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Origine : http://www.humanite.fr/journal/2000-03-21/2000-03-21-222092
Messieurs les sénateurs,
Le 18 février 1999, l’Assemblée nationale adoptait
en première lecture une proposition de loi " tendant
à la reconnaissance de la traite de l’esclavage en
tant que crime contre l’humanité ", que vous examinerez
le 23 mars. Elle deviendra définitivement loi si vous en
décidez ainsi. Puissiez-vous en décider autrement
! La loi Taubira-Delannon concernait la définition de l’homme,
du juste et du droit à l’échelle de l’histoire
de France. L’Assemblée nationale, par distraction,
mégarde ou pusillanimité, en a étouffé
le souffle. Vous pouvez le libérer. Elle a réduit
à un simple " devoir de mémoire " qui relèverait
de l’éthique seule - "souviens-toi, France, que
tu fus esclavagiste pendant des siècles et repens-toi "
- une tentative de correction juridique, économique, politique,
d’un crime terrifiant que l’abolition de l’esclavage,
il y a un siècle et demi, a laissé impuni.
Si commission et Assemblée ont larmoyé sur les victimes
de l’esclavage, que disent-elles entre deux sanglots ? "
La France se souviendra. Nous voulons que l’ONU condamne traite
et esclavage et que ce crime prenne dans les manuels d’histoire
de nos écoliers la place qui lui revient. Nous voulons aussi
qu’un comité de personnalités, parmi lesquelles
des représentants d’associations défendant la
mémoire des esclaves, soit chargé de proposer sur
l’ensemble du territoire national " des lieux et des
actions de mémoire qui garantiront la pérennité
de la mémoire de ce crime à travers les générations
" (article 4 de la proposition de loi).
Mais si ce crime est imprescriptible, le temps court toujours du
châtiment. S’il comportait du vol, le temps court toujours
de la restitution. Et s’il y a eu dommage, le temps court
toujours du dédommagement. Commission des Lois et Assemblée
en conviennent. Mais, pudibondes, elles disent qu’il y aurait
un je-ne-sais-quoi de boutiquier à monnayer (arrachements,
bestialisation, tortures et morts, viols et amputations oubliés)
dans l’entreprise esclavagiste la part revenant aux esclaves,
ancêtres de citoyens d’aujourd’hui, dans les avoirs
de la France au temps très long de l’esclavage. On
se souvient donc et on se repent. Mais par respect pour les ayants
droit, dont on honore soudain l’exemplaire désintéressement,
on n’ouvre pas le chapitre des dédommagements. Les
dédommagements, c’est de l’argent et l’argent
est sale. Le repentir sera d’une pureté totale parce
que toutes choses s’ajoutant à la pure mémoire
en seront écartées pour ne pas insulter la générosité
de cour des victimes.
Satanés Noirs ! Hier des bêtes par la volonté
de Versailles, aujourd’hui des anges aux yeux des députés,
ils ne seront donc jamais des hommes ! Et c’est merveille,
messieurs les sénateurs, que grâce à des "
arguments " de ce genre, l’érection de "
lieux de mémoire " occupera un comité auquel
le texte initial de la députée de Guyane attribuait
la tâche de " déterminer le préjudice subi
et les conditions de réparation due au titre de ce crime
" (article 5 du texte initial). Que peut-on jumeler, à
titre de réparation, à la qualification de ce désastre
multiséculaire comme crime contre l’humanité
? La rémission de la dette de tel et tel pays ci-devant razziés
pour faire pousser la canne à sucre et le coton français
? Le remboursement à Haïti des " indemnités
" que cet État dût payer au Trésor français
un temps interminable ? La correction des inégalités
scandaleuses entre les fortunes des héritiers des colons
et les gagne-pain des descendants des esclaves ? La constitution
d’un fonds de solidarité géré par l’ONU,
destiné au développement, l’éducation
et la santé des groupes de populations civiles descendantes
d’esclaves déportés ? Pas simple, en effet.
Et toujours infiniment en deçà de l’énormité
du crime, compte non tenu de l’impondérable valeur
des vies. Le comité aurait de quoi faire. Et l’État
devrait favoriser le débat, qui déborderait évidemment
le cercle des " personnalités qualifiées "
dont il devrait seconder les efforts et s’approprier les décisions.
" Impossible à organiser ", " très
complexe " : Assemblée et gouvernement n’ont pas
pris le risque de léser le droit en énonçant
que l’exigence de réparation serait juridiquement irrecevable.
Je me surprends à imaginer, messieurs, qu’en procédant
de la sorte, on vous fait un appel du pied. Aux députés
de qualifier le crime, de désigner le criminel, de gérer
la pédagogie de la mémoire ; à vous de rappeler
que, complexité ou pas, impossibilité pratique ou
pas, la justice ne saurait se satisfaire du symbolisme de quelque
monument en compensation d’un crime imprescriptible dont les
victimes et leurs ayants droit se comptent par millions. Si la réalité
des faits n’a rien à voir avec cette stratégie,
elle frôle le sarcasme. A la porte-parole de la masse de citoyens
pour qui traite et esclavage sont le paraphe au fer rouge de leurs
histoires personnelles, l’Assemblée aurait répondu
: " Vous aurez, madame, la mémoire. Mais pour qu’elle
ne soit pas pour vous, les vôtres et vos mandataires une nouvelle
offense, vous n’aurez pas la réparation. " C’est
du Tocqueville, du Condorcet, l’un et l’autre en bonne
place au tableau d’honneur de l’abolition sans réparations...
Et voici qu’un siècle et demi après l’un,
plus de deux siècles après l’autre, le gouvernement
de la gauche plurielle retrouve la voie du constant tripatouillage
de la notion de juste lorsque justice est réclamée
par les esclaves ou par leurs descendants. Messieurs les sénateurs,
ne soyez pas complices de cette pusillanimité. Assez de ce
style qui, en dépit du droit le plus élémentaire,
de Condorcet et des " amis des Noirs " à la ministre
de la Justice actuelle, en passant par Jules Ferry et les inavouables
scélératesses des " codes de l’indigénat
", angélise les Noirs quand cela arrange, pour ne pas
reconnaître à tous effets politiques, juridiques, économiques,
pleine et banale humanité, totale citoyenneté. Oubliez
pour une fois vos couleurs politiques. Rejetez la proposition de
loi du 18 février 1999. Amendez-la en rouvrant le chapitre
central, incontournable, essentiel - si justice, égalité
et droit ont quelque parenté - des réparations. Montrez
à la nation que vous êtes insensibles au charme du
compromis lorsque l’enjeu est le juste en soi, la citoyenneté
en soi. Forcez l’Assemblée à retrouver le souffle
du texte de la députée de Guyane. Ouvrez vos cours
à l’exigence de sa raison, qui est l’exigence
de l’histoire. Il n’y a pas ici de droite ni de gauche.
Il y a le devoir sacré pour la nation de légiférer
en adéquation avec l’égalité dont elle
se réclame et qui l’institue.
Ou bien cela ou bien vous vous alignez sur le consensualisme assoupi
de l’Assemblée et abandonnez, vous aussi, les Noirs
et les Métis de la République à un scandaleux
déficit de citoyenneté. Qui osera craindre, messieurs,
qu’au nom du peuple souverain, vous pourriez ne pas faire
le bon choix ?
Louis Sala-Molins Éditeur du Code noir, professeur émérite
à l’université de Toulouse-Le Mirail.
Article paru dans l'édition du 21 mars 2000.
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