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Le "traité" de traite de Stanislas Foäche, du Havre
Par Christiane Maubant *

Origine : http://www.historia.presse.fr/data/thematique//80/08001801.html


Par courrier de Saint-Domingue, ce fils d'armateur havrais donne à son aîné, Martin, quelques précieux conseils sur la manière d'affréter des navires, le choix des équipages, mais aussi sur la façon de sélectionner les esclaves et sur le prix à payer...

Si le XVIIIe siècle, et surtout la fin, voit la fortune des armateurs français, c'est grâce aux débouchés économiques extraordinaires qu'offrent, à l'époque, les colonies françaises. Les Antilles, mais également la Louisiane, et bien sûr le Canada, sont des sources de profit conséquentes pour les gens disposant d'un bon capital, et assez aventureux pour le risquer sur la mer. Certains armateurs ne font que du commerce transatlantique, dit en « droiture », d'autres choisissent la traite, enfin, les mieux organisés, pratiquent le commerce triangulaire « métropole-Afrique-colonies-métropole ».

La liberté de commercer avec les îles marque, en 1717, le véritable essor du Havre. La traite et le commerce triangulaire mobilisant des fonds importants, il est rare qu'un seul homme ou une seule maison d'armateur finance ces opérations.

Ainsi, les grandes familles havraises, tout du moins dans la période 1765 à 1778, cumulent souvent la charge d'armateur et celle d'assureur maritime, parfois de banquier, consignataire, propriétaire et gérant de plantations et raffineries de sucre.

Si l'armement négrier n'est pas souvent le fait d'un seul homme, certains négociants possèdent des intérêts dans plusieurs navires. Parmi ces « associés », on relève les noms de Voltaire ou celui du père de Chateaubriand. On compte alors une bonne dizaine de grandes maisons havraises et familles à armer : les Bégouën - propriétaires de la plus grosse flotte -, les Mouchel et Beaufils, les Foäche, les Limozin, les Delahayes-Lebouis, les Massieu et Dangirard (parfois avec les Feray), les Baudry et Boulongne, les Lemesle, Louis Legrand, et enfin les Renault et Dubois. Il faut croire que les affaires sont bonnes. Entre 1783 et 1789, de grosses maisons havraises, qui se livraient jusque-là au commerce en droiture, entrent à leur tour dans la traite. C'est le cas de la maison Veuve Homberg.

Une véritable frénésie d'armement s'empare alors de la ville, comme le racontera plus tard Stanislas Foäche : « L'esprit de spéculation et de gain donnait lieu à l'association des plus petites bourses et on voyait ainsi de simples ouvriers, des domestiques, de pauvres journaliers se grouper pour la formation d'une pacotille, s'y intéressant pour les plus modiques sommes. La pacotille avait fini par constituer au Havre un commerce d'une certaine importance que les habitants entendaient très bien et qui généralement leur réussissait. »

Mais, ce commerce de « bouts de ficelle », n'est rien à côté de celui beaucoup plus juteux des grosses familles telle la maison Foäche, établie au Havre sous la raison sociale Veuve Foäche et Fils. Celle-ci va prospérer entre les mains des deux frères, Martin né en 1728, et Stanislas né, lui, en 1737. Martin, le premier, se rend à Saint-Domingue dès 1748 pour y diriger le comptoir familial. Il est remplacé entre 1763 et 1775 par Stanislas qui, en plus, gère d'autres plantations et devient consignataire de plusieurs maisons du Havre et de Saint-Malo. Une partie de leur flotte approvisionne en droiture Saint-Domingue en denrées métropolitaines ; elle rapporte en France tabac, coton, sucre et indigo. Les autres navires sont affectés à la traite.

Stanislas est ce qu'on appelle aujourd'hui un grand capitaine d'industrie. Les lettres qu'il expédie à Martin, son aîné, constituent un véritable guide du commerce de traite et fournissent une mine de renseignements sur la vie économique et politique dans l'île de Saint-Domingue que se partagent Français et Espagnols. Ainsi ce courrier daté du 23 septembre 1765, et envoyé au Havre après le premier voyage de La Tamise , un navire de 300 tonneaux pour la Guinée.

