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Entretien avec Louis Sala-Molins à propos du Code noir
Catherine JORGENSEN
article écrit à l’occasion de la sortie du livre de L. Sala-Molins
" Le Code noir ou le calvaire de Canaan "

Origine : http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/frdtse/frdtse38h.html

Enlevés, battus, marqués, mutilés, fouettés, humiliés, écrasés, épuisés, tués... ils furent des centaines de milliers, hommes, femmes, enfants. L’enfer dura trois siècles. Les traces en sont encore visibles. La France y a tenu un rôle de premier plan. Elle a organisé, entretenu et béni longuement ce calvaire sans nom - dans l’éclat du Roi-Soleil comme dans le triomphe des Lumières. Ces faits sont connus [...]. Un texte toutefois demeurait enfoui, oublié, voire refoulé : le Code noir *.

R-P Droit Le " Code noir " réédité - Le Monde 19 avril 1987

*article écrit à l’occasion de la sortie du livre de L. Sala-Molins " Le Code noir ou le calvaire de Canaan "

Parmi cette foule de malheureux, au milieu desquels je passais souvent des journées entières, j’avais remarqué un jeune nègre, pour qui ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect. Bien qu’esclave comme eux, il lui suffisait d’un signe pour s’en faire obéir. Ce jeune homme était d’une taille presque gigantesque. Sa figure où les signes caractéristiques de la race noire étaient moins apparents que sur celle des autres nègres, offrait un mélange de rudesse et de majesté dont on se ferait difficilement l’idée.

V. Hugo,BUG-JARGAL, 1ère version (1818-1819).

Louis Sala-Molins, professeur de philosophie politique à Toulouse II, démontre dans le Code noir ou le Calvaire de Canaan (PUF, 1987) que les philosophes du XVIIIe siècle ne condamnaient l’esclavage que du bout des lèvres. Son livre a sorti le Code noir de l’oubli, mais explore également la réception que les Lumières en faisaient.

Catherine Jorgensen : Quels conseils donneriez-vous à un professeur de Lettres de 1re désirant nuancer la position traditionnelle ?
Louis Sala-Molins : Lire tout le livre XV de l’Esprit des lois, déborder le chapitre V, voir ce qui se passe avant et après, car Montesquieu se situe, donne des conseils pour maintenir l’esclavage : la pitié, la miséricorde, moins de coups, pour que les choses restent ce qu’elles sont.

CJ : Comment mettre en évidence le fait que les critiques des Lumières sont, je vous cite " nettement en deçà de ce qu’exige cette épouvantable tragédie " ?

LSM : Il faut mettre en évidence que la référence des Lumières du point de vue de l’anthropologie est Buffon, qui établit une hiérarchie des races en plaçant les Blancs en haut et les Noirs en bas.
Le livre de Michèle Duchet Anthropologie et histoire au siècle des Lumières le montre très clairement. Les philosophes sont très fiers d’avoir découvert le thème de la perfectibilité, mais qui dit perfectibilité dit dégénérescence. Cette dégénérescence, qui est moins évoquée par les Lumières, Buffon leur permet de l’insinuer en évoquant la position des Noirs. La perfectibilité des philosophes du XVIIIe consiste aussi à envoyer les autres dans la boue.

CJ : Que pensez-vous de la rencontre du Nègre de Surinam dans Candide ?

LSM : Je n’en pense rien. Voltaire m’agace. D’un côté, il dénonce la position de l’esclave, plus loin il ironise sur la bêtise des Noirs. Il a l’air de s’apitoyer, mais il n’est pas clair avec lui-même. Voltaire qui défend un commencement pluriel de l’humanité dit quand même que la façon d’être des Noirs les condamne à l’esclavage.

CJ : Comment présenter le Code noir à des élèves de lycée ?

LSM : Je les surprendrais en prenant quelques articles très brutaux pour mettre en évidence ce crime contre l’humanité, notion d’aujourd’hui qui recouvre des réalités d’autrefois (il y avait des microbes avant le microscope, du racisme avant l’invention du mot). Certains articles comme ceux qui concernent la propriété des enfants d’esclaves (11, 12, 13) montrent la logique du système : l’esclave n’a pas de personne, il n’est pas, il ne peut donc rien posséder. Les articles 12, 13 sur les enfants ont un côté pathétique qui peut être utile à la démonstration. Quant à l’article 44 il fait de l’esclave un meuble, dont la valeur juridique est équivalente à celle d’une somme d’argent.

CJ : Quel est alors le texte du XVIIIe qui vous paraît efficace dans la dénonciation de l’esclavage ?

LSM : Je n’ai pas trouvé de texte qui soit une dénonciation nette et sans appel de l’esclavage. Le meilleur, le plus critique, Condorcet, se donne 70 ans de moratoire avant de supprimer l’esclavage. Il semble dire des choses définitives, mais recommande de prendre des précautions, pour qu’il n’y ait pas de désordre ! Diderot a des phrases très jolies quand il propose d’installer dans la tête des esclaves l’envie de notre superflu pour qu’ils puissent l’acheter, ou d’exploiter leur amour de la musique pour les faire travailler en cadence. Il existe des textes qui dénoncent la traite ou les abus de l’esclavage, mais pas de textes qui disent que cela doit cesser immédiatement.

CJ : La figure de l’esclave ne dissimule-t-elle pas dans les romans l’horreur de l’esclavage ?

LSM : Le personnage esclave supporte souvent un traitement esthétique : on évoque sa beauté " lascive ". La réalité de l’homme à terre pose davantage de questions.