|
origine : perso.orange.fr/maliphane/telerama_4_05_06.doc
L’homogénéité de la presse, cette impression
d’eau tiède que tout lecteur en retire, serait-elle
une question de langage ? De mots creux en expressions prêtes
à penser, toute une panoplie sert à endormir la vigilance
du citoyen. Pour l’écrivain et éditeur Eric
Hazan, cette langue est à la fois le reflet et la cause de
la « pensée unique », qu’il appelle carrément
« la propagande du quotidien ». Et qu’il analyse
dans un petit livre cruel (1).
Télérama : Qu’est-ce que la LQR ?
Eric Hazan : C’est la lingua Quintae Respublicae (langue
de la Ve République), ainsi appelée en hommage au
travail de Victor Klemperer, qui avait observé la langue
du IIIe Reich et l’avait baptisée LTI, lingua Tertii
Imperii (2). Il n’est évidemment pas question d’établir
une équivalence entre la langue de notre régime actuel
avec celle imposée par les services du Dr Goebbels, mais
on constate des mécanismes identiques : toutes deux sont
déversées sans qu’on s’en rende compte
et s’imposent par répétition. La montée
en puissance de la LQR coïncide avec le triomphe du «
néolibéralisme » – déjà
un mot de cette novlangue (néo, c’est nouveau, libéralisme,
c’est liberté, tout ça pour ne pas dire «
capitalisme »). C’est la fin des années 80, la
chute du mur de Berlin, la déréglementation des marchés
financiers.
Télérama : Donnez-nous quelques exemples de LQR…
Eric Hazan : Ils sont innombrables. Un des ressorts de la LQR est
l’emploi d’euphémismes. Il y a ceux qui font
rire depuis longtemps – les infirmes devenus des handicapés,
les femmes de ménage des techniciennes de surface, etc. Ceux
qu’on a moins remarqués : ainsi il n’y a plus
de pauvres, mais des gens de condition modeste ; les opprimés
ont également disparu. Pourquoi ? Parce qu’il n’y
a plus d’oppresseurs : s’il existait des oppresseurs,
il y aurait de la lutte des classes, et cela voudrait dire qu’il
existe des classes (on préfère « couche »,
« tranche », « catégorie »). Tout
ce vocabulaire est gommé. Mais comme la misère est
devenue trop visible pour qu’on puisse la nier, on a trouvé
un mot formidable pour la désigner, typique LQR : les «
exclus ». Opération rentable, puisqu’un «
exclu » l’est toujours un peu par sa faute. Ou par manque
de chance. Remplacer les opprimés par les exclus, c’est
remplacer la lutte pour la justice sociale par l’humanitaire.
Télérama : Ces mots sont-ils inventés et utilisés
de façon consciente ?
Eric Hazan : Cette langue n’est pas la conséquence
d’une politique déterminée. Il n’y a pas
de complot, pas de « décideurs » qui se réunissent
et se disent : cette semaine on va lancer « exclusion »,
« transparence », la semaine prochaine on lancera «
diversité » et « gouvernance ». La LQR
est dominante seulement parce qu’elle est pratiquée
et répandue par un grand nombre de personnes très
variées. Très variées, j’insiste : cela
va du directeur de com de la RATP à un juge antiterroriste,
en passant par un membre du cabinet du ministre de l’Agriculture,
un chroniqueur de France Culture, un enquêteur d’un
institut de sondages ou un créatif de pub. Ces gens-là
ont tous en commun de sortir des grandes écoles où
on leur a enseigné qu’ils étaient « l’élite
». Encore un mot de la LQR, l’élite : pour ne
pas dire « classe dominante », on préfère
un terme « objectif ». L’élite, c’est
objectivement les meilleurs. Il y a quelque temps encore, personne
n’aurait pensé à utiliser ce mot pour désigner
l’oligarchie. On ne dit jamais que Lagardère ou Dassault
sont des oligarques, ce qu’ils sont évidemment. Cette
désignation est exclusivement réservée aux
Russes. Comme pour toutes les novlangues, la fonction de la LQR
est de masquer le réel.
Télérama : Comment se débrouille-t-elle pour
parler des banlieues ?
Eric Hazan : C’est dans ce domaine qu’elle est le plus
inventive pour rendre acceptable et neutre le racisme ordinaire.
On parle des « jeunes issus de l’immigration »
(ce qui veut dire qu’ils sont noirs ou arabes), qui habitent
des « quartiers sensibles » (sans qu’on définisse
cette sensibilité) et appartiennent à un univers «
arabo-musulman », expression née après le 11
Septembre. On parle aussi d’émeutes et de violence
en banlieue, en se gardant bien de jamais prononcer le mot trop
politique de « révolte ». De l’autre côté,
il y a les « Français de souche », qu’on
oppose à des « immigrés de troisième
génération ». Qu’est-ce que cela veut
dire ? Combien de générations faut-il pour faire souche
?
