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Origine
http://www.horschamp.qc.ca/article.php3?id_article=230
Une version courte de ce texte fut initialement publiée
dans la revue Relations, numéro spécial sur la publicité,
mai 2006, p. 12-15.
Parler de publicité, tel qu'on le fait couramment dans les
médias, implique généralement une opinion :
on l'aime ou on ne l'aime pas. On l'aime parce qu'elle amuse, qu'elle
informe, qu'elle est « bien faite » ; ou on ne l'aime
pas parce qu'on trouve souvent qu'elle est stupide, insidieuse,
qu'elle est « agressive », qu'il y en a trop ou qu'elle
n'est pas toujours « bien faite ». Nous entendons fréquemment
les concepteurs de pub déclarer : « ce que les gens
détestent ce n'est pas la publicité, mais la mauvaise
publicité », formule courante, grossière mais
efficace, qui nivelle le discours au niveau de la « qualité
» pour mieux fortifier la publicité contre toute critique
de fond sur son sens idéologique et sa fonction réelle
dans la société. Un autre point de vue, qui est peut-être
d'ailleurs le plus commun, consiste à dire que peu importent
les critiques adressées à la publicité, nous
sommes tous en fin de compte libres de regarder ou non, et d'être
ou non influencés par le message, donc « libres de
choisir ».
Ces attitudes ne restent qu'à la surface de la réalité
publicitaire, même qu'ils jouent carrément son jeu.
Car plus qu'une « réclame » pour un produit quelconque,
la publicité répond d'une logique plus vaste, plus
déterminante, qui est d'abord de s'intégrer elle-même
comme partie légitime de la culture (et non comme simple
activité commerciale), puis par la totalité de ses
dispositifs et de ses messages, de normaliser l'idéologie
de la société capitaliste et consumériste.
Au-delà de chaque publicité qui glorifie un bien ou
une marque, c'est l'ensemble de la logique publicitaire qui gagne
tous les interstices de la société. Aussi, par exemple
pour l'automobile, chaque publicité, tout en servant les
intérêts d'une marque en particulier, participe avec
toutes les autres à entretenir le désir de l'auto
en général, ainsi que son symbole de distinction sociale.
L'adhésion des gens à des marques et des produits
spécifiques est un effet superficiel et en constante variation,
mais la conséquence concrète, durable et en apparence
irréversible du règne publicitaire, c'est que la culture,
les médias, les réseaux de communication, bref l'ensemble
des représentations dans la société, se trouvent
sous le joug du pouvoir économique et de l'idéologie
qui le soutient. La majorité de tous les contenus, de toutes
les images qui apparaissent dans l'espace public, le font à
condition de créer de l'espace et du temps pour l'affichage
publicitaire. Si la publicité paye sa place, en revanche
la télévision, le cinéma, le sport et les festivals
de toutes sortes ont définitivement déposé
leur existence sous sa tutelle, car désormais sans la publicité
tout cela s'effondre. D'autres sphères d'activités
sociales et de représentations qui ne dépendent pas
directement de la publicité, comme la politique, en adoptent
néanmoins des formes de langage, de rhétorique ; un
même procédé de simplification et d'abstraction
de la réalité dans le langage et les images. Puis
de plus en plus, dans les médias d'information (particulièrement
la Première chaîne de Radio-Canada), des concepteurs
de publicité sont invités comme intervenants légitimes
pour commenter d'autres aspects de la culture et tous les événements
de l'actualité, car on les présente comme des «
spécialistes de l'image ». Bref, la logique et la pensée
publicitaires contaminent l'ensemble de la société.
À mesure que la publicité progresse ainsi, tant par
son infiltration de la pensée que son contrôle de l'espace,
elle tend toujours plus en retour à masquer la logique économique
qui l'anime, à détourner ses objectifs commerciaux,
à transformer la persuasion marchande en communication sur
autre chose. Un concepteur de pub le disait lui-même récemment,
rapportant sa chronique enthousiaste du « Festival de publicité
de Cannes » : « Pour réussir la publicité
ne doit pas vendre, mais établir une relation personnelle…
»(1).
Il faut alors justement faire une distinction claire entre la publicité
et la « réclame », qui était cette simple
promotion de la marchandise, comme les anciennes illustrations,
les murs peints et les pamphlets distribués dans la rue.
