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Origine :
http://bernat.blog.lemonde.fr/2007/04/14/les-contempteurs-de-la-critique-autour-du-livre-rouge-de-yahve-de-louis-sala-molins/
* Louis Sala-Molins prend le texte pour ce qu’il est : la
divine dictée de Yahvé Dieu. Non pas en kabbaliste,
en rabbin, en curé, en pasteur, en prêtre, en imam,
non pas en psychanalyste, sémiologue, ontologue, théologue,
hénologue, métaphysicien, érudit ou subtil.
De l’arbre de la connaissance, à Adam et Eve, du peuplement
de la terre à la tour de Babel, de l’invention du vin
en passant par l’esclavage des descendants de Canaan, de la
prostitution, en échange d’ânesses, de la femme
d’Abraham aux caprices de pharaon, de l’holocauste des
sodomites à toutes les graisses humées, du buisson
incandescent aux eaux de la mer rouge, la divine dictée nous
enseigne. Le texte est là, monolithe. Quiconque se donnera
la peine de lire, peine que se donne l’auteur, peine de lecteur,
ne trouvera, entre fumées et graisses, pureté et impureté,
âges canoniques et descendances, rien qui ne ressemble, entre
exode et sacrifices humains, de près ou de très loin,
rien qui ne ressemble dis-je, à un quelconque grand Autre
(affreuse redondance sur la majuscule), rien qui n’évoque
un début d’édification hénologique de
l’Un suressentiel, rien qui ne suggère les innombrables
variations sur la doublette, chère aux philosophes, immanence-transcendance,
rien qui n’incite à pondérer les fumoirs par
des analogies ou des métaphores, rien encore qui n’appelle,
de modulations grammaticales en glissements exégétiques,
le texte à être lu au sens troisième, et pourquoi
pas cinquième, des décennies durant. En postface de
sa lecture, afin de lever quelques doutes encore, l’auteur
s’en explique : « La grammaire de Dieu les théologiens
disent la connaître : je ne suis pas théologien. Le
sens caché de son vocabulaire, les exégètes
jurent le déceler : je ne suis pas exégète.
Le non-dit dans le dit du texte, les kabbalistes d’avant-hier
prétendaient le décrypter et le chiffrer, les psychanalystes
d’aujourd’hui jurent savoir le scruter et le dire :
je n’appartiens ni à l’une ni à l’autre
de ces deux confréries de saltimbanques. Les faits historiques,
trois fois rien, et les inventions dont la Torah et toute la Bible
véhiculent des traces, les biblistes (ceux qui pratiquent
sérieusement “l’archéologie biblique”)
les révèlent à grand peine : je ne suis pas
de leur savante corporation. Les philologues opèrent à
la loupe les ajustements aux textes, font la leçon aux kabbalistes,
aux théologiens et aux biblistes, snobent les psychanalystes
et peaufinent à satiété la matérialité
linguistique de la “divine dictée” : ils sont
admirables, je ne suis ni philologue ni linguiste » (1)
Mais la postface n’y changera rien. Celui qui par mégarde
s’aventure à prendre, non pas sa discipline adorée,
mais le texte au sérieux (et ce texte là le réclame)
aura droit à son fumoir : « Pour Louis Sala-Molins,
professeur de philosophie gauchiste devenu accusateur public de
l’Occident “blanc” et “judéo-chrétien”,
le salut ne peut venir que du Palestinien “martyr”,
aux côtés du Noir africain ou afro-américain
exigeant des “réparations” pour la mise en esclavage
de ses ancêtres – revendication victimaire exploitée
démagogiquement, comme on le sait, par le comique haineux
nommé Dieudonné, lequel ajoute l’accusation
délirante des Juifs pour leur prétendu rôle
dans la traite des Noirs d’Afrique (thème emprunté
à la Nation de l’Islam, de Louis Farrakhan). Citons
simplement un extrait de l’ahurissant « Avertissement
salutaire au lecteur mécréant » sur lequel s’ouvre
le méchant essai de Louis Sala-Molins, Le Livre rouge de
Yahvé : “Du premier mot de la Torah au dernier du Livre
de Josué, Yahvé mène son affaire : de la création
du monde à l’installation des Israélites, ses
chouchous, sur pas mal d’hectares à l’est du
Jourdain et sur tout l’ouest du fleuve, jusqu’à
la mer, bande de Gaza comprise. C’est l’”Eretz
Israël” dont parlent encore des Israéliens de
maintenant en ligne directe avec les Israélites de jadis.
Tant pis pour les Cananéens et Philistins d’alors,
tant pis pour les Palestiniens d’aujourd’hui.”