Télérama : Quelle est la responsabilité de
la presse dans le développement de cette langue ?
Eric Hazan : Elle est un agent créatif et un amplificateur.
Les journalistes, qui se lisent entre eux très attentivement,
reprennent consciemment ou inconsciemment des formules, si bien
qu’elles prolifèrent. Le temps où la presse
était un contre-pouvoir est vraiment passé. Je ne
sais pas dans quelle mesure il faut y voir une conséquence
de la concentration capitaliste ou du recrutement des jeunes journalistes,
toujours est-il qu’aujourd’hui un article qui dérange
se fait rare. Moins sur Internet.
Télérama : Quel est le mot le plus tabou de la LQR
?
Eric Hazan : « Guerre civile ». La LQR, qui est un
formidable agent du maintien de l’ordre, fait en sorte que
la guerre civile, du moins en France, reste à l’état
de drôle de guerre ou de guerre froide. La presse, hypnotisée
et hypnotisante, participe à cette opération de gommage
du conflit. Si on est du côté des oppresseurs et des
oligarques, on a intérêt à ce que rien ne change.
Si on est de l’autre côté, faut voir…
Notes
(1) LQR, La propagande du quotidien, éd. Raisons d’agir,
126 p., 6 €.
(2) Entre 1933 et 1945, ce professeur juif chassé de l’université
de Dresde tient un journal dans lequel il décrit la naissance
et le développement d’une langue nouvelle, celle de
l’Allemagne nationale-socialiste. Ce texte sera publié
en 1947 sous le titre LTI.
propos recueillis par Véronique Brocard et Catherine Portevin
Télérama n° 2938 - 4 mai 2006
Le poids des mots
LQR, La propagande du quotidien d’Eric Hazan
Origine : http://www.telerama.fr/livre/article.php?airs=M0604031229230
La lingua Quintae Republicae (LQR) est cette langue courante d’aujourd’hui,
celle des journaux, de la publicité, des politiques, la langue
du quotidien, en somme, dans laquelle se coulent notre réel
et notre imaginaire. Une langue que l’on parle comme on respire,
sans trop se demander d’où elle vient, ce qu’elle
exprime vraiment, comment elle s’impose à nous et nous
devient naturelle, effaçant sans qu’on y prenne garde
la langue d’avant. D’avant le triomphe des médias
et de la pub, d’avant le tout économique et financier…
Les mots ne sont pas innocents, nous dit Eric Hazan, qui se réfère
au travail du philosophe juif allemand Victor Klemperer sur la langue
du IIIe Reich (1). En son temps, ce dernier avait analysé
en philologue ces glissements linguistiques qui ont dévoyé
la langue allemande, la travestissant temporairement en langue nazie.
La LQR, bien sûr, n’a rien à voir avec la langue
analysée par Klemperer, mais le mécanisme de contamination
reste identique, explique Hazan. En s’insinuant dans la chair
du langage à l’insu de ceux qui l’utilisent,
une idéologie – ici la pensée libérale
contemporaine – peut infléchir, voire pervertir, la
pensée d’une époque.
La démonstration à laquelle se livre Hazan est aussi
claire qu’exemplaire. Il s’agit de décoder «
les tours et détours de cette langue omniprésente
», d’observer comment les mots peuvent être vidés
de leur sens, « essorés ». Partant de l’introduction
du mot « problème » dans le langage politique,
substitué au vieux mot « question » – une
question demande des réponses, un problème des solutions,
ce qui ne revient pas au même –, Hazan soulève
le voile qui recouvre nos habitudes langagières modelées…
La LQR, nous dit-il, est le contraire d’un jaillissement inventif.
Elle est une manière de nous conduire à consommer,
voter, penser, choisir, accepter. Elle promeut un mode de vie et
de pensée soumis aux impératifs dictés par
l’idéologie dominante. Décaper la langue pour
en comprendre la saveur : le livre d’Eric Hazan est une salutaire
et excitante leçon de liberté
Michèle Gazier
(1) LTI, la langue du IIIe Reich, Carnets d’un philologue,
de Victor Klemperer, traduit de l’allemand par Elisabeth Guillot,
éd. Albin Michel, rééd. Pocket
.
Ed. Raisons d’agir, 124 p., 6 Euros.
Telerama n° 2934 - 08 avril 2006
|
|