|
Origine : http://www.remue.net/spip.php?article1444
Ancien chirurgien, éditeur, écrivain, amoureux de
Paris, Eric Hazan a donc pris son bistouri à plume pour ouvrir
le corps du langage dominant (politique, médiatique, publicitaire,
etc.) : l’opération chirurgicale est réussie,
il ne lui restait plus qu’à recoudre et à fabriquer
son livre sur « la propagande du quotidien » (Editions
Raisons d’agir, 6 euros).
La LQR est le nom du symptôme mis à jour : Lingua
Quintae Republicae, formé sur celui de la LTI, Lingua Tertii
Imperii, la langue spécifique du Troisième Reich,
analysée dans son journal, de 1933 à 1945, par Viktor
Klemperer, « professeur juif chassé de l’université
de Dresde ».
Or, la LQR est, pour Eric Hazan, un ensemble de concepts, idiomes,
expressions, métaphores, euphémismes, « mots-masques
», destinés à camoufler, transformer, dévier,
faire glisser les intérêts du système néolibéral
qui ne saurait entendre, voir ou lire les mots bruts de décoffrage
de la réalité sociale.
« Dans le succès de la novlangue, la concentration
des principaux « outils d’opinion » français
entre très peu de mains - quatre ou cinq bétonneurs,
marchands d’armements, avionneurs, grands financiers - a certes
son influence, mais l’explication n’est pas suffisante.
»
Car l’on décèle une « communauté
d’intérêts » et « de formation »
où le langage libéral - disons alors la novlangue
tentaculaire - est l’instrument lui-même de la soumission
imposée au plus grand nombre.
« Une réforme est souvent présentée
comme le moyen de sortir d’une crise. Cet autre mot-masque
est issu du vocabulaire de la médecine classique : la crise
est le bref moment - quelques heures - où les signes de la
maladie (pneumonie, thyphoïde) atteignent un pic, après
quoi le patient meurt ou guérit. Etendu à l’économie
et à la politique, le terme de crise a longtemps désigné
à juste titre un épisode grave mais limité
dans le temps : la crise de 1929, si paradigmatique qu’on
l’appelle encore parfois « La Crise », fut un
moment d’exception où l’on vit des banquiers
sauter par les fenêtres - ce qui ne s’est malheureusement
jamais reproduit. »
L’emploi du mot « post » est à cet égard
très pratique : « Selon la vulgate néolibérale,
nous vivons dans une société post-industrielle. Faire
disparaître l’industrie a bien des avantages : en renvoyant
l’usine et les ouvriers dans le passé, on range du
même coup les classes et leurs luttes dans le placard aux
archaïsmes, on accrédite le mythe d’une immense
classe moyenne solidaire et conviviale dont ceux qui se trouvent
exclus ne peuvent être que des paresseux ou des clandestins.
»
Eric Hazan s’amuse alors au chamboule-tout : les directeurs
du personnel devenus DRH, directeurs des ressources humaines, «
parenté curieuse entre les théories néolibérales
du « capital humain » et la brochure de Staline longtemps
diffusée par les Editions Sociales, L’Homme, capital
le plus précieux », débusque « l’essorage
sémantique » et la prolifération des locutions
adoucissantes du genre médiation sociale, cohésion
sociale, chantiers sociaux (traduire « licenciements »)...
Dans le domaine artistique, Eric Hazan cite Jean Clair stigmatisant
l’atelier d’André Breton comme image de la déroute
d’un savoir « qui avait, en Occident, pendant quatre
siècles, lentement ordonné l’art et ses productions
».
Ainsi, « dans la novlangue la plus distinguée, la
boucle est bouclée. Comme l’écrit Lyotard, il
y a « dans les invitations multiformes à suspendre
l’expérimentation artistique, un même rappel
à l’ordre, un désir d’unité, d’identité,
de sécurité, de popularité » (Le postmoderne
expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1988, Le Livre
de poche, Biblio essais, p.13.). L’art, c’est l’art
occidental, représentatif et transcendantal. Pas question
de descendre dans la rue avec les nègres et les aliénés.
»
La politique n’est pas épargnée par ce jeu
de massacre : « Villepin, auteur d’un livre que la critique
aux ordres a qualifié d’humaniste (Le Requin et la
Mouette, Paris, Plon, 2004), souhaite parvenir à «
20 000 éloignements (admirez l’euphémisme) d’étrangers
en situation irrégulière en 2005 » et insiste
pour que les préfets s’assurent de « la validité
des certificats d’hébergement » (Le Monde, 10
décembre 2004). Ma famille et moi-même devons notre
survie à des fonctionnaires de la mairie de Marseille qui
ont pris le risque, en 1943, de ne pas obéir à pareilles
injonctions. »
Grâce à trois modes opératoires du système
mis sous la lumière de son scialytique implacable par notre
chirurgien « expressionniste » : l’évitement
des mots du litige, le recollage permanent des morceaux, le recours
à l’éthique, la manœuvre est éventée,
même si les supports et les « victimes » de la
LQR demeurent innombrables.
« Cohérente et mégaphonique, cette langue souffre
pourtant d’un lourd handicap, écrit encore Eric Hazan
: elle ne doit surtout pas apparaître pour ce qu’elle
est. L’idéal serait même que son existence en
tant que langage global ne soit pas reconnue. »
Alors, comment s’en débarrasser ?
Dominique Hasselmann
|
|