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Origine : http://translate.eipcp.net/transversal/0607/buden/fr
Le concept d’universalisme est enterré. La date exacte
et la cause du décès sont connus depuis longtemps
: à l’Ouest, il est mort dès 1968, en Europe
de l’Est un peu plus tard, en 1989. C’est en tout cas
le constat qu’Agnes Heller et Ferenc Fehér, deux célèbres
philosophes post-marxistes, élèves de Lukács,
établissent dans leur ouvrage, The Grandeur and Twilight
of Radical Universalism, paru en 1991[1]. Ce livre constitue en
effet un adieu à l’universalisme, qui a été,
disent-ils, l’une des conceptions les plus importantes
et les plus influentes de la modernité depuis la fin
du XIXème siècle. Les auteurs soulignent qu’ils
écrivent rétrospectivement, en se retournant sur le
passé de l’universalisme radical, et non en projetant
la vision d’une praxis nouvelle[2]. Ainsi, le projet méthodologique
du livre révèle quelle a été la véritable
cause de la mort de l’universalisme radical : celui-ci n’a
pas succombé à ses faiblesses et à ses carences
théoriques internes, mais à la manière dont
on a tenté de le mettre en œuvre.
Par le terme d’ « universalisme radical », Heller
et Feher visent en fait le marxisme ou, comme ils disent, la «
philosophie de la praxis[3] ». Car l’universalisme radical,
pour eux, n’est rien d’autre qu’une philosophie
de la praxis. Ils présentent ainsi Marx comme une sorte de
super-Hegel. Au lieu de déconstruire le système hégélien
et du même coup la métaphysique et le grand récit,
comme s’y étaient attachés d’abord Feuerbach,
puis Kierkegaard, Marx les aurait restaurés et radicalisés.
La même chose vaudrait pour l’universalisme hégélien,
et notamment pour l’idée d’une histoire universelle,
relativement à laquelle toutes les autres histoires n’auraient
qu’un caractère particulier et ne compteraient que
dans la mesure où elles contribuent à la première.
Hegel comprenait son histoire universelle comme un progrès
vers la liberté. Pour lui, il existait aussi un modèle
social universel, une science universelle, etc. Selon Heller et
Feher, Marx aurait encore radicalisé l’universalisme
englobant de Hegel, en le projetant dans le futur et en le réinterprétant
dans un sens fonctionnaliste. On sait que Marx a voulu remettre
Hegel sur ses pieds, transformant ainsi l’« instrument
d’interprétation » (interpretative device) qu’était
l’universalisme en un « instrument prophétique
et un guide pour l’action » (predictive and action orientating
device). Et c’est précisément cette mise en
œuvre pratique de l’universalisme, sa transformation
en une philosophie de la pratique qui, selon Heller et Feher, aurait
scellé son destin.
Tout le malheur du marxisme, entendons l’horreur du totalitarisme
communiste, les guerres civiles, les procès truqués,
le goulag, etc., ne viendraient donc pas de la philosophie critique
de Karl Marx, mais de la volonté de transformer le monde
par son entremise. D’une interprétation du monde, on
aurait ainsi tiré un guide pour l’action. Dans le langage
de la tradition philosophique, cela signifie que le diable de l’universalisme
radical, autrement dit la philosophie de la pratique, se cache dans
la volonté de faire coïncider la raison théorique
et la raison pratique, c’est-à-dire dans l’idée
d’une réalisation de la philosophie[4].
Nous pouvons ainsi dire que le destin de l’universalisme
radical a été scellé en une seule phrase de
Marx, dans la célèbre onzième thèse
sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter
diversement le monde, il s’agit de le transformer. »
Il signait par là son propre arrêt de mort.
Beaucoup d’intellectuels — parmi lesquels, de leur
propre aveu, Agnes Heller et Ferenc Fehér eux-mêmes
— ont depuis joué avec l’idée de donner
une troisième chance à l’universalisme radical,
après les tentatives avortées de la social-démocratie
et du bolchevisme. Mais cette espérance fut définitivement
abandonnée en 1968 dans le monde occidental, en 1989 en Europe
de l’Est[5]. Le projet de l’universalisme radical fut
à ce moment-là déboulonné pour toujours.
