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« Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes » :
La théorie de l’esclavage au livre XV de L’Esprit des lois - Montesquieu
Céline Spector.

Origine : http://celinespector.com/wp-content/uploads/2011/02/Esclavage.pdf

Montesquieu n’a pu se résoudre à traiter sérieusement la question de l’esclavage.
En effet c’est dégrader la raison que de l’employer, on ne dira pas à défendre,
mais à combattre même un abus si contraire à la raison 1.

Montesquieu m’a fort réjoui dans son chapitre des nègres.
Il est bien comique ; il triomphe en s’égayant sur notre injustice 2.

Si quelqu’un a jamais combattu pour rendre aux esclaves de toute espèce le droit de la nature, la liberté, c’est assurément Montesquieu. Il a opposé la raison et l’humanité à toutes les sortes d’esclavages 3.

L’histoire des idées a retenu en Montesquieu la figure de l’un des premiers philosophes anti-esclavagistes. L’un d’entre eux, R. Jameson, n’hésite pas à soutenir que Montesquieu a contribué « à modifier les idées morales des générations postérieures » : L’Esprit des lois « a inauguré cette évolution de l’opinion publique qui, cent ans plus tard, amènera l’abolition de l’esclavage dans toutes les possessions de la France »4. Le rôle corrosif du chapitre sur l’esclavage des nègres est invoqué en ce sens : il est selon Jameson

« le plus éclatant témoignage de l’humanité de Montesquieu »5. Vaughan corrobore ce jugement : Montesquieu est le premier à avoir donné une telle portée à la dénonciation du scandale de la traite6. J. Ehrard, à son tour, souligne l’originalité de la critique : « Comparée à celle de ses prédécesseurs, la position de Montesquieu apparaît infiniment plus généreuse, plus novatrice et plus cohérente.

1 Diderot, Histoire des Deux Indes, Amsterdam 1770, t. IV, p. 167. Cette phrase disparaît dans l’édition de 1780 (voir A. Thomson, « Diderot, Roubaud et l’esclavage », dans Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, n° 35, 2003, p. 69-93).

2 Voltaire, L’A, B, C (1768), repris dans Montesquieu. Mémoire de la critique, C. Volpilhac-Auger éd., Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2003, p. 473.

3 Voltaire, Commentaire sur « L’Esprit des lois » (1777), repris dans Montesquieu. Mémoire de la critique, ouvr. cité, p. 532.

4 R. Jameson, Montesquieu et l’esclavage, Paris, Hachette, 1911, p. 347. Voir E. D. Seeber, Anti-Slavery

Opinion in France during the Second Half of the Eighteenth Century, Londres, John Hopkins Press, 1937, p. 28-34.

5 Ibid., p. 292.

6 C. E. Vaughan, Studies in the History of Political Philosophy before and after Rousseau, New York, 1960, p. 282-283.

Parmi ceux qui feront de Montesquieu un grand humaniste, on trouve ceux qui lutteront eux- mêmes contre l’esclavage : William Dickson, Wilberforce, ou Blackstone firent de Montesquieu leur modèle (voir F. T. H. Fletcher, « Montesquieu’s influence on Anti-Slavery Opinion in England », The Journal of Negro History, XVIII, oct. 1933, p. 416-417).

La timidité relative des conclusions pratiques de son livre XV n’enlève rien de sa netteté à la double condamnation de principe qu’il formule contre l’esclavage » 7. Une toute autre lecture est cependant possible : loin d’être un véritable adversaire de la traite, Montesquieu se serait contenté d’un vain « persiflage » ; l’ironie acerbe du fameux chapitre 5 du livre XV n’en est peut-être pas une 8 ; ses arguments contre l’esclavage sont à géométrie variable selon les continents, voire selon les races 9. Cette remise en cause du statut fondateur de la critique de Montesquieu est souvent partie prenante d’une condamnation plus générale des « Lumières », dont la face sombre doit être mise à jour. Ainsi M. Duchet soutient-elle que « chez Montesquieu, l’exigence humaniste était posée en principe, mais restait toute théorique, dans la mesure où l’intérêt des colonies exigeait le maintien de l’esclavage » 10 – la philanthropie des Lumières ne pouvant se déployer qu’à condition de rencontrer l’intérêt des classes dominantes. Ainsi L. Sala-Molins dénonce-t-il l’écart entre la grandeur des anathèmes au plan des principes et les tergiversations casuistiques dans les remèdes proposés. Stigmatisant le décalage entre l’envol majestueux de la philosophie, fondée sur la raison et l’universalité de la loi, et la réalité du racisme ordinaire, de l’esclavagisme et du colonialisme que les Philosophes eux- mêmes ont contribué à promouvoir 11, la critique de L. Sala-Molins ne dénonce pas simplement l’usage de la théorie des climats qui permet de naturaliser la servitude, ou l’étrange silence de Montesquieu sur le Code noir (dont la première version, due à l’initiative de Colbert, remonte à 1685 et dont la refonte date de 1724). Elle s’attarde sur le scandale du chapitre ironique consacré à l’esclavage des nègres dont les derniers mots n’évoquent pas la loi, ni la justice, mais l’humiliante condescendance de la « miséricorde » et de la « pitié ». L. Sala-Molins n’hésite pas à en conclure que l’éloge d’un Montesquieu anti-esclavagiste est dénué de fondement : le philosophe reste dans l’orbe du discours ethnocentré que les Lumières favorisent.