On la retrouve encore aujourd'hui, par exemple les marchands de
meubles et d'automobiles, qui viennent eux-mêmes scander les
rabais de la semaine, dans des pubs au style pauvre et décalé,
que les « publiphiles » rangent d'ailleurs parmi les
« mauvaises » publicités. Mais au contraire de
la vieille réclame, la publicité est un dispositif
global d'intégration de la logique économique au tissu
social, un dispositif technologique, mais aussi une opération
du langage et un mode particulier d'abstraction et de détournement
de la réalité.
Tout discours critique qui s'attarde à départager
les bonnes publicités des mauvaises demeure alors sans grande
pertinence, ainsi que celui se limitant à dénoncer
les tactiques de manipulation des comportements et des désirs.
Même que « les meilleures » sont justement les
pires, si l'on veut critiquer la vraie nature de la publicité.
La publicité fait tellement partie de la vie moderne : elle
est banalisée, voire immanente. Il faut pourtant retrouver
un regard innocent et constater, surpris, que l'incessant flux d'images
que les gens regardent, et tous les supports de diffusion qui relient
les gens entre eux et au monde, sont partout ponctués par
le spectacle de notre immense parc d'objets et de services, et ce
dans des mise en scènes élaborées et des procédés
narratifs qui n'ont absolument rien à voir avec ces objets.
La fonction du dispositif publicitaire dans sa totalité
est de « socialiser » la logique marchande, en la présentant
autrement. Bref, la fonction commerciale de la publicité,
qui est bien réelle et évidente, est moins importante
que sa fonction sociale. En fait, de plus en plus la publicité
exerce explicitement ces deux fonctions à la fois : elle
continue de chercher l'adhésion à un produit précis
au lieu d'un autre, faisant donc partie de la concurrence commerciale,
et en même temps elle s'applique à justifier en général
l'idéologie d'une annexion de toutes les sphères de
la vie au calcul économique.
Le Petit Robert offre deux définitions du mot publicité.
Une première, générale : « caractère
de ce qui est public, n'est pas tenu secret. » Et une deuxième,
plus spécifique aux « messages commerciaux »
: « Le fait, l'art d'exercer une action psychologique sur
le public, à des fins commerciales ». Cette définition
n'est évidemment pas fausse, mais elle est limitée,
elle est réductrice en s'articulant précisément
sur les adjectifs « psychologique » et « commerciale
», au lieu d' « idéologique » et «
sociale ». Il faudrait compléter ainsi : la publicité
est la socialisation du pouvoir économique. Ou bien : la
publicité est le déguisement de la logique marchande
en culture et en communication.
La « liberté de choisir »
L'argument populaire de la « liberté de choisir »
ne touche donc pas toute la vérité de la publicité.
Cette liberté n'a de sens que par rapport à l'impact
probable de la publicité sur les esprits, où notre
perception d'un produit ou d'une marque est influencée. Il
est vrai que cet impact est variable selon les individus, car certainement
pour plusieurs la publicité joue un rôle dans l'orientation
de leurs comportements. Le point de vue critique se résume
alors à dénoncer la manipulation et l'aliénation
des esprits par la publicité. Mais c'est là donner
beaucoup de crédit aux publicitaires, comme s'ils parvenaient
à « programmer » les êtres humains. Ils
s'y essaient bien sûr, mais même dans l'éventail
de leurs tactiques « subliminales », nous sommes loin
de pouvoir croire qu'ils détiennent réellement les
secrets de l'inconscient et des ondes vibratoires du désir,
qu'il suffit par exemple d'émettre des signes à connotation
sexuelle à côté d'un produit pour le vendre.
Il faut néanmoins admettre le problème inquiétant
d'un vaste champ d'expérimentation sur la psychologie des
masses, et les recherches de toutes sortes, au service de l'industrie
publicitaire, constituent un laboratoire hautement secret et très
bien nanti. L'impact psychologique et commercial de la publicité
est certes une donnée réelle, mais demeure néanmoins
une notion vague, incertaine. Ford et Honda mènent tous deux
constamment de vastes campagnes publicitaires, les ventes de Honda
sont en hausse alors que celles de Ford stagnent, mais rien ne permet
de croire que la situation serait totalement l'inverse si Honda
cessait toute publicité et que Ford en produisait deux fois
plus.
La liberté individuelle à l'égard des tactiques
de persuasion est en quelque sorte acquise, ou du moins toujours
possible. Mais la liberté de la société par
rapport à l'ensemble du dispositif publicitaire est impossible.
