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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/BONELLI/14751
Depuis que la gauche occidentale s’en est remise aux marchés
et à une politique économique et sociale subordonnée
aux exigences du patronat, c’est presque exclusivement dans
le domaine de la sécurité qu’elle circonscrit
son “ besoin d’Etat ”. D’abord expérimentée
aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, une telle réorientation
a pour résultat de dépouiller la droite de ses thèmes
traditionnels. La dépolitisation que produit cette stratégie,
principalement électoraliste, aboutit à la transformation
des problèmes sociaux en questions de sécurité
et des quartiers en danger en “ quartiers dangereux ”
(lire l’article de Laurent Bonelli), à la focalisation
de la vie associative et de la “ société civile
” sur des missions de contrôle et de répression
(lire l’article d’Eric Klinenberg), à l’occupation
de l’espace idéologique - tant haut de gamme (université
et recherche) que bas de gamme (médias) - par des “
experts ” capables de lustrer d’un vernis scientifique
le discours de la peur ordinaire (lire l’article de Pierre
Rimbert).
LE 8 janvier 2000, le Midi libre révélait que, à
Nîmes, la police nationale et l’ensemble des services
déconcentrés de l’Etat (protection judiciaire
de la jeunesse, inspection d’académie, jeunesse et
sports, ANPE, Travail Emploi et Formation professionnelle) auxquels
s’ajoutait la mission locale d’insertion avaient connecté
leurs fichiers pour 179 adolescents “ en difficulté
”. Les informations communiquées, très précises,
concernaient autant le suivi éventuel que la classe fréquentée,
les aides sociales accordées ou le comportement lors d’entretiens
individuels...
Ce fichier, établi sur la base des “ mis en cause
par la police ” (1), fut élaboré à la
demande du préfet dans le cadre de la commission départementale
d’accès à la citoyenneté (Codac) (2),
afin de “ voir de manière très concrète
comment et pourquoi un certain nombre de jeunes mineurs ou adultes
sont passés à travers les mailles du dispositif public
chargé de leur venir en aide (3) ”. Le préfet
explique qu’il a souhaité travailler “ en forgeant
une méthode pour aborder le cas des jeunes en difficulté
sociale, économique ou professionnelle [afin] de mettre en
place une administration plus efficace et leur trouver des solutions
(4) ”. Cette liste a donné également lieu à
de nombreuses réunions entre ces différents intervenants,
dont l’une fut consacrée à l’étude
d’un seul cas.
Un tel épisode - clos grâce au tollé que souleva
son dévoilement public - illustre les logiques qui sous-tendent
l’ensemble des politiques locales de sécurité
en France depuis une vingtaine d’années. Des conseils
communaux de prévention de la délinquance (CCPD) aux
contrats locaux de sécurité (CLS), les structures
et les dispositifs qui en découlent partagent en effet des
caractéristiques communes.
Géographiquement concentrés sur les quartiers populaires,
rebaptisés pour l’occasion quartiers “ sensibles
”, ils ne concernent qu’un type très précis
d’infractions ou de délits, la petite délinquance
de voie publique, voire les comportements “ déviants
” des jeunes de ces quartiers. La composition de la liste
nîmoise reflète d’ailleurs fidèlement
ce découpage : tous les individus cités proviennent
des quatre quartiers en développement social ; 85 % des patronymes
sont à consonance maghrébine et la liste concerne
de manière écrasante des garçons de 12 à
32 ans, dont un tiers de mineurs...
Cette focalisation traduit une certaine idée de la “
dangerosité sociale ”. On pense ici au retour à
l’idéologie classes populaires = classes dangereuses
de la fin du XIXe siècle. La réactivation de ces schémas
provient de pseudo-savoirs criminologiques, psycho-sociologiques
et/ou policiers dans lesquels les espaces de relégation deviennent
des “ zones de non-droit ” qui remettraient en cause
le modèle politique dominant et ses systèmes de valeurs,
pour aboutir à des enclaves communautaires ou mafieuses.
Les adolescents qui y vivent auraient ainsi fait le “ choix
” facile, rationnel et durable d’un système de
valeurs “ délinquantes ” contre celui de valeurs
“ conventionnelles ”, dans lequel le travail reste central.
