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Entretien avec Sala-Molins
(25-09-2014)
Le Cran

Origine : http://www.le-cran.fr/depeche-cran-associations-noires-de-france_lire_entretien-avec-sala-molins_82_0_0.html

Le dernier livre de Lluis Sala-Molins vient de sortir : Esclavage et réparation. Les lumières des capucins et les lueurs des pharisiens. A cette occasion, nous avons souhaité lui poser quelques questions...

- Lluis Sala-Molins, vous avez marqué l'historiographie il y a près de trente ans en mettant en lumière le Code noir, qui a organisé en France la traite négrière. Ce nouveau livre est d'une certaine façon la suite du précédent...

- On peut le dire, en effet. Sortir le Code noir du profond ensevelissement dans lequel l’avait enfoui l’historiographie française revenait, forcément, à mettre en lumière d’une part  les sinistres arrangements des  théologiens accompagnant traite et esclavage le long de presque toute leur durée et, d’autre part  les scandaleuses manœuvres des philosophes pour en cautionner l’intensité et la durée, tout en se donnant l’air d’en critiquer le principe  et, dans les meilleurs des cas, les quelques excès...

Nous en étions, il y a déjà presque trente ans , à la “redécouverte” des instruments juridiques justifiant l’inénarrable monstruosité du couple traite-esclavage. Depuis, bien de l’eau a coulé sous les ponts. Depuis, il y a eu la loi de 2001 qualifiant traite et esclavage de “crimes contre l’humanité”. “Imprescriptibles” donc. Désormais, le débat (ou plutôt le “non-débat”) concerne la réparation due aux ayants-droit des Noirs alors esclavagés. Il m’a semblé urgent et nécessaire de sortir de l’ombre deux témoins qui, vers la fin du XVII siècle, trois-quatre ans avant la promulgation par Louis XIV du Code noir, se référant au droit et à lui exclusivement, exigent la cessation immédiate de la traite et de l’esclavage des Noirs et réparation ponctuelle, scrupuleuse, totale des méfaits innombrables du colossal brigandage.

Nous connaissons l’un des arguments de ceux qui ne veulent point entendre parler de “réparation”: ce serait là une revendication trop “moderne”, résultant d’une acception du “juste” trop ... “contemporaine” pour pouvoir sérieusement l’alléguer aux tribunaux. Eh bien, non. Comme le montrent ces deux témoins, la raison n’a dû attendre ni les Lumières, ni la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen au XVIII siècle, ni la Déclaration universelle des droits de l’homme au XXe, pour poser que la justice dit “réparation” à l’instant même où elle dénonce “esclavage”

- Vous évoquez dans cet ouvrage ces deux témoins, deux religieux ayant pris fait et cause pour l'abolition et les réparations. Pourriez-vous les présenter ?

- Ce sont deux capucins, un espagnol d’Aragon et un français du Jura. Tout jeunes, ils partent, l’un d’un couvent espagnol, l’autre d’un couvent français, en mission aux Indes occidentales. Leur “apostolat” aurait dû consister à subvenir en premier lieu aux besoins spirituels des européens de là-bas, en terres “espagnoles” et “françaises”. En outre, ils devraient catéchiser les Indiens et les Noirs “bozales” (récemment déportés).  Ils devaient, dans leurs sermons, inciter Noirs et Indiens à pratiquer la sainte vertu de la patience, les encourager à respecter  leurs  maîtres, leur bien faire comprendre qu’ils mériteraient le paradis s’ils se comportaient en braves esclaves, mais que, s’ils se comportaient mal avec eux, aux peines et aux fatigues  mal supportées de leur existence ici-bas s’ajouteraient, à leur mort, les peines éternelles de l’enfer.

Bien entendu, aux maîtres espagnols et français ils prêcheraient la modération envers leurs esclaves. C’était, en gros, le programme imposé à chaque missionnaire. Par d’autres missionnaires, ils avaient beau savoir avant d’embarquer que la vie des Noirs en esclavage était, là-bas, d’une inimaginable dureté, le choc de la réalité les bouleversa l’un et l’autre. Ce qu’ils voient dès qu’ils débarquent dépasse en violence et en sauvagerie tout ce qu’ils ont pu imaginer. Ils se révoltent.

Leurs prêches deviennent vite des diatribes contre les maîtres, contre le pouvoir civil, contre le pouvoir ecclésiastique, responsables tous et chacun de la “bestialisation” des Noirs, systématique, quotidienne, sans répit . Et sans précaution rhétorique ou politique aucune, ils exigent la cessation immédiate de la traite et de l’esclavage, la reconnaissance de la liberté des Noirs, le payement de tout ce qui leur est dû . “Pas de libération et pas de payement immédiats? Alors pas d’accès des maîtres aux sacrements”, proclament-ils.

On imagine la suite. Condamnés par les deux pouvoirs, civil et ecclésiastique, ils sont excommuniés, emprisonnés. Ils se rencontrent en prison à La Havane, en attente d’un embarquement pour Séville, où leur enfermement canonique est déjà prêt.  A La Havane, ils parviennent à se dégager de leur “tutelle” et tiennent , ensemble, à l’intention des maîtres et des esclaves les mêmes prêches qui leur valaient excommunication et prison. De retour en Espagne, les contraintes s’allégeant, ils arrivent à alerter la cour royale et le nonce apostolique. Ils fustigent et implorent la cour papale. Ils sont ramenés en Espagne, trainent de prison en prison, meurent l’un et l’autre avant leurs 45 ans.