En premier lieu, il parle des marchandises, tant celles qui serviront de monnaie d'échange que sur les esclaves eux-mêmes : « Pour amener de très beaux nègres, il faut être bien assorti. Prévoir pour Gabingue les plus belles marchandises ; à Malimbé les courtiers sont moins difficiles, on peut leur passer des marchandises de Rouen, où jusqu'à présent on n'a pu attraper le coup d'oeil des guinées [toile de coton de moindre qualité] de l'Inde. A Loangue, c'est une duperie que d'avoir du beau, le commun suffit. A Gabingue, il faut un fusil par captif au plus, à Malimbé au moins un et demi et à Loangue au moins deux. Pour Malimbé et Loangue, il faut également plus de barres de fer qu'à Gabingue. Les Mayombé sont une nation considérable sous le vent de Loangue, ainsi leurs marchands ne vont qu'à Loangue ou à Malimbé ; ils veulent des fusils et du fer et ne sont point difficiles sur le choix des grandes marchandises. Cette nation donne peu à Gabingue, on y traite plus de franc Congo et de Sogne, nations du Vent qui sont infiniment plus difficiles sur la qualité... Il faudra à votre navire une cargaison de 16 000 pièces [de toile]. »

Deuxième point abordé par Stanislas, les courtiers. « On prétend que bien payer les courtiers est le seul moyen de se les attacher : c'est une erreur ; l'accueil, les bons traitements, causer avec eux, leur faire voir de beaux présents et ne les leur promettre que sous condition, faire beaucoup de tapage quand on a lieu d'être mécontent et cependant toujours les renvoyer contents en paraissant satisfait de leur promesse de mieux faire, entrer dans le détail des affaires de leur pays seulement pour leur marquer qu'on s'intéresse à eux. Tout ce qu'on donne aux courtiers, même en présents, pendant le cours de la traite se porte sur leur compte qui ne se règle qu'à la fin : ils ne se rappellent jamais bien exactement ce qu'ils ont reçu, ainsi on peut paraître généreux à bon marché. Il ne faut jamais condescendre à leurs demandes qu'en leur en faisant de plus fortes, rarement leur refuser, mais aussi être toujours à leurs trousses pour se faire livrer vivement. [...] »

Vient le chapitre de la pacotille. « En présents, le corail est le plus estimé, il le faut beau, et on en tire meilleur parti ; un gros morceau excite plus leur envie qu'une filière ; ils pensent sur cet article comme nous sur le diamant. Un tapis de velours avec frange en or, deux pagnes de même, sont de beaux présents. Cinq ou six pagnes de belle guinée avec un petit galon se vendraient bien. Un pot et sa cuvette d'argent passeraient encore bien en présent, mais il faudrait qu'ils fussent bien minces. [...] Il faut des plats petits et du barbouillage bleu. »

Stanislas Foäche aborde ensuite le cas du navire et, en premier lieu, le choix du capitaine : « Pour bien s'acquitter de ces détails qui sont cependant nécessaires à la réussite, il faut un esprit actif, toujours occupé de son affaire. [...] Si vous trouviez un marin de toute satisfaction, homme de tête et de capacité à tous égards, je vous conseille de ne pas balancer à lui confier La Tamise , en lui donnant un second qui aurait été [sur] la Côte. [...] »

Puis viennent, dans l'ordre hiérarchique, les officiers et l'équipage. « Je remarque dans tous nos officiers normands de l'émulation et de l'activité. [...] Un jeune homme intelligent soulage bien un capitaine, et cela lui permet de veiller à la traite et à son bord ; si le capitaine vient à mourir, il a connaissance de tout, et le second a plus de facilité. [...] Un matelot qui sait battre de la caisse est un bon avoir ; il les faut tous gais et alertes : ceux de ce caractère sont moins portés à la mutinerie. [...] Il faudra donner à La Tamise un équipage de 50 hommes, n'avoir que de fort mousses et peu de novices. »

Concernant le vaisseau destiné au transport des esclaves, il précise que : « Les proportions d'un [navire] négrier sont celles d'un corsaire. [...] Le gréement, les voiles, la mâture, seront des mieux conditionnés pour pouvoir forcer de voiles au plus près, moins dériver et donner moins de prise aux courants qui vous jettent dans le Gabon. [...] On abritera le pont de tentes peintes et bien faites, afin que, malgré la pluie, les nègres puissent manger en haut. Une grande dunette est nécessaire afin de pouvoir mettre plus de négresses dans la grande chambre, les négrillons et négrittes derrière, et les nègres seulement avec les forts négrillons devant. La propreté la plus exacte, nulle ordure qui puisse fermenter, vider plusieurs fois pendant la nuit des bailles [baquets] qui sont dans l'entrepont, faire souvent mettre à l'air les hamacs et cabanes des matelots, leur fournir du savon pour laver souvent leur chemise, tout cela est essentiel et l'on ne saurait y porter trop loin l'attention. Il ne faut donc pas embarquer des gens négligents et qui croient qu'ils ont toujours fait assez. »