Foison de nouvelles structures répressives
AMALGAMANT des faits aussi hétérogènes que
le vol de voiture, la dégradation d’une boîte
à lettres, le trafic de drogue et l’impolitesse, ces
discours alarmistes occultent volontairement les causes sociales
de ces phénomènes. Ils ressuscitent un vocable moral
et ethnocentriste sur la démission des familles populaires
et leur incapacité présumée à constituer
un cadre d’amendement. Comme le rappelait Mme Martine Aubry,
ancienne ministre française du travail et des affaires sociales,
“ le lien affectif leur a manqué, ils sont parfois
incapables de nous dire quels liens les lient avec les adultes avec
lesquels ils vivent. Est-ce leur mère, leur belle-mère,
leur père, leur beau-père, celui ou celle qu’on
appelle par son prénom (5) ? ” Une perception d’irréversibilité
de la délinquance justifierait la sévérité.
C’est l’objet de la création des structures
spécialisées, qui foisonnent dans ces quartiers. Ainsi,
la police s’est dotée de multiples unités d’intervention
: brigades anticriminalité (BAC), unités mobiles spécialisées
(UMS), compagnies départementales d’intervention (CDI),
forces de maintien de l’ordre fidélisées (CRS
ou gendarmes mobiles) ; d’unités judiciaires : brigades
de recherche d’enquêtes et de coordination (BREC) ;
ou de renseignement, avec les sections “ violences urbaines
” des renseignements généraux. La réforme
de la police de proximité les concerne en priorité.
Le ministère de la justice a également développé
des structures spécifiques : groupements locaux de traitement
de la délinquance (GLTD), correspondants ou délégués
du procureur, maisons de la justice et du droit (MJD), ainsi que
des procédures particulières : traitement en temps
réel de la délinquance (TTR), chambres de comparution
immédiate, etc. Enfin d’autres institutions ont à
leur tour construit leurs propres instruments, comme l’éducation
nationale avec “ les zones violence ”, ou les protocoles
standardisés de signalement aux parquets.
L’inflation de ces structures dans ces quartiers et le choix
de réprimer en priorité la petite délinquance
ont trois effets majeurs. D’abord, on assiste à un
durcissement et à une extension du champ pénal. Les
sanctions pour ce type de délits ont été fortement
alourdies. La sévérité des chambres de comparution
immédiate est emblématique. Le traitement en temps
réel a, pour sa part, radicalement transformé l’exercice
de la justice des mineurs, qui “ traite ” de plus en
plus d’affaires au pénal, au détriment du civil.
De même, des comportements qui ne dépendaient pas directement
de la justice sont aujourd’hui du ressort de la médiation
pénale. Ensuite, on assiste à l’irruption de
questionnements policiers et judiciaires dans des champs d’activités
où ils n’avaient pas cours.
Ces logiques en viennent à constituer le prisme au travers
duquel on va s’intéresser, dans ces quartiers, à
un certain nombre de “ problèmes ”. La question
sociale est évacuée. La prévention structurelle
disparaît au profit de la prévention de la délinquance.
Les préoccupations socioculturelles ou de santé publique
ne sont envisagées que tant qu’elles concourent au
maintien d’une forme de paix sociale. La maltraitance n’est
plus un problème en soi ; elle ne l’est que parce qu’elle
risque de produire des enfants délinquants. Plus encore,
on assiste - comme à Nîmes - à un travail d’enrôlement
policier des services sociaux au nom d’une demande sociale
qui excéderait les seules possibilités de réponses
policières. L’équation “ jeunes en difficultés
sociale, économique ou professionnelle ” égale
“ mis en cause par la police ” s’impose à
tous...
D’une certaine manière, les quartiers “ en danger
” sont devenus des “ quartiers dangereux ”. Enfin,
puisque la France n’a pas fait - à la différence
des Etats-Unis - le choix d’augmenter massivement le nombre
des agents de l’appareil répressif (policiers, magistrats
et personnel pénitentiaire), cette manière d’appréhender
les problèmes implique que des pans entiers de la délinquance
sont délaissés au détriment de la lutte contre
ses formes les plus “ visibles ” et les plus bénignes
dans l’espace public. Ainsi, le ministère de la justice
lui-même reconnaît que le traitement en temps réel
- qui représente plus de 90 % de l’activité
de certaines juridictions - “ privilégie d’une
part et sur-dimensionne d’autre part (...) le traitement de
la petite et moyenne délinquance, au détriment de
la délinquance économique ou financière ou
relevant de contentieux techniques (6) ”.
