisme mènent de pair, l’un et l’autre, des économies de salut confortées par des dispositions juridico-morales convenant soit à tous les juifs, soit à l’humanité entière et des économies d’identité et de pouvoir faisant juridiquement aux esclaves une place à part, la place inerte de la propriété. L’esclave est propriété : ça s’achète, ça se bat, ça se vend. Et s’il peut s’intégrer à une économie de salut, il ne quitte pas pour autant le statut de pure propriété que lui attribue l’économie d’identité et de pouvoir. Sur ce point, et ce point est fondamental à l’heure de la légitimation du génocide utilitariste multiséculaire de la grande traite, les dispositions juridiques du Lévitique coïncident avec ce que Paul dispose pour Onésime 19.
Le « corpus patristique » est d’une sobriété exemplaire sur l’extension aux esclaves de la « fraternité universelle ». Les Pères de l’Église critiquent peu, ou pas, l’institution de l’esclavage en tant que telle, mais ils sont intarissables sur les vices des esclaves et sur leur exploitation pour la lubricité effrénée des maîtres se livrant avec eux et sur eux à toutes les débauches 20. Le monde féodal laissera subsister, à côté des liens de servage et de suzeraineté (servage que nul ne confondra ni avec l’esclavage classique ni avec celui de la grande traite), l’esclavage, avec des réseaux de traite dont les chemins lézarderont la carte de l’Europe, des foyers, des itinéraires, des navigations transméditerranéennes qui concerneront toute la chrétienté, Rome pontificale comprise, et les nations islamiques de tout le pourtour du Mare nostrum.
18 Ou, plutôt, de le laisser entendre, ramenant à lui la justification de tout. L’histoire va s’engouffrer dans la brèche ouverte par Justinien dans le droit pour totalement le théologiser. Si cela n’était connu de tout le monde, il suffirait de fréquenter l’œuvre de Verlinden qui prouve à satiété la fréquence des rappels de l’autorité biblique dans la continuité diaphane de l’esclavage entre la chute de l’empire d’Occident et l’inauguration de la grande traite.
19 Voir plus haut, Lévitique XXV, 44-46 et épître de Paul à Philémon.
20 Un classique dans ce domaine, Henri Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité (rééd. Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1988), livre III, chap. 8, sur la patristique.
Nations et cités-États codifieront la situation des esclaves, établiront des systèmes d’assurance dédommagement au bénéfice des maîtres d’esclaves en fuite. Les juifs seront des intermédiaires privilégiés pour l’achat aux confins septentrionaux et orientaux de la chrétienté, l’acheminement d’esclaves et la vente en terre d’islam. L’Église bénira sans trop d’éclat mais avec beaucoup d’efficacité ces belles pratiques et produira des dispositions sublimes, comme celle-ci : la conversion au christianisme d’un esclave arabe ou slave ne vaut pas droit à l’affranchissement si le maître est chrétien, mais elle vaut ce droit si le maître est juif. Sauf, ce qui arrive avec une constance exemplaire, si le pouvoir temporel, pour garantir la tranquillité d’itinérance d’un point de chasse et d’achat à un point de vente d’un groupe d’esclaves convoyés par des juifs, décide que, dans cette situation spécifique, conversion au christianisme ne vaudra pas affranchissement 21.
L’historiographie contemporaine, dans la foulée de Verlinden notamment, s’est attelée parcimonieusement, il est vrai à faire remonter à la surface cette histoire enfouie de l’esclavage à côté du servage sans se confondre avec lui. Deux constantes parallèles et contradictoires : le souci d’affirmer la probité juridique et canonique des « transactions » et le silence des « sermonnaires », des « exempla » sur l’existence de ces mêmes esclaves. Comme si le langage d’Église avait du mal à trouver les formules pour combiner (souvenons-nous d’Augustin) la fraternité universelle résultant du statut de chaque homme en tant qu’image de Dieu et l’animalisation de l’esclavage, dont les formules notariales d’achat et de vente précisent que « ne disposant pas de volonté, l’esclave Untel est abandonné pour tel prix à la libre volonté d’Untel qui l’achète pour s’en servir et en abuser 22 ».
