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Eric HAZAN, LQR La propagande du quotidien, Paris, Raison d’Agir, 2006.
Vincent Chambarlhac.

Origine : http://www.dissidences.net/perspectivespolitiques.htm#hazan

Par analogie avec le travail de Victor Klemperer sur la langue du IIIe Reich qui permit l’acceptation du nazisme (1), Eric Hazan forge le néologisme de la LQR (Lingua Quintae Respublicae) pour saisir comment, par les mots, les expressions et les syntagmes le néo-libéralisme impose en France son horizon d’attente. Editeur (La Fabrique), l’auteur n’amorce pas ici un travail scientifique, mais une réflexion sur les mots au fil des medias. Quatre temps scandent celle-ci. Rapidement évoquée, la naissance de la LQR serait l’effet de deux groupes, les décideurs et les publicitaires ; elle ne ressort pas au complot mais s’impose progressivement par la force du régime des mass media, reconfigurant dans les vingt dernières années du XXe la perception du réel et des politiques qui l’encadrent. Ainsi du mot problème porté par le giscardisme, appelé à remplacer la question. Appliqué au social, ce jeu sur les mots donne sens à l’inflexion libérale de l’ensemble de la classe politique : la question sociale supposait plusieurs interprétations, plusieurs registres d’action, quand le problème lui succède dans sa sécheresse mathématique, il n’est qu’une solution possible, qu’une réforme nécessaire.

La LQR est ainsi inséparable du temps des experts et de la reconfiguration technocratique de la France. Elle suppose le consensus, fonctionne par une euphémisation constante qui contourne / évite les aspérités du social, banalise les mots. Elle essore les mots, les vidant de toute substance, déréalisant le social, le politique ou en inverse la signification. Elle est en soi l’esprit du temps et une technique de gouvernement. Eric Hazan trace ainsi le parallèle entre l’exaltation des valeurs universelles de la République, l’éthique et les politiques sécuritaires dont l’esprit est en contradiction flagrante avec les valeurs susdites. Après le 11 septembre 2001, la LQR forge de nouvelles figures, aptes à porter la nécessité de la lutte anti-terroriste : ainsi l’arabo-musulman, digne successeur du judéo-bolchevique ou de l’hitléro-trotskiste, qui s’efface maintenant derrière l’islamiste, toujours plus ou moins liés à Al Quaida. Ces nouvelles figures structurent, par la thématique de la haine de l’islam, une représentation du monde largement empruntée à la vulgate néo-conservatrice américaine de la guerre des civilisations, guerre dont on lit les prémices dans les émeutes des quartiers comme au JT. A ce point, l’un des mots fétiches de la LQR paraît l’antiaméricanisme qu’il s’agit de dénoncer, à l’instar de ce raccourci saisissant d’Alexandre Adler : « l’antiaméricanisme est un sentiment fascisant qui, de fait, se trouve en sympathie avec le « fascisme musulman » propagé par les islamistes » (cité par E. Hazan, 94). Pour autant, dans l’économie de la LQR, la figure du fasciste demeure étrangère à la Cité qui ne saurait se diviser. La recherche permanente du consensus et la dénonciation du conflit, son corollaire, s’effectue par l’invocation de l’éthique, de la solidarité nécessaire : ici, le surgissement du politique est banni. Le prolétariat, la classe ouvrière, se sont dissous comme catégories dans le vocable d’exclus.

L’analogie avec la LTR de Klemperer agit sous la plume d’Eric Hazan comme un fil directeur. Elle suggère un paysage, des tropes significatifs. La familiarité de l’auteur avec les thèses de Jacques Rancière (2) conduit implicitement l’analyse sous les auspices du politique comme un partage instable, une configuration mouvante, dont le dispositif même de la LQR voudrait l’effacement. Pourtant le livre se referme sur un manque. Se réclamant de l’analogie avec les travaux initiés par Klemperer sur la langue du IIIe Reich, Eric Hazan pouvait filer la métaphore et tenter, à l’image de Jean Pierre Faye dans Langages totalitaires (Hermann, 1986) une topographie des pôles et des circuits de la LQR. Pour esquisser celle-ci, il faut par exemple se référer au travail de Pierre Rimbert sur Libération, publié il y a peu par les mêmes éditions Raison d’agi (3).

Vincent Chambarlhac.


Notes :

(1) Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996.

(2) La Fabrique publia en 2005 La haine de la démocratie, mais ce sont davantage les analyses de La mésentente (Galilée, 1995) qui guident Eric Hazan.

(3) Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rotschild, Paris, Raison d’Agir, 2005.