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Origine :
http://www.humanite.fr/journal/2003-12-02/2003-12-02-383582
En 1794, l’abolition de l’esclavage est décrétée
(pour ne l’être effectivement qu’en 1848), et
la toute prochaine date anniversaire de 2004 nous invite à
revenir sur l’effroyable réalité juridique du
Code noir - qui falsifie la notion même de légitimité,
en articulant l’inarticulable, à savoir le droit et
l’esclavage - et sur l’importance considérable
de la loi Taubira-Delannon qui qualifiait, en 2001, le couple traite-esclavage
de crime contre l’humanité. Plusieurs idées
sont à rappeler ici, et comme à l’accoutumée,
plusieurs a priori, notamment celui de trop systématiquement
marier Lumières et raison. Les Lumières ont eu, elles
aussi, leur manquement, et l’on ne saurait apprécier
leurs valeurs sans rappeler leurs misères.
D’abord, rien ne vaut le retour au texte, et la lecture de
ce code promulgué par Louis XIV, en 1685, censé réglementer
l’esclavage des Noirs aux Antilles et aux Mascareignes, en
Louisiane et à la Guyane. Louis Sala-Molins, spécialiste
de la question, nous en livre le contenu dans son intégralité
(1). Morceaux choisis, dont ce préambule : " Louis,
par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre. Comme nous
devons également nos soins à tous les peuples que
la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons
bien voulu faire examiner les mémoires qui nous ont été
envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique,
par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils
ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir
la discipline de l’Église catholique, apostolique et
romaine, pour y régler ce qui concerne l’état
et la qualité des esclaves dans nos dites îles. À
ces causes, de l’avis de notre Conseil, et de notre certaine
science, pleine puissance et autorité royale, nous avons
dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons,
voulons et nous plaît ce qui ensuit. " Première
justification du Code : " l’évocation d’un
devoir royal de sauvegarde de la religion catholique et d’évangélisation.
" D’ailleurs, les Blancs baptiseront les Noirs dans le
seul souci d’assurer leur salut, et non leur liberté.
Les commandeurs catholiques taillent, punissent et tuent les "
nègres " comme ils leur plaisent. Le marché bat
son plein, et le duc d’Orléans, régent, fixe,
en 1716, le prix de la " marchandise " : " Trois
négrillons se vendent le prix de deux nègres, et une
négritte vaut un demi-nègre. " Sans oublier celui
de la " pièce d’Inde ", autrement dit, le
prix d’un Noir en pleine santé, sans défaut
physique apparent, âgé de dix-huit à vingt-huit
ans. Et puis il y a l’atrocité systémique du
matrilignage, sur lequel s’appuie l’article 12 : "
Les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront
esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves,
et non à ceux de leur mari, si le mari et la femme ont des
maîtres différents. " Comble du cynisme et du
pragmatisme, le Code instaure le repos dominical et les jours de
fête, l’obligation de nourrir correctement sa main-d’ouvre
; il prévoit même les peines encourues par les maîtres
" injustes ", mais Condorcet, en 1788, saura constater
qu’" il n’y a pas eu depuis plus d’un siècle
un seul exemple d’un supplice infligé à un colon
pour avoir assassiné son esclave ".
On se saisit alors de l’Esprit des lois, de Montesquieu,
et l’on découvre, pantois, ce qui ferait de lui le
" plus heureux des mortels " : " Que ceux qui commandent
soient plus savants et que ceux qui obéissent en éprouvent
davantage de plaisir. " Nulle abolition donc, mais des propositions
en matière de " règlement à faire entre
le maître et les esclaves ". Il faudra attendre Rousseau
pour s’indigner de la monstruosité juridique.
Louis Sala-Molins pose, avant Durban (2001), la seule question
qui vaille d’être posée : en droit, tout crime
exige réparation. Il faut donc quantifier les heures, les
jours, les années, les siècles de labeur. Le défi
est immense, mais quel économiste ou historien de l’économie,
digne de ce nom, oserait nier la possibilité de chiffrer
ce " miracle économique " ? Seulement, le Parlement
a statué, et le crime, bien qu’imprescriptible, n’implique
que le seul devoir de mémoire. Tocqueville l’avait
déjà remarqué, en 1848 : " Si les nègres
ont le droit de devenir libres, il est incontestable que les colons
ont droit à ne pas être ruinés par la liberté
des nègres. " Mais qu’est-ce que le droit sans
la réalité de ce droit ? L’empêcher de
s’appuyer sur des données économiques n’est-ce
pas le priver de s’imposer et de faire loi ?
(1) Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987, rééditions
" Quadrige ", 2002.
Article paru dans l'édition du 2 décembre 2003.
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