Face à ces appréciations contradictoires, la question se pose donc : Montesquieu doit-il être crédité d’un rôle fondateur ? Est-il le premier philosophe à avoir pris à bras le corps la question de l’esclavage civil jusqu’alors occultée, ou incarne-t-il au contraire la part d’ombre des Lumières, son irréductible cécité à la condition de certains opprimés, son lien trouble avec le colonialisme ? Faut-il ranger L’Esprit des lois au nombre des œuvres démystificatrices, celles qui par leur écho suscite un questionnement nouveau dans l’opinion savante, ou doit-on l’ajouter à la longue liste des ouvrages qui véhiculent les préjugés séculaires sur la supériorité européenne – préjugés mis au service de la défense des intérêts économiques dominants ?

I La critique du droit d’esclavage

« L’esclavage proprement dit est l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens » : la définition liminaire que donne Montesquieu reprend celle du droit des personnes établie par les jurisconsultes romains.

7 J. Ehrard, L’Idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, rééd. Paris, Albin Michel, 1994, p. 500 ; Lumières et esclavage, André Versaille, 2008.

8 Voir L. Estève, « L’ironie du droit naturel : pour une nouvelle lecture du livre XV, 5 », Kairos, n° 14, 1999, p. 91-112 ; et P. Pluchon, Nègres et Juifs au XVIIIe siècle. Le racisme au siècle des Lumières, Paris, Tallandier, 1984, p. 154.

9 J. Lafontant, Montesquieu et le problème de l’esclavage dans « L’Esprit des lois », Sherbrooke, Editions Naaman, 1979, p. 47-48.

10 M. Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières, rééd. Paris, Albin Michel, 1995, p. 154.

11 L. Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, Paris, P.U.F., 1987, rééd. 2002.

Selon les Institutes de Justinien, « la servitude est une institution du droit des gens qui, contre nature, fait d’un homme la propriété d’un autre » 12 ; la puissance exercée par le maître sur l’esclave, à cet égard, relève du droit des gens : « car il est à remarquer chez toutes les nations que les maîtres ont sur leurs esclaves le droit de vie et de mort, et que toute chose acquise par l’esclave est acquise au maître » 13. La servitude introduit la dépendance d’un homme à la volonté d’un autre, telle qu’il abdique l’exercice de sa volonté en s’engageant à l’obéissance. Par l’esclavage, l’homme est fait chose, propriété d’un autre homme qui dispose le droit d’en user et d’en abuser : le rapport de domination se convertit en rapport d’appropriation. Grâce à cette définition, Montesquieu envisage l’esclavage civil comme un phénomène historique transversal. C’est de l’esclavage antique comme de l’esclavage moderne dont il est question au livre XV de L’Esprit des lois, de l’esclavage comme du servage – la distinction introduite au chapitre 10 entre servitude personnelle et servitude réelle ne jouant pas un rôle déterminant. Montesquieu dit s’intéresser à « l’esclavage pris à la rigueur, tel qu’il était chez les Romains, et qu’il est établi dans nos colonies » (XV, 2, note), et plusieurs chapitres sont consacrés aux justifications possibles de la traite (chap. 3 à 5, 9). Montesquieu, l’un des premiers philosophes à énoncer une condamnation de principe de l’esclavage, réserve-t-il donc un sort particulier à la servitude coloniale ?

Répondre à cette question suppose de suivre la progression théorique du livre XV : aux fausses justifications du droit d’asservir (2-5) succèdent les raisons véritables de la servitude (6-7), d’où Montesquieu tire la nécessité de sa limitation (8-9) et celle d’en réguler juridiquement les abus et les dangers (10-19). La condamnation, en premier lieu, paraît sans appel : l’esclavage civil « n’est pas bon par sa nature : il n’est utile ni au maître ni à l’esclave » (XV, 1). Le point de vue est d’abord moral : là où l’esclave, privé du principe d’imputation des actes, ne peut agir vertueusement, le maître contracte insensiblement des habitudes de cruauté qui l’incitent à manquer lui-même à toutes les vertus ; la forme de domination supposant commandement absolu d’un côté et obéissance inconditionnelle de l’autre est viciée en son principe. L’argument est ensuite politique : alors que l’esprit de la constitution républicaine est paradoxalement contraire à l’esclavage, en raison de l’égalité et de la frugalité qui doivent régner dans les républiques (l’esclave est un luxe), alors que les monarchies doivent exclure l’institution de la servitude parce qu’il y est « souverainement important de ne point abattre ou avilir la nature humaine », dans les pays despotiques où les hommes subissent déjà l’esclavage politique et sont heureux d’avoir leur vie et leur subsistance assurée, « l’esclavage civil est plus tolérable qu’ailleurs » (XV, 1). La typologie des gouvernements exposée dans les premiers livres de L’Esprit des lois joue un rôle structurant : face aux risques de corruption, la conservation des régimes suppose celle de leur « principe » (la passion dominante qui les fait agir). Or si la vertu des citoyens dans les républiques exclut le luxe et l’esclavage, l’honneur exige une aptitude à la résistance aux ordres infamants et introduit, par son code, des « modifications » dans l’obéissance 14. Seul le despotisme, où l’obéissance politique n’est fondée que sur la crainte, peut donc admettre l’esclavage civil fondé sur le même ressort – l’action n’y étant motivée que par la menace d’un châtiment violent en cas de désobéissance (III, 9-10). L’affinité entre servitude politique et servitude civile est profonde : dans les deux cas, l’homme, réduit à l’état de bête, n’est qu’« une créature qui obéit à une créature qui veut » 15.