Ainsi périt l’universalisme. Ce qui vient ensuite
ne peut guère être décrit comme « postuniversaliste
» ou « postmarxiste », estiment Heller et Fehér,
car de telles descriptions n’ont de sens que dans un contexte,
selon leur expression, autobiographique. « C’est
pourquoi nous préférons être postmodernes
», écrivent-ils, ce qui signifie qu’ils se situent
non pas simplement « après l’histoire »,
mais plutôt « après l’époque de
l’universalisme radical ». C’est cet universalisme
radical que le postmodernisme a enterré, en même temps
que tous les mouvements, les idéologies, les partis, la philosophie
et la théorie sociale qui s’en inspirent. Le postmodernisme
exclut toute nouvelle vision universaliste, autant que tout retour
à l’ancienne. On cherche de nouveau à comprendre
le monde, à explorer certaines possibilités nouvelles
et à fournir des arguments pour tout ce qui paraît
meilleur, plus beau ou plus juste.[6]
L’universalisme pas vraiment mort
Il y a cependant un problème général avec
tout ce que la postmodernité enterre. Il ne faut pas vraiment
la prendre au mot. L’homme dont la postmodernité proclame
la fin vit encore en quelque manière. Sa mort a même
marqué pour des penseurs comme Althusser ou Foucault le point
de départ de la pensée actuelle. Même la mort
de l’art ne signifie pas que l’art n’existe plus
: Danto, par exemple, définit explicitement l’art contemporain
comme l’art pratiqué après sa mort postmoderne.[7]
Cette vie après la mort, Benjamin l’appelait la «
survie » (Fortleben), et il employait ce terme pour expliquer
sa conception de la traduction. Une traduction, selon Benjamin,
n’est rien d’autre que la survie de l’original
— impliquant cependant la mort de celui-ci. De la traduction,
aucun chemin ne ramène vers l’original. Tel est le
cadre dans lequel nous sommes aujourd’hui confrontés
au concept d’ « universalisme stratégique ».
Il faut le comprendre comme une forme de survie — une vie
après la mort — de l’ancien universalisme radical,
c’est-à-dire comme sa traduction, affranchie une fois
pour toutes de l’original. Ce qui s’est irrémédiablement
perdu dans l’original, ce qui est mort avec l’original
et n’est donc plus accessible dans la traduction, c’est
cette signification révolutionnaire de l’ancien concept
d’universalisme, sa volonté pratique de changer
le monde. D’où le paradoxe d’un monde globalisé,
dans lequel on peut tout changer, sauf ce monde en tant que monde.
Le « global » n’est pas l’universel, «
seulement » sa traduction. On y reconnaît certes l’écho
de l’original, mais pas l’original lui-même. Le
monde dans son sens universaliste est mort. Le monde global est
la forme de sa survie.
C’est seulement dans ce contexte historique que l’on
peut comprendre le concept d’universalisme stratégique.
Il appartient clairement au monde global et pas (plus) au monde
universel. C’est pourquoi son sens véritable ne s’éclaircit
que dans le langage de ce monde global. Il résulte de la
relation de ce concept avec d’autres phénomènes
du monde global, bien plus que de la relation avec son original,
avec le sens qu’il avait dans le langage du monde universel.
Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Tout d’abord
qu’il n’est pas besoin d’être expert en
théorie post-coloniale pour reconnaître immédiatement
dans l’universalisme stratégique une formation réactive
: il a été forgé par analogie directe avec
le concept d’ « essentialisme stratégique ».
On peut ainsi comprendre la notion de strategic universalism forgée
par Paul Gilroy comme une sorte d’anti-anti-anti-essentialism[8].
Il ne faut pas perdre de vue qu’essentialisme et universalisme
ne s’opposent pas par eux-mêmes. L’essentialisme
— en fait une notion désuète, disons d’une
modernité très datée — exprime la conviction
que les identités possèdent nécessairement
une substance positive et tangible, comme une série de caractéristiques
intemporelles et immuables qui déterminent définitivement
leur nature et les différencient clairement d’autres
identités. De cette manière, on peut définir
par exemple l’appartenance sexuelle, des communautés
et des sujets politiques comme la nation, la classe ou même
— ce qui est le plus souvent le cas ces derniers temps —
une « culture » particulière. Mais l’une
de ces caractéristiques peut aussi être l’universalité.