Tel qu'on est libre de vivre en ville mais non de choisir ce que
contient l'air qu'on respire, personne ne peut être libre
face à ce qui s'est partout fixé à l'oxygène
du social. On peut bien décider que la publicité ne
nous dérange pas, qu'on a le choix de regarder ailleurs,
mais il est impossible de s'affranchir de ce qui apparaît
partout dans notre champ visuel, de ce qui fragmente la pensée
devant un film ou les nouvelles télévisées,
de ce qui est devenu la condition d'existence des événements
sportifs et culturels… Récemment, lors d'un débat
sur la publicité, dans une émission culturelle à
Télé-Québec, la conclusion consensuelle fut
évidemment de dire que nous sommes tous libres d'esprit et
de choix en face de ce bombardement d'images (implicitement, les
intervenants considéraient donc ce débat comme étant
vain). Le dernier mot était laissé au cinéaste
Charles Binamé qui, faut-il le rappeler, a surtout fait carrière
en publicité et a déjà dit qu'il « devait
tout à la publicité ».
Du reste, cette idée de la liberté de choisir est
elle-même produite en partie par l'idéologie. Elle
est essentielle à la société capitaliste, l'individu
doit être fondé comme sujet libre de ses désirs,
ses pulsions, son expression, ses choix. Une part de cette liberté
n'est qu'une nouvelle « contrainte », une sommation
de choisir librement dans l'abondance offerte. Si la société
de consommation exalte la liberté de choisir, elle s'appuie
sur la contrainte d'affirmer cette liberté dans la consommation(2).
La conquête de l'espace public
La publicité occupe stratégiquement le champ de la
perception dès que l'on s'avance dans l'espace social, que
ce soit en prenant l'autobus, en allant au cinéma, en roulant
sur l'autoroute ou en consultant ses courriels. L'expansion de la
publicité est constante (en 2005 les télédiffuseurs
ont demandé au CRTC de pouvoir augmenter de deux minutes
par heure le temps vendu à la publicité). Elle vient
aussi immanquablement se fixer sur tout nouveau moyen de communication,
comme internet et les téléphones portables.
À la télévision, la publicité opère
indirectement une certaine forme de censure. Toutes les minutes
occupées par des pauses commerciales au cours d'un bulletin
de nouvelles restreignent l'information déjà triée
et condensée. Aussi, de nombreux réseaux privés
ne diffusent après minuit que des infopublicités.
Il n'y a pas si longtemps, à la même heure, ces réseaux
diffusaient des films. En fait, les possibilités sont infinies
quant à ce qu'on pourrait choisir de présenter, plutôt
que d'abandonner les ondes à de longues émissions
publicitaires. Y défilent toutes sortes de gadgets mais surtout
des produits et services à caractère sexuel. Désormais,
à partir de minuit, une grande part du petit écran
appartient principalement à un vaste et croissant marché
du sexe (et là aussi, pour que ce marché fleurisse
et que les médias en profitent, il faut bien que la sexualité
soit « libérée »).
À l'extérieur des écrans, on a vu la publicité
s'emparer de toutes les surfaces disponibles : abris vitrés
des arrêts d'autobus, trottoirs, terrains vagues, toits, murs
des toilettes publiques… Et depuis une dizaine d'années,
un espace particulièrement remodelé par l'empire publicitaire
est celui des enceintes de sports professionnels, où elle
sature le champ visuel des spectateurs et s'intègre directement
à l'événement. Des lieux dont les noms deviennent
aussi eux-mêmes un affichage publicitaire pour des multinationales
(Colisée Pepsi, Centre Bell, General Motor Place, Scotia
Bank Place…). (Voir l'article : Les nouveaux amphithéâtres
de hockey : DISPOSITIF TOTALITAIRE DE LA PUBLICITÉ).
Intégration sociale de la publicité
La publicité cherche à s'intégrer à
la vie sociale, à la culture, à être reconnue
elle-même comme « production culturelle » (les
festivals de publicité, le passage des « créateurs
» entre la publicité et l'industrie du cinéma,
les discours sur notre « industrie distincte » de la
publicité…). Lors du Super Bowl, elle constitue en
elle-même un événement médiatique. Les
gens attendent ces pubs, ils en parlent autant que du match, ou
du moins les médias nous disent que tout le monde en parle.
Les grandes corporations démontrent alors qu'elles disposent
de dizaines de millions de dollars pour acheter quelques minutes
d'attention d'une importante fraction de la planète.
On entend parfois dire que les publicités télévisées
sont de « petits films ». Une aberration qui démontre
que la publicité réussit assez bien à se faire
passer pour autre chose que ce qu'elle est. Et critiquer la «
qualité » de la publicité, c'est adhérer
d'avance à son statut de « production culturelle ».