12 Justinien, Institutes, trad. A. M. du Caurroy, Paris 1846, t. I, titre III : « De la condition des personnes ».

13 Ibid., titre VIII.

14 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, P.U.F., 2004, rééd. Hermann, 2011, chap. 1.

15 Dans les Etats despotiques, « Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l’instinct, l’obéissance, le châtiment » (EL, III, 10).

L’analyse des effets moraux et politiques de la servitude conduit ainsi, de façon polémique, à l’exclure des monarchies : loin de la mener à la prospérité, l’esclavage la conduirait à sa perte.

La critique des jurisconsultes

Au-delà de cet enjeu immédiat, la réfutation de Montesquieu porte sur les justifications traditionnelles de l’origine de l’esclavage. La question est double. Elle concerne d’abord la possibilité de la servitude volontaire : certains actes libres peuvent-ils nier la liberté ? Elle porte ensuite sur la finalité possible d’une telle aliénation : quel avantage peut-on trouver à se dessaisir de sa liberté ? La liberté n’est-elle pas la condition de la jouissance de tous les autres biens 16, rendant l’esclavage inique et contre nature ? Quant à l’origine de la servitude, les Romains en admettaient trois, jugées tout aussi « injustes » les unes que les autres : vente, capture, naissance 17. Or l’ironie permet de mettre en lumière les failles du discours juridique dans son inspiration humaniste : « On ne croirait jamais que c’eût été la pitié qui eût établi l’esclavage ; et que pour cela, elle s’y fût prise de trois manières » (XV, 2). Le doute atteint la rationalité d’un contrat par lequel un homme consent à s’asservir ou à asservir ses enfants afin d’échapper à la mort, de liquider ses créances ou de subvenir à ses besoins : « ces raisons des jurisconsultes ne sont point sensées ». Mais la réfutation porte tout autant contre les doctrines du droit naturel moderne. Loin de conclure des principes de l’égalité et de la liberté naturelles à la nécessité de l’abolition de l’esclavage, celles-ci prétendaient en effet le justifier, au nom même du contrat : fondée sur un consentement, fût-il forcé dans le cas d’un prisonnier de guerre menacé d’exécution, l’aliénation de la liberté est admise par Grotius, Hobbes, Pufendorf ou Burlamaqui 18. Qu’un homme renonce à sa liberté pour assurer sa subsistance (consentement libre) ou qu’il soit forcé de le faire en raison du « droit de conquête » afin de sauver sa vie (consentement forcé), l’assujettissement, reposant sur un contrat exprès ou tacite, est jugé licite. Par analogie, selon Grotius et Pufendorf, un peuple est supposé pouvoir aliéner sa liberté à un maître : le pacte de soumission confère alors au conquérant une souveraineté absolue.

Or contre les jurisconsultes anciens ou modernes, Montesquieu récuse l’existence d’un droit de tuer pendant la guerre autrement qu’en cas de nécessité. Le droit d’esclavage n’a pu être fondé sur le droit de conquête entendu rigoureusement. S’il a le droit de détruire la société, le conquérant n’a pas celui de détruire les hommes qui la composent : « le citoyen peut périr, et l’homme rester » (X, 3) ; le prétendu droit de tuer dans la conquête ne peut donc donner lieu au droit de réduire en servitude. Mais si l’homme ne peut trouver intérêt à aliéner sa liberté afin de préserver sa vie, il n’en peut trouver davantage à le faire afin de dédommager un créancier de ses dettes, car la propriété de l’esclave devient ipso facto celle du maître. Un tel acte, sans contrepartie véritable, est inique et nul : la liberté « est sans prix pour celui qui la vend » 19. Tout en s’inspirant du mot d’ordre de Justinien 20, Montesquieu théorise donc les conditions de validité d’un contrat, qui ne saurait être passé par un fou. Tout consentement, toute aliénation volontaire ne sont pas légitimes :

16 « La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens » (Pensées, n° 1574)

17 Voir Pensées, n° 174. Ainsi selon Justinien, « On est esclave de naissance ou par un fait postérieur :

de naissance, quand la mère est esclave ; par un fait postérieur, soit d’après le droit des gens, c’est-à-dire lorsqu’on est fait prisonnier, soit d’après le droit civil, lorsqu’un homme libre, majeur de vingt ans, s’est laissé vendre pour avoir part au prix ». Sur les arguments des jurisconsultes romains (et modernes), voir R. Jameson, ouvr. cité, livre I, chap. IV et VI.

