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Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/02/BONELLI/9984
LE MONDE DIPLOMATIQUE
Sous couvert de lutte contre l’insécurité, l’Etat français multiplie
lois et décrets généralisant le contrôle social à des catégories de
la population toujours plus nombreuses. Ainsi, les pouvoirs de la
police s’élargissent en même temps que ses missions de surveillance.
Une telle inflation répressive, qui dépasse les moyens et les compétences
des forces de sécurité, les conduit à se décharger sur d’autres institutions
sociales. Au même moment, les bavures qu’alimentent les discours musclés
du ministre de l’intérieur - symbolisées par les deux clandestins
expulsés morts à Roissy - contribuent à radicaliser le discours « anti-flics »
des jeunes
Des « sauvageons » de M. Jean-Pierre Chevènement
aux « zones de non-droit livrées à l’économie souterraine
et à la loi des bandes » de M. Nicolas Sarkozy, les
banlieues françaises et une partie de leurs habitants semblent être
devenues la principale menace pour la société française.
Dans les différents médias, des experts autoproclamés en sécurité
prophétisent, sur fond de courbes exponentielles de la délinquance,
l’avènement du règne de délinquants toujours plus jeunes, plus récidivistes
et plus violents. Les différents partis politiques, toutes tendances
confondues avec des nuances dans le ton joignent leurs voix
à celles des journalistes et des « experts » pour entonner
le couplet sur la « demande de sécurité » de leurs électeurs,
et réclamer plus de policiers, fussent-ils municipaux. Depuis cinq
ans, la sécurité urbaine est devenue l’une des principales priorités
des différents gouvernements, qui, de la loi sur la sécurité quotidienne
(LSQ) à la loi d’orientation et de programmation sur la sécurité
intérieure (LOPSI), y consacrent des moyens importants, matériels
et législatifs.
Pour comprendre cette extraordinaire inflation de la sécurité,
il faut s’interroger sur les transformations des quartiers populaires
en France, de la « violence » qu’on peut y observer et
de ses modes de traitement.
D’abord, sous l’effet des politiques néolibérales en matière de
logement promues durant les années 1970 (aide à la pierre), les
couches les plus favorisées de ces quartiers ont pu accéder à la
propriété et les ont progressivement désertés. A la même époque,
les restructurations industrielles ont frappé très durement l’emploi
non qualifié qui occupait la majorité des habitants de ces zones.
Ce double phénomène de paupérisation et de concentration de la précarité
va avoir des effets importants auxquels les populations les plus
jeunes vont donner une dimension très visible.
L’errance dans l’espace public propre à ces adolescents, qui se
traduisait par une série de comportements « déviants »
(violences verbales et physiques, petits vols, dégradations, etc.),
n’est pas nouvelle (loubards, blousons noirs, etc.). Toutefois,
elle prenait rapidement fin par l’intégration dans les fractions
les plus déqualifiées du prolétariat industriel. Et loin de s’opposer
à la culture de l’atelier, les valeurs dont ces jeunes étaient porteurs
(virilité, violence, anti-autoritarisme, etc.) y trouvaient un réceptacle
favorable. Il suffit de penser à la virilité des ateliers, à la
lutte contre le « petit chef », le contremaître. Ces valeurs
nourrissaient même parfois l’action syndicale et politique. Au fil
des années, l’intégration professionnelle s’accompagnait du passage
à un mode de vie plus « conforme » aux normes sociales
dominantes.
Actuellement, ces mêmes jeunes ne peuvent plus s’insérer dans
un monde qui décline largement, pas plus qu’ils ne peuvent occuper
les nouveaux emplois sous-qualifiés auxquels leur absence de qualification
les voue objectivement. En effet, ceux-ci se développent exclusivement
dans les services, qui imposent des formes de civilité et de comportements
« normalisés » (docilité, politesse, voire déférence)
qui s’opposent aux valeurs de la rue.
Dans le même temps, la massification de l’enseignement en France
a prolongé dans le système scolaire des adolescents qui en auraient
été exclus, les amenant pour un temps à nourrir des espoirs d’ascension
sociale qui les éloignent encore du monde ouvrier de leurs parents
(1). Espoirs rapidement déçus d’ailleurs puisque l’école ne leur
ouvre qu’un avenir au rabais, qui sape largement les fondements
de l’autorité des enseignants (2).
Les « inutiles au monde »
Exclus du monde scolaire et du monde professionnel, ces adolescents,
garçons pour l’immense majorité, sont ce que Robert Castel appelle
des « désaffiliés », ces « inutiles au
monde, qui y séjournent sans vraiment y appartenir. Ils occupent
une position de surnuméraires, en situation de flottaison dans une
sorte de no man’s land social, non intégrés et sans doute inintégrables.
