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Origine :
http://www.pyepimanla.com/mise4/devoir_de_reparation.html
Votée en 2001, la "loi Taubira", qui qualifie
l'esclavage de crime contre l'humanité - donc imprescriptible
-, a été en partie vidée de sa substance. Notamment
en ce qui concerne le volet sur l'indemnisation des Etats et des
descendants d'esclaves.
Le 16 pluviôse de l'an II (4 février 1794), la Convention
abolit l'esclavage. Le 30 floréal de l'an X (20 mai 1802)
Napoléon le rétablit. Le 4 mars 1848, la IIe République
l'abolit définitivement et indemnise sans tarder les propriétaires
d'esclaves. Au cours des années 1940, 1950 et 1960, dans
la dynamique du tribunal de Nuremberg et de la Déclaration
universelle des droits de l'homme, l'Organisation des Nations unies
énumère les caractéristiques permettant de
qualifier tel ou tel événement de « crime contre
l'humanité » ou de « génocide ».
S'installe alors, et alors seulement, dans la logique et la lettre
du droit, d'une part, dans le sens commun, d'autre part, la reconnaissance
de l'imprescriptibilité du génocide et du crime contre
l'humanité. Le couple traite-esclavage des Noirs entre implicitement
dans les définitions onusiennes de l'un et de l'autre.
La part de la France dans cette tragédie n'est pas mineure.
Cent cinquante ans après l'abolition définitive de
l'esclavage en terres françaises, elle se souvient, commémore
l'abolition de 1848, insiste sur la grandeur du geste - elle ne
l'avait pas inauguré - d'autant plus pesamment qu'elle évoque
avec une ladrerie exemplaire la réalité massive et
plus que séculaire de ce qu'elle avait voulu, entrepris,
fomenté, légitimé, codifié aux Antilles
et aux Mascareignes, en Guyane et en Louisiane.
Sans devenir clameur, des voix s'élèvent dans l'Hexagone
depuis quelques années dans le désert de l'opinion
française pour raconter ce qu'esclavage dans les colonies
voulait dire, de Louis XIII aux aurores de la République
d'Arago. Les mots « génocide » et « crime
contre l'humanité » accompagnent les récits.
Décembre 1998. Majoritaire à l'Assemblée nationale,
la gauche plurielle gouverne. La droite tient le Sénat. Députée
de Guyane apparentée au parti socialiste, Christiane Taubira
présente devant la Commission des lois une proposition de
loi qualifiant traite et esclavage des Noirs de « crime contre
l'humanité », disposant le renforcement des traces
de cette sinistre histoire dans les manuels scolaires, favorisant
la recherche historique et pénalisant toute éventuelle
entreprise « négationniste » à son propos,
envisageant le choix d'une journée nationale de souvenir,
prônant l'engagement des instances internationales à
s'approprier cette qualification, ordonnant le calcul des réparations
nécessaires dans la logique sereine de l'imprescriptibilité.
L'article 5 de la proposition précisait : « Il est
instauré un comité de personnalités qualifiées
chargées de déterminer le préjudice subi et
d'examiner les conditions de réparation due au titre de ce
crime. Les compétences et les missions de ce comité
seront fixées par décret du Conseil d'Etat. »
Cet article ira droit à la poubelle et sera, à terme,
remplacé par : « Il est instauré un comité
de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des
représentants d'associations défendant la mémoire
des esclaves, chargé de proposer, sur l'ensemble du territoire
national, des lieux et des actions qui garantissent la pérennité
de la mémoire de ce crime à travers les générations.
La composition, les compétences et les missions de ce comité
sont définies par un décret du Conseil d'Etat pris
dans un délai de six mois après la publication de
la loi 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance
de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.
»
Au cours des discussions, des voix se sont élevées
à l'Assemblée et au Sénat - sous forme d'amendements
proposés, et fermement rejetés - demandant de garder
dans la loi l'obligation de réparation formulée dans
la proposition. Sans aller jusqu'à nier explicitement le
droit, qui dit imprescriptibilité lorsqu'il dit crime contre
l'humanité, la garde des Sceaux et le secrétaire d'Etat
à l'Outre-Mer ont sèchement allégué
que « le gouvernement ne peut se situer dans une perspective
d'indemnisation qui, en pratique, serait impossible à organiser
» et qu'il faut renoncer à parler de réparation
parce que « l'indemnisation et la réparation posent
des problèmes très complexes ». On aura même
le front de préciser au cours des débats que c'est
pour éviter d'incommoder les descendants des victimes avec
les relents de l'argent qu'on entendra par « réparation
», «réparation d'ordre purement moral».