18 Voir Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. J. Barbeyrac, Caen, Publications de l’Université de Caen, 1984, III, VII, §1 ; Pufendorf, Droit de la nature et des gens, livre VII, chap. VI et VII ; Burlamaqui, Principes du droit politique, Seconde partie, chap. III. Et R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, 1988, chap. IV, § 3, p. 192-207.

19 Voir également la Lettre à Grosley du 8 avril 1750, OC, t. III, p. 1294.

« Vendre sa qualité de citoyen est un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer chez un homme » (XV, 2). Comme l’écrira Rousseau en s’inspirant de L’Esprit des lois, « Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconcevable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens » 21.

L’Esprit des lois renoue ainsi avec les arguments du second Traité sur le gouvernement civil, où Locke invoquait, contre l’argument du droit de conquête et celui d’une aliénation volontaire de la liberté, le droit naturel à la conservation de soi. Mais là où Locke admettait un droit « despotique » sur la vie des vaincus dans le cas d’une guerre juste 22, Montesquieu refuse tout droit de tuer ultérieur à la guerre : « Il est clair que, lorsque la conquête est faite, le conquérant n’a plus le droit de tuer, puisqu’il n’est plus dans le cas de la défense naturelle, et de sa propre conservation » (X, 3). Le second Traité avait fondé le droit à la conservation sur une loi de nature prescriptive et sur l’impossibilité de communiquer un pouvoir que l’on ne détient pas : « Un homme n’ayant point de pouvoir sur sa propre vie, ne peut, par aucun traité, ni par son propre consentement, se rendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir absolu et arbitraire d’un autre, qui lui ôte la vie quand il lui plaira » 23. Or L’Esprit des lois, qui mentionne encore le « droit naturel » à la conservation, n’en fait pas une prescription rationnelle dictée par Dieu aux hommes, mais une loi commune aux hommes et aux animaux, qui ne devient droit subjectif qu’en étant dérivée de l’instinct (I, 2 ; X, 2). La critique du droit de tuer à l’issue de la conquête n’est donc nullement fondé sur le fait que notre vie, appartenant à Dieu, ne nous appartient pas – l’argument, à propos du suicide, avait été réfuté dans les Lettres persanes (76). Dans L’Esprit des lois, le rejet de l’aliénation de la liberté est lié à une certaine conception des droits. Loin d’être attachés par nature à l’individu, les droits, en réalité, sont consubstantiels à la citoyenneté : « la liberté de chaque citoyen est une partie de la liberté publique », voire, dans les Etats populaires, « une partie de la souveraineté » (XV, 2). Cette thèse n’éloigne pas seulement Montesquieu de Locke, dont la critique de la servitude est fondée sur le droit naturel ; elle le sépare aussi de Rousseau. Là où le premier en appelle contre l’esclavage aux droits et devoirs du citoyen, le second invoquera les droits de l’homme : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté » 24. La différence tient au statut même de la citoyenneté : selon Montesquieu, « un homme ne peut contracter que comme citoyen. Or un esclave n’est pas un citoyen » (Pensées, n° 174). A contrario, Rousseau insistera sur la nécessité pour l’homme de contracter avant d’être citoyen 25. Que Montesquieu critique d’abord les jurisconsultes romains, là où Rousseau s’adressera plutôt aux jurisconsultes modernes 26, tient donc à une raison profonde : le second cherche à définir les conditions d’un consentement valide afin d’établir sa propre théorie du contrat, tandis que le premier ignore toute implication de la question du droit d’esclavage pour une théorie de la souveraineté qu’il élude.

20 Justinien, Institutes, ouvr. cité, titre 7.

21 Rousseau, Du contrat social, I, 4.

22 Locke, Traité du gouvernement civil, trad. D. Mazel, Paris, GF-Flammarion, 1984, chap. XVI, § 196.

23 Ibid., chap. II, § 6-7, chap. IV, § 23, p. 192.

24 Rousseau, Du contrat social, I, 4.

25 Ibid., I, 5.

26 Voir le second Discours, in OC, Paris, Gallimard, t. III, 1964, p. 183-184, qui cite Pufendorf.

La critique de l’asservissement par filiation, enfin, est elle aussi menée de façon originale : Locke invoquait une limitation du pouvoir paternel 27, tandis que Montesquieu soutient que si un homme n’a pu se vendre, il n’a pu a fortiori aliéner ses enfants.