Théologie et droit (canonique et civil) jouent en virtuoses de cette double économie salut et identité-pouvoir qui les réconfortera tout au long des siècles de la scolastique et sur laquelle ratiocinera aussi la néoscolastique hispano-lusitane une fois que le monde se sera élargi, au regard et à la cupidité des peuples blanco-bibliques, jusqu’au couchant de l’Atlantique, puis sur le Pacifique 23.
21 Tout cela copieusement et solidement argumenté par Verlinden dans son œuvre magistrale, L’esclavage dans l’Europe médiévale, 2 volumes, Bruges-Gand, 1955/77.
22 Formule revenant mille fois dans la transcription par Verlinden (op. cit.) de traces notariales d’achats et de ventes d’esclaves en Europe.
23 On consultera à ce propos avec profit Silvio Zavala, Las instituciones jurídicas en la conquista de América, México, Porrúa, 1971.
Philosophies, esclavage, droit
La grande traite s’inaugure à une période la Renaissance de splendeur intellectuelle : la pensée semble se libérer de la tutelle de la théologie, Grèce et Rome reviennent en force. Lors de la controverse de Valladolid, en plein XVIe siècle, l’argumentaire de Sepúlveda, l’un des plus grands hellénistes de son temps et aristotélicien convaincu, choque brutalement contre celui de Las Casas, théologien thomiste non moins convaincu. Épisode théâtral, et juridiquement efficace, d’une lutte sans quartier entre les partisans d’une lecture aristotélicienne de la naturalité de l’esclavage de l’Indien et ceux d’une lecture biblique du statut de l’Indien jouissant sans aucun doute possible de la liberté naturelle. L’enjeu est colossal. Selon qu’on choisisse l’une ou l’autre lecture, Sepúlveda ou Las Casas, la souveraineté de l’Espagne sur le Nouveau Monde n’aura pas la même « valeur » et il conviendra de tirer des conséquences bien diverses des bulles papales déléguant aux Espagnols et aux Portugais l’imperium outre-Atlantique. L’Indien, esclave par nature, sera maintenu en toute logique dans l’esclavage qui est son lot si l’aristotélisme l’emporte. L’Indien, image de Dieu, naît libre et le demeure si le récit de la Genèse le concerne ; et dans ce cas, il ne saurait y avoir ni rejet de l’Indien hors humanité, ni soumission violente de l’Indien à quelque prince chrétien que ce fût 24. En réalité, le régime de la encomienda condamne en toute rigueur juridique l’Indien à un mode de vie ne différant de l’esclavage que conceptuellement 25.
Aristote donc. Il inaugure La politique en définissant le citoyen par la « méthode des résidus » et théorise l’existence d’esclaves par nature les barbares —, qualifiés tour à tour d’outils animés et de bêtes de somme. L’intérêt réciproque du maître et de l’esclave est qu’ils se rencontrent. Le maître disposera alors de l’outil qui lui manque pour la production, l’esclave, dépourvu de raison, bénéficiera par l’obéissance des effets de la raison de son maître 26. Tout est parfait. Et pendant que la bête labourera les champs, le citoyen pourra vaquer à la plus noble des activités qui soit, la gestion des affaires de la cité.
24 Des données très nouvelles et très précises dans Nestor Capdevilla, Las Casas, une politique de l’humanité, Paris, Cerf, 1998. Voir aussi sa belle contribution au présent ouvrage.
25 Silvio Zavala, La encomienda indiana, Madrid, Imprente Helénica, 1935 pour la première édition.
26 Aristote, La politique, Paris, Les Belles-Lettres, 1960, 1253b-1255b.
L’instrumentalisme biblique (Lévitique) et aristotélicien (La politique) devient la référence dogmatique et philosophique permettant tous les esclavages et ouvre la voie à leurs réglementations juridiques. Par rappel explicite des sources ?