(...) Ils ne sont pas branchés sur les circuits d’échanges productifs,
ils ont raté le train de la modernisation et restent sur le quai
avec très peu de bagages. Dès lors, ils peuvent faire l’objet d’attentions
et susciter de l’inquiétude, car ils posent problème (3) ».
Problèmes à l’école, donc, mais aussi dans les quartiers, dans
les structures socioculturelles auxquelles ils ne participent pas
mais qu’ils perturbent, dans les halls d’immeuble qu’ils transforment
en lieux visibles d’une sociabilité spécifique, etc.
Les difficultés réelles des différentes institutions (écoles,
bailleurs sociaux, transporteurs publics, élus locaux, etc.) confrontées
à ces populations et à leurs comportements se sont traduites par
une augmentation multilatérale des demandes de résolution policière.
Or les réponses que peut apporter la police restent ambivalentes.
Les missions de « pacification sociale » n’intéressent
pas beaucoup les policiers, qui placent au sommet de l’échelle le
travail judiciaire voire le renseignement. La police est en effet
une institution qui se caractérise peut-être plus que d’autres par
le choix de ses missions et la manière dont elle va les exercer.
Cette latitude d’action n’est pas forcément en phase avec les sollicitations
extérieures. La question des groupes d’adolescents qui stationnent
dans les halls d’immeuble est de ce point de vue intéressante, puisqu’elle
est le point de convergence de nombreuses plaintes, tant de la part
de particuliers que d’agents institutionnels.
Ce décalage entre des demandes d’intervention relativement anodines
mais répétées et la poursuite des délits limite l’enthousiasme des
policiers pour intervenir. En effet, les demandes de régulation
des petits désordres excèdent largement les capacités de la police
et son savoir-faire (ou son savoir-être). Cette intervention solitaire
de la police, qui se réduit souvent à une répression sans délits,
un contrôle sans infractions, reste très difficile. Un chef de police
résumait ainsi l’action de ses brigades anticriminalité (BAC) dans
les halls d’immeuble : « S’ils trouvent quelque chose,
arme, shit ou autre, ils interpellent, mais sinon, ils se contentent
de contrôles d’identité et les font partir en leur expliquant qu’ils
font chier tout le monde. »
Dans tous les cas de figure, ces missions restent peu gratifiantes
et leur répétition instaure un fort climat de défiance entre les
forces de l’ordre et les groupes qu’elles contrôlent. Elles radicalisent
et durcissent les positions de chacun, ce qui se traduit d’un côté
par la multiplication des violences policières illégitimes observées
ces derniers mois, à Poissy, Châtenay-Malabry, Saint-Denis, Dammarie-lès-Lys
(4), etc., et de l’autre par l’augmentation des outrages, voire
des rébellions. Ces deux délits devenant d’ailleurs le plus souvent
le seul chef d’inculpation dans ces situations (5). Comme le soulignait
un magistrat : « On se rend compte que c’est le contrôle
d’identité lui-même (...) qui provoque l’apparition des
délits. Au départ, on a une personne qui n’a rien fait, qui ne devait
pas être contrôlée et qui au bout du compte se retrouve poursuivie
par la justice pour un délit qui est provoqué directement par le
contrôle lui-même. »
L’autorité judiciaire est de la sorte enrôlée dans une logique
d’ordre public et sommée de prolonger l’action de la police par
des sanctions. On assiste à une extension massive de la sphère pénale
à des comportements qui n’étaient jusque-là pas poursuivis par la
justice, de même qu’à un durcissement des peines prononcées pour
les petits délits.
Pour autant, cette augmentation du nombre d’outrages et le durcissement
des relations entre « jeunes » et police ne résout pas
la question initiale, celle des petites nuisances, qui avait déclenché
ce type d’interventions.
Les policiers confrontés au quotidien à ce type de contradictions
sont alors d’autant plus portés à solliciter les structures « partenariales »,
comme les contrats locaux de sécurité (CLS), qu’ils ont pratiquement
et symboliquement tout à y gagner. En effet, engager d’autres agents
sociaux dans le contrôle et la normalisation de ces comportements
déviants est l’une des solutions les moins coûteuses et les plus
efficaces pour répondre à des troubles qu’ils sont incapables de
résoudre, pour des raisons tant internes (priorités policières,
« inversion hiérarchique ») que liées à leurs prérogatives
(nécessité de constater un délit, déplacement des problèmes, de
quelques mètres parfois en cas d’opérations intensives de police).
C’est ainsi qu’on assiste à un travail d’enrôlement policier des
autres institutions, soit direct dans le cas des bailleurs sociaux,
des transporteurs publics, voire des municipalités, qui développent
leurs propres forces de sécurité ; soit indirect, pour l’école,
les ANPE, les missions locales d’insertion, etc., sommés de fournir
des informations sur les adolescents qu’ils suivent ou côtoient.