» (2)
* “Professeur de philosophie” (politique en ce qui
concerne Louis Sala-Molins) est une chose, “gauchiste”,
en est une autre. Un détour. Dans les années 60, une
riche période, Louis Althusser fixa sur la table de marbre
ce veau d’or de la critique : “le gauchisme”.
Qu’est-ce que le gauchisme ? Une perversion du marxisme d’obédience.
Le terme est dûment mis en scène par le même
Althusser dans Science bourgeoise et science prolétarienne
: le “gauchiste”, c’est celui qui veut soumettre
la vérité venue d’en haut, d’Althusser
ou de Yahvé Dieu, à autre chose qu’à
cette même vérité toujours venue d’en
haut. Le gauchiste, sous la plume scientifique d’Althusser,
c’est celui qui ose, contre la philosophie marxiste althusserienne,
affirmer l’autonomie subjective du libre exercice de la critique.
Non pas la critique althusserienne estampillée rue d’Ulm
et ENS, mais la sienne, en propre. Plutôt la surdétermination,
l’hétérogénéité des temps
historique, la science marxiste de l’idéologie que
le gauchisme, cette méchante totalisation. Le “gauchiste”,
toujours pour Althusser, c’est celui qui n’a justement
rien compris à la coupure épistémologique entre
le jeune et le vieux Marx, entre le Marx d’avant 1845 et le
Marx d’après 1845, bref entre l’avant et l’après
Althusser. Le gauchisme est une déviation de la ligne droite,
de la bonne orthodoxie des familles. Si le politique doit réaliser
la philosophie, nécessairement marxiste dans sa lecture althusserienne,
la philosophie doit, en cascade, élaguer les mauvaises pousses.
La coupure Althusserienne ou le sécateur de la déviance.
Jacques Rancière, en 1974, à propos de l’admonestation
althusserienne en “gauchisme” :
« Le gauchisme [pour Althusser] est l’ennemi nº1,
parce qu’il est la forme philosophique de la déviation
: la réduction du théorique au politique, l’affirmation
d’un temps continu et homogène. » (3) Contre
le temps continu et homogène, les décrochages de la
“coupure” : avant et après Althusser, avant et
après 1845, avant et après la psychanalyse, la linguistique
ou l’exégétique. Le texte de Marx, silencieux
quant à la question de ces relectures, fait office de laboratoire.
Et c’est en rapport au texte de Marx en 1965, à partir
de Pour Marx, qu’Althusser délimite les contours d’un
gauchisme déviant. Sala-Molins, en postface, ne nous dit
rien de plus, rien de moins, dans le dernier paragraphe de son “méchant
essai” : « Encore un mot. Les exégètes
insistent ad nauseam sur une vérité massive : le décalogue
tranche définitivement entre un “avant” un rien
grossier et un “après” d’un raffinement
très présentable. Si ça leur fait plaisir…
Au Sinaï, juste après le décalogue, les “modalités
d’application” comblent littéralement et sans
hiatus dans la dictée la prétendue coupure théologique
et exégétique entre “un avant et un après
décalogue”. La “divine dictée” est
aussi ignoble après qu’avant. Le Yahvé d’après
est aussi carnassier que celui d’avant » (4) Déviante
la lecture de Marx qui ne voit pas la grossièreté
du Marx “d’avant”, déviante la lecture
de “la divine dictée” qui ne voit pas la grossièreté
de la dictée “d’avant”.
“Gauchiste” le premier, “antisémite”
le second ? A moins que les deux étiquettes ne soient que
des colifichets juste bon à disqualifier celui qui, de la
lecture d’école, ne fait pas ses choux gras ? Rancière
ne se trompe pas : c’est bien de politique qu’il s’agit,
Marx ou la Torah sur la table de nuit. L’intolérable,
pour Althusser, c’est que le Marx de jeunesse ne soit pas
lu avec les lunettes de son Pour Marx. Il est certes bien question
de critique dans Pour Marx (pas moins de 10 occurrences entre les
pages 19 et 20, avec des trémolos) mais pas celle du jeune
Marx, trop feuerbachienne. Pas celle des “gauchistes”
non plus, simplement idéologique, pas celle des utopistes
enfin, dont la critique, pour Althusser, flotte dans un ciel vide.
Vide de quoi ? Vide d’une “tradition théorique”,
cette même tradition appelée à la rescousse
pour soutenir les holocaustes et les fumoirs de la “divine
dictée”. De Althusser à Taguieff ce sera, pour
la mauvaise critique, la méchante, la pas bien : “professeur
de philosophie gauchiste”. Rancière, avant lui Castoriadis,
et Sala-Molins dans les marges du geste “gauche”, d’un
sujet à l’autre, d’un barbu né à
Trèves aux barbus du Sinaï.