Au-delà de la critique des jurisconsultes, le critère de l’utilité conduit dès lors à une condamnation radicale de l’esclavage : aucune catégorie de citoyens ne saurait être arbitrairement exclue des bienfaits de la société ; seule l’utilité que représente la soumission aux lois peut parfois justifier la privation de jouissance de droits jusqu’alors garantis. La loi de l’esclavage, étant toujours contraire aux intérêts de l’esclave – car l’entretien ne peut être considéré comme une utilité véritable, dès lors qu’on ôte aux hommes la possibilité de subvenir eux-mêmes à leurs besoins – est donc selon Montesquieu « contraire au principe fondamental de toutes les sociétés » (XV, 2).

Critique des autres fondements du droit d’esclavage

Une fois réfutées les allégations des jurisconsultes, l’investigation dans les pseudo- légitimations du droit au dominium permet de passer de l’esclavage antique à l’esclavage moderne (chapitres 3 et 4). Si le droit d’asservir a pu être justifié historiquement, c’est au spécieux prétexte de la conversion, ou au mépris invoqué pour des coutumes étrangères jugées « barbares » qu’il faut s’en prendre 28. L’argument de la guerre juste contre les nations païennes n’était-il pas étayé en droit par l’idée selon laquelle certaines coutumes violent la loi naturelle ? En France, c’est encore le catholicisme qui justifie la servitude : les noirs, dit- on, seraient plus heureux comme esclaves des Chrétiens, qui leur enseignent la voie du salut, que dans leur pays barbare ; malgré ses réticences, Louis XIII ne consentit à introduire les esclaves dans ses colonies qu’afin de les convertir (XV, 4). C’est donc en récusant cet argument que Montesquieu stigmatise la politique esclavagiste des nations chrétiennes. Pas plus que le droit naturel moderne, le catholicisme, revendiquant l’égalité naturelle des hommes, n’a tenu ses promesses :

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs Etats, parce que, disaient-ils, le Christianisme rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très utile : ils abaissaient par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu’il leur était avantageux d’avoir des esclaves ; ils ont permis d’en acheter et d’en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant (LP, 75).

Le principe de l’égalité naturelle entre les hommes n’est défendu qu’aussi longtemps qu’il est utile. L’élaboration d’un discours sophistique permet aux Chrétiens engagés dans la traite de se dédouaner de toute culpabilité en travaillant pour leurs intérêts. Le célèbre chapitre sur l’esclavage des nègres le dit par antiphrase 29 : le prétendu « droit » d’asservir n’est que la légitimation a posteriori d’une violence de fait, qui dissimule les intérêts économiques sous des élucubrations théologiques ou physiologiques ; l’argument de l’instruction chrétienne comme celui de la couleur de la peau permettent aux planteurs et à l’industrie sucrière de déchoir les « nègres » de l’humanité afin de les exploiter sans scrupules.

27 Voir Locke, second Traité, chap. XVI, § 189.

28 EL, XV, 3-4 ; Pensées, n° 175, 1638.

29 Sur le rôle de l’antiphrase, ainsi sur le sens à accorder à l’introduction de la « voix » esclavagiste, voir

J.-P. Courtois, « Des voix dans le Traité. De l’esclavage des nègres à la très humble remontrance », Revue Montesquieu, n° 1, 1997, p. 7-23. Voir également C. Volpilhac-Auger, « Pitié pour les nègres », L’Information littéraire, n° 1, 2003, p. 11-16, où se trouve mise à jour l’origine des malentendus de lecture sur ce chapitre.

II L’esclavage fondé en raison ?

Toutefois, pas plus que la réfutation des jurisconsultes, l’ironie acerbe du chapitre sur « l’esclavage des nègres » ne constitue le dernier mot de Montesquieu. Le rejet des prétendues origines du droit d’esclavage cède en effet la place à la « véritable origine » de ce droit fondée « sur la nature des choses » (chapitres 6 et 7). Les causes morales (politiques) expliquent d’abord que dans les régimes despotiques, on puisse finalement vouloir se vendre aux seigneurs pour échapper à une plus grande tyrannie. La servitude politique est à nouveau liée à la servitude civile car l’individu trouve une utilité à se protéger contre l’arbitraire du despote en se plaçant sous la protection des grands. Après avoir posé que la liberté de l’homme était d’un prix infini pour celui qui la vend, Montesquieu en vient donc à soutenir que dans certains pays despotiques, comme la Russie, la liberté « ne vaut rien » (XV, 6). Revenant sur l’affirmation selon laquelle la sujétion volontaire, nécessairement inique, ne saurait relever d’un contrat, il finit par louer la justice de la « convention réciproque » par laquelle un homme libre choisit, « pour son utilité », un maître (ibid.). A cet égard, la nature des choses paraît justifier la tolérance des pires abus, d’autant qu’à l’argument politique s’ajoute celui de la « nécessité » : après tout, la servitude peut s’avérer provisoirement légitime, lorsqu’elle est « nécessaire » pour la conservation d’un pays conquis… (X, 3). Quand bien même cette servitude ne pourrait valoir ad vitam æternam (« il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet »), la loi de la lumière naturelle « qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît » n’admet-elle pas ici une entorse des plus graves ?

