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Qu’est-ce que le religieux ?
Les lyncheurs et le concombre ou de la définition de la religion, quand même
Camille Tarot


Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RDM&ID_NUMPUBLIE=RDM_022&ID_ARTICLE=RDM_022_0270


Revue du MAUSS
La Découverte
no 22 –2003/2

ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE HISTORIQUE

L’importance du problème de la définition de la religion ne tient pas qu’à l’actualité du mal nommé « retour du religieux », ou aux intégrismes, ou à d’éventuelles productions originales de religieux en post ou ultramodernité.

C’est aussi une importance en soi, car elle est épistémologique, socio-cultu-relle, politique et éthique. Elle est à la fois sociologique et anthropologique, ce qui en fait toute la difficulté. Elle concerne l’hominisation et l’humanisation de l’homme. Mais, dans la recherche actuelle, cette question paraît anachronique ou stérile, pire, fourvoyante. Le problème n’occupe que très périphériquement les sociologues travaillant sur la religiosité contemporaine et les ethnologues ont souvent abandonné ces débats sur la religion ou le sacré, que beaucoup jugent inutiles pour leurs études de terrain et qu’ils tendent même à traiter comme de vieux obstacles théoriques. C’est donc en sachant que la pertinence de la question est loin de faire l’unanimité et qu’elle paraît à de bons et très nombreux spécialistes vaine, sans objet, ethnocentrique et illusoire, que le présent article y revient quand même. (Sa première partie reprend un exposé fait lors d’une rencontre du MAUSS en mai dernier).

Pour comprendre que cette question n’est pas désespérée, il faut seulement ne pas mépriser les difficultés ou les impasses de ses devanciers, préférer les patientes reprises, les relectures critiques aux effets convoités de rupture ou de nouveauté à tout prix. Des faits importants, des acquis sous-estimés attendent dans les échecs de grands esprits et il n’y a pas que des échecs dans leurs voies. Mais, pour être vraiment probante, ma démarche devrait mener la réflexion sur l’histoire des théories pour en dégager la logique et puis en confronter les fruits avec des dossiers empiriques. Une bonne tentative de définition doit conjoindre valeur explicative de faits bien établis et valeur heuristique, elle devrait aider à solutionner de vieux débats et à en ouvrir d’inédits.

C’est, espère-t-on, ce qui apparaîtra dans un ouvrage en cours de composition qui s’appelera Le Symbolique et le Sacré, et qui, lui, combinant les deux moments, comportera donc deux parties : l’élaboration d’une définition de la religion à partir de la typologie, esquissée ici, des principales théories proposées par la sociologie au XXe siècle en France; ensuite la confrontation de cette hypothèse avec des dossiers, jeunes ou vieux, mais irrésolus de l’histoire ou de l’ethnologie des religions et aussi divers et hétéroclites que les rapports du chamane et du prêtre, l’existence ou l’inexistence du sacrifice chez les cueilleurs-chasseurs, la question de savoir si le bouddhisme est ou n’est pas une religion, ou les rapports du sacrifice avec la drogue ou le don.

Sans ces dossiers, mon hypothèse reste en l’air et se présente comme un squelette, ce qui l’affaiblit, puiqu’on n’aura ici qu’un résumé de la démarche de systématisation pour la dégager. Mais, si on tente de classer par familles les théories de la religion qui ont dominé ou marqué le derniersiècle en France, leur nombre n’excèdant pas les forces humaines, on voit une logique de ces débats qui ne sont pas que de l’empoignade ou de la vaine érudition et qui révèlent des difficultés récurrentes. Ce sera la première partie.

Ce travail aurait été beaucoup plus facile à mener à bien et sa thèse plus convaincante si Lucien Scubla avait publié le livre qu’il a dans ses cartons, sa théorie générale du sacrifice exposée dans son séminaire depuis des années.

Elle malmène maintes idées aujourd’hui passées pour acquises. Mon hypothèse lui doit beaucoup, d’abord sur la théorie girardienne du sacrifice et du sacré, même si elle s’enhardit, à ses risques et périls, à vouloir la compléter du côté du symbolique, ce qui fera l’objet de la seconde partie.

ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE HISTORIQUE

Durkheim et Mauss fondateurs, ou le sacré et le symbolique

Une discipline dont la « rupture épistémologique » est plus que problématique ne peut échapper au travail de Sisyphe d’évaluer le moment incertain de son émergence. Pour la sociologie de la religion, Durkheim et Mauss sont incontournables, mais qu’en reste-t-il ? À l’évaluation de ce moment, je crois avoir déjà assez longuement sacrifié [Tarot, 1999,2003] pour ne pas y revenir ici, sauf pour poser comme une conclusion, susceptible d’offrir le rebond d’un départ, que les termes de sacré et de symbolique sont les plus exacts et les plus commodes pour résumer et marquer respectivement l’apport de Durkheim et celui de Mauss, et pour articuler leur différence. Durkheim a voulu montrer que le sacré est au cœur du religieux, que c’est une réalité sociale, collective et objective, qu’il y a quelque chose d’absolument réel derrière les religions, qui ne sont pas que des illusions, mais des systèmes qui ont une rationalité, qui tirent des conséquences de quelque chose et qui ont rapport avec des effervescences collectives. Il a montré que les dieux sont seconds dans ce phénomène, puisqu’ils en résultent plus qu’ils ne l’expliquent, que toutes les institutions fondamentales des sociétés jusqu’aux nôtres ont été marquées peu ou prou par le religieux ou sont issues de la religion, que la religion a eu une fonction sociale qu’on ne peut traiter comme un hasard ou une anecdote, encore moins une duperie. Avec le sacré, il maintient un principe « lourd » d’unité à la base de la diversité religieuse. N’ayant pu imposer l’idée que ce sacré est la société elle-même, ce qui enfermait sa sociologie dans un cercle où, tantôt est sacré ce qui est social et tantôt la société est issue du sacré, ces difficultés récurrentes servent à souligner l’obsolescence de cette sociologie et à rejeter, parfois en bloc, le sacré.

Mauss a travaillé dans et pour la sociologie durkheimienne, et donc la centralité du sacré, mais il a élargi aussi le problème et, en un sens, s’en est éloigné. Son originalité a été de montrer, bien plus que Durkheim, l’importance des symboles dans les faits sociaux (on pourrait déjà parler de symbolique), que les sociétés trop vite dites primitives sont bien plus sophistiquées qu’on ne le voit, que leurs religions sont élaborées et ne sont nulle part totalement primitives, qu’elles ont connu des évolutions et parfois dans des sens très différents, qu’il faut les créditer d’une certaine historicité, qu’elles sont différenciées, qu’il ne faut pas créer trop vite un grand genre commun aux « religions archaïques » si c’est pour nier leurs diversités idiosyncrasiques.

Ces intuitions sont de conséquence; elles introduisent ou réévaluent les notions de symbole, d’échange, de sens, d’interprétation, de point de vue indigène.

Leurs effets ethnographiques sont totalement positifs, en particulier en justifiant que l’ethnographe emploie pour ces sociétés dont la plupart sont sans écriture la méthode philologique trop réservée aux grandes civilisations. Ces vues complètent la vision plus unitaire et plus objectiviste de Durkheim d’un principe de diversité et de différenciation potentiellement proliférant, qui rend justice à la richesse, à la complexité du donné ethnographique et historique, au nom duquel il n’est pas faux de dire que chaque système religieux a quelque chose d’unique, d’incomparable, qui renvoie à son terrain et à son histoire.

Durkheim a donc centré sa définition autour du sacré et de ses contraintes, mais non sans ajouter que la religion est « un système de croyances et de rites », ce qui va dans le sens de Mauss, dont l’idée de symbole éclaire maintes propriétés de ce genre de système. Ces faits établis en termes historiques, il faut maintenant quitter les pères fondateurs pour la suite. « Mais c’est l’incomparable grandeur et l’actualité de l’école française de sociologie d’avoir posé les deux termes essentiels des querelles où bat et peine encore, unsiècle après, le cœur de la science des religions » [Tarot, 2003a, p. 50]. Si cela est écrit dans ce style volontairement pompier, c’est pour faire point d’orgue ou coup de trompette et annoncer qu’il y a là une histoire à suivre.

