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Mémoire de l’esclavage: Rousseau et la glorification d’un silence
07 mars 2006

origine : http://bernat.blog.lemonde.fr/bernat/2006/03/mmoire_de_lescl.html

Consensus autour du chapitre IV du Contrat social (1762) de Jean-Jacques Rousseau.

Louis-Sala Molins nous tient en éveil dans un message à propos du Prix décerné à Pétré-Grenouilleau le 11 juin 2005 :

« Ainsi donc l’appropriation historique devient science et le Sénat, que présidait une fois Gaston Monnerville, se pâme d’admiration et ceint de ses lauriers le front de l’écrivain (…) Ainsi donc Pétré-Grenouilleau peut faire œuvre d’ « historien » en racontant les traites sans se préoccuper sérieusement de l’idéologie convenant à chacune d’elles. Comme si les notions « d’homme », « de liberté », d’ « esclavage », de « citoyenneté », de « peuple » étaient les mêmes dans tous les continents depuis Hésiode et Esdras jusqu’à Montesquieu et les Lumières et, tant qu’à se faire, jusqu’à la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » avant hier et à la « Déclaration universelle des droits de l’homme » juste hier soir ».

Revenons, avec Louis Sala-Molins, sur un exemple parmi d’autres. Rousseau, au chapitre IV Du contrat social, ramène à trois les manières d’être de l’esclavage. Il existerait pour Rousseau trois modalités illégitimes de la servitude volontaire, autant dire de l’esclavage.

La première concerne l’échange de la liberté contre la subsistance, un mode de servitude volontaire envisagé par le théoricien du droit naturel Grotius au chapitre V, § 27 du Droit de la guerre et de la paix. Peut-on, pour Sala-Molins placer le « statut social » - qui n’est en réalité que juridique - de l’esclave sous cette première rubrique ? Non. L’esclave noir ou antillais ne se vend, ni ne se donne. Cette situation d’aliénation illégitime ne le concerne pas. Il est tout simplement razzié, marqué et enchaîné sans avoir le temps ni le loisir de s’aliéner volontairement à son maître.

La seconde manière d’être de l’esclavage serait celle de la collusion juridique entre la guerre et la servitude. L’esclave échangerait sa liberté contre sa sécurité. Peut-on pour autant y retrouver l’esclave de la traite négrière charrié jusqu’en Europe ? Non. Car l’esclavage n’est que le résultat légalisé d’un brigandage qui n’a rien à voir avec cette « relation d’Etat à Etat » (Rousseau, Du contrat social, Livre I, chapitre IV) dépeinte par Rousseau dans le dit chapitre.

Reste la troisième manière d’être de l’esclavage. Rousseau envisage après Grotius, Puffendorf et Hobbes, un prétendu droit de conquête que les vainqueurs auraient sur les vaincus. Cette situation est-elle pertinente pour décrire la situation de l’esclave au XVIII siècle ? Non. Le brigandage, en particulier français, qui a droit de citer en Afrique, n’a rien à voir avec un quelconque droit de conquête pour la raison précédemment évoquée : il n’y a pas de droit de conquête car il n’y a pas de guerre. Louis Sala-Molins, dans Le code noir ou le calvaire de Canaan, nous rappelle sans détour que « la France n’a jamais parlé en cette saison ni de conquête de l’Afrique, ni de soumission à son joug de tel ou tel peuple africain » (Sala-Molins, Le code noir ou le calvaire de Canaan, (1987), Paris, PUF, Quadrige, 2003). Cette troisième congruence entre la servitude politique et le « statut social » de l’esclave est toute aussi chimérique que les deux précédentes.

Que ce soit en premier ou en arrière-plan, il n’est absolument pas question de l’esclavage légalisé en Europe au XVIII siècle dans le chapitre « De l’esclavage » Du contrat social de Rousseau. La démonstration de Louis-Sala Molins est imparable. Mais s’il n’est pas question du noir africain ou du noir des antilles, dans ce chapitre, de quel homme Rousseau nous parle-t-il ? « Cet esclave, que le maître force par une convention toute à son profit et toute à la charge de l’esclave, n’est pas le Noir razzié en Afrique et vomi sur le sol français de l’Amérique du Vent. Cet esclave est le Français de France, le Blanc de Blancolande chrétienne, le Parisien de Paris ; c’est tout simplement – et c’est grandiose, chacun en convient – le citoyen à qui Rousseau veut rendre la dignité en l’élevant à la catégorie de part du souverain » (Sala-Molins, op. cit.). C’est grandiose, en effet. Voilà un chapitre intitulé « De l’esclavage » qui, tout en passant sous silence les atrocités légalisées de la traite négrière par le Code noir en vigueur tout au long du XVIII siècle, nous dessine en creux les traits de cet homme qui deviendra citoyen pour la bonne et simple raison que le théoricien la déjà circonscrit, en excluant, par son épais silence, tout ce qu’il n’est pas. Intituler un chapitre « De l’esclavage » et ne rien dire des esclaves de la période. S’en suivra la glorification d’un silence.