L’idée (culturelle) d’ « occident »,
qui a pris une telle importance politique de nos jours, est ainsi
identifiée par certaines valeurs, supposées universelles
— « our values », c’est-à-dire l’individualité,
la liberté, la démocratie, la laïcité,
etc. Dans le marxisme — chez Lukács par exemple —,
le prolétariat se trouvait également défini
sur le mode essentialiste, par une conscience de classe spécifique
et unique. Mais cette conscience de classe est précisément
la conscience de l’universalité du prolétariat
en tant que classe, c’est-à-dire la conscience de son
rôle historique. En se « sursumant » dans la révolution,
il abolit le rapport de classe comme tel, et ainsi toutes les classes
elles-mêmes. Bref : ce qui à l’époque
moderne était compris comme universel, est devenu dans la
postmodernité un trait particulier. Pour parler plus précisément
: dans la postmodernité, toute position universelle se trouve
confrontée à son extérieur, avec laquelle elle
instaure une relation de pouvoir, que ce soit dans un antagonisme
ouvert ou dissimulé, dans une lutte pour l’hégémonie
ou pour la reconnaissance. L’universalité de l’occident,
par exemple, fut ainsi remise en question par les peuples colonisés.
L’homme noir apparut comme l’extérieur de l’universalité
occidentale, dont il révéla la nature particulière,
autrement dit : sa nature blanche et raciste. Il n’en alla
pas autrement avec l’universalité proclamée
du prolétariat : elle aussi révéla sa dominante
masculine et patriarcale, qui excluait les femmes.
Même la position qui, en théorie, s’oppose directement
à l’essentialisme, et que nous pourrions appeler le
constructivisme, ne constitue sur le plan politique ni un parallèle,
ni un contrepoids à l’essentialisme. On peut déconstruire
en théorie l’identité d’une nation, par
exemple, et montrer qu’elle n’est que le résultat
d’une construction discursive, qu’elle est vide de contenu
et ne se constitue que de rapports avec d’autres identités,
mais un tel savoir est d’un intérêt politique
limité. La déconstruction ne produit pas de sujets
politiquement efficaces. Elle n’a rien à opposer à
une communauté fondée sur une base essentialiste —
disons à une nation, avec toutes ses institutions politiques
et culturelles, ses mécanismes de reproduction et avant tout
l’idée d’État-nation qui en constitue
l’expression politique.
Un tel hiatus entre le savoir et l’action — dans ce
cas concret : entre la déconstruction théorique et
l’essentialisme politique — joue un rôle constitutif
dans le concept d’essentialisme stratégique. Celui-ci
n’est en effet rien d’autre qu’une manœuvre
de jonction, une tentative pour résoudre le hiatus en reliant
de nouveau la pensée et l’action, la théorie
et la praxis, mais cette fois sur les présupposés
postmodernes déjà évoqués, ce qui signifie
avant tout : après la mort de l’universalisme.
Un autre concept stratégique : l’essentialisme
On sait que Gayatri Spivak, dans Can the Subaltern Speak ?, exclut
fondamentalement et déconstruit au plan théorique
l’idée que les subalternes pourraient en quelque manière
accéder aux procédures de subjectivation, et donc
à une quelconque expression politique. Elle montre que
la subalternité ne peut être appréhendée
que par le biais de la pensée élitaire, qu’elle
n’existe donc pas en dehors de sa présentation par
cette pensée, et qu’elle reste toujours un phénomène
purement discursif. C’est l’idée qui sous-tend
la thèse selon laquelle une femme subalterne n’est
pas douée de parole, et qu’un père quelconque
ou le rebelle de la nation fait son apparition afin de parler en
son nom. Autrement dit, la subalternité comme telle exclut
une subjectivation transparente à elle-même, elle ne
peut jamais devenir le sujet de sa propre histoire et donc de sa
propre émancipation. Mais c’est là quelque chose
que nous n’appréhendons qu’en termes de savoir,
quelque chose qui ne vaut que sur un plan ontologique, où
le concept de subalternité est vide.
Sur un plan stratégique — c’est-à-dire
pour Spivak sur le plan de l’expression politique —
ce vide peut être comblé par une projection essentialiste.