Car les deux termes de symbolique et de sacré, pris simplement comme des x cachant des champs de problèmes, révèlent aussi une extrême tension, non pas en soi, mais pour l’observateur ou l’analyste. Le parcours dans les théories de la religion après Durkheim et Mauss montre, en effet, que chaque courant important cherche toujours plus ou moins à éliminer un de ces deux termes. Pourquoi et comment, à quel coût ? Voilà ce qu’il faudrait éclairer.

Mais les deux termes donnent une clef pour comprendre la logique des affrontements entre les doctrines. J’entends montrer un paradoxe : si la disjonction du sacré et du symbolique est bien un fait (et un ou le fait capital pour comprendre la sécularisation), si elle est aussi une condition de possibilité des sciences non religieuses de la religion, si surtout elle est nécessaire au progrès de l’analyse de chacun des champs que chacun de ces termes recouvre, elle est néanmoins ruineuse pour la compréhension d’ensemble des phénomènes religieux. Voilà sans doute une des raisons majeures pour lesquelles, si en unsiècle on a fait des progrès dans la compréhension du sacré et du symbolique, il semble pourtant qu’on ait peu avancé dans la définition de la religion.

Pour marquer cette sorte d’impossibilité de tenir ensemble le symbolique et le sacré sous le regard du même chercheur, je propose de reprendre le terme de « relation d’incertitude ».

Les phénoménologues, ou le retour à la confusion du sacré et du symbolique

Les critiques les plus décidées des durkheimiens sont venues desdits phénoménologues de la religion. Il ne s’agit pas d’une éventuelle phénoménologie du religieux pratiquée par des philosophes de métier, mais de discours d’historiens des religions. Cette mouvance est double [Dubuisson, 1998, p. 244 sq.]. Elle a commencé par des théologiens d’inspiration luthérienne comme Otto et Sonderblöm, et elle a continué, dans un tout autre esprit, avec des auteurs dont Eliade est le plus illustre. Leur point commun est que le sacré est non pas objectif, mais subjectif, qu’il n’est pas social mais transcendantal, qu’il est un donné psychologique, une des formes a priori de l’âme humaine.

Il est donc moins historique et particulier à des groupes qu’universel. Cette conception débouche sur des théories de l’Homo religiosus, utiles à diverses apologétiques.

L’œuvre d’Eliade fourmille d’ambiguïtés [ ibid., p. 127-128, p. 146], mais la plus importante, selon moi, est de revenir à la confusion religieuse du sacré et du symbolique. Il reverse sur le sacré les caractères ou les vertus du symbolique (le sacré est symbole en soi, il permet de communiquer, sans lui pas de culture) et sur le symbolique ceux du sacré (les symboles deviennent archétypiques, métahistoriques, universels). Avec ce sacré qui fonde le sens et dont la vertu régénératrice passe par les rites, essentiellement portés par le grand schéma du retour à l’origine, et avec ces symboles universels saturés de sacré, une plénitude religieuse originelle, transcendant les religions historiques et le déclin de l’histoire, est reconstituée. Une relation en cercle est rétablie entre sacré et symbolique qui se médiatisent mutuellement pour se mieux ressasser. La confusion du sacré et du symbolique rend le système « irréfutable ». Elle induit une conception en miroir, redondante, du mythe et du rite. Elle donne son climat de religiosité à cette pensée et elle dévalorise l’histoire au profit de la mythique origine. Elle confirme l’orientation conservatrice, voire réactionnaire du système. Étrange histoire des religions écrite en haine de l’histoire ! Enfin, l’Homo religiosus mérite les mêmes critiques que tout autre saucissonnage d’Homo en faber, loquens, œconomicus ou politicus, etc. [Tarot, 2003b, p. 213].