Inutile : leurs axiomes sont totalement intégrés à la culture du rapport maître-esclave. Dès lors, devrait-on s’étonner de l’invention soudaine de la traite des Noirs ? Non, parce qu’il n’y a pas de soudaineté. Des Maures et des Noirs sont « traités », échangés au Portugal et en Espagne bien avant que l’Amérique ne surgisse au couchant 27. Le paganisme des Noirs sera raison suffisante, pour le pape Nicolas V, pour qu’on les envahisse, dépossède, dépouille, réduise en esclavage. Leurs « défaites » seront raison suffisante pour les rois espagnols et portugais. Les débuts de l’esclavage noir transatlantique ne seront juridiquement et pratiquement que le transfert au-delà des mers d’esclaves noirs asservis d’abord en Espagne et au Portugal pour travailler en premier lieu au coude à coude avec les Indiens asservis, puis pour remplacer une main-d’œuvre indienne à son tour « traitée » puis « éteinte ». Bientôt, l’esclavage « artisanal » transméditerranéen et intra-européen deviendra l’esclavage « industriel » de la grande traite transatlantique. Les lois hispaniques et portugaises encadraient l’esclavage « artisanal ». Des lois nouvelles géreront l’horreur absolue, là-bas. Les dispositions juridiques espagnoles et portugaises fournissent le plan incliné adéquat et l’articulation de l’esclavage au droit, la perversion du droit jusqu’à l’intégration de l’esclavage glissera, à travers l’océan, de la péninsule Ibérique aux Antilles et au continent américain 28. Et cela ne se fera pas dans le secret qui convient aux complots et aux conjurations, mais avec la publicité et la solennité qui convient au droit. Puis toute l’Europe blanco-biblique (ou presque) suivra. Les nations de la chrétienté s’engageront dans un génocide utilitariste enveloppant le plus grand brigandage de l’histoire de la modernité occidentale. Et toutes et chacune géreront, à un rythme industriel cette fois, comme il convient lorsque le génocide utilitariste peut se nourrir en principe de la chair innombrable de tout un continent (chaque Noir est « traitable », si tous les Noirs ne sont pas « traités ») et traduiront en règlements, dispositions, décrets et lois édictés par des rois tous plus chrétiens les uns que les autres, les croisements et re-croisements des deux économies ; leurs majestés distinguent des âmes pouvant être rédimées (économie de salut) dans les corps inhumains, bestiaux (économie d’identité et de pouvoir), ferrés et enchaînés que les bateaux des compagnies à privilèges royaux vomissent dans les ports des Amériques 29.
27 Verlinden, op. cit.
28 Zavala, op. cit.
29 Rapports historiques entre règlements hispaniques et codification française dans Javier Malagón Barceló (dir. publ.), Código negro carolino o Código negro español, Santo Domingo, Taller, 1974. Voir aussi M. Lucena Salmoral, op. cit.
La logique de la Genèse (l’homme à l’image de Dieu, entendez son âme) rencontre La politique d’Aristote (esclavage naturel). Les idéologies d’antan, christianisées en sourdine tout au long du Moyen Âge, éclatent au grand jour, riches de mille effets d’épouvante, dans les plantations de canne à sucre 30.
Chemin faisant, l’économie d’identification est devenue économie d’élevage. L’esclave est noir. L’esclave est-il un homme ou un sous-homme ? Est-on sûr que cet esclave-là appartienne à la famille des hommes ? Et s’il était le moins mal loti de la famille des singes ? On en discute avec tout le sérieux académique. Et, homme ou singe, est-on sûr que sa soumission à l’esclavage soit philosophiquement irrécusable ?