A cette justification politique de l’esclavage se conjugue une justification par les causes physiques qui rend raison du titre du livre XV (« comment les lois de l’esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat »). L’argument est célèbre : selon Montesquieu, la chaleur énerve le corps et rend les hommes inaptes à tout travail s’ils ne sont aiguillonnés par la crainte du châtiment – l’esclavage, dans ces pays au climat ardent, « choque donc moins la raison » (XV, 7). De même que la lâcheté supposée des méridionaux favorise la servitude politique, de même que leur sensibilité extrême à la volupté engendre la servitude domestique associée à la polygamie, leur paresse est supposée justifier la servitude civile. Le naturel actif ou passif des hommes donne lieu à un caractère libre ou servile (XIV, 2). S’il existe bien des esclaves « par nature » selon Montesquieu, ce sera donc en un sens très différent de celui qu’invoquait Aristote : l’esclave par nature n’est pas l’homme robuste (propre aux travaux d’exécution), inapte à la délibération et donc impropre au commandement 30, mais l’individu incapable de travailler, en raison de sa paresse, sans crainte de la sanction. Apparaît ici la raison d’une tolérance à l’égard de l’institution qui avait pourtant fait l’objet, au début du livre XV, d’une condamnation de principe.

Le philosophe n’aurait-il donc mis à bas l’édifice des jurisconsultes que pour édifier un temple à d’autres préjugés ? Au livre XXI, la troisième forme de justification – économique – de l’esclavage semble conforter ce jugement. Montesquieu y détourne un argument providentialiste en soutenant que le sort des hommes sur la terre s’équilibre dès lors que la nature prodigue ses ressources naturelles et humaines de façon inversement proportionnelle. Alors que les nations méridionales ont peu de besoins et de nombreuses commodités de la vie, les nations septentrionales auraient beaucoup de besoins, et peu de ressources pour y subvenir ; mais « l’équilibre se maintient par la paresse qu’elle a donnée aux nations du midi, et par l’industrie et l’activité qu’elle a données à celles du nord » (XXI, 3).

30 Voir Aristote, Les Politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1993, I, 2, 4-5, 13.

Données économiques et politiques rendent par là même raison d’un surprenant « besoin de liberté » proportionnel au besoin des richesses : ainsi s’explique la naturalisation de la servitude chez les peuples du midi. La reprise du vocabulaire aristotélicien, qui permet d’affirmer que les peuples du nord sont « dans un état forcé » s’ils ne sont libres ou barbares et que les peuples du midi sont « dans un état violent » s’ils ne sont esclaves, se trouve mise au service d’un infléchissement profond de la théorie de Bodin 31. Mais l’esclavage « naturel » d’Aristote paraît par là même transposé du droit au fait : non seulement le mécanisme régulateur ne s’exerce qu’au profit des pays tempérés d’Europe, mais la servitude coloniale paraît légitimée, sans autre forme de procès.

Le bilan de ces pages sur l’esclavage paraît donc contrasté. Montesquieu adopte face à l’esclavage une attitude à la fois radicale et ambiguë. Dénonçant comme sophistiques les justifications de la servitude jusqu’alors employées, il finit par rendre raison non seulement d’un esclavage « très doux » et « conforme à la raison » (dans les pays despotiques) mais aussi de cet « esclavage cruel » qu’est la servitude coloniale, jusqu’à invoquer la nécessité de la traite : « la navigation de l’Afrique devint nécessaire ; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l’Amérique » 32. Surtout, Montesquieu ne dit mot de la cruauté des supplices infligés aux esclaves des colonies qu’il ne pouvait ignorer : l’ensemble du calvaire de la traite était connu, depuis l’achat jusqu’aux des mauvais traitements subis dans les îles 33. L’ambiguïté se cristallise dans les références à la « nature ». Tout en critiquant la théorie aristotélicienne de l’esclave « par nature » encore reprise par les conquistadores et les colons, L’Esprit des lois admet une forme de naturalité de l’esclavage :

Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle ; et il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejettent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli (XV, 7).

Deux natures paraissent s’opposer ici : la nature universelle de l’homme, qui renvoie à une forme de droit naturel fondée sur l’égalité ; la nature historico-géographique variable des choses – celle des « raisons naturelles » ou climatiques. Les lecteurs contemporains de Montesquieu adopteront face à ce paradoxe des attitudes divergentes : soit qu’ils refusent la dualité introduite au sein de la nature (Dupin 34) ; soit qu’ils entérinent la contradiction qui demeurait au livre XV objet de troubles et de repentirs (d’Alembert) ; soit qu’ils doutent des justifications naturelles ou politiques qui contreviennent à l’universalité des droits (Jaucourt) 35. L’interrogation reste donc entière : les « raisons naturelles » ne conduisent-elles pas à douter de l’ironie du célèbre chapitre sur « l’esclavage des nègres », et à souligner les arguments de Montesquieu en faveur de l’esclavage colonial ?