Le structuralisme ou le symbolique sans le sacré

Le structuralisme a voulu se démarquer de cette herméneutique trop impure épistémologiquement, de cette phénoménologie d’historiens, de son retour à l’expérience, au vécu, de son refuge dans le sentiment, l’affectif et le sens, de sa complaisance à répéter le mythe. En matière de religion, le structuralisme en prend le contrepied. Elle parlait beaucoup de religion, il va donc l’éviter. Le fait que l’influence d’Eliade, en France du moins, ait été très forte dans l’immédiat après-guerre et au début des années cinquante quand se forge le structuralisme et le fait que Lévi-Strauss ne le mentionne jamais semblent bien confirmer cette dimension de réaction du structuralisme contre cette envahissante métaphysique du sacré. Dans le même sens, Lévi-Strauss va aussi jouer l’héritage de Mauss contre celui de Durkheim, en systématisant la notion de symbolisme (le mot de symbolique n’apparaît pas chez lui) et en lui demandant d’expliquer le social sans le sacré [Descombes, 1980, p. 81]. Avec le structuralisme, on a la plus ambitieuse théorie du symbolique, mais le sacré a disparu. On n’est plus dans la confusion, mais dans l’éviction.

La postérité lévi-straussienne est encore plus radicale que le maître, si c’est possible. Elle a même son gauchisme et sa sophistique. M. Detienne a prétendu liquider le concept de sacrifice [ 1979] et de mythologie, voire de mythe [ 1981], en prétextant que Lévi-Strauss [1962] avait bien liquidé celui de totémisme ! D. Dubuisson [1998, p. 215] prétend suivre ces deux illustres exemples, pour liquider la notion de religion comme relevant purement et simplement de l’ethnocentrisme occidental, romain et chrétien et de l’illusion rétrospective, de l’anachronisme. Le fin mot de la science des religions, dans ses derniers progrès, est de prendre conscience qu’elle n’a pas d’objet. Ses fondateurs n’ont donc rien fondé, car ces savants, souvent par ailleurs fort laïques, étaient encore totalement sous l’emprise des catégories séculaires, millénaires, de leur culture comme précisément celle de religion, à laquelle ils se sont échinés à donner un contenu et une universalité qu’elle n’a pas.

Victimes d’un mirage né de leur héritage, ils se sont fourvoyés dans cette quête, aussi sûrement que les Espagnols partis à la recherche de l’Eldorado. Dans ses études sur la religion, l’Occident n’a jamais été qu’à la recherche de lui-même. Servie par des plumes brillantes, cette position post-structuraliste devenue déconstructiviste est dominante dans plusieurs secteurs de la recherche très spécialisée d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit de ses mérites critiques, il est facile de comprendre, en termes bourdieusiens, qu’elle a un effet de distinction extrême sur et surtout entre les chercheurs !

On se trouve bien devant des théories de la religion « inexistentialistes » (Gauchet). Si elles ont bien raison de nous mettre en garde contre l’ethnocentrisme et l’anachronisme, qui ne sont pas périls illusoires, ne peut-on craindre qu’elles ne liquident le bébé avec l’eau du bain ? Sans détailler une critique faite à maintes reprises à Lévi-Strauss et que méritent encore plus ses épigones [Tarot, 2003b, p. 219-220], qu’il suffise de dire que s’il n’y a que du symbolique et pas de sacré, il n’y a que de la culture et plus de société.

Les religions anciennes deviennent, comme l’art moderne, un jeu de signes ou de mots, sans ancrage social. On revient à une variante, quasi étymologique, de la religion illusion.