Il est de bon ton de remarquer, côté philosophie et progrès, que sur ce genre de débats, les théologiens n’en finissent pas de traîner31, au contraire de la raison aux pieds ailés. Et si c’était faux ? XVIe, XVIIe, XVIIIe siècle. La philosophie s’affirme, s’installe, domine. Elle s’intéresse à tout et notamment à l’homme. À l’homme en situation sociale, morale, politique. On cherchera en vain dans la littérature philosophique de ces trois siècles une extension nette, explicite jusqu’au continent noir, continent noir compris, de l’aire de l’humanité à cette triple souveraineté (monastique, domestique, politique) dont l’unité fait l’homme pleinement reconnaissable comme tel. Les philosophes savent, parce qu’ils se renseignent, s’informent, lisent et que l’ordinaire de la traite et de l’esclavage n’a jamais été un secret il n’y avait aucune raison d’avoir honte, d’occulter la vaste entreprise agricole et commerciale. Il arrive bien à tel d’entre eux de verser une larme, voire deux, sur les massacres perpétrés par les Espagnols aux Amériques. On ira même jusqu’à joliment helléniser « le bon sauvage ». Mais la traite ne rencontre que l’indifférence de la philosophie. Et l’émotion provoquée par la situation des Noirs « traités » ne résulte pas de leur esclavage mais de l’inutilité de quelques écarts sadiques des maîtres, qui s’y ajoutent. Les Lumières relèguent la théologie chrétienne et ses références dans la poubelle du « préjugé ». Brille enfin de tout son éclat le soleil de la raison.
30 Bonheur chrétien de l’esclave noir ; premiers articles du Code noir et totalité du Código negro carolino.
31 Pour les raisons évoquées plus haut, les théologiens, ne s’intéressant par métier qu’à l’économie de salut, n’ont aucun mal à inclure les Noirs dans l’humanité parfaitement accomplie, ce qui ne les met pas à l’abri de l’effet « esclavagisant » de l’économie de pouvoir et d’identité.
L’origine de l’homme n’est plus dans la Genèse mais dans les lieux que lui assigne la science. Or la science divise, ordonne, hiérarchise. Et les savants de l’éblouissante saison des Lumières inventent la merveille de la hiérarchisation des races. Au sommet, le Blanc, étalon de beauté, d’ordre, de vertu. À la base, tout en bas, se battant avec le singe qui veut en être aussi, le Noir, étalon de laideur, de désordre, de vice. Entre le sommet et la base, tous les dégradés qu’on voudra bien répertorier. La philosophie des Lumières vénère la science. Les dégradés anthropologiques et progressivement ou dégressivement animalisants, la science les impose, les philosophes se les approprient. La Genèse disait que l’homme est accompli partout où il est. Les Lumières disent que des hommes ont dégénéré et noirci à proportion mais envisagent que les Noirs puissent blanchir (le vice redevenir vertu, le désordre harmonie, la laideur beauté) parce que l’homme n’est pas accompli d’un coup, mais perfectible. La dégénérescence (Buffon 32) des Noirs est le résultat d’un accident historique qu’on ignore et d’une détermination géographique qu’on connaît bien.
Les réglementations de l’esclavage des Noirs tiennent compte, avec quelle générosité, de ce rabaissement au rang d’animal. Elles le bloquent. Et on assistera au scandale suprême de la légitimation du Code noir par Montesquieu dont les conseils pour maintenir et améliorer l’efficacité de l’esclavage des Noirs aux Amériques se formalisent en mesures d’un cynisme que le Code noir lui-même n’avait pas envisagé 33. Nous entendrons Jean-Jacques Rousseau pourfendre l’esclavage gréco-romain sans consacrer une demi-ligne à l’esclavage antillais, dont il n’ignore rien. Voltaire se gaussera les jours pairs de la bêtise des Blancs qui réduisent en esclavage les Noirs, fustigera les jours impairs la férocité des Blancs, touchera éventuellement des dividendes de la traite des Noirs, que les échéances tombent en jour pair ou impair. Diderot et Raynal auront les mêmes réactions pendulaires et passeront à la caisse, et Condorcet rêve tout haut, pour en finir avec l’esclavage, d’un moratoire de soixante-dix ans minimum et du jour où les Noirs blanchiront 34.
