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Origine : http://www.article11.info/spip/Terreur-et-democratie-qui?var_recherche=brossat
Diana Blefari, 40 ans, membre de l’ultime et fantômatique
réincarnation des Brigades rouges, condamnée à
perpétuité pour complicité de meurtre, s’est
récemment pendue dans sa cellule. Cette triste défaite
d’une révolte rappelle la double nécessité
de critiquer le cirque antiterroriste et d’interroger les
pratiques de rupture. Des livres et textes peuvent nous y aider.
Dans son petit bouquin paru aux éditions Libertalia, La
terrorisation démocratique, Claude Guillon commence par analyser
la constitution, en France, d’un épouvantail médiatique,
la désormais célèbre « mouvance ultra-gauche
anarcho-autonome », avant de mener un excellent travail de
compilation réflexive sur l’entassement bi-décennal
de lois sécuritaires. Il rappelle ce qui, dès 1986,
constituait le fond de législations, qui, depuis, n’ont
cessé de proliférer : l’amalgame entre «
délinquance, terrorisme et immigration », pour reprendre
les termes d’un communiqué du Syndicat des Avocats
de France de cette année-là, cité par lui.
La notion de « terrorisation » dissipant les brumes
idéologiques du terme « terrorisme » («
est souverain qui désigne le terroriste », comme disait
Coupat dans une interview au Monde), a le mérite de ramener
sur le terrain des pratiques réelles, à savoir qui
terrorise qui. L’analyse du Mandat d’arrêt européen
offre une bonne illustration desdites pratiques et le fond de l’affaire
est fort bien résumé en conclusion : « Pour
l’heure, le ministre et le terroriste – celui qui pose
sa bombe dans le métro – cherchent à susciter
une identique sidération de la pensée critique, et
concourent au maintien du même ordre social. »
Cet utile travail laisse néanmoins ouverte la question du
rapport entre terrorisme et démocratie. En premier lieu parce
que, si Guillon mène, avec la rigueur et l’ironie mordante
qu’on lui connaît, la critique de la notion de «
terrorisme » dans ses successives définitions légales,
la démystification de la notion de « démocratie
» est tenue pour acquise, une fois énoncé qu’elle
est « un mode de régulation du capitalisme ».
C’est peut-être bien un peu court. D’abord, parce
que tous ceux qu’intéresse la critique radicale des
discours sécuritaires ne sont pas forcément familiers
de la critique radicale de la démocratie. Là-dessus,
on ne saurait trop recommander la lecture de Mort à la démocratie,
de Léon de Mattis, paru en 2007 aux éditions l’Altiplano.
Sans jargonner, l’auteur démonte les arguments de ceux
qui voudraient nous faire croire qu’effectuer le rite imbécile
consistant à glisser un bulletin dans une urne nous donnerait
un quelconque pouvoir sur nos vies.
On pourrait compléter utilement cette lecture par celle
d’un texte dont je suis le principal rédacteur, et
qui fut publié voilà vingt ans dans la revue Le Brise-Glace
: "Le point d’implosion de l’idéologie démocratiste".
En le lisant après s’être plongé dans
le bouquin de Léon de Mattis, on ne manquera pas de remarquer
combien les problématiques déjà explorées
par d’autres sont périodiquement redécouvertes
- parfois comme c’est le cas de Mattis, avec beaucoup de talent,
mais sans que leur résolution s’en trouve beaucoup
plus avancée. C’est que la théorie ne saurait
aller beaucoup plus loin que la pratique : comme tente de l’expliquer,
parfois de manière confuse, mon texte de 89, l’idéologie
démocratiste est la mieux adaptée au capitalisme,
forme sociale dont le dépassement n’a encore été
esquissé nulle part. Le terme « démocratie »
est aussi manipulable que le terme « terrorisme ». Pour
l’État et les médias dominants, il n’y
a pas d’autre démocratie possible que la démocratie
représentative, et même que la démocratie parlementaire.