Girard, ou le retour du sacré au risque de l’oubli du symbolique

Girard réagit contre le structuralisme et ce nominalisme, et il complète Durkheim en allant plus loin dans son sens. Derrière le sacré, ses fascinations et ses dangers, ses effervescences, se trouve le risque bien réel d’autodestruction du groupe dans la rivalité mimétique, la violence interne et l’issue hors de ce péril par le mécanisme de la victime émissaire, où le groupe se purge et se sauve de la surenchère de la violence de tous contre tous en la transformant en violence de tous contre un. Ce mécanisme émissaire est connu de toutes les sociétés, archaïques ou modernes. Les systèmes de sacrifice sanglant ou non sanglant qu’ont connus les grandes religions classiques en sont à la fois des répétitions et des substitutions ritualisées, formalisées. Ces victimes émissaires ont donné naissance aux victimes sacrificielles qui les remplacent et aux dieux qui représentent leur force et leurs effets. Les sacrifices offerts à ces dieux sont des moyens de conjurer la violence interne du groupe, de l’orienter et de s’en décharger, en recherchant, par des voies plus détournées, les mêmes effets d’unification et de pacification du groupe qu’avait assurés le mécanisme primitif. Le sacré cache donc une réalité, la violence, et il est bien marqué fondamentalement, comme elle, de l’ambivalence du danger, car elle peut tout détruire, et de la bienfaisance, puisque l’ordre suit cette catharsis. Néanmoins, ce système d’encadrement de la violence par le système sacrificiel fonctionne au prix d’un mensonge, car, pour justifier sa violence contre ses victimes, le groupe doit se mentir sur la malfaisance qu’il leur attribue alors qu’elle n’est que la sienne. Le système sacrificiel ne peut fonctionner que tant que, et là où, ce mensonge de l’attribution projective sur l’autre de l’agressivité de soi est possible.

Les structuralistes n’ont jamais douté que la réaction de Girard les visait au premier chef et concernait l’éviction du sacré par la vulgate de leur doctrine. Leur réponse a le plus souvent été méthodologique, voire ad hominem : Girard n’était pas ethnologue et étendait des présupposés chrétiens.

Il n’est pas faux de dire que Girard est plus durkheimien que Durkheim.

Pour lui aussi, le sacré est une réalité objective et collective, particulièrement liée à des moments d’effervescence. La religion est tout sauf une illusion, sa fonction sociale est primordiale. Pour Girard encore plus que pour Durkheim, si c’est possible, la religion est le premier des phénomènes sociaux et la première des institutions, toutes les autres, justice, État, etc., en sont issues.

Si l’on pense que le mécanisme du bouc émissaire n’est pas une illusion, qu’il est bien central dans le phénomène du sacré, de ses fascinations et de ses dangers, ce n’est pas peu que d’en avoir dégagé le noyau ou le schéma et la fonction. Mais justement, l’universalité que Girard veut lui donner semble contestable par le fait que ce schéma n’apparaît que bien rarement avec cette nudité ou cette crudité ou cette cruauté dans les systèmes observables, qu’on les dise religieux ou socio-culturels, tels que les voient l’ethnographie ou l’histoire. En ce sens, le scénario schématique girardien rend intelligible des faits indéniables, mais il semble aussi appauvrir le donné multiforme et proliférant des religions. On peut considérer légitimement qu’il ne rend pas compte de toute la complexité à l’œuvre dans les religions concrètes.

C’est donc à un girardisme modéré ou tempéré que je me rallierai et qui précisera que, si la violence mimétique et le mécanisme émissaire sont fondamentaux, comme tels, ils sont encore préreligieux ou extra-religieux.

D’ailleurs, on en trouverait des traces, par exemple, aujourd’hui dans des situations de conflits dits « ethniques » ou nationalitaires, mais sans créer des dieux ou des religions pour autant, même s’il y a des « ressemblances ».

L’analyse de Girard rend compte de l’asservissement ou du « plombage » du symbolique par le sacré dans les sociétés traditionnelles par cette thèse forte que l’emprise du sacré sur le symbolique résulte de la nécessité, toute socio-logique, qu’il faut d’abord que la société s’institue et s’équilibre. Elle explique très bien une certaine fonction sociologique de la religion dans les sociétés traditionnelles.

