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Terreur et démocratie : qui terrorise qui ?
novembre 2009, par Serge Quadruppani

Origine : http://www.article11.info/spip/Terreur-et-democratie-qui?var_recherche=brossat

Diana Blefari, 40 ans, membre de l’ultime et fantômatique réincarnation des Brigades rouges, condamnée à perpétuité pour complicité de meurtre, s’est récemment pendue dans sa cellule. Cette triste défaite d’une révolte rappelle la double nécessité de critiquer le cirque antiterroriste et d’interroger les pratiques de rupture. Des livres et textes peuvent nous y aider.

Dans son petit bouquin paru aux éditions Libertalia, La terrorisation démocratique, Claude Guillon commence par analyser la constitution, en France, d’un épouvantail médiatique, la désormais célèbre « mouvance ultra-gauche anarcho-autonome », avant de mener un excellent travail de compilation réflexive sur l’entassement bi-décennal de lois sécuritaires. Il rappelle ce qui, dès 1986, constituait le fond de législations, qui, depuis, n’ont cessé de proliférer : l’amalgame entre « délinquance, terrorisme et immigration », pour reprendre les termes d’un communiqué du Syndicat des Avocats de France de cette année-là, cité par lui. La notion de « terrorisation » dissipant les brumes idéologiques du terme « terrorisme » (« est souverain qui désigne le terroriste », comme disait Coupat dans une interview au Monde), a le mérite de ramener sur le terrain des pratiques réelles, à savoir qui terrorise qui. L’analyse du Mandat d’arrêt européen offre une bonne illustration desdites pratiques et le fond de l’affaire est fort bien résumé en conclusion : « Pour l’heure, le ministre et le terroriste – celui qui pose sa bombe dans le métro – cherchent à susciter une identique sidération de la pensée critique, et concourent au maintien du même ordre social. »

Cet utile travail laisse néanmoins ouverte la question du rapport entre terrorisme et démocratie. En premier lieu parce que, si Guillon mène, avec la rigueur et l’ironie mordante qu’on lui connaît, la critique de la notion de « terrorisme » dans ses successives définitions légales, la démystification de la notion de « démocratie » est tenue pour acquise, une fois énoncé qu’elle est « un mode de régulation du capitalisme ». C’est peut-être bien un peu court. D’abord, parce que tous ceux qu’intéresse la critique radicale des discours sécuritaires ne sont pas forcément familiers de la critique radicale de la démocratie. Là-dessus, on ne saurait trop recommander la lecture de Mort à la démocratie, de Léon de Mattis, paru en 2007 aux éditions l’Altiplano. Sans jargonner, l’auteur démonte les arguments de ceux qui voudraient nous faire croire qu’effectuer le rite imbécile consistant à glisser un bulletin dans une urne nous donnerait un quelconque pouvoir sur nos vies.

On pourrait compléter utilement cette lecture par celle d’un texte dont je suis le principal rédacteur, et qui fut publié voilà vingt ans dans la revue Le Brise-Glace : "Le point d’implosion de l’idéologie démocratiste". En le lisant après s’être plongé dans le bouquin de Léon de Mattis, on ne manquera pas de remarquer combien les problématiques déjà explorées par d’autres sont périodiquement redécouvertes - parfois comme c’est le cas de Mattis, avec beaucoup de talent, mais sans que leur résolution s’en trouve beaucoup plus avancée. C’est que la théorie ne saurait aller beaucoup plus loin que la pratique : comme tente de l’expliquer, parfois de manière confuse, mon texte de 89, l’idéologie démocratiste est la mieux adaptée au capitalisme, forme sociale dont le dépassement n’a encore été esquissé nulle part. Le terme « démocratie » est aussi manipulable que le terme « terrorisme ». Pour l’État et les médias dominants, il n’y a pas d’autre démocratie possible que la démocratie représentative, et même que la démocratie parlementaire. Pour d’autres, qui peuvent nous être très proches dans leur refus de l’existant, tel un Jacques Rancière, la démocratie n’est pas réductible au vote ou à la représentation. Chez Rancière, la démocratie est identifiable au communisme, à l’exigence subversive d’égalité. Ce n’est donc pas sans raison que je préfère parler de critique radicale non pas de la démocratie, mais du démocratisme : « Le démocratisme est l’illusion selon laquelle la démocratie – ensemble de procédures de représentations et de production du droit - peut et doit régler l’ensemble de la vie sociale. Or c’est un fait que dans l’histoire des sociétés – du moins des sociétés modernes – comme dans celle des individus – du moins des individus du dernier siècle - les moment où l’on délibérait, où l’on fixait des normes, ont toujours alterné avec ceux où les rapports de force sous-jacents au cours ordinaire des choses éclataient brusquement et où la violence physique et symbolique s’exerçait. »

Plus loin, j’écrivais, allant en effet… plus avant que Guillon dans la compréhension du lien entre démocratie et terrorisme : « On a vu que, dès leur naissance, les droits de l’homme, loin d’être indéterminés, appartenaient à une société donnée. (…) Les textes fondateurs, les gloses de spécialistes, les litanies journalistiques ne sont que la partie élaborée, la pointe émergée d’un iceberg social. L’instance symbolique en est partie intégrante. Le droit n’existe pas seulement dans les constitutions et les codes, mais aussi dans la tête des gens, cause et effet de leur "manière d’être en société". C’est parce qu’ils ignorent cette réalité que tant d’activistes minoritaires ou de rebelles au consensus démocratique se retrouvent écrasés sans comprendre. Le spectacle de l’anti-terrorisme qui les liquide n’est pas pure manipulation de maîtres considérant la société du haut de leur donjon. Ce spectacle tire sa substance et son dynamisme du démocratisme spontané que sécrètent les rapports sociaux capitalistes. Le formalisme démocratique échange la pacification de la vie sociale contre mille humiliations et un grand renoncement. Lorsque des zigotos viennent troubler cette paix de telle manière que le citoyen ne se trouve rien de commun avec eux, il se sent menacé dans cette tranquillité si chèrement acquise. D’où un rejet qui nourrit toutes les manœuvres étatico-médiatiques. »

Dans mon Antiterrorisme en France ou la terreur intégrée, publié la même année à La Découverte, je posais la question : à quelles conditions la révolte radicale peut-elle échapper à sa caricature et à sa transformation en un spectacle qui l’écrase ? Pour répondre, il n’est pas indifférent que cette révolte s’exprime dans une société dictatoriale ou dans une société démocratique. Tous les régimes ont su se fabriquer des ennemis intérieurs, des monstres à jeter en pâture à la foule dans le cirque médiatique. Tous les régimes sont amenés, par moment, à gouverner par la peur. Mais tous ne le font pas de la même manière. Dans une société démocratique, la fabrication du monstre est le résultat d’un processus convergeant et contradictoire à la fois, fruit du jeu de pouvoirs interdépendants, mais qui ont leur propre logique autonome : police, justice, médias, politique. Savoir intervenir dans leur jeu et le gripper doit être le minimum d’intelligence stratégique que doivent déployer les individus et les groupes ennemis du capitalisme démocratique. Sans oublier que ce qui grippe mieux que tout ces mécanismes-là, ce sont les mouvements sociaux. Comme dit Guillon, « Quelques centaines de milliers de personnes dans les rues réduisent à néant n’importe quel plan Vigipirate. Aucune police politique n’est en mesure de faire échec à une grève générale. »
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Ps : sur la question de la démocratie aujourd’hui, deux grands bouquins à lire :

Alain Brossat, Le sacre de la démocratie, tableau clinique d’une pandémie, éditions Anabet ;

et Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique.