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L'Amérique n'a pas changé... Loïc Wacquant

Origine : http://citoyenfr.lautre.net/article.php3?id_article=170

26 septembre 2003

L’Amérique n’a pas changé... Loïc Wacquant

Par Loïc Wacquant, professeur à l’université de Californie Berkeley et chercheur au Centre de sociologie européenne Paris (*)

Au printemps 2001, en collaboration étroite avec Pierre Bourdieu, j’ai coordonné un numéro double des Actes de la recherche en sciences sociales consacré à " l’exception américaine ", soit quelques mois à peine avant le cataclysme terroriste du 11 septembre. Ce choc inouï, que d’aucuns présentent comme une brèche insondable dans la trajectoire de la société états-unienne comme dans celle de la planète, semblerait à première vue appeler une mise à jour approfondie, voire une révision draconienne, des analyses de l’Amérique élaborées à sa veille. La republication des principaux articles composant ces numéros sous forme de livre au Brésil (sous le titre Repenser les États-Unis. Pour une sociologie de l’hyperpuissance) est l’occasion de marquer qu’il n’en est rien. Au contraire : l’attaque meurtrière d’al Qaeda sur les trois centres névralgiques de l’hyperpuissance américaine, le World Trade Center pour le capitalisme financier, le Pentagone pour la machine militaire et la Maison-Blanche (cible probable du troisième avion détourné qui s’est écrasé en route) pour son cerveau politique, n’est pas un événement pivot autour duquel l’histoire nationale et mondiale aurait subitement basculé dans une direction inédite. C’est un événement catalyseur qui, à la manière d’un réactif chimique, n’a fait que révéler des structures sous-jacentes plus ou moins discernables auparavant et accélérer, en les confirmant, des tendances lourdes déjà en marche de longue date.

Structure internes d’abord : contrairement aux prophéties des commentateurs exaltés qui ont voulu voir dans le 11 septembre une sorte de " révolution instantanée " après laquelle " rien ne serait plus jamais pareil " en Amérique, on ne manque pas, avec deux ans de recul, d’être frappé par la continuité, sinon l’immobilisme des institutions clefs du pays.

Économie dérégulée à tout crin, structure de classes polarisée, division raciale tranchée, tensions insoutenables entre les exigences de la famille et celles du travail, inégalités fulgurantes dans l’accès à l’éducation et à la santé, domination sans partage des valeurs commerciales, déconnexion complète entre système électoral et aspirations populaires, et État pénal surdéveloppé : tous ces traits se sont confirmés et même renforcés au lendemain de l’attaque sur New York et Washington. Loin de redonner la primauté au capital politique et aux valeurs civiques, la tragédie du 11 septembre a confirmé la domination insolente du capital économique sur toutes les autres espèces de pouvoir. En témoignent, par exemple, les subventions massives votées dans la hâte à l’industrie des transports aériens (suite à l’action diligente de ses lobbyistes dès le lendemain de l’attaque), l’élection du milliardaire de Wall Street Michael Bloomberg au poste de maire de New York, alors que la carcasse du World Trade Center fumait encore, ou le refus de pérenniser les emplois des " airport checkers " (au risque de compromettre gravement la sécurité aérienne) et les disparités vertigineuses dans le traitement des familles des victimes des attentats de New York (certains, hauts voltigeurs de la finance, recevront du Congrès des millions de dollars de dédommagements, tandis que d’autres, les travailleurs manuels de l’ombre et du bas de l’échelle, souvent clandestins, ne toucheront rien ou presque). Sans parler des nouveaux dispositifs judiciaires adoptés par Washington dans la foulée du Patriot Act de 2001, qui ont décuplé les prérogatives de l’État policier et suspendu de facto la Constitution et les conventions internationales dont les États-Unis sont pourtant signataires en ce qui concerne le droit des étrangers, qui peuvent aujourd’hui être arrêtés et détenus dans le secret absolu, pour une durée indéfinie, sans chef d’accusation ni accès à un avocat, comme dans les pires dictatures latino-américaines de la décennie soixante-dix, au titre de la lutte anti-terroriste. Cette dernière sert aujourd’hui - et servira longtemps, comme naguère la lutte contre l’" Empire du mal " communiste - de ciment national et de prétexte facile à toutes sortes de mesures visant à museler les mouvements et les discours critiques en Amérique.

Structure des rapports internationaux ensuite, avec le renferment de la haute noblesse d’État américaine sur elle-même et l’indifférence désormais ouvertement affichée pour les institutions, négociations et règles internationales dès lors qu’elles ne sont pas susceptibles de servir directement les intérêts états-uniens. Cela fait plus d’une décennie déjà que les États-Unis ont délibérément délaissé la diplomatie, l’assistance économique et la négociation politique pour user (et abuser) de la force du capital et de marchés taillés à leur aune par le truchement de la World Trade Organization afin de refaçonner la planète selon leurs desiderata, quitte à " recourir de plus en plus à l’esbroufe, à la force militaire et à la manipulation financière " sans guère se soucier des risques croissants de " retour de bâton ". On pouvait discerner ce glissement à une accumulation de signes convergents ces dernières années : retrait du protocole d’accord de Kyoto sur le réchauffement planétaire, dénonciation des accords russo-américains sur les missiles balistiques, refus de reconnaître le Tribunal pénal international, réaffirmation d’une politique protectionniste dans des secteurs comme l’agriculture et l’acier en dépit des remontrances répétées de la WTO. L’attaque du 11 septembre a transformé ce lent glissement souterrain vers l’unilatéralisme en spectaculaire avalanche. La décision d’envahir l’Irak, en violation patente de la loi internationale et sans la moindre considération pour les millions de manifestants descendus dans les rues de Reykjavik à Rio de Janeiro en passant par San Francisco, Sydney et Séoul, pour exiger que l’ONU puisse continuer son travail d’inspection et de contrôle des armements de Saddam Hussein, dévoile avec éclat la transmutation de cet unilatéralisme de principe en une politique impérialiste (au sens premier du terme), qui rend de fait obsolètes les catégories de pensée et les cadres juridiques hérités de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide qui lui a succédé.

Du 11 septembre à l’occupation de l’Irak, l’Amérique n’a pas foncièrement changé dans ses structures, mais elle s’est révélée dans ses impulsions. C’est l’intérêt historique de cette crise que d’avoir clarifié la situation et accéléré la mise en place des éléments clefs du nouveau désordre international du XXIe siècle placé sous tutelle de l’hegemon états-unien. Tous les pays de la planète sont avertis : ils savent désormais que le gouvernement américain est prêt à les instrumentaliser, sans leur reconnaître la moindre autonomie ni dignité, dans le cadre d’une politique solitaire qui marie le pouvoir du marché à celui de la canonnière. L’option extérieure militariste de l’Amérique apparaît ainsi comme le complément nécessaire d’un monde économique dérégulé dans lequel la marchandise est reine et l’ordre est le produit non d’un consensus mais d’un rapport de forces nu.


(*) Dernier ouvrage (à paraître éditions Agone) : Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale.


Avertissement

Mail de Loïc Wacquant

Merci de retirer toute mention de l'ouvrage PUNIR LES PAUVRES de votre site: il s'agit d'une version contrefaisante, version truquee et tronquee de mon travail publiee sans contrat ni bon a tirer par Agone, contre ma volonte explicite et expresse. Cet ouvrage est une tromperie; ce n'est pas le mien; il ne figure pas a ma bibliographie, merci de ne pas me l'attribuer. Vous pouvez lire la version complete et conforme de mon travail en anglais, PUNISHING THE POOR, Duke University Press, 2008.
Cordialement,
Loïc Wacquant

Professor, University of California, Berkeley
Chercheur, Centre de sociologie européenne, Paris
http://sociology.berkeley.edu/faculty/wacquant/
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Department of Sociology
University of California-Berkeley
Berkeley CA 94720 USA
fax 510/642-0659