Un autre déguisement qu'affectionne la publicité
est celui de « bienfaiteur ». Ce n'est pas réellement
en tant que moyen d'information des consommateurs sur la marchandise
que la publicité justifie son « rôle social ».
Elle fonde sa légitimité, et du même coup celle
du pouvoir économique privé comme « acteur social
», par le principe de la commandite, en étant donc
parvenue à se rendre essentielle à une multitude de
projets, tels des événements sportifs et culturels,
des fondations pour les enfants malades (McDonald's), voire des
départements universitaires. On ne peut plus imaginer la
tenue des festivals de musique ou des compétitions sportives
sans que les lieux ne soient transformés en parc thématique
à l'effigie des grands commanditaires. Les détenteurs
du pouvoir économique ont transformé en mécénat
la promotion de leurs intérêts, et tout le monde s'en
réjouit puisqu'on ne saurait plus comment produire autrement
de la culture et des jeux.
Au niveau de son langage, la publicité sert à réchauffer
le principe froid du calcul économique, à le présenter
sous les auspices du service social, du don, de la participation
culturelle ou de la relation personnelle. Cette emprise sur tout
l'espace public et tout le champ de la culture de masse serait sans
doute difficile à accomplir si la publicité n'était
que le véhicule transparent d'une pure logique marchande
qui se présente comme telle. C'est précisément
en ce sens que la publicité est un médium idéologique
et non strictement commercial (dans son sens large, l'idéologie
est l'homogénéisation de la société
sous une conception du monde et l'aplanissement des contradictions
entre cette conception et la réalité(3)).
On voit bien d'ailleurs que dans son contenu elle informe très
peu, et que dans sa forme, les méthodes de persuasion ne
sont pas l'élément dominant. Elle s'habille plutôt
des parures de l'émotion, du ludique, du divertissement,
du spectacle, de la mise en scène d'histoires, de personnages,
de messages aux accents de vérités existentielles…
Au lieu de mettre le produit à l'avant-plan, la publicité
privilégie souvent son insertion dans une mise en scène
des moments significatifs de la vie, sur un ton émotif, dans
des formules « philosophiques ». La majorité
des commerciaux pour les services financiers adoptent ce ton : «
la tranquillité d'esprit », « avant l'argent
il y a les gens » (Banque de Montréal), « conjuguer
avoir et être » (Desjardins)… Reprenant des figures
populaires, jouant sur des références connues, sur
l'humour, les sentiments, la beauté des paysages, des allusions
érotiques, invitant à des jeux d'esprit et des histoires
à suivre : on cherche bien moins à convaincre qu'à
créer de la collusion, de la relation, du consensus. Avant
d'introduire des produits précis dans ses nouvelles campagnes
publicitaires, Bell commence par quelques « épisodes
» qui sont des mises en situation, des histoires à
suivre, la présentation des personnages qu'il faut faire
reconnaître et aimer du public, que ce soit « Monsieur
B » (acteur qu'on voit en même temps partout dans les
médias parce qu'il joue aussi Molière ou Tremblay)
ou plus récemment, deux joyeux castors.
Nier la logique économique, c'est la présenter comme
sollicitude. On s'adresse aux gens souvent sur le mode d'une relation
attentionnée et personnelle. Il y a bien sûr la publicité
criarde, invasive, mais aussi celle qui nous parle sur un ton attendri,
compréhensif et bienveillant. Il ne faut pas tant faire miroiter
des idéaux que d'être proche de la vie réelle
des gens. Il faut injecter de l'humain et de la relation dans le
système. Les publicités de téléphones
et autres moyens de communication ne vendent pas l'appareil et le
service, elles nous rappellent l'importance d'être en contact
avec nos proches. Récemment, les cabines de Bell au coin
des rues n'étaient plus des téléphones publics,
car une campagne publicitaire consistait à y apposer de grands
panneaux indiquant « aire de rapprochement ».
Lors d'un sondage qui indiquerait une légère croissance
de la « méfiance » des gens envers la publicité,
le président de la firme CROP, mandatée pour ce sondage,
s'inquiétait : « On risque d'avoir une pub désincarnée,
ayant perdu ses références et sa pertinence dans la
vie des gens (…) Il faudrait pouvoir rejoindre les gens dans
leur singularité, leur humanité. La publicité
doit essayer d'arrêter de convaincre, il lui faut émouvoir
»(4). Ces propos ne sont pas très fondés, puisqu'il
est évident que la publicité cherche à «
rejoindre les gens dans leur humanité », et non à
convaincre, mais du reste ils expriment exactement l'objectif de
la publicité. Voilà l'engrenage infernal, si les gens
manifestent un esprit plus critique, les publicitaires ne feront
qu'aller toujours plus loin dans l'émotion, le vécu
et la personnalisation, dans le maquillage humaniste d'une logique
froide et abstraite. Il est cohérent, d'ailleurs, de voir
la publicité remplacer le langage de l'information et de
la persuasion par celui de la valorisation personnelle du spectateur-consommateur,
une sorte d'inversion du principe de l'offre et de la demande, et
c'est alors la personne à qui l'on s'adresse qu'on glorifie,
davantage que la marchandise. Volkswagen « demande »
des conducteurs dignes de ses voitures, des électroménagers
ont été conçus « en s'inspirant de vous
», des femmes « valent bien » les produits cosmétiques
qu'on leur présente… Vint aussi la mode publicitaire
d'utiliser de « vraies personnes » en indiquant leur
nom, ou du moins de donner un nom au personnage de la publicité,
voire simplement un prénom. Ce personnage n'est donc plus
la figure anonyme d'un idéal, mais c'est « Michel »,
« Valérie », « Sébastien »…
De « vraies personnes » dont le sourire doit laisser
comprendre l'existence du produit dans leur vie. Ce n'est pas vous,
mais ça pourrait être vous…
La réelle indécence de la publicité
n'est pas dans la représentation de telle ou telle valeur,
mais d'abord dans le fait que cette propagande de l'idéologie
marchande demande sans gêne à être « pertinente
dans la vie des gens ».
Quant aux « valeurs » ou aux « symboles »
véhiculés par la publicité - individualisme,
sexisme, écologie, identités culturelles, nationalismes(5)…
- il est futile de les questionner, de les critiquer, de leur reconnaître
une consistance. Tout dans la publicité est relatif, flottant,
toute la réalité n'est pour elle qu'une ressource
de signes prêts à être récupérés,
vidés et réinvestis d'autres significations. Il lui
importe seulement d'être dans l'air du temps, de chercher
la collusion, d'établir une relation. Elle n'est pas morale
ou immorale, éthique ou non… La pub est en fait l'espace
du jeu avec toutes les valeurs, tous les symboles, avec la morale,
même avec elle-même. Elle peut d'ailleurs faire de «
l'anti-pub », ou bien chercher des rires complices sur un
contenu « immoral ». La publicité permet d'entretenir
un rapport ludique avec l'ensemble du cadre social ; pas de sujets,
de valeurs, de normes, de références communes, qui
ne puissent y être remis en jeu, retournés, détournés
dans toutes sortes de mises en scène et de charades humoristiques.
On entend bien ici et là le grognement de quelque indignation
contre la promotion de telle valeur dans la publicité (l'individualisme,
la vitesse au volant, la mauvaise alimentation, les valeurs inculquées
aux jeunes filles dans les magazines pour adolescentes…),
ou contre la représentation de tel groupe de personnes (les
minorités ethniques, les femmes en bikini dans les pubs de
bière…). Mais au fond la publicité veut bien
que le discours critique se concentre sur ces plaintes, qu'il provienne
de cette vigilance des défenseurs du politiquement correct,
du respect des minorités et de la promotion des « bonnes
» valeurs. Elle a intérêt à négocier
son intégration sociale sur ce terrain de la surveillance
éthique, et non sur le sens et la légitimité
même de cette intégration.
Des communautés rurales au Québec s'étaient
indignées de la représentation des paysans dans une
campagne publicitaire de Bell, qui était jugée «
négative », d'un humour « méprisant ».