Mais elle rend mieux compte de la dimension sociale de la religion que de sa dimension culturelle. Elle ne rend pas aussi facilement compte de la complexité « seconde » (ce qui ne veut pas dire secondaire !) des faits religieux et de tous les liens instaurés, institués, tissés entre société, religion et culture. Si le mécanisme émissaire donne le schéma dont le sacrifice est la mise en scène rituelle et le substitut, s’il explique pourquoi il pèse au centre des institutions, il n’explicite pas assez le comment de ces déplacements, car cela passe par un immense travail d’interprétation idéologique et d’actualisation rituelle. Bien des ambiguïtés qui obèrent la réception du girardisme seraient levées si on montrait comment, dès les sociétés de cueilleurschasseurs, le mécanisme émissaire a été à la fois commémoré et dépassé ou déplacé et remplacé par des combinaisons symboliques complexes, fondées sur une idéologie sacrificielle élaborée et reliée, et parfois peu ou moins sanglante, alors que des sociétés postérieures, néolithisées, voire modernes, sont souvent revenues à un réalisme victimaire et sanglant que les précédentes avaient su contourner. C’est rester fidèle à une intuition maussienne essentielle que de dire qu’on sous-estime trop, et Girard aussi, le travail symbolique et idéologique des sociétés, dites facilement archaïques, pour entourer leur violence.

Si donc, en simplifiant à l’extrême, on peut prétendre que le structuralisme, c’est le symbolique sans le sacré, Girard n’échappe pas au risque inverse de méconnaître le symbolique au profit du seul sacré, de sous-estimer le travail idéologique au profit du mécanisme, ce qui confirme notre « relation d’incertitude », mais dessert sa thèse et empêche que les vérifications dont elle a besoin soient faites par ceux qui lui reprochent sa vision trop cavalière des sociétés traditionnelles et sa désinvolture face à la complexité du donné empirique de ces sociétés.

Bourdieu ou la domination en partie déduite du symbolique

Trigano [ 2001, p. 151 sq.] a justement souligné l’intention totalisante de la sociologie de la religion de Bourdieu, qui entendait offrir une synthèse de Marx, Durkheim et Weber. Mais selon moi, la seule idée vraiment originale de Bourdieu, dans cette affaire, est celle de violence et de domination symboliques. Il faut mettre à son actif qu’il reprend, en partie, la vision marxiste de l’idéologie pour la compléter, en l’arrachant aux simplismes de la théorie du reflet. Il y a donc chez lui un effort pour repenser la spécificité du symbolique, sans le réduire mais sans le déconnecter non plus des réalités économiques, politiques ou de classe, ce qui n’a rien d’étonnant dans une entreprise qui voulait opérer la jonction du marxisme et du structuralisme.

La religion y apparaît donc comme une forme de domination parmi d’autres, même si elle est la plus intériorisée et donc la moins coûteuse et la plus insidieuse. Mais la notion de sacré n’apparaît nulle part, ni dans ses écrits théoriques ni dans son ethnographie kabyle, souvent remarquable et qui a servi de modèle de référence à toute sa construction théorique [Addi, 2002]. Si la violence et la domination ne sont pas niées, elles sont rapportées, finalement, soit à l’intérêt de type politique ou économique ou de classe selon les positions les plus classiques du matérialisme sociologique, voire de l’utilitarisme [Caillé, 1994], ce qui n’a rien d’original, soit – et c’est plus nouveau – à des effets de domination devenus la conséquence du symbolique lui-même, pour autant que Bourdieu voit bien la nécessité proprement anthropologique d’instaurer et de reproduire un ordre spécifiquement socio-culturel. La violence symbolique, dès lors, est celle qui se déduit de l’imposition et de la manipulation du symbolique, d’un pouvoir sur les hommes par un pouvoir sur la culture par les moyens de la culture.

Cette approche relève plus d’une sociologie militante de la libération ou d’une légitimation de la révolution culturelle, fort à la mode dans les années où elle s’est élaborée, que de la sociogenèse du religieux. Si la pensée de Bourdieu n’évacue pas toute considération de la violence, la spécificité de la violence au principe du religieux lui échappe finalement. Violence et domination ne sont pas de vains mots chez lui, mais il atteste à sa façon de notre « relation d’incertitude » en privilégiant nettement le symbolique, repéré comme une source et la médiation de la domination, et en faisant l’impasse sur le sacré.

