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Une surprise est toujours possible. Le 15 avril 2006, le «
journal de référence » a publié une critique
de LQR, La propagande du quotidien [1] d’Eric Hazan, signée
Nicolas Weill. Historique : sauf erreur, il s’agit de l’un
des rares comptes-rendus d’un livre de Raisons d’agir
dans Le Monde [2]
A la lecture de l’article, hélas, l’étonnement
fait place à la consternation. Comme son titre - «
Caricature contre langue de bois » - l’indique, sa critique
réduit le travail d’Eric Hazan à une dénonciation
caricaturale de « la "propagande du quotidien" ainsi
que [de] divers "propagandistes" appartenant au monde
intellectuel, médiatique ou politique. »
Après trois paragraphes contournés qui disent à
peine de quoi il est question dans cet ouvrage, Nicolas Weill concède
que « parfois l’analyse tombe juste ». Mais, c’est
pour en venir aussitôt à « l’essentiel
» : « Parfois aussi l’opuscule dérape,
victime d’un goût immodéré pour les listes
de proscriptions, typique de bien des ouvrages de cette collection
lancée par Pierre Bourdieu et ses proches. » On l’a
compris : plus encore que l’ouvrage d’Eric Hazan, c’est
la collection qui est visée à travers lui. Sans doute
est-ce la raison pour laquelle Le Monde se prive d’en rendre
compte ou préfère prescrire ce qu’il faut en
penser sans vraiment en rendre compte.
Ainsi, l’ouvrage d’Eric Hazan témoignerait d’un
« goût immodéré pour les listes de proscriptions
». Des « proscriptions » ? L’auteur et la
collection dans laquelle il écrit seraient donc de lointains
continuateurs de l’Empire romain dans lequel, nous apprend
Le Petit Robert, la proscription était une « mise hors
la loi », et, déjà, une « condamnation
prononcée sans jugement contre des adversaires politiques.
». Nicolas Weill s’abstient de nous donner la liste
de ces prétendus proscrits. Parmi eux, on compte pourtant
Le Monde, plusieurs fois cité dans LQR [3], Jean-Marie Colombani,
présenté comme un fabricant parmi d’autres de
l’« écran sémantique permettant de faire
tourner le moteur sans jamais en dévoiler les rouages [4]
» et ... Weill Nicolas, (« pourfendeur journalistique
de l’antisémitisme dans sa version estampillée
Likoud [5] » selon Eric Hazan), donné en exemple de
l’utilisation essentialisante de l’expression «
issu(e)s de l’immigration [6] ». Avec ce complément
d’information, le lecteur aurait pu découvrir qu’Eric
Hazan ne prive pas ses adversaires de noms et d’arguments,
tandis que, sous couvert de critique de livre, Nicolas Weill a rédigé
un droit de réponse personnel, voire un règlement
de compte à peine subliminal...
Qui se poursuit par l’évocation d’« autres
caractéristiques ».
Première d’entre elles : « une conception marxisante
du social ramenée à la seule figure de la guerre civile
». « Marxisant » ? La figure du conflit (et non
de la « guerre civile ») n’apparaît pourtant
que dans le quatrième et dernier chapitre du livre d’Eric
Hazan. On n’y trouve aucune référence à
Marx [7] (et d’ailleurs, en quoi serait-ce si terrible ?)
mais un long résumé de La Cité divisée
de Nicole Loraux, helléniste reconnue, et des réflexions
inspirées explicitement par Jacques Rancière qui n’est
plus marxiste depuis... 1968.
Autre « caractéristique » : « une fixation
sur le conflit israélo-arabe érigé en paradigme
exportable sur tous les fronts d’une lutte des classes qui
n’oserait plus dire son nom... » Le soupçon qu’introduit
la référence à une « fixation »
et surtout à son objet mérite qu’on le soupçonne
d’un excès de rigueur : le conflit en question n’est
mentionné (très brièvement) que 4 fois [8]
dans un livre de 122 pages.
Détectant dans l’ouvrage qu’il critique tous
les sous-entendus que, généreusement, il lui prête
- une lutte des classes qui n’ose dire son nom, une fixation
suspecte sur le conflit israélo-arabe - Nicolas Weill, pour
achever de le disqualifier, a-t-il osé laisser entendre qu’il
serait secrètement antisémite ? Ce serait un comble
! Mais le comble est l’ordinaire de la critique selon Nicolas
Weill : « Quand un commentaire de FR3 parlant de l’assaut
palestinien d’un fortin israélien en termes d’"attaque
terroriste" se retrouve comparé par M. Hazan aux diatribes
du journaliste collaborateur Philippe Henriot contre la Résistance,
on se demande qui joue dans son univers mental le rôle de
l’occupant nazi. [9] ». Il faudrait rétablir
le texte exact et l’inscrire dans son contexte pour comprendre
comment le Docteur Nicolas Weill détecte des symptômes.