Évidemment, en matière d'humour, on peut tout remettre
à la subjectivité du jugement, et surtout Bell ne
faisait que capitaliser sur une sorte de kitsch québécois
dans la représentation historique de son passé paysan,
que le Québec s'est aussi mis à produire amplement
dans son cinéma (des films populaires auxquels Bell participe
d'ailleurs fréquemment comme commanditaire). Mais si des
voix peuvent s'élever quand un groupe précis se sent
visé, personne ne s'indigne par exemple qu'au lendemain du
Sommet des Amériques de 2001, marqué par de grandes
manifestations contre cet événement de la mondialisation
capitaliste, Bell ait fait de grandes affiches publicitaires qui
montraient une foule de jeunes brandissant des téléphones
portables et des télé-avertisseurs, sous le slogan
« Manifestez-vous ! ». Tout le monde se préoccupe
des signes d'une représentation positive de soi-même,
mais qui s'inquiète de l'abolition du sens dans les images
? Personne ne nie aux grandes pétrolières le droit
de diffuser des messages « écologistes ». Et
si la représentation du Québécois moyen, simplifiée
dans certains traits distinctifs, est amusante et consensuelle,
alors ça ne dérange personne que ce caractère
identitaire soit exacerbé par une multinationale américaine
pour vendre des boissons gazeuses, ajoutant du coup que de boire
du Pepsi fait aussi partie des traits distinctifs des Québécois.
Suite à son décès en 2006, les médias
ont célébré la carrière de Jacques Bouchard,
un pionnier de la publicité au Québec. L'une de ses
campagnes bien connues, pour la bière Labatt 50, misait sur
la ferveur du courant nationaliste dans les années 70. Sur
diverses variations iconographiques, images d'un grand rassemblement
de la fête nationale ou portraits de « gens ordinaires
», le slogan disait : « On est six millions, faut se
parler ». On disait candidement sur les ondes de Radio-Canada,
pour louanger ses succès dans la « québécisation
» de la pub : « Jacques Bouchard n'était pas
nationaliste, mais il s'en servait pour vendre des produits et des
services (…) Rien à reprocher, car il ne cachait pas
ses positions politiques … ».
Le mot « récupération » est faible en
publicité, car elle fait partie à une autre échelle
d'une véritable opération de simplification et d'abstraction
de la réalité dans les médias, d'une séparation
des signes et de la réalité qu'ils devraient signifier,
pour que les signes circulent librement dans un surplus de communication
où le seul enjeu est de participer, de reconnaître
les signes et de s'identifier. La politique a compris l'usage de
cette légèreté des signes aussi bien que la
publicité.
Enfin, quand on ne célèbre pas la « qualité
» ou la « spécificité culturelle »
de la publicité, on la justifie comme « moyen d'information
des consommateurs ». Pourtant l'information est la plus négligeable
des dimensions de la publicité. En général,
on nous parle d'autre chose, et on nous offre toujours quelque chose
en plus, que ce soit un signe de distinction sociale ou des formules
de réconfort pour les angoisses de la vie. Mais la publicité
est elle-même ce que le pouvoir économique nous offre
« en plus » : le spectacle de la marchandise en plus
de la marchandise. Spectacle en apparence gratuit, mais la publicité
est une gigantesque industrie dans laquelle sont investies des sommes
considérables, nous payons donc les frais de cet incessant
spectacle à même le prix des marchandises.
On comprend aussi que pour Bell, ce qui importe avant tout est
de faire accepter l'image positive de la compagnie. Bell exemplifie
ce fait : le « faire-valoir » d'une raison sociale,
d'une entité corporative dans l'espace public, prime sur
les objectifs commerciaux immédiats. Il est alors secondaire
que les gens connaissent tous les détails de leurs multiples
services de télécommunication, mais capital qu'ils
aiment les deux petits castors. Ces sympathiques rongeurs, qui regardent
des matchs de hockey sur leur téléphone portable,
nous auront fait oublier entre autres que Bell a contribué
à mettre fin à la télédiffusion gratuite
en français du sport national sur le réseau public
de Radio-Canada. Bell a acheté l'amphithéâtre
(renommé Centre Bell) où évolue l'équipe
de Montréal, puis négociant à la hausse les
droits de télédiffusion de tous les matchs pour ses
propres réseaux (RDS et TSN, réseaux du câble
qui appartiennent à Bell Globe Media), le réseau public
de la SRC s'est alors retrouvé incapable d'obtenir les droits
pour les matchs du samedi soir, qu'il diffusait depuis 50 ans (décidément,
Bell illustre parfaitement tous les aspects de notre propos) (6).
Le médium d'une classe dominante
Cette vaste entreprise n'est pas qu'un jeu symbolique dans la virtualité
médiatique. Concrètement, l'idéologie dominante
profite à une classe dominante, celle des cadres du monde
financier et industriel, dont les salaires ne cessent d'accroître
leur écart avec ceux de la classe moyenne(7). Ils ont fait
de la publicité une activité majeure des grandes corporations,
elle se doit de travailler sans cesse à la construction de
leur image, à leur « socialisation », en fait
à la légitimité de leur règne dans un
ordre inégalitaire. C'est aussi par la publicité qu'ils
répondent aux critiques qui peuvent s'élever à
leur endroit dans la société. À l'heure des
préoccupations sur la « malbouffe », un géant
des aliments industriels comme McCain diffuse une campagne de messages
informatifs sur la saine alimentation. Dans la controverse entourant
Wal-Mart et sa lutte anti-syndicale, la multinationale annonçait
son programme d'aide à des fondations pour les enfants pauvres.
