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Livre : "Le Code Noir" (Louis Sala-Molins)
Réparer ?

Origine : http://capoeira-paris.over-blog.com/article-29027949.html

« En droit, « tout crime exige réparation ». Or, voici que, selon le Paralement, l'imprescriptibilité de ce crime contre l'humanité n'implique pas l'obligation juridique de réparation, mais un devoir moral de mémoire. En chargeant le tribunal de la conscience de ce qui relève du prétoire, d'une seule pirouette le législateur a condamné pour la galerie ce qu'il absolvait par la loi. Devons-nous nous en tenir à jamais à la forte parole de Tocqueville lors de l'abolition de 1848 : « Si les nègres ont le droit de devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à ne pas être ruinés par la liberté des nègres» ?

Que le sérieux advienne. L'imprescriptibilité exige la réponse à trois questions, et à trois seules, une fois le crime défini :

Que doit-on réparer?

Qui doit réparer?

Comment réparer?

On doit réparer tout ce qui, dans le crime en question, est juridiquement pondérable, mesurable, quantifiable.

Non la valeur infinie des vies interrompues. Non l'immensité inénarrable de la tragédie sur la vastitude du sol africain, tout le long de l'interminable traversée de l'océan, sur chaque pied et chaque coudée des mouroirs insulaires et continentaux. Non la sauvagerie au quotidien. Non l'asservissement sexuel. Le vécu viscéral, existentiel, psychique, charnel de cette tragédie déborde la grammaire du droit et n'est aujourd'hui pondérable que dans le trouble effaré et muet des consciences.

Sont quantifiables les heures et les jours, les mois et les années, les décennies et les siècles d'esclavage. Quantifiable en terres d'esclavage l'écart en nombre d'années entre l'espérance moyenne de vie des colons esclavagistes, d'une part, des esclaves, d'autre part. Pondérable la quantité de travail fournie par l'esclave. Mesurable la part (la part ?) qui lui revient du « miracle économique» de l'industrie sucrière et de quelques autres. À combien la journée de travail sera-t-elle chiffrée? Combien de millions d'esclaves? Combien de journées ouvrables pour l'esclave dans l'année? Combien d'années volées? Tout cela fait combien de millions de journées, une fois additionnées les durées de vie de chaque esclave avant de mourir d'épuisement ou sous les coups ou les châtiments les plus cruels? Et si l'espérance de vie des esclaves est brutalement inférieure à celle des colons et des petits Blancs, chiffrera-t-on les années volées, celles qui témoignent le plus fort de la nature indiscutablement génocidaire de toute l'entreprise, au même prix que les années de labeur? L'État, qui choyait les compagnies négrières, versait au négrier une prime par tête de nègre - la prime devait atteindre sa valeur maximale aux années glorieuses du début de la Révolution: ça fait combien toutes ces primes, du début à la fin de l'infâme commerce? Quantifiables, les bouleversements des économies intra-africaines, dont la traite de signe chrétien (il ne sera pas question ici de la traite de signe musulman, aussi féroce, aussi brutale, aussi massive que celle qui nous occupe) est responsable. Combien, ces bouleversements?

Toutes ces données sont quantifiables. Il faut et il suffit que des historiens de l'économie nourrissent de données leurs ordinateurs. Qui cracheront des chiffres. Dont la monstruosité des plus hauts épouvantera. Dont la minceur des plus bas sera néanmoins révoltante. Au beau milieu de cette fourchette, le chiffre moyen, cruellement spectaculaire, apparaîtra comme l'approximation la moins aberrante du vrai. Qu'on s'y tienne. Que le droit s'en empare. Et qu'il impose réparation à sa hauteur, sachant qu'il ne gommera pas pour autant la crapulerie de ce génocide utilitariste, dont les descendants actuels et à venir des victimes garderont inentamé le droit (parce qu'ils l'ont) d'en gérer la mémoire comme bon leur semblera... ou comme ils pourront. On n'aura quantifié que le quantifiable, pondéré que le pondérable. Et on aura fourni au droit les données économiques dont il a besoin pour s'imposer avec force. Il suffit de vouloir et de faire savoir qu'on veut à qui doit réparer.