31 Voir Aristote, Politiques, VII, 7, 1327 b 25-35 ; Bodin, La Méthode de l’Histoire, 1566, trad. J. Mesnard, Paris, P.U.F., 1959, chap. V. 32 EL, XXI, 21.

33 Voir R. P. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, Paris, 1667-1671, rééd. Fort-de-France, Kolodziej, 1978, t. II, p. 496 ; P. Labat, Voyage aux Isles de l’Amérique, Paris, Seghers, 1979, p. 247-248.

34 « On n’entend pas comment cet esclavage peut être contre la nature et cependant être fondé sur une raison naturelle dans certains pays : car la raison naturelle procède de la nature, et la nature ne peut pas agir contre la nature » (C. Dupin, Réflexions sur quelques parties d’un livre intitulé « De l’esprit des lois », Paris, 1757-1758, t. II, p. 375-376).

35 Voir J. Ehrard, Lumières et esclavage, op. cit.

III L’esclavage, naturel et contre-nature ?

S’il est vain d’annihiler les tensions profondes qui grèvent L’Esprit des lois, du moins faut-il circonscrire l’ambition primordiale de l’œuvre. Comme dans le cas du despotisme (VIII, 8), il s’agit avant tout de préserver l’Europe, au climat tempéré, des maux de la servitude : « Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre » (XV, 8). L’affirmation vise ceux qui entendent réintroduire l’esclavage en Europe. Aux yeux de Melon par exemple, même s’il faut en stigmatiser les abus, l’esclavage est sans doute un bienfait : « l’usage des esclaves, autorisé dans nos colonies, nous apprend que l’esclavage n’est contraire ni à la religion ni à la morale ». Ce qui importe est l’utilité de l’institution, mesurée par le législateur dont la mission est d’accepter certains maux si les bénéfices escomptés pour la société sont incomparablement plus grands 36. Plus encore que Melon, Mably soutient avec enthousiasme le projet d’extension de l’esclavage 37. Or Montesquieu refuse cette argumentation : c’est au christianisme que l’on doit imputer le retour de l’esclavage dans les climats tempérés, et c’est contre la réintroduction de l’esclavage en France que les « raisons naturelles » doivent être convoquées.

Surtout, le recours conservateur à la « nature des chose » ménage dans L’Esprit des lois un ultime retournement, qui manifeste les limites des naturalisations climatique et politique, et autorise un autre usage du critère de l’utilité. Avant Adam Smith, Millar ou Robertson, Montesquieu recourt en effet à l’argument selon lequel si les machines peuvent suppléer en partie aux travaux les plus durs, le mobile de l’intérêt permet en outre à tout homme libre d’accomplir sa tâche, aussi pénible soit-elle, aussi bien sinon mieux qu’un esclave. C’est le désir d’améliorer son sort qui constitue le ressort le plus puissant de l’industrie, et il n’est concevable que dans un système de liberté politique et civile 38. Aussi l’utilité de la traite une fois reconnue, et une fois l’esclavage colonial semble-t-il admis, Montesquieu dénonce finalement les limites idéologiques de son propre discours :

Il n’y a point de travail si pénible qu’on ne puisse proportionner à la force de celui qui le fait, pourvu que ce soit la raison, et non pas l’avarice, qui le règle. On peut, par la commodité des machines que l’art invente ou applique, suppléer au travail forcé qu’ailleurs on fait faire aux esclaves (…) Je ne sais si c’est l’esprit ou le cœur qui me dicte cet article-ci. Il n’y a peut-être pas de climat sur la terre où l’on ne pût engager au travail des hommes libres. Parce que les lois étaient mal faites on a trouvé les hommes paresseux : parce que ces hommes étaient paresseux, on les a mis dans l’esclavage (XV, 8).

On ne s’étonnera pas que ce paragraphe cité ci-dessus, qui contredit le premier alinéa du même chapitre, ne figure pas dans le manuscrit BNF. Comme l’écrit à juste titre J. Ehrard,

« son surgissement soudain confirme le caractère tendu d’une réflexion en mouvement, d’une recherche tourmentée dont témoignent également, pour d’autres chapitres du livre XV, aussi bien les additions de 1757 que les ratures du manuscrit » 39.

36 Melon, Essai politique sur le commerce, in Economistes et financiers du XVIIIe siècle, E. Daire éd., Genève, Slatkine Reprints, 1971, chap. V, p. 680.

37 Mably, Le Droit public de l’Europe fondé sur les traités conclus jusqu’en l’année 1740, t. 2, chap. XI, édition de 1748, p. 202.

