"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
“La fonction de la LQR (langue de la 5ième république) est de masquer le réel”
L’écrivain Eric Hazan fustige la “langue de la Ve République”. Euphémismes et néologismes brumeux permettent à “l’élite” d’endormir “les exclus”.
Le poids des mots
LQR, La propagande du quotidien d’Eric Hazan

origine : perso.orange.fr/maliphane/telerama_4_05_06.doc

L’homogénéité de la presse, cette impression d’eau tiède que tout lecteur en retire, serait-elle une question de langage ? De mots creux en expressions prêtes à penser, toute une panoplie sert à endormir la vigilance du citoyen. Pour l’écrivain et éditeur Eric Hazan, cette langue est à la fois le reflet et la cause de la « pensée unique », qu’il appelle carrément « la propagande du quotidien ». Et qu’il analyse dans un petit livre cruel (1).

Télérama : Qu’est-ce que la LQR ?

Eric Hazan : C’est la lingua Quintae Respublicae (langue de la Ve République), ainsi appelée en hommage au travail de Victor Klemperer, qui avait observé la langue du IIIe Reich et l’avait baptisée LTI, lingua Tertii Imperii (2). Il n’est évidemment pas question d’établir une équivalence entre la langue de notre régime actuel avec celle imposée par les services du Dr Goebbels, mais on constate des mécanismes identiques : toutes deux sont déversées sans qu’on s’en rende compte et s’imposent par répétition. La montée en puissance de la LQR coïncide avec le triomphe du « néolibéralisme » – déjà un mot de cette novlangue (néo, c’est nouveau, libéralisme, c’est liberté, tout ça pour ne pas dire « capitalisme »). C’est la fin des années 80, la chute du mur de Berlin, la déréglementation des marchés financiers.

Télérama : Donnez-nous quelques exemples de LQR…

Eric Hazan : Ils sont innombrables. Un des ressorts de la LQR est l’emploi d’euphémismes. Il y a ceux qui font rire depuis longtemps – les infirmes devenus des handicapés, les femmes de ménage des techniciennes de surface, etc. Ceux qu’on a moins remarqués : ainsi il n’y a plus de pauvres, mais des gens de condition modeste ; les opprimés ont également disparu. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus d’oppresseurs : s’il existait des oppresseurs, il y aurait de la lutte des classes, et cela voudrait dire qu’il existe des classes (on préfère « couche », « tranche », « catégorie »). Tout ce vocabulaire est gommé. Mais comme la misère est devenue trop visible pour qu’on puisse la nier, on a trouvé un mot formidable pour la désigner, typique LQR : les « exclus ». Opération rentable, puisqu’un « exclu » l’est toujours un peu par sa faute. Ou par manque de chance. Remplacer les opprimés par les exclus, c’est remplacer la lutte pour la justice sociale par l’humanitaire.

Télérama : Ces mots sont-ils inventés et utilisés de façon consciente ?

Eric Hazan : Cette langue n’est pas la conséquence d’une politique déterminée. Il n’y a pas de complot, pas de « décideurs » qui se réunissent et se disent : cette semaine on va lancer « exclusion », « transparence », la semaine prochaine on lancera « diversité » et « gouvernance ». La LQR est dominante seulement parce qu’elle est pratiquée et répandue par un grand nombre de personnes très variées. Très variées, j’insiste : cela va du directeur de com de la RATP à un juge antiterroriste, en passant par un membre du cabinet du ministre de l’Agriculture, un chroniqueur de France Culture, un enquêteur d’un institut de sondages ou un créatif de pub. Ces gens-là ont tous en commun de sortir des grandes écoles où on leur a enseigné qu’ils étaient « l’élite ». Encore un mot de la LQR, l’élite : pour ne pas dire « classe dominante », on préfère un terme « objectif ». L’élite, c’est objectivement les meilleurs. Il y a quelque temps encore, personne n’aurait pensé à utiliser ce mot pour désigner l’oligarchie. On ne dit jamais que Lagardère ou Dassault sont des oligarques, ce qu’ils sont évidemment. Cette désignation est exclusivement réservée aux Russes. Comme pour toutes les novlangues, la fonction de la LQR est de masquer le réel.

Télérama : Comment se débrouille-t-elle pour parler des banlieues ?

