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Origine http://www.cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=996
Votre bistrotier vous parle de la croissance qui « devrait
tout arranger » ? L’oncle Jean-Paul déplore «
l’échec de l’intégration à la française
» ? Le chauffeur de taxi évoque « l’impossiblité
de faire des réformes dans ce pays » ? Attention, ils
sont sans doute contaminés ! Vocabulaire de marché,
mots-entonnoir, contre-sens orwelliens, catalogue du prêt-à-penser
: dans un petit livre stimulant - LQR, la propagande du quotidien
[1] -, l’éditeur Éric Hazan désosse la
« Lingua Qutiane Respublicae », cette tyrannie sémantique
qui imprègne le langage de chacun. Rencontre.
CQFD : Avant d’aborder le sujet de ton livre, peux-tu nous
dire en quoi consiste ton engagement ?
Éric Hazan : Je n’aime pas trop le mot d’engagement,
pas plus que celui de militant. L’un comme l’autre ont
un petit relent de caserne. Il me semble qu’il faudrait trouver
des mots nouveaux pour des pratiques politiques elles-mêmes
nouvelles. Pour ce qui est de mon itinéraire, j’ai
été chirurgien pendant de longues années, ce
qui m’a donné l’occasion de participer à
quelques belles bagarres, contre la guerre d’Algérie,
pour la liberté de l’avortement, contre le conseil
de l’Ordre, pour les droits du peuple palestinien... Ensuite,
en 1983, je suis passé à l’édition, d’abord
de livres d’art dans la maison fondée par mon père,
et maintenant à La Fabrique, où nous publions des
livres d’histoire, de philosophie, de sociologie - des livres
politiques en un mot.
Dans le livre d’entretiens Faire mouvement [2], tu évoques
ta conception du communisme, que tu distingues du « communisme
de caserne » qui s’est imposé au XXe siècle.
Je pense en effet que le communisme est la seule cause pour laquelle
il vaille la peine de se battre et qu’il ne faut pas abandonner
ce mot aux chiens. Mais je ne suis pas un théoricien, je
ne suis pas capable de te définir de but en blanc ce que
j’entends par communisme au sens d’une organisation
de la société. Je ne suis même pas sûr
que l’idée communiste implique une organisation précise.
Mais ce qui me semble essentiel, c’est la reconstruction d’un
commun entre les êtres humains, ce que le capitalisme s’efforce
de démolir, avec un certain succès, depuis un siècle
et demi. Par exemple, une de mes filles est revenue du Quartier
latin la semaine dernière et m’a dit : « Il y
a du nouveau, les gens se parlent. » L’un des traits
les plus étonnants de Mai 68, c’était de voir
des gens qui ne se connaissaient pas faire cercle dans la rue pour
discuter. C’est ce genre d’éclairs qui permet
d’entrevoir ce que pourrait être le communisme.
À l’inverse de ces débats spontanés,
tu décris dans LQR comment le discours dominant s’emploie
à gommer tout antagonisme social. Par le biais de quelles
officines se crée ce langage ?
Justement, il n’y a pas d’officines ! Ce langage n’est
pas le résultat d’un complot. Il n’y a pas de
réunions secrètes où il serait décidé
que cette semaine on va lancer « gouvernance » et la
semaine prochaine « diversité ». La LQR est élaborée
et répandue par des milliers de personnes, à des places
très variées - membres de cabinets ministériels,
juges anti-terroristes, chroniqueurs à France Culture, directeurs
de la communication chez les lessiviers, etc. - qui sont sortis
des mêmes écoles et qui s’échangent en
permanence postes et compétences. Ce groupe est homogène
par sa formation et surtout par un intérêt commun à
ce que rien ne bouge. Et pour y parvenir, la LQR est une arme essentielle.
Par quels moyens impose-t-elle le consensus ? Et y arrive-t- elle
vraiment ?
L’essentiel est de gommer, d’estomper le litige. Pour
cela, l’un des procédés les plus utilisés
par la LQR est l’euphémisme : il n’y a plus de
grèves mais des mouvements sociaux, plus de chômeurs
mais des demandeurs d’emploi. Et il n’y a même
plus de pauvres : ils sont remplacés par des gens «
de condition modeste ». Il n’y a plus d’opprimés,
seulement des « exclus », il n’y a plus de classes,
encore moins de lutte qui les opposerait, il n’y a que des
couches, des catégories, des tranches... Bref, il s’agit
de remplacer le peuple - mot porteur d’un litige fondamental-
par un ensemble comptabilisable de consommateurs, de sondés,
d’usagers, d’électeurs et de contribuables. Dans
le même temps, on utilise l’emphase pour discréditer
les grèves qui sont comparées à des prises
d’otage. Ça relève du même mécanisme,
celui de l’anesthésie. Tout devient dérisoire
et absurde.
(JPEG)
Pour définir la LQR, tu dis t’être inspiré
de Viktor Klemperer et de son étude sur la LTI.