On décidera enfin, de gommer le mot qui fâche.
Au terme des navettes habituelles, dénaturée, désossée,
délestée de ce qui lui donnait cohérence et
plénitude juridiques, la « loi Taubira » est
donc définitivement votée le 21 mai 2001 à
l'unanimité des députés présents. Dans
l'indifférence totale de la presse, qui ne juge pas utile
d'en informer les populations, considérant qu'il n'y a pas
là de quoi les déranger.
A tort ou à raison ? A raison : n'ayant aucune incidence
budgétaire relevable ni dans son libellé ni dans son
application, la loi votée ne donne lieu au moindre commentaire
et fait litière de l'indispensable débat public -
non sur la nécessité de la réparation, mais
sur son montant et sa nature - qu'aurait provoqué le maintien
de l'article 5 de la proposition poubellisé d'entrée
de jeu. Avec la réparation, la loi aurait fait la une de
tous les médias et le débat aurait débuté
le jour même dans l'Hexagone et outre-mer. Sans elle, mais
avec une tonne de repentance, cette denrée si opportunément
à la mode et si délicieusement bon marché,
le silence ou un entrefilet de format confidentiel convient.
Pourtant, loin de pouvoir être tenu pour un non-événement,
ce vote unanime constitue une première dans l'histoire des
lois de la Ve République : avec lui le législateur,
toutes couleurs politiques confondues, brocarde solennellement l'imprescriptibilité.
Si, de droit, tout crime exige réparation, et si, de droit,
le crime contre l'humanité est imprescriptible, de fait le
législateur français proclame que ce crime contre
l'humanité n'implique pas d'obligation juridique de réparation
(« impossible à organiser », « très
complexe ») mais uniquement et simplement un devoir moral
de mémoire et de regret. En chargeant ainsi le tribunal de
la conscience de ce qui relève du prétoire, d'une
seule pirouette, le législateur abandonne à la morale,
où il n'a que faire, ce qui relève du droit, où
il est souverain. Cynisme ? Prévarication ? Oubli innocent
des exigences indéniables de la logique du droit ?
Tout crime contre l'humanité étant imprescriptible
et « l'imprescriptibilité sans rétroactivité
» n'étant, dans l'optique de la jurisprudence issue
de l'évolution du droit rappelée plus haut, que subterfuge
verbeux et salonnard, trois questions se posent une fois la traite
et l'esclavage reconnus légalement en tant que crime contre
l'humanité : que doit-on réparer ? Qui doit réparer
? Comment réparer ?
On doit réparer tout ce qui, dans le crime, est juridiquement
pondérable, mesurable, quantifiable. Non la valeur infinie
des vies interrompues. Non l'immensité inénarrable
de la tragédie sur la vastitude du sol africain, tout le
long de l'interminable traversée de l'océan, sur chaque
pied et chaque coudée des mouroirs insulaires et continentaux.
Non la bestialisation juridiquement établie. Non la sauvagerie
de négriers et colons au quotidien. Non l'asservissement
sexuel. Le vécu viscéral, existentiel, psychique,
charnel de cette tragédie déborde la grammaire du
droit et n'est aujourd'hui pondérable que dans le trouble
effaré et muet des consciences. L'infinitude dépasse
le droit et convoque la morale.
Sont quantifiables les heures et les jours, les mois et les années,
les décennies et les siècles d'esclavage. Quantifiables,
en terres d'esclavage, l'écart en nombre d'années
entre l'espérance moyenne de vie des esclavagistes, d'une
part, des esclaves, d'autre part. Pondérable, la quantité
de travail fourni par l'esclave. Mesurable, la part qui lui revient
du « miracle économique » de l'industrie sucrière
et de quelques autres. A combien la journée de travail sera-t-elle
chiffrée ? Combien de journées ouvrables pour l'esclave
dans l'année ? Combien d'années volées ? Tout
cela fait combien de millions de journées, une fois additionnées
les durées de vie de chaque esclave avant de mourir d'épuisement
ou sous les coups, châtiments et tortures les plus cruels
? Et si l'espérance de vie des esclaves est brutalement inférieure
à celle des colons et des petits Blancs, ne chiffrera-t-on
pas ce temps volé, celui qui témoigne le plus fort
de la crapulerie génocidaire de toute l'entreprise, au même
prix ou davantage que les années de labeur ? L'Etat, qui
choyait les compagnies négrières, versait aux négriers
une prime par tête de nègre - la prime devait atteindre
sa valeur maximale aux premières années de la Révolution.