Même si une femme subalterne est privée de parole,
le projet des subaltern studies peut parler en son nom, pour autant
qu’il poursuit un intérêt politique clairement
défini — c’est-à-dire pour autant que
cet intérêt implique de subvertir l’histoire
officielle de l’Inde, dont cette femme subalterne est d’emblée
exclue. C’est seulement dans cette perspective qu’il
y a un sens à essentialiser la subalternité pour la
rendre efficace sur le plan politique. Avec le concept d’
« essentialisme stratégique », Spivak essaie
de donner une légitimation théorique à une
pratique subversive qui invoque l’essentialisme, et de la
faire admettre par la déconstruction malgré l’incompatibilité
théorique des deux démarches. Il s’agit d’une
tentative pour sauver la dignité politique de la déconstruction
et de la pensée postmoderne en général.
Le rôle politique idéal de l’essentialisme stratégique,
tel que le projette Spivak, consiste à permettre aux opprimés
de toute sorte — nations, minorités ethniques, sexuelles
et autres — de se présenter et de formuler des revendications
politiques, sans pour autant gommer leurs différences et
leurs débats internes. Cet outil ne doit être employé
que d’une manière temporaire et dans un but politique
précis — au-delà duquel il risque de nourrir
tous les abus nationalistes, totalitaristes, etc. Un tel concept
est devenu nécessaire, parce que la situation historique
dans laquelle nous vivons se dit en deux langues différentes
: d’une part dans la langue de la réflexion postmoderne,
antiessentialiste, et d’autre part dans la langue de l’ancienne
politique essentialiste. L’essentialisme stratégique
prouve qu’il est impossible de ramener ces deux langues l’une
à l’autre, ni de les résoudre dialectiquement
dans une autre langue à caractère universel. On ne
peut donc que les traduire l’une dans l’autre. Mais
nous savons depuis Humboldt qu’aucun mot d’une langue
ne possède son équivalent exact dans une autre langue.
La traduction est par définition imparfaite, autrement dit
elle n’est possible que comme un compromis, laissant nécessairement
une béance qui réclame sans cesse son comblement définitif.
Toute traduction — par quoi elle se différencie essentiellement
de l’original — réclame une traduction nouvelle.
C’est pourquoi la traduction est une tâche infinie.
Elle ne produit pas seulement une nouvelle signification de l’original,
elle produit aussi le besoin d’une nouvelle signification,
et ainsi de suite. Elle ne peut combler cette faille qu’en
en ouvrant une autre.
C’est précisément pour cette raison que le
concept d’universalisme stratégique a été
forgé. Plutôt qu’une simple formation de réaction
à l’essentialisme stratégique, qui exprime une
motivation politique opposée, prétendument négligée
aujourd’hui, et qu’on pourrait appeler le versant universaliste
de la relation binaire entre l’universel et le particulier,
il représente une sorte de supplément derridien :
le concept d’universalisme stratégique a été
forgé pour combler la faille entre les deux langues dans
lesquelles se dit notre expérience historique, entre la langue
de la critique réflexive et la langue de la praxis politique.
Can the critique speak ?
Dans ces conditions, quelle option retiendra-t-on : la déconstruction
critique ou la politique essentialiste ? Quelle traduction entre
ces deux langues : la traduction essentialiste ou la traduction
universaliste ? Le temps ne serait-il pas venu, après toutes
les tentatives qui ont été faites pour exprimer un
engagement politique de gauche au sens de l’essentialisme
stratégique, d’essayer maintenant l’autre voie,
celle de la stratégie universaliste ?
Le meilleur choix que l’on puisse faire dans ce dilemme,
c’est sans doute de choisir le dilemme lui-même. C’est-à-dire
: s’installer dans cette faille qu’aucun des deux concepts
ne peut combler. Ce n’est pas éviter une fois pour
toutes les choix extorqués et les compromis douteux, mais
les reconnaître pour tels. Il y a quelque chose de pire que
de céder à la contrainte et au calcul opportuniste,
c’est de les célébrer comme une stratégie
émancipatoire.
Prenons le cas des fameuses caricatures de Mahomet. Quel choix
aurait-on dû faire ici ? Le choix du racisme propagé
sous le couvert de la liberté de la presse et de l’opinion
? Ou le choix du fondamentalisme invoquant les droits démocratiques
des minorités ? Fallait-il suivre ici la logique de l’essentialisme
stratégique ou celle de l’universalisme stratégique
? La bonne réponse est : ni l’un ni l’autre.