Une question de principe

Nous sommes maintenant mieux armés pour penser le chapitre consacré à l’esclavage dans le Contrat social de Rousseau sans courber a priori l’échine devant l’implacable consensus que soulève le texte. Qu’il y ait toujours du droit avant le droit, des délimitations avant l’institution légalisée de la limite, cela ne peut nous surprendre. Par quelle thaumaturgie le droit naîtrait-il en effet d’autre chose que de lui-même ? C’est pourtant à une telle thaumaturgie que nous convoque Rousseau dans la suite Du contrat social, après avoir réglé en quelques lignes le sort de l’esclavage. Le principal acquis du chapitre IV peut se résumer en ces termes : tout contrat de soumission est illégitime, toute convention par laquelle un homme ou un peuple s’aliènent à la domination arbitraire d’un homme est absurde, tout comme l’est la supposition d’un esclavage volontaire. Le schéma d’école s’empressera de noter que l’origine de tel ou tel contrat n’est pas discutée ici. Ce qui compte, c’est la validité des contrats, leur légitimité au regard d’une anthropologie de la liberté. Question de principe. Reste que l’anthropologie fait d’autant plus problème que le soleil cogne fort sur le crâne de l’anthropos. La légitimité : une question de latitude ou une question de principe ?

La théorisation de l’esclavage ne recouvre pas toutes les réalités de l’esclavage au sens juridique du terme. Sous prétexte de s’en tenir au principe et de ne pas mélanger le droit et le fait, Rousseau annule par son silence la réalité de l’esclave. Le lecteur qui verrait malgré tout une accusation sans reste de l’esclavage dans le chapitre IV Du contrat social de Rousseau ne ferait que projeter ses attentes sur le texte, travestissant à son tour la brutalité des faits. On nous dira, tant la grille de lecture est devenue prévisible, que le contrat peut fort bien se passer des nègres, des hottentots et des caffres, que la singularité historique que nous mettons en avant n’invalide en rien la légitimité de l’institution politique, dans l’exacte mesure où cette dernière se joue à un autre niveau, celui de la légitimité justement. Les faits ne sauraient invalider les principes, et ce n’est pas parce que Rousseau oublie la traite négrière que son discours est illégitime. Comme le note Louis Sala-Molins : « au fond, les révolutionnaires de 1789 et des années suivantes ont très bien lu Rousseau : c’étaient eux les esclaves, à eux de briser leur propre chaînes et de se débarasser de leur tyrans. L’affaire des Noirs afro-antillais, elle ne figurait pas dans le mode d’emploi de la révolution, elle ne les concernait pas. » (Sala-Molins, op. cit.)

Du procès d’intention au travail de mémoire

N’est-ce pas là un aveu implicite de la légitimité du texte de Rousseau ? Pour quelle raison, au lieu de faire tant de bruit, ne complétez-vous pas le texte en transférant du côté des hommes libres les grands absents du chapitre IV ? Et n’est-ce pas d’ailleurs ce que fait tout lecteur averti de Rousseau lorsqu’il travaille Du contrat social en philosophie politique ? De quelle malveillance faites-vous preuve pour vous défier d’un tel texte, écrit au milieu du XVIII siècle, en un temps où il fallait plus de courage aux hommes de lettres pour exprimer leurs pensées que vous n’en aurez jamais besoin ?

Voilà l’anathème lancé contre un lecteur qui ne fait que s’en tenir au texte, à ce qu’il dit, et à ce qu’il ne dit pas. D’un côté des millions de morts esclaves passés sous silence dans un chapitre intitulé « De l’esclavage », de l’autre une volonté de tirer les choses au clair. Mais la malveillance est du côté du lecteur qui ne reconnaît pas sans ciller la grandeur là où elle se trouve. Reste enfin l’ultime argument, qui prendra le tour de la menace.

Au lieu de vous acharner à chercher des nègres dans le chapitre IV du Contrat social de Rousseau, occupez-vous plutôt de tous les dangers bien présents qui pèsent sur la démocratie, et dont Rousseau est un indiscutable fondateur.