Dans le propos d’Eric Hazan, c’est clairement l’armée
israélienne qui joue le rôle de l’occupant. Mais
rien ne suggère que celui-ci soit équivalant au nazisme.
Faut-il comprendre qu’il est malséant de dire que l’armée
israélienne est une armée d’occupation ? On
se gardera de retourner contre Nicolas Weill ce journalisme d’insinuation
et de condescendance qui l’autorise à réduire
la pensée d’Eric Hazan a des phantasmes échappés
de son « univers mental ».
Comment parvenu à un tel sommet, Nicolas Weill pouvait-il
conclure sa petite entreprise de démolition ? En gravissant
non plus les sentiers escarpés de l’insinuation, mais
la voie royale du ridicule. En effet, après nous avoir invités
à visiter « l’univers mental » d’Eric
Hazan, Nicolas Weill nous propose, sans transition, de visiter sa
propre bibliothèque : « Pour ce qui est de la mutation
du capitalisme passé d’une organisation industrielle
et hiérarchique à une civilisation de la précarité,
on pourra préférer des livres plus fouillés
auxquels d’ailleurs l’auteur se réfère,
comme Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 1999) de Luc Boltanski
et Eve Chiapello. Lui préfère en rester au pamphlet
et c’est un peu court. »
L’article s’achève sur cette comparaison pontifiante
entre deux livres qui n’ont presque rien à voir entre
eux. Cette rencontre d’un dé à coudre et d’un
parapluie sur la table de la vivisection des livres peut faire préférer
les œuvres complètes de Proust à la critique
moralisante et démoralisante d’un Nicolas Weill qui,
lui « préfère en rester au pamphlet et c’est
un peu court ».
Cette critique pamphlétaire ne contreviendrait pas aux règles
élémentaires de la probité si son auteur fournissait
des informations transparentes, plutôt que de nous offrir
d’opaques allusions à des listes de proscrits, doublées
d’insinuations qu’il veut infâmantes.
Certes, le livre d’Eric Hazan n’est pas au-dessus de
toute critique. Aucun livre ne l’est. Mais, dans Le Monde,
quand on ne préfère pas passer sous silence les livres
qui dérangent [10], on les exécute. Et sous la plume
de Nicolas Weill, la critique vire périodiquement à
l’épuration. C’est donc en vain que l’on
attendrait de lui qu’il s’excuse pour avoir calomnié
Pierre Bourdieu, Jacques Bouveresse et Serge Halimi en insinuant
qu’ils étaient antisémites [11] et qu’il
cesse de fantasmer.
Grégory Rzepski et Alain Thorens
Alain Thorens, Grégory Rzepski
Notes
[1] Paris, Raisons d’agir, 2006
[2] Nous avions écrit initialement :"le seul".
Or Le Monde a publié un compte-rendu du livre de Pierre Tévanian,
Le voile médiatique. Le Monde des Livres a également
rendu compte,le 12 novembre 1999, sous la plume de Th. Ferenczi,
du livre de Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie
paru la même année. (Précision apportée
le 27 avril 2006).
[3] Par exemple LQR, La propagande du quotidien, p. 17, 34, 88
et 93
[4] op. cit. p.15-16
[5] op. cit. p.86.
[6] ibidem.
[7] Sinon très indirectement quand Eric Hazan évoque
« l’oblitération d’un certain nombre de
mots et expressions » (p.105) à la suite de la fin
de l’Union soviétique comme « prolétariat
» ou « lutte des classes »
[8] op. cit. p.21, 39, 89 et p. 97
[9] c’est nous qui soulignons
[10] Plus grand monde n’espère que Les Nouveaux chiens
de garde de Serge Halimi fasse un jour l’objet d’un
compte-rendu dans Le Monde. Paru en 1997 dans la collection Raisons
d’agir fondée par Pierre Bourdieu et réédité
en 2005, ce livre a pourtant été vendu, à ce
jour, à plus de 250 000 exemplaires. Plus personne n’espère,
pour ne parler que des livres parus depuis la rentrée 2005,
que Le Monde rende compte de celui de Pierre Rimbert sur Libération.
Quant à la critique du livre de Pierre Tévanian, intitulé
Le Voile médiatique, c’est Jean Birnbaum qui s’en
est chargé.
[11] Lire ici-même « Le Monde contre « les critiques
antimédias », antidémocrates et antisémites
».
Source : acrimed | action critique médias
http://www.acrimed.org/article.php3?id_article=2344
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