38 Voir la lettre à Grosley du 8 avril 1750, d’où sera issu le célèbre passage du chap. 9 : « Il vaut mieux des gens payés à la journée que des esclaves : quoi qu’on dise des pyramides et des ouvrages immenses que ceux-ci ont élevés, nous en avons fait d’aussi grands sans esclaves » (OC, t. III, p. 1294).

39 J. Erhard, « L’esclavage devant la conscience morale des Lumières françaises : indifférence, gêne, révolte », dans Les Abolitions de l’esclavage, Saint-Denis, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, Editions UNESCO, 1995, p. 143-152, ici p. 146.

Voir G. Benrekassa, « Montesquieu et le problème de l’esclavage : ce que nous apprend l’étude du manuscrit du livre XV de L’Esprit des lois », Bulletin de la Société Montesquieu, n° 3, 1991, p. 4-10.

L’explication précédemment proposée de la servitude se trouve de la sorte remise en cause par la condamnation du déterminisme climatique, résultat de l’intérêt aveugle et de la mauvaise foi. Niant que le besoin crée le droit et que la prétendue nécessité fonde la légitimité, Montesquieu revient à une critique principielle de l’esclavage, qui n’argue plus de son caractère contre nature mais réinterprète le critère de l’utile. Dans une addition introduite en 1757 à la suite des objections formulées par Grosley, Montesquieu souligne que l’intérêt d’un petit nombre ne saurait faire figure de critère. A Grosley qui demande s’il n’aurait pas dû examiner s’il était plus aisé d’entreprendre de grandes constructions avec des esclaves qu’avec des ouvriers journaliers, Montesquieu répond par un nouveau principe. Seule la possibilité de l’échange des places, ou plutôt l’ignorance de sa propre position sociale (garantie par l’hypothèse du tirage au sort), permet l’énonciation d’un jugement impartial – sans quoi le désir particulier se donne pour utilité objective en se dissimulant sous la caution de l’universel :

Pour bien juger de l’esclavage, il ne faut pas examiner si les esclaves seraient utiles à la petite partie riche et voluptueuse de la nation ; sans doute qu’ils lui seraient utiles ; mais il faut prendre un autre point de vue, et supposer que dans chaque nation, dans chaque ville, dans chaque village, on tirât au sort pour que la dixième partie qui aurait les billets blancs fût libre, et que les neuf dixièmes qui auraient les billets noirs fussent toujours soumis à l’esclavage de l’autre et lui donnassent un droit de vie ou de mort et la propriété de tous leurs biens. Ceux qui parlent le plus en faveur de l’esclavage seraient ceux qui l’auraient le plus en horreur, et les plus misérables l’auraient en horreur encore. Le cri pour l’esclavage est donc le cri des richesses et de la volupté et non pas celui du bien général des hommes ou celui des sociétés particulières 40.

L’Esprit des lois anticipe à sa façon la situation rawlsienne du voile d’ignorance : la justice ne peut être fondée que sur un principe de réciprocité, ce qui implique que l’on ne peut s’exprimer à bon droit sur une société juste que si l’on ne connaît pas la place que l’on pourrait y occuper. La méfiance à l’égard de l’idéologie de l’utile, dont l’ironie acerbe du chapitre sur l’esclavage des nègres avaient révélé les sophismes 41, ne conduit pas à son invalidation, mais à une redéfinition procédurale. La justice est déterminée par une méthode permettant de mesurer la légitimité des désirs de chacun en examinant les désirs de tous : la collectivité ne doit pas être envisagée distributivement – chacun désirant toujours maximiser son avantage individuel, chaque homme « en particulier » étant sans doute « très content d’être le maître des biens, de l’honneur et de la vie des autres » – mais selon un procédé de changement de places, seul critère valide. Telle est la condition d’une utilité déterminée non par les « passions », mais par l’« amour de la félicité publique » 42.

*

La réception du texte de L’Esprit des lois est éclairante. Elogieuses ou critiques, les réactions à L’Esprit des lois convergent : même s’il n’a pas manifesté de sentiment outragé face à la traite, Montesquieu est bien perçu par ses contemporains comme l’un des premiers critiques de la servitude civile et coloniale. Son discours, à la lumière du propos de Linguet, prend même une autre dimension. Face à la réduction de l’homme au statut de moyen, simple instrument animé du désir ou de la cupidité, face à l’exploitation de l’homme par l’homme, l’indignation vertueuse demeure insuffisante.

40 Lettre à Grosley, op. cit., p.1294, repris en XV, 9.

41 « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves » (EL, XV, 5).

42 La comparaison entre cette formulation de Montesquieu et la théorie du voile d’ignorance dans la position originelle de la Théorie de la Justice rawlsienne serait féconde (voir J. Rawls, Théorie de la Justice, (1971), trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987, I, 3, § 24).

Montesquieu aide à penser les constructions conceptuelles qui ont pu réussir à légitimer l’illégitimable (les conditions de possibilité théoriques du discours esclavagiste). A ce titre, son œuvre peut servir d’instrument critique face aux nouvelles formes de domination.