* L’auteur serait donc pour Taguieff « l’accusateur
public de l’Occident “blanc” et “judéo-chrétien”
», rien que ça. Il est vrai que Louis Sala-Molins n’est
pas une couseuse de concepts. A son style manque certainement le
doigté de l’elliptique, cette douce neutralité
des politesses qui ménage confrères et voisinages.
Précisons : l’Occident “blanc” et “judéo-chrétien”,
cette super entité, ce signifiant divin posé en coin
de pages dans la ventripotence de son énonciation, teinté
de toutes les valeurs en majuscules, patiné de toutes les
raisons, n’occupe pas plus Sala-Molins que la mesure du vent
entre les barreaux de chaises.
Une question : quelle différence entre l’Occident
donc “blanc” et “judéo-chrétien”
et le livre XV de l’Esprit des lois de Montesquieu ? La différence
qui devrait être entre l’objet d’un publiciste
et celui d’un philosophe : le premier, en guise de salaire,
fait commerce de ses noix creuses et de ses breloques conceptuelles,
le second se coltine les textes de la période qu’il
ausculte. Je lis : « Il faut donc borner la servitude naturelle
à de certains pays particuliers de la terre ». C’est
du Montesquieu, au chapitre VIII de L’esprit des lois. Un
certain Melon, avocat bordelais, dans L’Essai politique sur
le commerce (1738) voulait plus, voulait mieux : « Par quel
principe religieux ou politique est-il défendu aux chrétiens
européens d’avoir des esclaves chez eux ». La
question se pose, en effet. “Réponse” de Montesquieu
: « Le cri pour l’esclavage est donc le cri du luxe
et de la volupté, et non pas celui de l’amour et de
la félicité publique ». Pour savoir où
commence et où finit pour Montesquieu la servitude humaine,
il faudra donc s’en remettre « à l’amour
et à la félicité publique ». Torah ou
Esprit des lois, le texte est à lire au lieu de son énonciation.
Conclusion : « Il est indéniable que Montesquieu se
bat avec panache et davantage contre la réintroduction chez
moi, en Blancolande chrétienne et tempérée,
de l’esclavage. La belle affaire. La fabuleuse philosophie
du droit. L’ineffable témérité. »
(5) “Blancolande chrétienne”. L’indéniable
comique de la formule de Montesquieu en réponse à
Melon passe encore, mais Blancolande chrétienne, faut pas
déconner, on frise le blasphème ! Si les inepties
de Taguieff sur le sujet qui nous occupe n’était qu’une
réaction au style de Sala-Molins, je te le concède
pour la forme, je perds mon temps. Plutôt profiter du soleil
en ce beau mois d’avril, pas celui qui tapait sur le crâne
des nègres de Montesquieu, celui d’avril en région
tempéré, juste bon pour la première teinte
printanière. Oui, je disais que la formulette de Taguieff
pourrait se loger sans peine aucune entre deux paragraphes de Bruckner
ou de Finkielkraut sur ce sujet brûlant, pas en avril, mais
en juillet faut faire gaffe.
* Alors comme ça, toujours pour Sala-Molins, « le
salut ne peut venir que du Palestinien “martyr”, aux
côtés du Noir africain ou afro-américain exigeant
des “réparations” pour la mise en esclavage de
ses ancêtres ». Le salut ? Le même qui ose introduire
de la bandaison et du mouillage dans le jardin de félicité
militerait pour le salut des peuples ? Le même qui nous donne
à lire cette petite Torah de poche ferait dans le messianisme
? Allez, chacun retrouvera ses ouailles, soyons bon prince. Quant
à la réparation, je renvoie le lecteur à la
discussion que j’ai eu, quelques semaines en amont, en bonne
compagnie, sur la mauvaise odeur du livre de Bruckner. Encore un
morceau, c’est presque fini : « revendication victimaire
exploitée démagogiquement, comme on le sait, par le
comique haineux nommé Dieudonné » (6) Notons
au passage la hauteur du procédé rhétorique
de Pierre-André Taguieff, chercheur au CNRS.
Un mot encore sur « le prétendu rôle des juifs
». Avant de raconter quelques conneries sur le sujet, le lecteur,
toujours patient le lecteur, pourra s’instruire sur l’histoire
en lisant le très instructif La férocité blanche
de Plumelle-Uribe (2001) (7) Cette question, avant d’être
un « thème emprunté à la Nation de l’Islam,
de Louis Farrakhan », avant d’appartenir à quelques
illuminés, comiques ou tristes sires, avant même d’être
un “thème” tout court, les faits sont têtus,
appartient justement à l’histoire. Mais l’idéologie
s’est toujours tamponnée de l’histoire, l’histoire
nous l’enseigne.
