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Décryptage La peur, objet de toutes les politiques
rencontre avec Laurent Bonelli, chercheur en sciences politiques

Origine : http://www.adels.org/territoires/468.htm


Territoires : Les débats politiques sur l’insécurité sont alimentés par nombre d’experts. Certains, sans nuance, prônent une compréhension très sécuritaire de la situation. D’autres, tel Sébastian Roché 1, portent un discours très entendu par les élus de droite comme de gauche, basé sur le sentiment d’insécurité et les incivilités. Quel rôle a ce type de discours dans la politique sécuritaire de l’actuel gouvernement ?

Laurent Bonelli : Sébastian Roché s’est intéressé à la question de la sécurité au travers de l’étude du " sentiment d’insécurité ". Une notion qui n’est pas un objet scientifique mais fut élaborée dans et pour le débat politique 2. Le sentiment d’insécurité apparaît dans le débat politique à la fin des années 70, notamment dans le rapport Peyrefitte de 1977, Réponses à la violence, qui dit qu’il faut distinguer la montée du crime de celle de la peur du crime. Pour mesurer cette peur du crime, la commission commande un sondage. Le rapport sera assez vite oublié, mais l’idée de cette séparation entre violences et peur demeure, avec son corollaire : si elles sont différentes, il faut mettre en œuvre des actions elles aussi différentes. Ce sera le point d’entrée en politique de la sécurité. Les élus – notamment locaux – ne peuvent pas grand chose contre la délinquance : un maire ne va pas intervenir dans un braquage. Par contre, il peut jouer sur le " sentiment d’insécurité ", sur les peurs individuelles et collectives de ses administrés. Il peut par exemple recruter une police municipale, installer des caméras de vidéo-surveillance, changer l’éclairage public, voire même faire accompagner les personnes âgées par des agents pour aller retirer de l’argent, comme on le voit à Paris, ou à Créteil… La peur est un terrain que les élus peuvent investir.

Ces actions n’ont pas de conséquences sur le terrain strict des violences, de la sécurité ?

Peut-être à la marge. Mais elles ne sont pas faites pour cela, elles sont efficaces contre le sentiment d’insécurité. La police municipale rassure quand elle patrouille, mais son action contre la délinquance se réduit le plus souvent à mettre des contraventions pour mauvais stationnement. Un meilleur éclairage public atténue les inquiétudes. En termes de prévention des violences, toutes les études prouvent que la vidéo-surveillance n’a d’effet que dans des espaces clos : grands magasins, parkings…, parce que le lien entre la constatation d’un fait et l’intervention est immédiat. Dans l’espace public, ce lien est plus qu’hypothétique... À bien des endroits, on peut voir des jeunes qui dealent tranquillement sous l’œil des caméras. Bien des élus seraient inspirés d’installer de fausses caméras avec des diodes qui clignotent, vu le prix exorbitant des systèmes de vidéo-surveillance ! L’effet serait presque le même… Enfin, l’accompagnement des personnes âgées peut prévenir une agression, mais, là encore, cela remplit surtout très bien l’objectif prioritaire de rassurer certaines fractions de la population.

Le sentiment d’insécurité est donc devenu le point central du débat politique. Comment glisse-t-on vers le discours sécuritaire actuel ?

Reprenons le fil. À partir de 1983, l’insécurité devient un véritable enjeu aux élections municipales. Et cela va aller crescendo jusqu’en 2002. La notion de " sentiment d’insécurité " va permettre à de nombreux élus de décrire le ras-le-bol d’une partie de leur population, la peur des gens de traverser les groupes de jeunes dans le hall des immeubles, etc. Et peu importe le caractère scientifiquement limité de la notion. Surtout, dans ses travaux, Roché instaure un lien de causalité entre " sentiment d’insécurité " et " incivilités ". Les " incivilités ", il ne les a pas inventées ; c’est un concept qui vient des États-Unis et qu’on retrouve dans les travaux de Wesley Skogan sur la " spirale du déclin ", repris par Wilson et Kelling qui aboutissent, eux, à la théorie de la " vitre brisée ". Ces chercheurs ont fait des enquêtes sur les modes et les vitesses de dégradation des quartiers, et ils en ont conclu que les petits désordres attiraient des désordres plus grands (des boîtes aux lettres dégradées, on passe graduellement au trafic de drogue, etc.). En fait, ce continuum a été détruit plus tard par Bernard Harcourt ou Loïc Wacquant, à partir des mêmes données d’enquête, en montrant qu’on pouvait leur faire dire tout et son contraire 3. Mais cette idée que les petites incivilités sont les responsables du sentiment d’insécurité marche très fort auprès des élus ! Cela leur donne une théorie immédiatement opératoire pour jouer contre la peur : lutter contre les petites incivilités va souvent devenir le résumé des politiques de sécurité locale. Et certains vont prendre cette logique au pied de la lettre : puisque les grands problèmes commencent avec les petits désordres, il faut taper très fort dès les premiers faits : c’est la " tolérance zéro " qui sera menée à New York. En France, nous n’y sommes pas, mais quand on voit les réformes pénales, il semblerait que l’on en prenne le chemin.

Ce lien entre incivilités et sentiment d’insécurité fait plus que séduire les élus, il s’impose véritablement dans tout débat politique et médiatique.