Marcel Gauchet ou la religion sans le sacré et le symbolique

Cette esquisse se doit de finir sur la dernière grande tentative de théorie générale du religieux qui a dominé la fin du XXe siècle, celle de MarcelGauchet.

Il propose, dès le départ de son travail [ 1977], une définition de la religion à laquelle il sera d’une fidélité exemplaire. La religion est le régime d’hétéronomie par quoi la société se dépossède de tout pouvoir sur son origine et par conséquent renonce à son historicité et à la créativité propre de son action.

Cette définition suffit à son programme d’une histoire politique de la religion d’une immense ambition, puisqu’il parcourt l’histoire universelle des primitifs à la dernière modernité, à la société sortie de la religion. De cette entreprise considérable, tirons, provisoirement, seulement trois remarques.

La définition de la religion est fonctionnaliste : la religion n’est jamais considérée en elle-même, mais d’abord pour ses effets, essentiellement politiques. Ce fonctionnalisme est poussé jusqu’à une sorte de point de vue « extrinséciste », où la religion est toujours vue à distance. Son contenu et ses formes n’interviennent que pour faire comprendre leurs effets politiques et surtout comment le politique sort ou se libère du religieux. Si le christianisme a droit à plus d’analyse interne, c’est justement parce qu’il est, selon la formule choc qui s’est imposée, « la religion de la sortie de la religion ». Ainsi vu de loin et de haut, il n’y a plus besoin de rentrer dans le détail intime ou dans les autres mécanismes fondateurs des religions.

Gauchet traite la religion entièrement comme un fait social, ce qui fait tout son durkheimisme, puisqu’il se garde bien de disserter sur le sacré. Ce choix lui permet de poser l’historicité du fait religieux, quoi qu’en disent les religions elles-mêmes, et donc la possibilité de la sortie. En revanche, à la différence de Durkheim, il ne croit pas que la religion soit le plus primitif des faits sociaux, qui est pour lui le politique. Par quoi le politique apparaît d’emblée d’une autre essence, comme plus englobante, que le religieux. Il le faut pour que le politique demeure central quand se marginalise le religieux.

Mais cette position explique mieux la séparation finale du politique et du religieux que leur confusion initiale, l’emprise du religieux sur le politique et surtout le parti pris d’hétéronomie, qui reste comme inexplicable.

Le troisième trait à souligner, c’est que, malheureusement, le dialogue ne s’est pas instauré entre Gauchet et Girard. On peut regretter que les deux théories qui ont dominé le champ à la fin du siècle se soient développées, apparemment, dans une pesante ignorance mutuelle, sans même croiser le fer. Faute de quoi, serait-on légitimé à risquer cette confrontation à leur place ?

Elle ferait sans doute venir au centre du débat, comme étant le responsable majeur de ce fait, le « clastrisme » de Gauchet. En effet, si Clastres a écrit des pages remarquables sur la guerre et le guerrier sauvages, il n’a jamais considéré que la violence externe ou externalisée des sociétés primitives. Il est littéralement fantastique qu’une pensée forte et novatrice, toute orientée vers l’énigme de la genèse de l’État, ne dise mot de la violence interne. Il n’y a donc pas qu’en amour que la passion pour un objet le fasse souvent perdre !

Gauchet défend bien l’idée de la religion comme fait social, mais non celle du caractère primitif du fait religieux, que tente de refonder Girard. C’est que tout le propos de Gauchet reste finalement dans la logique de l’Aufklärung, qui est de fournir une théorie politique du religieux. Certes, ce n’est plus la vieille conception politique du religieux en termes d’illusion ou de fable inventée par des prêtres perfides pour servir le méchant despote et berner un vain peuple. Gauchet a bien lu Durkheim et Weber, et en lisant Gauchet, on sentait poindre comme une nouvelle laïcité, bien plus attentive à la compréhension d’une histoire complexe et où il y va du fond de l’homme et du fondement de ses sociétés. Mais enfin, la divergence reste entre cette histoire politique de la religion et ceux qui, comme Girard et peut-être Durkheim, permettent ou appellent une théorie religieuse du politique. Mauvais génie ou malin diablotin, ne pourrait-on pas montrer que sa position est réversible ? Après cette magistrale « histoire politique de la religion », ne pourrait-on pas (je ne dis pas aussi bien) écrire une histoire religieuse du politique ? Le radicalisme de sa position ne vient-il pas de la philosophie politique et de celle issue des Lumières plus que de la sociologie (et de l’ethnologie) de la religion, accusée, non sans raison, de timidité spéculative ? Les faits consécutifs à 1989, la crise du politique ne viennent-ils pas suivre de trop près la sortie du religieux pour ne pas surprendre la doctrine ?