Klemperer était professeur de philologie à l’université
de Dresde. Comme il était juif, il a été chassé
de son poste en 1933 par les nazis. Il a tenu ensuite un journal
qui décrivait l’apparition et le développement
d’une nouvelle langue, la LTI, « Lingua Tertii Imperii
», la langue du Troisième Reich. En intitulant mon
livre LQR, « Lingua Quintae Respublicae » - la langue
de la Cinquième République - mon intention n’était
pas de comparer la république gaullo-chiraquienne au nazisme.
Mais la langue de Goebbels et la novlangue actuelle ont ceci de
commun qu’elles se sont imposées, comme disait Klemperer,
« de façon mécanique et inconsciente »,
même si les buts et les moyens sont différents.
La bataille du langage accompagne des enjeux historiques. Il s’agit
d’une offensive permanente contre « l’esprit de
Mai », l’auto-célébration du triomphe
de la démocratie libérale et la fin de la lutte des
classes consécutifs à la chute du mur, enfin aujourd’hui
le choc des civilisations à peine voilé, si j’ose
dire...
Cette histoire de choc des civilisations dépasse le clivage
classique droite-gauche. À l’intérieur de cette
grande nébuleuse qu’on appelle « la gauche »,
il se produit une fracture entre les « nationaux-républicains-universalistes-laïcistes
» et ceux qui considèrent qu’aujourd’hui
la notion de république est totalement récupérée
dans une vision policière de la politique et que le laïcisme
est une forme convenable du racisme. L’affaire du voile ou
l’affaire Tariq Ramadan ont été des révélateurs
de cette fracture qui va être déterminante, j’en
suis convaincu, pour de nouveaux regroupements dont on n’a
pas idée aujourd’hui. Nous venons de publier à
La Fabrique un livre qui s’intitule La République mise
à nu par son immigration et qui montre combien les notions
de république et de laïcité sont défendues
aujourd’hui par des gens animés par la haine de l’immigration,
surtout quant elle est « arabo-musulmane », comme ils
disent.
Le « modèle républicain » devient l’horizon
indépassable. L’émancipation cède la
place à l’intégration. Comment considères-tu
cette notion ?
L’autre jour, j’entendais Glucksmann parler sur France
Culture des immigrés « de deuxième et troisième
générations » ! C’est quoi, un immigré
de troisième génération ? Je pense beaucoup
de mal de la notion d’intégration. Elle implique que
ceux qui arrivent « chez nous » de pays étrangers
doivent s’assimiler, doivent se fondre dans une francité
qui relève du fantasme, qu’ils doivent avaler Bossuet,
Rosanvallon et Fumaroli ! Ils n’ont pas à s’intégrer
: ils sont ici, ils sont chez eux et c’est tout.
Tu remarques que l’idéologie actuelle tourne autour
de mots magiques aux contours mal définis comme la «
croissance », sans cesse invoquée comme solution miracle.
Oui, la croissance revient sans cesse dans les discours et les
médias. Il y a plusieurs raisons à cela. La première
est le caractère magique des données chiffrées,
qui tient au rôle essentiel que tiennent dans la LQR les économistes
et leurs complices, les statisticiens et les sondeurs. Personne
ne s’étonne que l’on discute pour savoir si l’an
prochain la croissance sera de 1,5 ou de 1,6 %, alors qu’il
s’agit d’une notion dont la définition et les
variations sont aussi précises que la météorologie
! À preuve, une phrase de Thierry Breton, ministre des Finances,
qui a avoué un jour que « le plancher de sa précédente
fourchette de prévisions était devenu le plafond de
l’actuelle ». Beau looping ! La deuxième raison,
c’est que « la croissance » est la plus importante
des « contraintes externes » qui limitent « la
marge de manoeuvre » - expressions-clés de la LQR.
Si la croissance est trop faible, si la marge de manoeuvre est trop
étroite, alors on ne peut rien sur rien et mieux vaut rester
chez soi à regarder la télé. C’est ça,
le rôle de la croissance dans la LQR.
(JPEG)
Parallèlement sont apparus de nouveaux concepts en apparence
irréprochables que tu énumères : « équitable,
solidaire, éthique, citoyen, convivial »... Tu penses
qu’ils servent à l’enrobage social ?
Beaucoup de ces « concepts », comme ils disent, sont
issus du langage des publicitaires. D’ailleurs les échanges
entre le langage des publicitaires et celui des politiques sont
constants. C’est une récupération sordide et
prévisible des thèmes de l’écologie,
avec des expressions rassurantes et absurdes comme le « développement
durable ». Que pourrait bien être un développement
qui ne serait pas durable ? « Commerce équitable »
: ah bon, il y aurait donc un commerce qui ne l’est pas...
À quoi sert cette mascarade ? À nous convaincre que
l’oligarchie médiatico-politico-financière qui
régit ce pays n’est pas seulement « rigoureuse
», « déterminée », « inflexible
», mais qu’elle est aussi « à l’écoute
», soucieuse de « solidarité », proche
du « terrain »... Bref, que le bon papa collectif qui
règne sur la grande cité pacifiée est non seulement
sévère mais aussi proche de nous et même affectueux.
Dans ton livre L’Invention de Paris (2002), tu évoques
l’inefficacité stratégique de la barricade dans
les révolutions du XIXe siècle. Pour autant, tu lui
confères un rôle théatral et symbolique puissant.