Bien sûr, on entend déjà le reproche : ce mutisme
face aux problèmes brûlants de notre monde n’est
pas une stratégie de résistance, c’est la capitulation
définitive de la pensée critique et de l’engagement
politique ! A quoi nous répondrons par une nouvelle question
: can the critique speak ? La réponse à cette dernière
question est donnée d’avance dans l’analogie
avec la question de Spivak sur la privation de parole des subalternes
: c’est la critique elle-même qui aujourd’hui
est devenue subalterne. Nous parlons d’une critique qui résulte
de l’intégration d’une pensée critique
et d’une pratique transformatrice. Cette critique est aujourd’hui
muette, c’est-à-dire qu’elle n’accède
à la parole que par l’intermédiaire de la pensée
élitaire. A sa place et en son nom s’avance par exemple
le savoir académique, concrètement : les professeurs
de la déconstruction et les spécialistes de toutes
les formes de critical studies : post-colonial, cultural, subaltern,
etc. Mais la critique ne peut ni se représenter ni se subjectiver
elle-même. Autrement dit : sur un plan ontologique, le concept
de critique est aussi vide que le concept de subalternité
chez Spivak. Sur un plan stratégique toutefois, c’est-à-dire
sur le plan de l’expression politique, la critique est prise
dans un va-et-vient entre universalisme et essentialisme : elle
s’engage tantôt dans la lutte pour la reconnaissance
d’une identité opprimée (nation, genre sexuel,
culture ou diverses minorités) qui se subjective sur un mode
essentialiste, tantôt dans la transgression universaliste
des limites de l’identité et de la logique identitaire
de la subjectivation politique. Ou bien elle s’affirme comme
la force motrice du multiculturalisme, comme une activité
parasitaire destinée à corriger celui-ci : une sorte
de chirurgie esthétique. L’objectif de la critique
universaliste du multiculturalisme, en effet, est essentiellement
du même ordre que celui d’une chirurgie esthétique
: il ne consiste pas à éliminer du corps une anomalie
naturelle, mais à façonner ce corps selon l’idéal
dominant de la beauté.
Pour le dire nettement : les deux formes de mise en œuvre
stratégique de la critique — la forme essentialiste
et la forme universaliste — expriment non pas leur contradiction
fondamentale, mais leur caractère mutuellement complémentaire.
On comprend d’ordinaire l’universalisation comme un
événement protodémocratique et donc aussi protopolitique.
Une position en soi particulière élève soudain
une revendication universaliste et suscite ainsi un nouvel antagonisme,
qui scinde radicalement et redéfinit le champ politique donné.
Un des exemples les plus célèbres d’un tel événement
est le slogan lancé en 1989 par les dissidents et les masses
soulevées dans l’ex-RDA : « Nous sommes le peuple
! » Cette fraction de la population qui avait été
exclue du pouvoir et dénoncée comme racaille contre-révolutionnaire,
d’un seul coup se proclama « le peuple » —
le porte-parole de la totalité sociale —, ouvrant ainsi
la voie à la chute de l’ « ancien régime
». On a souvent célébré ce geste comme
un moment de pure émergence du politique, donc comme le modèle
d’une critique radicale de notre époque post-politique.
Mais comme on sait, les mêmes masses ne tardèrent pas
à modifier quelque peu leur slogan : « Nous sommes
un seul peuple ! » scandait-on à présent. L’événement
premier, « la révolution démocratique de 1989
», ne subsistait que dans sa traduction : « la réunification
allemande », ce qui est généralement interprété
comme une sorte de régression : une façon de refermer
l’espace à peine ouvert du possible politique, et de
revenir d’un projet authentiquement politique à ce
que Rancière appelle le « policier[9] », c’est-à-dire
à l’ordre existant, où chaque partie occupe
la place qui lui revient. L’universalisation politique —
autrement dit, la mise en œuvre de l’universalisme
stratégique dans une situation politique concrète
— apparaît ainsi comme une sorte d’intermezzo
politique dans le cours normal d’une postpolitique essentialiste.
Une politique d’inspiration essentialiste, à l’inverse,
apparaît comme un phénomène non politique. Un
tel déséquilibre ne coule pas de source : il résulte
en fait de cette postpolitique dont il permet de formuler la critique.
Cela explique également pourquoi le concept d’essentialisme
stratégique est devenu nécessaire : pour rétablir
l’équilibre entre universalisme et particularisme,
entre déconstruction et politique essentialiste, perturbé
par la critique universaliste et déconstructiviste du multiculturalisme.