Ils mènent jusqu’à plus vie leur combat Entièrement ancré dans un simple constat: les “esclaves” noirs sont des hommes libres, jouissant tous dès leur naissance de la liberté naturelle dont on les a dépossédés en dépit de tout droit, de tous les droits. Aucun droit ne justifie la traite, aucun leur mise en esclavage. Libres, ils ont droit – eux et, en leur absence,  leurs descendants sans limite aucune dans le temps ni le nombre de générations- et au prix de leur travail et à réparation équitable, quelle qu’en soit l’immensité du prix, pour les pertes  supportées, les dangers de mort encourus, les mauvais traitements endurés. Moines, ils lisent tout cela dans les Ecritures. Erudits, ils le déduisent, ce sont leurs mots exacts, des “droits de l’homme” et de “la lumière de la raison” .

- A lire votre livre, on comprend que la cause des réparations liées à l'esclavage est aussi vieille que l'esclavage lui-même. D'une part, les esclaves ont toujours demandé liberté ET justice, d'autre part, il y a toujours eu des Européens favorables aux réparations. Mais pourquoi la cause est-elle restée si longtemps obscure ?

- Elle  est resté longtemps obscure et -l’espoir chevillé au coeur et à la raison pour  réussir nous nous battons comme de beaux diables pour la  sortir au grand jour -  parce qu’elle était  et demeure irrecevable, inaudible! Quel est le courant d’opinion, quel le parti, quel le régime qui ne préfère pas réserver quelques heures par an et quelques sous par saison à des cérémonies de “mémoire”,  à quelque plaque commémorative de vieux méfaits en quelque carrefour... plutôt que de consacrer de l’ardeur, du temps, de l’effort et de la fiscalité pour rendre justice aux ayants droit de ceux que l’injustice déposséda de toute liberté et, en guise de stupidement nécessaire   conséquence, de tout droit et toute aptitude à posséder quoi que ce fût? Cela pour le présent.

Pour le passé, l’inter-continental brigandage n’aurait tout platement pas eu lieu si messieurs les négriers européens et américains ( nous ne parlerons pas des autres ici, ce n’est ni le lieu ni l’heure) avaient songé un seul instant à salarier la main d’œuvre esclave et à la dédommager des risques et périls. Et dans l’entre-deux (entendons pour la France entre 1848 et aujourd’hui), le célèbre mot de Tocqueville (je résume: libérer les Nègres, oui; ruiner les Blancs pour les dédommager, non)  est à lui seul  toute la vulgate de ceux qui prétendent qu’il n’y a rien à réparer. Nous avons donc bien de la besogne en perspective pour modifier les points de vue. Chantre de la justice, Montesquieu demandait pour les Noirs esclavagés “miséricorde et pitié” .Je crains qu’on ne nous le ressorte encore longtemps, la main dans la main avec Tocqueville chaque fois que nous dirons  “réparation”

Vous évoquez dans votre introduction, mais brièvement, les conséquences de l'esclavage encore aujourd'hui. Pouvez-vous en donner quelques exemples ?

- Je comprends qu’on me pose la question et je suis sûr qu’on comprendra que je n’y réponde pas. Il suffit de bavarder une demi-heure avec un antillais lambda et de parler avec lui travail, école, vie sociale, logement, que sais-je d’autre. Ou alors, encore plus simple, il suffit de lire le journal.

- Depuis quelques années, des procès en réparation ont été lancés par des organisations comme le MIR ou le CRAN. De quel oeil voyez-vous ces initiatives?

- J’adhère de tout coeur à toutes et à chacune. Et, pour ne me fâcher avec personne là-haut, je prie tous les dieux de tous les olympes pour que ces procès aboutissent, pour  que les tribunaux daignent enfin trancher avec quelque sérieux pour des réparations.  Sans lesquelles en ce domaine la justice est aussi idiote qu’est intenable la ...”repentance”, résurgence nauséabonde du  “miséricorde et pitié” évoqué à l’instant .

- En trahissant le texte d'Aimé Césaire, François Hollande a évoqué le 10 mai 2013 "l'impossible réparation". Est-elle vraiment impossible selon vous, et si non, comment peut-on réparer l'esclavage ?

- “Impossible réparation” a dit Hollande. C’est mignon comme tout. D’un panache comme je ne vous dis pas !  Et, de surcroît, tout à fait dans la ligne des mots à la Chambre des Députés  et au Sénat–je les retiens dans mon petit livre sur les capucins- de la Garde des Sceaux et du Secrétaire d’Etat aux Outre-Mer lors des discussions préalables au vote de la loi  de 2001. Rendons-nous à l’évidence : à l’heure où tout fout le camp, il y a là un bel exemple de continuité socialiste. Que la justice exige réparation c’est l’évidence même. Comment réparer ? Je ne cache pas mon adhésion à la totalité des mesures proposées à cette fin par le CRAN, le MIR et d’autres associations d‘ici et d’ailleurs.

- Aujourd'hui, la Caricom et l'Union Africain travaillent sur les réparations. Selon vous, le gouvernement français pourra-t-il longtemps encore ignorer ces revendications ?

Plutôt que d’étaler une réponse, laissez-moi formuler un vœu: il ne pourra pas les ignorer. Mais je ne sais si mon espérance (qui est une vertu théologale, comme vous savez) est assez forte pour que le vœu devienne un fait.