Ici, la bienséance et le consensus mou voudrait que nous baissions pavillon en battant notre coulpe d’enfant ingrat. Nous répondrons simplement à ce type de mise en scène qu’une lecture fidèle et explicite du texte de Rousseau, et de ses silences, n’empêche en rien des luttes bien présentes contre tous ceux qui, s’ils le pouvaient, s’empresseraient de brûler le Contrat social et tous ses commentateurs réunis. En quoi ces deux attitudes seraient-elles antinomiques ? Pour quelle raison d’Etat, tant l’affaire sera prise au sérieux, devrait-on prêter plus à Rousseau (mais aussi à Montesquieu ou à Tocqueville) qu’il ne dit lui-même sous prétexte que la démocratie est aujourd’hui menacée ? Renversons la proposition : s’il y a un sens à parler d’une menace qui peserait sur la démocratie ne faut-il pas la chercher plutôt dans l’imposition de schémas interprétatifs qui recouvrent a priori toutes les réserves qu’on peut émettre sur les plus grands théoriciens de la démocratie ? S’il y a en effet un sens à parler d’une anthropologie de la liberté, que vaut encore une liberté à laquelle on substituerait une grille de lecture qui comblerait les silences le moment venu, et quels silences ? A l’heure où l’on distribue des guides républicains aux professeurs de lycées afin qu’il puisse concocter un cours d’éducation civique juridique et sociale sur mesure (Guide républicain, L’idée républicaine aujourd’hui, ouvrage collectif, Paris, Edition Delagrave, 2004, distribué gracieusement à l’ensemble du corps professoral), nous estimons qu’il est plus que jamais urgent de redoubler l’effort de curetage des textes. C’est en montrant comment se constitue une interprétation majoritaire qui s’arrange d’un texte aussi canonique que le Contrat social, un texte étudié chaque année par des milliers d’élèves, que chaque individu pourra, solitaire, se réapproprier la chose politique. La critique sans reste de l’esclavage dans le chapitre IV du Contrat social est une fiction, et c’est en partant d’elle, du texte rousseauiste au consensus de son imposition, que nous cesserons de prendre les citoyens pour des enfants. Le texte de Rousseau est une goutte d’eau, à peine visible, trop peu visible. La leçon de lecture de Louis Sala-Molins est sans appel : c’est à la loupe que commence, non le devoir, mais le travail de mémoire.

07 mars 2006



Commentaires

1.

Les silences de Rousseau

Merci pour la finesse de votre lecture critique du chapitre 4 du livre I du “Contrat Social” de Rousseau, appuyée sur l’autorité de Louis Sala-Molins. Effectivement, Rousseau occulte complètement, dans ce chapitre, le problème de l’esclavage et du Code Noir. Il n’inclut donc pas ce fait dans sa critique de l’esclavage politique, puisqu’il ne rentre sous aucune des trois formes mentionnées.
Je pense néanmoins qu’on peut rendre raison de cette occultation délibérée: l’esclavage relève, comme vous le dites, d’une forme de brigandage et de ce fait plutôt du droit privé. Rousseau refuse donc de lui reconnaître une existence publique, en ne l’incluant pas dans sa critique de l’esclavage politique. L’esclavage, la traite, est bien une “affaire privée”, dont la dénonciation peut alors légitimement reposer sur ce que vous appelez son anthropologie de la liberté. Il ne peut reconnaître, après La Boétie, que des “servitudes volontaires”. Autrement dit, et de manière fort provocante, il renvoie l’esclave à la responsabilité de sa propre servitude. Cela peut sembler un peu “fort de café”, mais comment faire autrement pour affirmer la dignité de l’esclave que de lui reconnaître une liberté égale à celle de ses maîtres et donc ne pas lui accorder un statut privilégié (autrement dit le stigmatiser).

Preuve en est cette citation du chapitre 2 du livre I du CS: “S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.”


Les mouvements émancipateurs du XXème siècle s’en souviendront.

Nous ne lisons apparemment pas Rousseau avec la même “loupe”…
critiquement vôtre.
SP.
Rédigé par: Pelras | le 12 mars 2006 à 17:16

2.