En même temps que s'élargissait la discussion sur les
changements climatiques, lors de la signature du Protocole de Kyoto,
la pétrolière Shell produisait une série de
commerciaux à saveur « environnementale » (le
slogan du plus récent : « nous redonnons la terre »),
et Petro-Canada mettait des ours polaires sur des grands panneaux
à l'entrée des stations-service. On dénonce
l'aliénation des jeunes filles par les standards de beauté
de l'industrie du divertissement, de la mode et des cosmétiques,
alors la compagnie Dove invite les jeunes filles complexées
à visiter un site web où elles trouveront «
des ressources pour les aider à s'accepter et se trouver
belles ». Les fabricants d'automobiles indiquent qu'ils encouragent
la conduite prudente et sans alcool. Les grandes compagnies nord-américaines
de la rénovation, qui ont formé un vaste monopole,
construisent des maisons pour des familles en difficulté
dans des reality shows. Ce ne sont que quelques exemples, la liste
serait sans fin.
Les multinationales du pétrole savent bien que les profits
de la vente de carburant ont un rapport bien relatif avec la diffusion
de publicités télévisées (après
tout, les gens font le plein en comparant les prix à la pompe
ou s'arrêtant tout simplement à la station la plus
proche, peu importe l'enseigne), mais ils savent surtout que la
légitimité sociale de ces profits sera bien servie
par une image « verte ».
Dans leur dernière publicité exclusive au Québec,
les magasins Wal-Mart vantent les mérites de leur programme
« achat-Québec », qui vise à augmenter
leur part d'approvisionnement auprès de producteurs québécois.
Ainsi, nous y gagnons tous, nous dit-on ; les travailleurs, les
communautés, les producteurs, les distributeurs d'ici…
Wal-Mart combat donc l'image du géant américain qui
s'implante de force, fait fermer les commerces locaux et maintient
une politique anti-syndicale, avec l'image de la grande courroie
qui fait tourner le moteur de l'économie québécoise
au profit de tous. Exemple lumineux du principe que nous tentons
de décrire : la « socialisation » du pouvoir
économique.
Les nouvelles technologies et le crépuscule publicitaire
?
Il y a présentement une prétendue inquiétude
de l'industrie publicitaire quant aux nouvelles technologies de
la diffusion numérique. Le futur de la télévision
promet aux téléspectateurs de demain de nouveaux outils
de contrôle et de libre montage des programmes, qui leur permettraient
entre autres d'éclipser la publicité de leurs écrans.
D'autre part, le développement du webcast et de l'intégration
Tv-Internet pourrait faire émerger une multitude de canaux
de diffusion indépendants, avec des contenus rejoignant divers
publics, produits à plus faible coût et libres de publicité.
On peut cependant douter d'une réelle inquiétude des
publicitaires, du moins elle ne traduit sans doute que la fébrilité
passagère de devoir inventer de nouvelles stratégies
liées aux nouvelles technologies.
Puisque tout contenu massivement diffusé existe grâce
à la publicité, les producteurs et les diffuseurs
aideront eux-mêmes à aménager les nouveaux espaces
de la publicité, ses nouveaux modes d'intrusion dans le champ
perceptif des individus, son inéluctable transsudation dans
les contenus « culturels ». Le fameux placement de marques
à même la mise en scène des films et des émissions
télévisées n'est qu'un premier tâtonnement
qui sera sans doute négligeable en comparaison des offensives
à venir.
Déjà, la technologie du courriel a prouvé
en très peu de temps qu'elle ne pouvait demeurer un espace
de communication privé, mais devait être pour la publicité
un nouveau moyen d'accès à chaque personne, ce que
ni le téléphone ou le courrier n'avaient pu constituer
à un tel degré. Les engins de recherche sur internet,
supposés offrir des liens à tous les contenus les
plus pertinents parmi l'immense masse d'information disponible,
sont vite devenus le mode d'affichage prioritaire des sites commerciaux
qui payent leur place en haut de liste. Puis à la télévision,
de plus en plus d'émissions ne sont pas simplement qu'un
espace ouvert à la publicité, elle sont en elles-mêmes
la pierre angulaire de grandes stratégies publicitaires (Loft
Story, Maison Rona…).