32 Ce qui précède porte le sceau de son autorité scientifique, indiscutée chez les philosophes de son temps.
33 Le Code noir ne donne pas droit de vie et de mort au maître. Montesquieu envisage la chose avec une élégante perfidie. Si la loi permet au maître d’ôter la vie à son esclave, « c’est un droit qu’il doit exercer comme juge, et non pas comme maître ; il faut que la loi ordonne des formalités, qui ôtent le soupçon d’une action violente » (Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XV, chap. 17).
34 Condorcet (sous pseudonyme), Réflexions sur l’esclavage des Nègres (analyse de ce texte dans Les misères des Lumières de L. Sala-Molins, op. cit.).
Tournons-nous vers la philosophie anglaise ? Peine perdue. La raison, émancipée en Angleterre aussi de la tutelle théologique, hiérarchise les hommes et précipite les Noirs au voisinage des singes. Même chose en Allemagne, quand la philosophie s’en mêle35. L’Espagne n’a pas de « philosophies ». Et ses théologiens-juristes (Victoria, Suarez, de Soto), qui refondaient dès le XVIe siècle le droit international, légitimaient dans la foulée les entreprises de colonisation et de mise en esclavage.
Je schématise encore au prix de quelques redites :
* il y a des races qui se hiérarchisent selon le niveau de perfection atteint ;
* cette hiérarchisation est une donnée de la nature relevée par la science qui ne peut décrire les événements par lesquels les « races inférieures » en sont où elles en sont ;
* le manque d’humanité chez les races inférieures par rapport à la race blanche va se comblant par le fait d’une proximité de plus en plus accentuée avec l’« étalon » ;
* les races non blanches ont dégénéré à partir de la « blanchitude » ;
* au point le plus éloigné du modèle blanc et faisant des coudes avec l’orang-outan pour se dégager de son animalité qui le tente, le plus dégénéré de tous, le Noir ;
* ouvrons Aristote : la relation entre le maître et l’esclave est parfaite pour tous les deux ;
* Aristote est scandaleux parce que les « barbares » qu’il réduit à l’esclavage « naturellement » n’en sont pas moins des Blancs. Revisité pour les besoins de la modernité, Aristote légitime la soumission du Nègre (presque une brute) au Blanc, étalon de l’humanité, aux avantages identiques de l’un et de l’autre ;
* à partir de là, rien ne s’oppose à la codification de l’esclavage des Noirs par les Blancs. La codification vaut réduction au rang d’animal ou chosification du Noir à son propre bénéfice (« personam non habent, caput non habent », dit-on en latin) puisqu’il pourra se comporter sans agresser sa propre nature en obéissant tout simplement aux ordres du Blanc qui, lui, dispose d’un appareil rationnel en parfait état de marche.
35 Mais on trouvera là une remarquable sérénité chez Herder, le sans grade, et des jugements de valeur infâmes chez Kant, le géant. Les quelques pages consacrées au problème de la couleur des hommes par Kant dans sa Géographie montrent jusqu’à quel point le dogme de la « dégénérescence des races inférieures » faisait des ravages chez les plus grands (Kant, Géographie, trad. française, Paris, Aubier, 1999, p. 218-224).
La philosophie intervient donc pour :
* critiquer les férocités ponctuelles et inutiles ajoutées à la rigueur de l’esclavage ;
* fixer le calendrier des progrès du Noir dans son hominisation progressive (sa « perfectibilité ») et dire le jour et l’heure où ce processus sera accompli ;
* déterminer alors l’opportunité ou non de l’octroi aux esclavages noirs affranchis d’une personnalité pourvue de souveraineté politique ou de souveraineté domestique seulement.
Et qu’on ne nous chante plus jamais que cette philosophie portait en elle essentiellement, nécessairement, l’abolition de l’esclavage : elle portait la condamnation définitive et solennelle d’un statut du sujet blanc pouvant être qualifié de « servitude » ; elle portait en elle, comme le serpent dans l’œuf, la continuité de l’esclavage des Nègres, la soumission naturelle des Noirs à la raison, la force et le droit des Blancs. Les codes noirs diront avec une glaciale froideur ce que le complexe anthropologie-philosophie-épistémologie d’alors légitimait. D’où le silence des philosophes. D’où les arrangements et les compromis obscènes lorsqu’il leur arrive d’en parler.