* Dans « l’ahurissant “Avertissement salutaire
au lecteur mécréant” sur lequel s’ouvre
le méchant essai de Louis Sala-Molins », il y aussi
ceci : « “Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac,
Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants”. ça,
c’est Pascal dans son Mémorial. Et quelques lignes
plus bas : “Joie, joie, joie, pleurs de joie”. Pleurs
de joie pour les faits et gestes d’un redoutable carnassier,
d’un tyran exécrable, d’un monstre implacable
? Si ça lui fait plaisir… » Pleurs de joie en
effet pour l’holocauste des sodomites, pour Sara, femme d’Abraham
mais prostituée rentable de Pharaon, pleurs de joie pour
Canaan, fait esclave, sa descendance avec, par la toute puissance
de Yahvé Dieu, pour la raison supraphilosophique (on comprends
Pascal) que son père a vu la verge à l’air de
Noé, pleurs de joie enfin pour l’assassinat de Onân
qui, pour avoir éjaculé à côté,
ne méritait plus de vivre. Bref, pleurs de joie. Ahurissant
en effet que tout cela, ahurissant le mot est juste.
* D’un autre : « Mais il semble que toujours plus
de gens ont recours à la Bible pour incriminer les juifs,
et le dernier exemple que je voudrais citer, c’est celui d’un
professeur qui a été hélas le disciple de Jankélévitch,
Louis Sala-Molins, qui s’est fait connaître en publiant
le Code Noir, et qui vient aujourd’hui, dans une maison d’extrême
gauche, « La Dispute », de faire paraître un livre
stupéfiant, intitulé Le Livre rouge de Yahvé
» (8) Résumons : la Dispute est une maison “d’extrême
gauche” et Sala-Molins un “gauchiste”. Le rapport
avec la prostitution de Sara ou l’holocauste des sodomites
? On admettra peut-être, sûrement dans un moment de
faiblesse, que la distribution des fanions à la sortie du
meeting compte plus que les graisses à offrandes. Hélas,
trop fois hélas… Disciple de Jankélévitch,
ça doit être un peu comme curé ou instit : ça
colle au derrière, et pourquoi pas au cul. Une certaine hauteur
morale avec Comte-Sponville semble ici plus indiquée. Est-ce
à dire que Vladimir Jankélévitch aurait reconnu,
dans les niaiseries morales de Comte-Sponville, la parole d’un
fils spirituel ? Avec Onân et sans Yahvé Dieu, je me
tâte. Bon le Code Noir, je passe, ah, un livre “stupéfiant”.
Ahurissant, stupéfiant en effet de lire la Torah, le Pentateuque
des chrétiens, tel que le texte se donne à lire. Stupéfiant
de prendre la dictée au sérieux, comme il devait être
stupéfiant pour Althusser de lire le jeune Marx d’avant
le coup de sécateur épistémique sans y voir
le bouton qui va donner la fine fleur du matérialisme althusserien.
Stupéfiant pour les tenants d’un dogme de voir que
le dogme ne tient qu’à n’être justement
pas lu. Cru oui, lu non. Nihil novum sub sole.
HBW
(1) Louis Sala-Molins, Le livre rouge de Yahvé, Paris, La
Dispute, 2004, postface, p. 239.
(2) Pierre-André Taguieff, Sources antisémites du
‘racisme juif’, P.A. Taguieff (L’Arche VIII).
A lire sur le site de l’union des patrons et des professionnels
juifs de France http://www.upjf.org/detail.do?noArticle=9146&noCat=125&idPlutôt_key=125
(3) J. Rancière, La leçon d’Althusser, Paris,
Gallimard, 1974, p. 64.
(4) L. Sala-Molins, Le livre rouge de Yahvé, op. cit., pp.
243-244.
(5) Sala-Molins, Le code noir, Paris, PUF, Quadrige, 2003 (1987),
p. 237.
(6) Je ne peux que renvoyer la patience du lecteur au texte en
ligne de Sala-Molins, sur le site Collectif des Antillais, Guyanais
et Réunionnais, à propos de cette affligeante collusion
http://www.collectifdom.com/spip.php?article653
(7) Plumelle-Uribe, Première Conférence Européenne
sur le Racisme anti-Noir, Genève, 17 et 18 mars 2006,
http://www.mdes.org/article85.html
(8) A. Finkielkraut, à lire http://www.cndp.fr/magphilo/philo10/entretien.htm
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