Remerciements pour votre post qui, en effet, appelle la critique. Vous semblez omettre que l’esclavage au XVIII siècle, en France, est parfaitement légal. Les lois françaises sont faites pour être appliquées ! Et l’esclavage relève de la loi, il est parfaitement codifié, enchâssé, articles après articles, dans le Code Noir. Qu’il y ait brigandage, c’est une chose sur laquelle le Code noir ne souffle mot. D’où vient l’esclave, par quelles voies est-il arrivé là, pourquoi est-il devenu esclave, pour quoi lui, sa femme, son fils, sa fille sont-ils marqués et enchaînés ? Toutes ces « affaires privées », comme vous dites, ne concerne pas le législateur. Si l’esclavage est sans histoire, il relèvera du droit, du pur jus, article 1, article 2, article 3…Si Rousseau « refuse de lui donner une existence publique », grand bien lui fasse. Le Code noir s’en charge de toute façon, et le Code noir ce n’est justement pas le problème de Rousseau. La légitimité du pacte de soumission oui, la législation de l’esclavage, tout ce qu’il y a de plus général, non. Ne pas accorder à l’esclave un statut privilégié afin d’affirmer sa dignité ? Là encore, le Code noir s’en charge, et par la loi, cette loi qui sait agiter Rousseau lorsque les affaires de légitimité sont soupesées. Quant à La Boétie, la chose est entendue, il ne dit rien du Noir. La Boétie publie De la servitude volontaire en 1574, le code noir sera édicté en 1685. Peu importe finalement, l’idéalisme humaniste, volontariste dans ses ressorts, de La Boétie à Sartre (l’homme est libre même dans les mains du bourreau), d’hier ou d’aujourd’hui, plie l’histoire à sa guise. Afin de ne pas stigmatiser l’esclave afro-antillais, renvoyons le à son inaliénable liberté, à cet irréductible pour-soi qui fera le bonheur de toutes les ontologies anhistoriques. Si la lâcheté a perpétué les esclaves, finalement, tout va bien. Mais cette « lâcheté » concerne aussi bien le « blanc de blancolande chrétienne », « le citoyen de France ». En ce qui concerne l’esclave afro-antillais, un peu d’idéalisme humaniste, lorsqu’il s’agit des autres, les serfs, les esclaves, les aliénés, citons à la pelle les formules de Rousseau qui, lâcheté ou pas, n’hésite pas à prendre la plume lorsque la chose doit être dite. Quelque soit le choix de la loupe, nous ne lirons jamais ce qui n’est pas écrit.

Reste la stigmatisation de l’esclave afro-antillais. Il me semble qu’il y a un pas, et même un continent, entre la stigmatisation de la différence et son refus, que dis-je, entre la stigmatisation d’une différence et la reconnaissance de la brutalité des faits. Je crains que dans ce non-lieu Rousseau et La Boétie ne nous soient d’aucun secours.
Rédigé par: bernat-winter | le 12 mars 2006 à 19:59

3.

Merci de ces précisions utiles et fécondes. Elles vous permettent d’incriminer plus explicitement une certaine approche anhistorique de la philosophie politique, pour ne pas dire la philosophie politique elle-même, tentant de dépasser à tort la particularité de situations historiques pour aborder une dimension fondationnelle.
Je me permets néanmoins de préciser que le premier chapitre commence par l’assertion “L’homme est né libre et partout il est dans les fers.” Autrement dit, le français comme l’afro-antillais doivent conduire leur émancipation politique.
Par ailleurs, je suggérais d’interpréter le silence de Rousseau comme un refus de reconnaître le Code Noir comme un acte juridique légitime. autrement dit, le code noir est une contradiction juridique, un non-sens. Certes, il ne dit rien de tout cela, mais ses réflexions sur la nature de la loi dans le livre II permettent d’en tirer de telles conséquences. en aucun cas, le code noir ne peut être une expression de la volonté générale, puisque tout le peuple n’y statue pas sur tout le peuple.
Votre lecture du silence de Rousseau me semble pertinente, mais comme vous le dites point n’est besoin de loupe pour interpréter une page blanche. je pense néanmoins utile de la rendre à son ambivalence.
Rédigé par: Pelras | le 13 mars 2006 à 11:15

4.

Je découvre par hasard aujourd’hui seulement ces réflexions sur mon approche de quelques défaillances dans le traitement que Rousseau propose de l’esclavage. Voila presque vingt ans que je rédigeais ces textes.
La façon dont Pétré-Grenouilleau aborde aujourd’hui la thématique de l’esclavage démontre cette évidence: qu’il est indispensable, en histoire tout comme en philosophie politique , d’aller voir en chaque saison et en chaque latitude ce que les mots veulent dire, ce que les gestes signifient, en les confrontant aux idéologies qui les concernent .
Je sais, c’est primaire pour des gens de bonne compagnie comme vous et moi. Mais ce n’est pas forcément évident pour des “historiens” ou des “philosophes” habitués à confondre dogme et vérité.

Rédigé par: louis sala-molins | le 15 février 2007 à 01:04