On m’objectera quelques condamnations de quelque penseur de deuxième rang. Je rétorquerai que l’histoire de la philosophie me force à m’intéresser aux philosophes reconnus d’abord et surtout, sinon exclusivement. On m’objectera les algarades de quelque grand. Je répondrai en lisant calmement ce qui les précède et en découvrant le néant pratique qui les suit. Je lirai et relirai les repères essentiels de cette claudication plus que séculaire : de Montesquieu qui l’inaugure en disant aux puissants comment mieux tenir les esclaves noirs 36 à Hegel qui prétend la clore en évacuant l’Afrique noire du monde de l’esprit et en bénissant l’esclavage qui, seul, lui convient 37.
Et après ? De Hegel aux abolitions ? L’économie dicte sa loi. La même économie qui avait organisé la traite constate que l’esclavage n’est plus rentable. Elle le dit et le prouve. Le droit, à contrecœur, s’incline. Disparaît-il ? Il plie bagage pour sévir ailleurs, porté par une idéologie renouvelée. Et tout comme les codes noirs « photographiaient » la volonté des princes blanco-bibliques, les abolitions, préludes aux abominables « codes de l’indigénat », photographiaient les intérêts nouveaux d’une économie nouvelle.
36 Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XV, chap. 11-18.
37 Hegel, La raison dans l’histoire, chap. « Afrique ».
Bilan
Que théologie et philosophie soient en guerre ou en armistice (parce que, pour la beauté de la raison, elles ne sauraient être en paix), elles se donnent la main lorsqu’il s’agit de traduire en droit le rabaissement à l’animal du Noir, l’une et l’autre lui entrouvrant, au bon plaisir des Blancs, la porte d’accès à une « liberté acquise » qui doit rester, sur le plan idéologique et le droit s’y emploiera —, infiniment distincte de la « liberté naturelle » des Blancs 38. Au milieu de ce mortier de philosophies et théologies à pelletées égales, gâché par l’eau stagnante de la mare de l’idéologie, on enfoncera le pieu des codes noirs. L’ensemble durcira et tiendra jusqu’au jour où les révoltes d’esclaves pour une part et pour commencer, l’économie et, dans la foulée, une certaine « laïcisation » de l’esprit des Blancs pour une autre part parviendront à oxyder le pieu dans le gâchis. Après quoi, il faudra encore des décennies (nous frôlerons la fin du XIXe siècle) pour que, cassée la machine juridique qui rabaissait le Noir au rang d’animal, le crime cesse définitivement. L’idéologie aura évolué. Théologie, philosophie et droit inaugureront, au même moment où ils auront enterré les codes noirs, la rhétorique de légitimation des chevauchées européennes en Afrique. Le blanco-biblisme n’arrache plus les Noirs de leur sol. Il n’y a plus d’« esclaves », il n’y a que des « indigènes ». Le blanco-biblisme délaye un peu sa soupe idéologique et asservit le Noir chez lui, à l’exacte verticale de son soleil à lui. Au nom des Lumières, au nom de la mission de civilisation et, c’est à rappeler, du réconfort moral dû aux « pauvres Nègres », les « codes de l’indigénat » remplacent les codes noirs.
Il faudra des révoltes constantes, des faits d’armes sans nombre et il faudra la fin de la seconde guerre mondiale pour que les Blancs octroient sur le papier aux Noirs cette triple souveraineté (monastique, domestique, politique) dont l’unité pleine caractérise la pleine humanité.
Cependant, la théologie prie, le droit tousse. Et la philosophie (pas celle des maudits, mais celle des universités et de leurs programmes) ? Inutile de la chercher sur la brèche, dans les tranchées, à la bataille : elle est dans le boudoir.
38 Code noir, art. 57-59.
|
|