Eric Hazan : C’est dans ce domaine qu’elle est le plus inventive pour rendre acceptable et neutre le racisme ordinaire. On parle des « jeunes issus de l’immigration » (ce qui veut dire qu’ils sont noirs ou arabes), qui habitent des « quartiers sensibles » (sans qu’on définisse cette sensibilité) et appartiennent à un univers « arabo-musulman », expression née après le 11 Septembre. On parle aussi d’émeutes et de violence en banlieue, en se gardant bien de jamais prononcer le mot trop politique de « révolte ». De l’autre côté, il y a les « Français de souche », qu’on oppose à des « immigrés de troisième génération ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Combien de générations faut-il pour faire souche ?

Télérama : Quelle est la responsabilité de la presse dans le développement de cette langue ?

Eric Hazan : Elle est un agent créatif et un amplificateur. Les journalistes, qui se lisent entre eux très attentivement, reprennent consciemment ou inconsciemment des formules, si bien qu’elles prolifèrent. Le temps où la presse était un contre-pouvoir est vraiment passé. Je ne sais pas dans quelle mesure il faut y voir une conséquence de la concentration capitaliste ou du recrutement des jeunes journalistes, toujours est-il qu’aujourd’hui un article qui dérange se fait rare. Moins sur Internet.

Télérama : Quel est le mot le plus tabou de la LQR ?

Eric Hazan : « Guerre civile ». La LQR, qui est un formidable agent du maintien de l’ordre, fait en sorte que la guerre civile, du moins en France, reste à l’état de drôle de guerre ou de guerre froide. La presse, hypnotisée et hypnotisante, participe à cette opération de gommage du conflit. Si on est du côté des oppresseurs et des oligarques, on a intérêt à ce que rien ne change. Si on est de l’autre côté, faut voir…



Notes

(1) LQR, La propagande du quotidien, éd. Raisons d’agir, 126 p., 6 €.

(2) Entre 1933 et 1945, ce professeur juif chassé de l’université de Dresde tient un journal dans lequel il décrit la naissance et le développement d’une langue nouvelle, celle de l’Allemagne nationale-socialiste. Ce texte sera publié en 1947 sous le titre LTI.

propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin

Télérama n° 2938 - 4 mai 2006



Le poids des mots
LQR, La propagande du quotidien d’Eric Hazan

Origine : http://www.telerama.fr/livre/article.php?airs=M0604031229230

La lingua Quintae Republicae (LQR) est cette langue courante d’aujourd’hui, celle des journaux, de la publicité, des politiques, la langue du quotidien, en somme, dans laquelle se coulent notre réel et notre imaginaire. Une langue que l’on parle comme on respire, sans trop se demander d’où elle vient, ce qu’elle exprime vraiment, comment elle s’impose à nous et nous devient naturelle, effaçant sans qu’on y prenne garde la langue d’avant. D’avant le triomphe des médias et de la pub, d’avant le tout économique et financier… Les mots ne sont pas innocents, nous dit Eric Hazan, qui se réfère au travail du philosophe juif allemand Victor Klemperer sur la langue du IIIe Reich (1). En son temps, ce dernier avait analysé en philologue ces glissements linguistiques qui ont dévoyé la langue allemande, la travestissant temporairement en langue nazie. La LQR, bien sûr, n’a rien à voir avec la langue analysée par Klemperer, mais le mécanisme de contamination reste identique, explique Hazan. En s’insinuant dans la chair du langage à l’insu de ceux qui l’utilisent, une idéologie – ici la pensée libérale contemporaine – peut infléchir, voire pervertir, la pensée d’une époque.

La démonstration à laquelle se livre Hazan est aussi claire qu’exemplaire. Il s’agit de décoder « les tours et détours de cette langue omniprésente », d’observer comment les mots peuvent être vidés de leur sens, « essorés ». Partant de l’introduction du mot « problème » dans le langage politique, substitué au vieux mot « question » – une question demande des réponses, un problème des solutions, ce qui ne revient pas au même –, Hazan soulève le voile qui recouvre nos habitudes langagières modelées… La LQR, nous dit-il, est le contraire d’un jaillissement inventif. Elle est une manière de nous conduire à consommer, voter, penser, choisir, accepter. Elle promeut un mode de vie et de pensée soumis aux impératifs dictés par l’idéologie dominante. Décaper la langue pour en comprendre la saveur : le livre d’Eric Hazan est une salutaire et excitante leçon de liberté

Michèle Gazier

(1) LTI, la langue du IIIe Reich, Carnets d’un philologue, de Victor Klemperer, traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot, éd. Albin Michel, rééd. Pocket
.
Ed. Raisons d’agir, 124 p., 6 Euros.

Telerama n° 2934 - 08 avril 2006