Cette collaboration repose sur le décloisonnement de l’information
entre « partenaires » et l’échange de données personnelles
précises sur des individus, les fratries ou les familles qui « posent
problème » localement.
Mais cet échange reste inégalitaire, puisque la police en conserve
très largement la direction. Conséquence directe de cette domination,
les logiques policières même si elles suscitent parfois des
résistances - tendent à devenir le prisme pertinent d’appréhension
de certaines populations. Ce qui faisait dire non sans humour à
un adolescent régulièrement confronté à la police : « Maintenant,
la BAC [brigade anticriminalité], quand elle nous tape dessus,
elle nous appelle par notre prénom. »
Ce mouvement confère aux policiers une position centrale qu’ils
n’avaient sans doute jamais connue auparavant. La prégnance de leurs
analyses - non dépourvues d’intérêts partisans et/ou corporatistes
- oriente largement les formes des réponses qui vont être apportées.
Sous certains aspects, on assiste à une reformulation policière
de la question sociale, et particulièrement de la question de la
« désaffiliation ». La vision strictement policière de
ces problèmes trouve son origine dans les orientations politiques
et idéologiques qu’on observe en France depuis quelques années.
Alors que les gouvernements successifs n’ont eu en définitive que
peu de prise sur les transformations du monde du travail, la relégation
spatiale et les désordres urbains qui en ont résulté (6), ils vont
essayer de réaffirmer leur pouvoir de gouverner par une gestion
policière et judiciaire de ces désordres.
C’est là un tournant important, à gauche notamment, puisqu’on
est passé en vingt ans d’une approche globale des problèmes (développement
social des quartiers, amélioration du bâti et prévention de la délinquance),
c’est-à-dire de l’idée qu’ils avaient des causes sociales, à l’idée
de responsabilité individuelle du délinquant et de choix rationnel.
Cette importation dans l’analyse de la déviance des théories économiques
néolibérales d’Homo economicus présuppose qu’il suffirait
d’en renchérir le coût, en augmentant la répression policière et
les peines encourues devant la justice, pour la faire diminuer,
ou disparaître.
Si ces conceptions sont politiquement très fonctionnelles, particulièrement
en période électorale, elles posent problème à moyen et à long terme.
La police n’a en effet pas les moyens de juguler la petite délinquance,
qui constitue bien souvent, avec le travail au noir et de brèves
périodes d’intérim, l’un des seuls modes de (sur)vie de petits groupes
exclus durablement du circuit des échanges productifs. En ce sens,
il n’est pas certain que les actions spectaculaires des groupements
d’intervention régionaux (GIR), la dotation en policiers de proximité
de flashballs, et de gilets pare-balles résoudront à terme les questions
d’exclusion économique et sociale, de qualification professionnelle
et de discrimination à l’embauche. Mais est-ce bien le but ?
Laurent Bonelli.
LE MONDE DIPLOMATIQUE
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/02/BONELLI/9984
Par Laurent Bonelli
* Chercheur en science politique à l’université Paris-X-Nanterre.
Codirecteur de l’ouvrage La Machine à punir. Pratiques et discours
sécuritaires, L’Esprit frappeur, Paris, 2001.
(1) Voir Stéphane Beaud et Michel Pialoux « La
troisième génération ouvrière », Le Monde diplomatique,
juin 2002.
(2) Il n’est d’ailleurs pas neutre que les difficultés majeures
en termes de troubles scolaires concernent le collège. Voir Pierre
Bourdieu (sous la direction de), La Misère du monde, Seuil,
Paris, 1993 ; et Sandrine Garcia et Franck Poupeau, « Violences
à l’école, violence de l’école », Le Monde diplomatique,
octobre 2000.
(3) Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale.
Une chronique du salariat, Gallimard, Paris, 1999, pp. 665-666.
(4) Pour un récit de la mobilisation exemplaire d’un quartier
autour de l’association Bouge qui bouge et du Mouvement de l’immigration
et des banlieues (MIB), voir Vacarme,
Paris, n° 21, automne 2002.
(5) La situation est en passe de se modifier, puisque le
projet de loi sur la sécurité intérieure prévoit de faire de l’occupation
des parties communes d’immeuble un délit, puni de deux mois d’emprisonnement
et de 3 000 ? d’amende.
(6) Un récent rapport
de l’Insee sur les zones urbaines sensibles révélait de la sorte
que ces zones continuent à s’enfoncer dans la pauvreté. Les taux
d’activité et d’emploi s’y dégradent, touchant particulièrement
les jeunes. ( INSEE première, Paris, n° 835, mars 2002.)
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