Stanislas Foäche aborde aussi la discipline à bord du navire. « Il est plus important qu'on en pense ordinairement de mettre de l'ordre dans tout ce qui a rapport aux nègres, les faire manger, coucher, toujours à la même heure ; les faire commencer à manger ensemble, les empêcher de garder des fèves dans leurs sacs. L'ordre une fois établi pour les premiers embarqués est suivi sans peine par ceux qui viennent ensuite, et cela va tout seul. Le désordre dans les petites choses oblige à les frapper, de là le mécontentement qui quelquefois mène à des révoltes. Il faut empêcher le bruit confus, mais les faire souvent chanter, danser, cela leur tient l'esprit content et le corps moins sujet aux maladies. Pour répandre la gaieté pendant la traversée, il faut leur faire parler par les uns et les autres sur le pays où ils vont afin de les rassurer sur leur sort, et que toutes les actions tendent à leur persuader qu'on a de l'humanité, sans cependant s'écarter des règles prescrites pour le bon ordre ni cesser de punir les mutins. Il est nécessaire d'avoir des nègres affectionnés qui aident à conduire les autres, soit en les rassurant, soit en découvrant ce qui se passe entre eux. [...] Les captifs doivent apercevoir dans leurs conducteurs de la bonté et de la fermeté, et [...] beaucoup de respect pour le chef. »

Puis il revient sur le choix des esclaves. « Il faut que le capitaine, le jeune homme qui reste avec lui, et le chirurgien, soient tous connaisseurs en figures et en taille. L'homme grand et fluet ne vaut rien parce qu'il dépérit dans la traversée ; le dos arrondi n'est qu'aux hommes mal effacés, et, par conséquent de poitrine étroite. Il faut éviter les mâchoires saillantes et les bouches pointues, s'ils maigrissent, ils deviennent hideux. Les vieux sont ce qu'il y a de plus dangereux : ils se chagrinent aisément et maigrissent ; il en est cependant qui contribuent à égayer les autres. Il faut éviter avec la même attention les vieilles femmes. En négrillons et négrittes tout passe : on paie bien cher ici la figure et la taille. [...] Les trop petits négrillons sont désavantageux parce qu'ils sont peu recherchés et qu'il faut payer pour eux le même courtage, le même taux par tête aux officiers, le même droit à la Compagnie, et ces enfants mangent et boivent presque autant que les grands. Les forts négrillons sont et seront toujours très demandés. »

Et Stanislas Foäche de conclure : « Vous sentez que tout ce que je vous dis à ce sujet et mes mémoires de cargaison ne sont que des idées qui ne doivent pas prévaloir sur la façon de penser d'un capitaine expérimenté. [...] La traite, cependant, ne demande pas même une expérience bien grande ; je vous proteste que si ces voyages valaient mieux que ce que je fais, je les ferais sans peine et j'y réussirais : il ne faut que de l'attention, un génie un peu vif, et surtout une envie extrême de réussir. »

Cette envie extrême de réussir permettra à Stanislas Foäche d'amasser une fortune colossale avec laquelle il fera bâtir, entre autres, le Colmoulin - bien connu aujourd'hui des Havrais par la clinique qui porte ce nom. Martin, lui, possède une villa, côte d'Ingouville, dans laquelle il recevra Louis XVI, lors de la visite du roi au Havre. De plus, les deux frères sont propriétaires d'immeubles en ville, notamment rue Dauphine. Mais tout cela n'est rien encore quand on sait que Stanislas se permettra de prêter à la Couronne un million de livres pour le financement administratif de Saint-Domingue.

La Révolution ne perturbera guère le commerce havrais et notamment celui avec les îles, du moins jusqu'en 1793. Les défenseurs de l'abolition de l'esclavage, au rang desquels le Havrais Bernardin de Saint-Pierre, trouvent peu d'écho dans le port de la Manche. Concernant le décret de 1791 abolissant l'esclavage en France, mais pas dans les colonies, le député Bégouën, qui appartient à une famille d'armateurs, écrira : « C'est une grande victoire portée sur la secte des Amis des Noirs. »

Mais à partir de 1794, les guerres avec l'Angleterre et le reste de l'Europe, les révoltes puis la perte de Saint-Domingue, l'abolition de l'esclavage (rétabli dès 1802) et l'interdiction de plus en plus affirmée de la traite, vont peu à peu ruiner le grand commerce havrais.


Comprendre

Trafic havrais

Entre 1765 et 1778, 5 à 6 navires négriers, partent du Havre chaque année. Entre 1783 et 1789, la moyenne passe à 17,6 par an, avec un record en 1788 : 25 affrètements. Entre 1740 et 1789, 107 des 271 navires construits et immatriculés au Havre sont destinés au commerce triangulaire ou au commerce en droiture.

Historia Thématique - 01/11/2002 - N° 080 - Rubrique L'esclavage - - Dossier : Christiane Maubant *

* Conservateur du musée de l'Armateur du Havre, Christiane Maubant est l'auteur d'une brochure sur les maisons de commerce havraises. Elle a organisé une exposition sur le même thème. Le musée de l'Armateur est en fait l'ancienne maison du quai de l'Ile, jadis propriété des Foäche.