Toutes proportions gardées, que t’inspirent les quelques
tentatives de barricades dans le Quartier latin au début
du mouvement anti-CPE ?
Tout à l’heure, nous disions qu’il fallait trouver
d’autres mots que « engagement » ou « militant
». De la même façon, il revient à la jeunesse
d’aujourd’hui de trouver pour la révolte de nouvelles
formes symboliques. Les barricades de Mai 68 ont probablement été
les dernières à avoir encore un sens ancré
dans l’histoire. Je pense qu’il faut trouver autre chose,
qui tienne compte du fait que le centre des villes, qui est le lieu
des barricades, n’est plus le centre de la lutte. Je me demande
si la manifestation n’est pas elle aussi un mode d’expression
périmé. Mais bon, avant de trouver autre chose, il
faut bien continuer à faire des barricades et des manifestations...
Il y a un terme qui connaît actuellement un usage immodéré,
c’est celui de « casseur ». Au point de créer
une véritable psychose dans les manifestations.
C’est un mot de la police. Il remonte à la loi anti-casseurs
de Marcellin, le ministre de l’Intérieur d’après
68. Ce mot fait l’amalgame entre ceux qui veulent traditionnellement
en découdre avec les flics en queue de manifestation et ceux
qui viennent voler des téléphones portables. Il faut
voir qui ils sont, ceux-là : des discriminés à
l’intérieur des discriminés. Ils nourrissent
une détestation générale envers tout et tous,
et c’est normal, car tout le monde les déteste. Le
mouvement actuel, étudiants et syndicats ouvriers, n’a
pas cherché à faire le lien avec les révoltés
de novembre 2005. Le jour où cette jonction se fera, ça
fera du bruit !
Un mot sur la concentration de l’édition et de la
presse. Certains estiment qu’il faudrait recourir à
l’expropriation des groupes financiers propriétaires
de médias.
Ce ne seraient pas les seuls qu’il faudrait exproprier !
Mais la presse ne peut pas constituer un îlot de bonheur et
d’harmonie dans un monde qui par ailleurs n’aurait pas
changé du tout au tout. Cela dit, les ordonnances de 1945
qui prévoyaient que les puissances d’argent n’aient
plus la mainmise sur la presse d’opinion ont été
totalement oubliées. La presse française est dans
une situation pire qu’avant-guerre, au temps des « deux
cents familles » : que les trois principaux quotidiens nationaux
soient dans les mains de Lagardère, Dassault et Rothschild
est tout à fait exorbitant.
Ton livre se vend bien jusqu’à présent. Est-ce
que les propagandistes de la LQR ont réagi ?
Non, pas du tout. Quand un livre sort des rangs, la meilleure manière
de le traiter c’est de ne pas en parler. Réagir, critiquer,
c’est risquer d’ouvrir un débat et ça,
c’est tout ce que la LQR cherche justement à éviter.
Propos recueillis par Anatole Istria
Article publié dans CQFD n° 33, avril 2006.
Lire également ANTHOLOGIE DE LA NOVLANGUE DE MARCHÉ
parue dans le même numéro.
Vox populi, vox medii
« Il n’y a pas de vox populi, il n’y a que des
voces populi et laquelle de ces diverses voix est la vraie, je veux
dire : celle qui détermine les cours des événements,
on ne peut jamais le constater qu’après coup. Et tous
ceux qui riaient des mensonges trop gros de Goebbels, ou qui les
vitupéraient, en sont-ils restés vraiment indemnes
? Il est impossible de l’affirmer avec exactitude. Combien
de fois, pendant que j’étais lecteur à Naples,
n’ai-je pas entendu dire de tel ou tel journal : è
pagato, il est payé, il ment pour le compte de son commanditaire,
et, le lendemain, celui qui avait crié è pagato croyait
dur comme fer quelque autre mensonge notoire du même journal.
Parce qu’il était imprimé en gros caractères
et que d’autres le croyaient. En 1914 je constatais, à
chaque fois avec une tranquille certitude, que cela correspondait
justement à la naïveté et au tempérament
des Napolitains : Montesquieu a déjà écrit
qu’à Naples on est puls peuple qu’ailleurs. Depuis
1933, je sais - ce dont je me doutais depuis longtemps mais que
je ne voulais pas admettre - que, partout, dresser les gens à
être ainsi plus peuple qu’ailleurs est chose facile
; et je sais aussi que dans le psychisme de tout être cultivé
se trouve une couche de l’âme très « peuple
». Malgré tout ce que je sais sur la duperie, toute
mon attention critique ne me sont, à un moment donné,
d’aucun secours. À chaque instant, le mensonge imprimé
peut me terrasser, s’il m’environne de toutes parts
et si, dans mon entourage, de moins en moins de gens y résistent
en lui opposant le doute. »
Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Albin Michel, 1996
[1] Éric Hazan, LQR, La propagande au quotidien, éditions
Raisons d’Agir, 2006.
[2] Éric Hazan (entretiens avec Mathieu Potte-Bonneville),
Faire mouvement, Les Prairies ordinaires, 2005.
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