Pour d’autres, qui peuvent nous être très proches
dans leur refus de l’existant, tel un Jacques Rancière,
la démocratie n’est pas réductible au vote ou
à la représentation. Chez Rancière, la démocratie
est identifiable au communisme, à l’exigence subversive
d’égalité. Ce n’est donc pas sans raison
que je préfère parler de critique radicale non pas
de la démocratie, mais du démocratisme : « Le
démocratisme est l’illusion selon laquelle la démocratie
– ensemble de procédures de représentations
et de production du droit - peut et doit régler l’ensemble
de la vie sociale. Or c’est un fait que dans l’histoire
des sociétés – du moins des sociétés
modernes – comme dans celle des individus – du moins
des individus du dernier siècle - les moment où l’on
délibérait, où l’on fixait des normes,
ont toujours alterné avec ceux où les rapports de
force sous-jacents au cours ordinaire des choses éclataient
brusquement et où la violence physique et symbolique s’exerçait.
»
Plus loin, j’écrivais, allant en effet… plus
avant que Guillon dans la compréhension du lien entre démocratie
et terrorisme : « On a vu que, dès leur naissance,
les droits de l’homme, loin d’être indéterminés,
appartenaient à une société donnée.
(…) Les textes fondateurs, les gloses de spécialistes,
les litanies journalistiques ne sont que la partie élaborée,
la pointe émergée d’un iceberg social. L’instance
symbolique en est partie intégrante. Le droit n’existe
pas seulement dans les constitutions et les codes, mais aussi dans
la tête des gens, cause et effet de leur "manière
d’être en société". C’est parce
qu’ils ignorent cette réalité que tant d’activistes
minoritaires ou de rebelles au consensus démocratique se
retrouvent écrasés sans comprendre. Le spectacle de
l’anti-terrorisme qui les liquide n’est pas pure manipulation
de maîtres considérant la société du
haut de leur donjon. Ce spectacle tire sa substance et son dynamisme
du démocratisme spontané que sécrètent
les rapports sociaux capitalistes. Le formalisme démocratique
échange la pacification de la vie sociale contre mille humiliations
et un grand renoncement. Lorsque des zigotos viennent troubler cette
paix de telle manière que le citoyen ne se trouve rien de
commun avec eux, il se sent menacé dans cette tranquillité
si chèrement acquise. D’où un rejet qui nourrit
toutes les manœuvres étatico-médiatiques. »
Dans mon Antiterrorisme en France ou la terreur intégrée,
publié la même année à La Découverte,
je posais la question : à quelles conditions la révolte
radicale peut-elle échapper à sa caricature et à
sa transformation en un spectacle qui l’écrase ? Pour
répondre, il n’est pas indifférent que cette
révolte s’exprime dans une société dictatoriale
ou dans une société démocratique. Tous les
régimes ont su se fabriquer des ennemis intérieurs,
des monstres à jeter en pâture à la foule dans
le cirque médiatique. Tous les régimes sont amenés,
par moment, à gouverner par la peur. Mais tous ne le font
pas de la même manière. Dans une société
démocratique, la fabrication du monstre est le résultat
d’un processus convergeant et contradictoire à la fois,
fruit du jeu de pouvoirs interdépendants, mais qui ont leur
propre logique autonome : police, justice, médias, politique.
Savoir intervenir dans leur jeu et le gripper doit être le
minimum d’intelligence stratégique que doivent déployer
les individus et les groupes ennemis du capitalisme démocratique.
Sans oublier que ce qui grippe mieux que tout ces mécanismes-là,
ce sont les mouvements sociaux. Comme dit Guillon, « Quelques
centaines de milliers de personnes dans les rues réduisent
à néant n’importe quel plan Vigipirate. Aucune
police politique n’est en mesure de faire échec à
une grève générale. »
-
Ps : sur la question de la démocratie aujourd’hui,
deux grands bouquins à lire :
Alain Brossat, Le sacre de la démocratie, tableau clinique
d’une pandémie, éditions Anabet ;
et Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La
Fabrique.
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