Ça fait combien, toutes ces primes, du début à
la fin de cette infamie ? Quantifiable, le bouleversement des économies
intra-africaines, dont la traite de signe chrétien est responsable
; mesurable, la part de la France dans ce brigandage. Combien ?
Tout cela est quantifiable. Il faut, et il suffit, que des historiens
de l'économie nourrissent de données connues et reconnues
leurs ordinateurs. Qui cracheront des chiffres, dont la monstruosité
des plus hauts effrayera, dont les plus bas seront néanmoins
révoltants. A mi-chemin entre les uns et les autres, le chiffre
moyen apparaîtra comme l'approximation la moins aberrante
du vrai. Qu'on s'y tienne et que le droit s'en empare. Qu'il impose
réparation à sa hauteur, sachant qu'il ne gommera
pas pour autant les horreurs de ce génocide utilitariste,
dont les descendants actuels et à venir des victimes garderont
inentamé le droit de gérer la mémoire comme
bon leur semblera... ou comme ils pourront. On n'aura quantifié
que du quantifiable, pondéré que du pondérable.
Et on aura fourni au droit les données économiques
dont il a besoin pour s'imposer avec force.
Qui doit réparer ? Pour la France, la France. A la mesure
exacte des légitimations qu'elle a produites, des débordements
de ces légitimations qu'elle a tolérés, qu'elle
n'a pas poursuivis. La France d'aujourd'hui pour la France d'hier
? Naturellement. Personne n'alléguera sérieusement
contre sa continuité une prescription résultant d'un
changement de régime et de code, opérant une rupture
totale entre aujourd'hui et hier. Le crime dont nous parlons est
imprescriptible. L'Etat y est impliqué : l'imprescriptibilité
suppose sa continuité. Par-dessus les bouleversements historiques,
la continuité de l'Etat est, chez nous, un principe incontournable
dont les incidences sont de tous les jours et en tous les domaines.
Dans cette continuité, la Ve République évoque
les fastes de l'Histoire de France, s'émeut du baptême
de Clovis, célèbre le fantastique allant du juridisme
de Colbert, la belle rigueur du Code Napoléon et, par loi,
regrette traite et esclavage.
Le très catholique Code noir naît avec Colbert, triomphe
sous la Révolution, périclite avec elle, renaît
avec Napoléon, expire au petit matin de la IIe République.
Belle continuité de l'Etat. Et cet Etat chercherait-il ailleurs
qu'en lui-même l'auteur de ce crime ? Ailleurs qu'en lui-même
l'assassin devant réparation ? Irait-il fouiller dans les
archives, fureter dans les livres de comptes des armateurs, des
colons, des négriers, des jésuites et des dominicains,
des békés, de tous ces parfaits serviteurs de sa politique
de mort et poursuivre leurs descendants, même ceux des moines
? Qui a parlé de « crime orphelin » ? Rarement
crime a eu paternité mieux affirmée.
Comment réparer ? Reprenons cet article 5, mort-né
en Commission des lois. Que pourrait-il jumeler le comité
dont il statuait la création, à titre de « réparation
due », au désastre pluriséculaire, même
abstraction faite de l'intensité du négoce avant codification
franche en 1685 et continuation chafouine après 1848 ? La
rémission de la dette de tel et tel pays africain ci-devant
razzié pour aller faire pousser la canne à sucre et
le coton français ? La restitution à Haïti des
150 millions-or que la France, tous régimes confondus, encaissa
en dédommagement, imposé à ce pays, de son
départ ? La levée de l'obstacle financier aux projets
indépendantistes antillais ? La correction des inégalités
abyssales entre les fortunes des héritiers des colons et
les gagne-pain des descendants d'esclaves ? La constitution d'un
fonds de solidarité destiné au développement,
l'éducation, la santé des groupes de populations civiles
descendants d'esclaves déportés ? Tout cela à
la fois, et tant d'autres projets encore que suggéreraient
les ayants droit si le comité daignait - la moindre des choses
- demander leur avis ? Du travail pour le comité dont l'Etat
favoriserait le débat, qui déborderait vite le cercle
des « personnalités qualifiées », dont
il devrait néanmoins seconder les efforts et appliquer les
décisions.
Aussi simple et aussi lourd que cela pour une approximation crédible
des réparations à l'immensité du pondérable
dans le crime, à distance nécessairement infinie de
l'impondérable substance du crime lui-même. L'alternative
est simple. Ou bien cela, ou bien le droit dérive et l'Etat
marmonne en sanglotant une répugnante mise à jour,
à son bénéfice, de la forte parole de Tocqueville
lors de l'abolition de 1848 : « Si les nègres ont le
droit de devenir libres, il est incontestable que les colons ont
droit à ne pas être ruinés par la liberté
des nègres. »
Du mot de Tocqueville à sa paraphrase par-dessus le temps
et en dépit du droit, serait-elle là la continuité
de l'Etat ? Faute d'avoir été le premier à
abolir l'esclavage dans ses colonies, elle lui aura permis, à
l'Etat « patrie des droits de l'homme », de «
se donner en exemple aux autres pour avoir été le
premier à qualifier traite et esclavage de crime contre l'humanité
» - comme on l'a dit et redit à l'Assemblée
nationale et au Sénat avant les votes - et de se battre trois
mois après, avec les autres Etats négriers, pour que,
malgré la volonté de beaucoup d'autres, le mot «
réparation » ne figurât pas dans la déclaration
finale de la Conférence de Durban : il n'y est pas. Mais
« regrets » et « remords » y sont.
On entend ici et là des argumentations pour ou contre les
réparations mélangeant, à la traite-déportation-esclavagisation-blanco-chrétienne
des Noirs, les pratiques d'asservissement intra-africaines d'avant-hier,
d'hier et résiduellement d'aujourd'hui ; les traites transsahariennes
arabo-musulmannes (le Croissant a été sur la peau
noire aussi féroce que la Croix) ; les brigandages des nations
de chrétienté sur toute l'étendue de l'Afrique
et en quelques autres quartiers de la planète pendant la
durée des colonialismes modernes. Ce qu'étant fait,
côté partisans des réparations, on en exige
parfois l'effectivité immédiate et on en suggère
le moyen le premier et le plus simple : l'effacement de la dette
des nations historiquement victimes et... n'en parlons plus. Comme
ça. D'un coup. Sans autre analyse.
Côté opposition aux réparations, on allègue
des complicités historiques, on évoque des «
pactes » entre colonisateurs et colonisés, on parle
« nouvel ordre », voire « abolition de l'esclavage
dans le continent austral », on fait « la part des choses
», on exige qu'on tourne la page avec d'autant plus de sérénité
que les bilans sont « globalement positifs » et, histoire
d'en rire, on joue à se demander si les descendants des Romains
ne devraient pas dédommager les descendants des Gaulois...
On se moque ainsi de la raison et du droit qui veulent savoir ce
qu'impose l'histoire, période par période. Les archives
existent. L'Afrique noire a une histoire. Elle n'est ni de la seule
géographie ni, n'en déplaise à Hegel, de la
pure durée.
Que les « pour » s'en saisissent. Qu'ils comparent,
les distinguant et les articulant, aux désastres afro-américains
des temps des codes noirs les désastres africains de ceux
des codes de l'indigénat. Qu'on aligne les événements
de l'histoire moderne d'Afrique (et pas seulement d'elle) dont les
traces archivistiques, littéraires, monumentales dénoncent
à ceux qui les approchent sans parti pris le gigantisme de
tant de crimes. Pas de procès de l'humanité ni de
la blanchitude, mais à chaque crime son dossier. Tout cela
est fait ou faisable. Et l'Histoire remettra chaque fois en évidence
ce qu'on sait déjà : non la culpabilité des
peuples agresseurs et la complicité des peuples agressés
- point de vue des charlatans de tous bords -, mais la culpabilité
constante, massive, écrasante des Etats agresseurs et les
compromissions ponctuelles de puissants complices chez les agressés.
Que les « contre » en fassent autant. Qu'ils les montrent
et les datent, ces « pactes » ; qu'ils lisent les codes
de l'indigénat et, dans les archives, leurs effets avant
de parler, assouvis et béats, de colonisateurs supprimant
l'esclavage en Afrique. Après quoi, avec un peu de bonne
volonté, ils feront peut-être, d'une autre manière,
« la part des choses ».
Dans l'immédiat : récupérer en droit le devoir
de réparation tel qu'il fut « proposé »,
tel que l'imprescriptibilité l'impose. Impossible ? Trop
tard ? Eh bien alors... Pleurons à date fixe, évoquons
l'abolition - plutôt que l'esclavage - sur le marbre, la tôle,
le bronze, le plastique à quelque carrefour de quelque grande
ville, allons-y même de quelques jeux floraux. « A travers
les générations », garantissons ainsi «
la pérennité de la mémoire » : la Loi
le veut ! Et, pâmons-nous devant la grandeur de l'Etat affichant
sa vertu et fanfaronnant pour rien. A Durban comme à Paris.
Source : Revue Historia, numéro spécial consacré
à l'esclavage, Paris, nov-décembre 2003
http://www.pyepimanla.com
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