Qui doit réparer? Les nations de chrétienté, à la mesure exacte des légitimations qu'elles ont produites de ce commerce et de cette lente extermination génocidaire. À la mesure exacte des débordements de ces légitimations qu'elles ont tolérés, qu'elles n'ont pas poursuivis, dont elles se sont charitablement arrangées. Personne n'aura le front d'invoquer là contre une prescription quelconque résultant « logiquement» d'un changement de régime et de code, opérant une rupture totale avec un passé historique. Le crime dont nous parlons est imprescriptible. Si l'État y est impliqué, cette imprescriptibilité suppose, c'est une évidence, sa continuité.

Parlons France. Révolution, empires, restaurations, une quasi-demi‑ douzaine de républiques ou une petite paire, la continuité de l'État est, chez nous, un principe administratif, théorique, juridique, culturel incontournable, dont les incidences sont de tous les jours et de tous les instants. Dans cette continuité la Ve République évoque les fastes de l'histoire de France, s'émeut du baptême de Clovis, célèbre le fantastique allant du juridisme de Colbert et la belle rigueur du Code Napoléon. Le très chrétien Code noir naît avec Colbert, triomphe sous la Révolution et périclite avec elle, renaît avec Bonaparte, expire aux auro‑res de la Il' République. Belle continuité de l'État! Et cet État chercherait, à grands frais d'avocats, ailleurs qu'en lui-même le criminel de ce crime contre l'humanité? Ailleurs qu'en lui-même l'assassin devant réparation? Irait-il, pour se dédouaner, fouiller dans les archives, fureter dans les livres de comptes des armateurs, des colons, des négriers, des moines, des archevêques, des békés, de tous ces parfaits serviteurs de sa politique de mort, et poursuivre leurs descendants, même ceux des pré‑1ats et des moines?

Comment réparer? Restons en France, bien que l'argumentaire développé vaille pour chacune des nations de chrétienté et des États qui les trament ayant participé à ce crime contre l'humanité.

Reprenons cet article 5 de la proposition de loi Taubira, qui tomba à 1a poubelle de l'histoire - c'est le cas de le dire - dès l'analyse du texte en commission des lois, sans même franchir le seuil de l'hémicycle. Que disait-il ?

« Il est instauré un comité de personnalités qualifiées chargées de déterminer le préjudice subi et d'examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime. Les compétences et les missions de ce comité seront fixées par décret du Conseil d'État. »

Que pourrait-il jumeler, ce comité, à titre de « réparation due », au désastre pluriséculaire et intercontinental, même abstraction faite de l'intensité du négoce avant codification franche et royale en 1685 et de sa continuation républicaine et chafouine après l848? La rémission de la dette de tel et tel pays africains ci-devant razziés pour faire pousser la canne à sucre et le coton français? La restitution à Haïti des 150millions d'or dont la France républicaine aussi bien qu'impériale lui exigea le paiement en dédommagement de sa perte ? La levée de l'obstacle financier aux projets indépendantistes antillais? La correction des inégalités scandaleuses, abyssales sur les « terres d'esclavage » entre les fortunes des héritiers des colons et les gagne-pain des descendants d'esclaves? La constitution d'un fonds de solidarité géré par l'ONU, destiné au développement, l'éducation et la santé des groupes de populations civiles descendant d'esclaves déportés ? Tout cela à la fois, sans préjuger de tant d'autres projets que suggéraient à coup sûr les ayants droit, si le comité daignait, la moindre des choses, demander leur avis? Le comité aurait de quoi faire et l'Etat devrait favoriser le débat, qui déborderait évidemment le cercle des «personnalités qualifiées» dont il devrait seconder les efforts et s'approprier les décisions, Aussi simple que cela.

Dire, comme la ministre de la Justice en plein Parlement, que « le gouvernement ne pouvait se situer dans une perspective d'indemnisation, qui, en pratique, serait impossible à organiser» (JO, Débats, 19 février 1999, p, 1659), souhaiter, comme le secrétaire d'État à l'Outre‑mer, qu'on ne parlât plus de réparations parce que « l'indemnisation et la réparation posent des problèmes très complexes », (Jo, ibid., p. 1664), c'est insulter, du haut du gouvernement, chacun des ayants droit tout en se moquant de l'État, qualifié en plein parlement par deux ministres socialistes d'incapable de pouvoir faire face à la «complexité» d'une urgence juridique criante.

Saluons donc pour finir, de M. de Tocqueville à Mme Guigou et à M. Queyranne, la merveilleuse continuité de l'État républicain. »

Sala-Molins, L., Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, 1987