Qualifié de “ chronophage ” par la chancellerie,
un tel traitement en vient à épuiser l’activité
des magistrats, qui délaissent les affaires plus complexes.
De la même manière, le nombre d’enquêteurs
policiers affectés aux pôles économique et financier
- un et demi pour Mme Eva Joly dans l’affaire Elf - reste
ridiculement bas, alors que la France est l’un des pays qui
a le ratio forces de sécurité/population le plus élevé
d’Europe. La faible poursuite des fraudes à la législation
du travail, commerciales ou environnementales contraste également
avec leur ampleur.
Mais l’accent mis sur la répression de la petite délinquance
ne va pas de soi. Il n’existe pas de naturalité de
la menace. Toute priorité résulte de découpages
plus ou moins arbitraires des faits de déviance opérés
par des agents intéressés à cette sélection
en vertu de leurs positions et de leurs représentations.
Ainsi, la thèse d’une évolution due à
la “ flambée ” de la violence et de la délinquance
des jeunes des quartiers populaires est invalidée par les
travaux des statisticiens spécialisés (7). Ces phénomènes
existaient il y a un quart de siècle, ils n’étaient
pas constitués en “ problème de société
”. Ils étaient plutôt vus sous l’angle
de la pathologie sociale et/ou morale. Sous le thème générique
d’“ insécurité ”, ils vont devenir
centraux, à partir de la fin des années 1970, au moment
où s’opère, pour la première fois avec
le rapport Peyrefitte (8) notamment, une séparation entre
le crime et la peur du crime.
Cette rupture est fondamentale, car elle est à l’origine
de la gestion politique de la peur et de thèmes jusque-là
abandonnés aux professionnels de la sécurité.
L’invention du “ sentiment d’insécurité
” comme opinion publique sur la sécurité a permis
l’investissement sur ces questions des partis et des élus.
Tout au long des années 1980 et 1990, les prises de position
se multiplient, donnant lieu à une véritable spécialisation
d’un certain nombre de responsables politiques, qui vont bâtir
leur carrière sur ce thème. Par leur spécialisation,
par la revendication d’une expertise en la matière,
ils vont contribuer à dépolitiser peu à peu
un débat qui opposait, dans les années 1970, une droite
garante de la “ sécurité ” à une
gauche adepte de la “ liberté ”.
S’accordant sur la nature du problème, sur le diagnostic
et sur les solutions à y apporter, ils tendent à effacer
les clivages antérieurs et à produire un consensus
- auquel les médias vont largement faire écho (lire
l’article et les encadrés de Pierre Rimbert en pages
20 et 21) - sur la priorité à accorder à la
lutte contre des formes de délinquance sur lesquelles ils
peuvent peser : “ Combien de fois ai-je entendu mes administrés
dire : Monsieur le Maire, pour l’emploi on se débrouillera.
Mais, pour la sécurité, on ne peut rien faire. Aidez-nous
(9) ”... C’est ce qui explique que des associations
d’élus locaux, comme l’Association des maires
d’Ile-de-France (AMIF), sont actuellement traversées
par des débats visant à municipaliser les missions
de tranquillité publique de la police nationale. En février
2000, Gérard Hamel, député-maire de Dreux,
déclarait ainsi aux Rencontres nationales sur la sécurité
de proximité de Chalon-sur-Saône : “ Il faut
placer les forces de proximité de la police nationale sous
l’autorité du maire afin de traiter les faits de voie
publique, les violences et le sentiment d’insécurité.
Bien entendu, le maintien de l’ordre et la police judiciaire
resteraient sous le contrôle de l’Etat. ”
C’est en partie à l’aune de sa rentabilité
politique que l’on peut comprendre le succès remporté
par la répression d’une délinquance et de comportements
“ dérangeants ” dans l’espace public. Cette
volonté politique, qui induit une inégalité
de traitement en fonction des infractions et du profil social de
leurs auteurs, confond “ l’ordre public ” avec
la pacification des quartiers populaires. On peut douter que ce
choix constitue, dans la durée, le meilleur moyen d’assurer
la “ sécurité ” de l’Etat et de
la société, de favoriser la cohésion de ses
citoyens et de renforcer la légitimité de ses institutions
démocratiques.
Laurent Bonelli.
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