Tout ceci se passe au début des années 80, à un moment où on observe un vrai regain de tension dans les quartiers populaires. La principale explication est un affaiblissement des mécanismes disciplinaires antérieurs, notamment l’usine, qui était un appareil de normalisation très efficace pour les jeunes sans qualification. Attention, quand je dis l’usine, c’est l’emploi à l’usine à plein temps, avec un statut stable et des résistances ouvrières fortes. Quand un jeune violent entrait à l’usine, le système le faisait arrêter les " petites conneries ", notamment parce que le milieu du travail intégrait ses propres valeurs : la virilité dans le travail manuel et l’anti-autoritarisme dans la lutte syndicale. Le fait de pouvoir se projeter dans une perspective d’avenir terminait de le " ranger ". Ce schéma est progressivement remplacé à partir de la seconde moitié des années 70 avec l’arrivée du post-fordisme, de l’automatisation et des délocalisations, par un avenir ouvrier beaucoup moins garanti : c’est le chômage de masse, l’intérim et les contrats précaires. Pierre Bourdieu, avec l’exemple du sous-prolétariat algérien 4, a parfaitement démontré combien la précarité existentielle enferme dans l’immédiateté. Dans cette situation, le jeune est enfermé dans une quotidienneté faite de débrouilles (intérim, recel, deal), et on sait qu’il n’y a rien de plus propice au désordre. À cette période, on voit revenir des comportements présents au début de la révolution industrielle, quand les travailleurs étaient des journaliers. La seconde explication du regain de violence au début des années 80 est, bien sûr, " l’explosion " du cadre scolaire : la massification de l’enseignement fait que l’on retrouve tout un tas de jeunes à l’école, mais qu’ils ne s’y retrouvent pas ! Ils sont pris dans un temps scolaire alors que l’école, contrairement à ses promesses, les laisse en bas des hiérarchies sociales. Résultat : des chahuts à l’école et une période d’apesanteur sociale propice aux petits désordres à l’extérieur. Et, bien sûr, se rajoute à cette situation le fait que les quartiers se transforment en même temps, avec le départ des plus aisés qui laissent les lieux aux plus pauvres et aux plus précaires. Cette évolution traduit en fait une crise de reproduction des milieux populaires, qui va creuser des fractures entre générations. C’est l’avènement de conflits entre des vieux ouvriers de plus en plus précarisés et des jeunes sans affectation qui occupent l’espace de manière de plus en plus visible. Ces tensions vont se traduire dans une partie de la population par ce qui sera interprété politiquement comme une " demande de sécurité " que les votes FN traduiraient 5.

Que revêt la lutte contre les incivilités ?

C’est la menace de couper les allocations familiales, les vigiles des bailleurs, la lutte contre les tags, la multiplication des patrouilles de police, etc. Ces modes conceptuelles (vitre brisée, tolérance zéro, etc.) viennent en fait donner une cohérence pseudo-théorique à leurs pratiques ordinaires. Lesquelles combinent le plus souvent trois volets : rassurer les braves gens, contrôler et menacer la minorité des pires, en même temps que l’on négocie avec certains d’entre eux. Rares sont les communes qui n’ont pas recours à l’ensemble de ces technologies sociales, même si la dernière est rarement affichée comme telle !
En dépit du fait qu’elle soit fréquente, elle est régulièrement dénoncée par ceux qui n’y sont pas associés comme une manière " d’acheter la paix sociale ". Alors qu’en fait, la gestion d’une municipalité nécessite de savoir concilier des intérêts divergents. Tout le monde n’est pas comme le maire d’une grande ville du Sud-Ouest de la France qui, à la suite d’une flambée de violence due au décès d’un jeune, disait : " Les quartiers, je m’en fous, tout ce que je veux, c’est qu’ils ne brûlent pas, c’est mauvais pour l’image de ma ville. " Hélas, il semblerait que dans un contexte où les quartiers se dégradent socialement, où leurs revendications politiques peinent à se faire entendre, les voies coercitives tendent de plus en plus à l’emporter sur les autres. Et on ne voit pas ce qui pourrait en sortir de bon.

Propos recueillis par Nicolas Leblanc


1 Sébastian Roché est directeur de recherches au CNRS et professeur à l'IEP de Paris et de Grenoble. Il est l‘auteur de La société incivile. Qu’est-ce que l’insécurité ?, Seuil, 1996 ; et dernièrement de Police de proximité. Nos politiques de sécurité, Seuil, 2005.

2 Voir les critiques de Renée Zauberman, dans " La peur du crime et la recherche ", Année sociologique n° 32.

3 Bernard Harcourt, Illusion of order. The false promise of broken, windows policing, Harvard university press, 2001 et xxxxxx, Punir les pauvres, Agone, 2004.

4 Pierre Bourdieu, " Les sous prolétaires algériens ", Agone n° 26/27, 2002.

5 Sur le caractère faux de ce raisonnement, voir Annie Collovald, Le " populisme du FN ". Un dangereux contresens, Paris, Le Croquant, 2004.


Avertissement

Mail de Loïc Wacquant septembre 2010

Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie, merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant

Professor, University of California, Berkeley
Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
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Department of Sociology
University of California-Berkeley
Berkeley CA 94720 USA
fax 510/642-0659