Loin de faire reculer la publicité en périphérie
de contenus et d'espaces de diffusions libres, bien au contraire,
les nouvelles technologies et le surcroît de « liberté
» des spectateurs augurent un accomplissement plus abouti
de la logique publicitaire, un raffinement de son intégration
culturelle. Du moment qu'elle n'aura plus avantage à apparaître
en elle-même, en déclarant son identité, au
risque d'être exclue par un bouton de la télécommande,
il lui sera permis et nécessaire de développer tous
les moyens possibles d'infiltration de la programmation, de se poster
aux portes d'entrée des réseaux, d'offrir davantage
de choses « en plus » (des concours, des interactions
ludiques, des émissions produites par les publicitaires eux-mêmes…),
de s'étendre en surimpression transparente sur toute la culture
et de monopoliser chaque parcelle de l'espace public. Nous ne disons
pas que les gens n'excluraient pas la publicité de leur champ
de perception, s'ils en avaient réellement la possibilité
(bien qu'une part suffisante de la population semble néanmoins
« aimer » la publicité). Mais nous doutons simplement
que cette possibilité puisse advenir si facilement et si
radicalement.
Nous l'avons dit, la consolidation du dispositif publicitaire dans
l'ensemble de la société est un processus irréversible,
nous ne pouvons rien y faire. Nous pouvons quand même tenter
de mieux en saisir le principe fondamental et toutes les implications,
en rejetant d'abord ce discours ambiant qui réduit la critique
à la qualité de la publicité. Il faut aussi
au moins résister à son intrusion dans les lieux qu'elle
n'a pas encore conquis (les écoles, les cinémathèques,
les informations télévisées dans certains pays,
la diffusion des films sur des chaînes spécialisées
ou publique, comme à Télé-Québec, les
livres, les arbres, le ciel…). Il n'y a pas de contrainte
violente pour plier les masses aux règles de la société
de consommation, pour soumettre toute activité et tout espace
aux lois du marché, pour annexer toutes les dimensions de
la vie à la logique économique… Le jeu des signes
de la publicité, qui s'immisce candidement dans tout l'espace
des représentations, est la manière la plus efficace
et la plus douce.
Notes :
1) Émission Indicatif présent, Première chaîne
de Radio-Canada, juin 2006.
2) LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION, Jean Baudrillard,
Gallimard, 1970.
3) L'usage du terme « idéologie » est peut-être
parfois maladroit ou imprécis, et on ne saurait faire la
synthèse de la masse imposante des ouvrages académiques
sur le sujet, mais on se référera entre autres aux
travaux d'Althusser.
4) Quotidien LE DEVOIR, 19 janvier 2006.
5) Exaltation de l'identité canadienne dans une pub de la
bière Molson ; de l'identité québécoise
dans une pub de Pepsi.
6) La soirée du hockey à la télévision
de Radio-Canada : il s'agissait en fait de la plus vieille tradition
télévisuelle au Québec et peut-être en
Amérique du Nord. Tout le monde pouvait se réunir
autour du sport national diffusé sur un réseau public,
sans privilège des détenteurs du « câble
», avec des matchs décrits dans une tradition d'expression
française impeccable, tout comme la majorité des contenus
du réseau public à une époque révolue
(et au contraire du « mimétisme de monsieur et madame
tout-le-monde » de la culture télévisuelle et
publicitaire d'aujourd'hui, qui veut toujours ainsi être «
plus près des gens »).
7) Diverses études au cours des dernières années
tendent à démontrer que l'écart entre les revenus
moyens des cadres et des actionnaires des grandes compagnies et
ceux des classes moyenne et pauvre ne cesse de s'accroître,
et cet écart se serait élargi en moyenne de 40 fois
au cours du dernier quart de siècle. Cette tendance vaut
également pour la disparité entre riches et pauvres
en général, peu importe la provenance des revenus,
puis entre pays riches et pays pauvres. (parmi de nombreuses références
:
Mascotto, Jacques (entrevue), L'overclass et son imaginaire, Revue
Relations, octobre-novembre 2005, p. 17-20. /
High Beam Research www.highbeam.com / Inequality in America :
The rich, the poor and the growing gap between them, The Economist,
15 juin 2006,
http://www.economist.com/world/displaystory.cfm ?story_id=7055911)
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