Mais exactement comme son pendant universaliste, l’essentialisme
stratégique demeure tributaire de l’hégémonie
libérale-démocrate — et non par exemple de sa
critique. Ce que les deux approches ont en commun, c’est la
vision d’un progrès graduel de l’émancipation,
conçu comme une habile pondération des deux pôles
de l’ordre politique existant à l’échelle
mondiale : le pôle particulier-essentialiste, d’un côté,
le pôle universel-constructiviste de l’autre.
Mais la critique adopte une autre position. Le premier pas de sa
subjectivation s’effectue avec la prise de conscience de sa
propre subalternité, par où elle rejoint aujourd’hui
l’avant-garde artistique[10]. Cela transforme immédiatement
sa tâche : au lieu de rechercher un équilibre des impossibilités,
elle préfère affronter l’impossibilité
radicale de l’équilibre.
Que signifie au juste, par exemple, cette phrase qui est sans doute
la maxime la plus célèbre du monde global : «
Think global, act local ! » ? Que nous pouvons ruser avec
les limites que la mondialisation impose à notre pensée
et à nos actes, voire, si nous sommes assez malins, les manipuler
à notre avantage ? Dans la perspective d’une critique
consciente de sa subalternité, cette devise de la mondialisation
apparaît comme un pur chantage : « Pense à l’échelle
mondiale, agis à l’échelle locale », parce
que tu ne peux faire autrement. Il est en effet impossible aujourd’hui
d’opposer à la mondialisation une résistance
politiquement efficace à la même échelle. Inversement,
il est impossible de développer au plan local une critique
réflexive efficace. L’essentialisme politique, local,
réduit au silence toute pensée critique, de la même
manière que la critique universaliste réflexive laisse
indemne toute action politique efficace au plan local. Remédier
à cette scission est peut-être une noble tâche,
ce n’est pas celle de la critique. Celle-ci ne vise pas à
remettre d’aplomb un monde déséquilibré,
mais à mesurer la profondeur de la crise qui le secoue. C’est
pourquoi elle doit oser regarder au fond du gouffre, au risque d’y
perdre la parole. C’est là une partie de son expérience
historique. Souvenons-nous des mots que Karl Kraus — totalement
isolé dans sa critique — écrivait en 1914 face
à l’horreur de la Première Guerre mondiale :
« Ceux qui n’ont rien à dire, parce que la parole
est à l’action, continuent de parler. Celui qui a quelque
chose à dire, qu’il s’avance et garde le silence[11]
! » Le sens d’une véritable critique ne consiste
pas à intervenir dans les antagonismes actuels et de prendre
la parole au nom de l’un des deux camps. Souvent, elle remplit
mieux son office en gardant le silence au nom d’un antagonisme
encore à venir.
Notes
[1] Agnes Heller et Ferenc Feher, The Grandeur and Twilight of
Radical Universalism, New Brunswick, Londres, Transaction Publishers,
1991.
[2] Ibid., p. 5
[3] Qu’il ne faut pas confondre avec la philosophie de ce
qu’on a coutume d’appeler l’école yougoslave
de la praxis.
[4] Ibid., p. 3-4.
[5] L’année 1989 marque pour les auteurs « le
1968 de l’Europe de l’Est ».
[6] Cf. ibid.. p. 4.
[7] Cf. Arthur C. Danto, L’Art et la clôture de l’histoire,
trad. CL ;Hary-Schaefer, Le Seuil, 2000.
[8] Cf. Paul Gilroy, Against Race : Imagining Political Culture
Beyond the Color Line, Harvard University Press, Cambridge, Mass.,
2001.
[9] Cf. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique
et philosophie, Galilée, 1995.
[10] « La tâche d’une avant-garde artistique
dans ce contexte consiste moins à gagner une reconnaissance
globale parmi les mondes proliférants de l’art, qu’à
se positionner sous les radars comme un underground subalterne,
ramifié à l’échelle mondiale, qui sert
non pas les factions belligérantes, mais les multitudes civiles
qui se trouvent prises entre deux feux. » (Susan Buck-Morss,
Thinking Past Terror,Londres-New York, Verso, 2003, p. X).
[11] Karl Kraus, « In dieser großen Zeit », dans
Die Fackel, n° 104, Vienne, décembre 1914, p. 2 (trad.
fr. « Cette grande époque », trad. E. Kaufholz-Messmer,
Payot & Rivages, 2000)
Boris Buden
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