On peut conclure que chez Gauchet, s’il est beaucoup parlé de religion, finalement, il n’est plus question ni de sacré ni de symbolique. Par quoi, il est bien l’auteur désigné, mieux que Bourdieu (malgré Trigano), pour achever ce périple en sociologie de la religion.

Pour une définition de la religion

On ne tirera pas ici toutes les leçons de ce survol historique, mais seulement qu’il nous met en face d’une articulation majeure, pas assez relevée comme telle et néanmoins centrale.

Cette articulation permet de congédier certaines définitions « unaires » (par un seul trait) de la religion, qu’elles soient primordialistes ou substantialistes, et de dégager leurs présupposés essentialistes. Majoritairement, les tentatives de définition ont implicitement lié la possibilité de cette définition à une confusion entre spécificité du phénomène religieux et simplicité essentielle d’une définition univoque répondant à la transparence d’un seul concept.

Mon présupposé est inverse : la spécificité du religieux ne tient pas à la simplicité d’une essence, mais à une certaine complexité que doit poser la définition. Cette complexité est d’autant plus importante que c’est elle qui contient certaines conditions de possibilité du devenir de la religion. Si la religion n’avait qu’une essence aussi simple que le triangle, elle n’aurait pas d’histoire.

Or elle en a non pas une, mais de multiples.

Notre parcours achemine donc vers une définition à double foyer. La religion est un sytème symbolique du sacré. Cette définition complexe, malgré son laconisme, est à la fois durkheimo-girardienne et maussienne. Elle peut s’enrichir des progrès postérieurs sur le sacré comme sur le symbolique, étant entendu que le sacré en son centre le plus lointain « couvre » la victime et la violence sacrificielle, dans tous les sens du mot « couvrir », et que l’analyse du symbolique a avancé depuis Mauss. La religion est une construction symbolique autour de la violence émissaire, dans certaines conditions de la socio-genèse, de son imaginarisation et de sa stabilisation, à la fois pratique (elle s’inscrit dans la réalité du fonctionnement social) et idéologique. Le religieux, c’est primairement du sacré symbolisé et secondairement du symbolique sacralisé, et pas seulement par une sorte de contagion, mais par un travail parfois systématique de mise en rapport intellectuel et rituel. Il faut souligner le travail symbolique et idéologique considérable par lequel les sociétés religieuses tentent d’enclore le mécanisme émissaire, de le masquer, voire d’en sortir.

Le réel, quand il s’appelle la violence ou la mort, qui en sont la marque infaillible, et la fonction symbolique, quand elle est surtout pleine de fantasmes, n’ont donc en soi encore rien de religieux. C’est leur rencontre, c’est l’embrayage des deux dans certaines conditions instituantes de la sociogenèse qui lancent le processus religieux. L’homme n’est pas religieux seulement parce qu’il parle ou seulement parce qu’il peut tuer, mais par la manière dont il parle sa violence et donc l’institue, avec l’effet immanquable qu’autoriser telle violence équivaudra à refouler telle autre. On a donc là aussi le nœud commun originel du religieux et du politique. D’où l’extrême importance du travail idéologique dans cette affaire. J’appelle idéologie le discours qui définit la violence légitime et donc le discours maître, sinon déjà discours du maître, discours institutionnalisé. Mais pour garder sa maîtrise, sa position institutionnelle, ce discours doit soit prévenir soit recoudre les autres discours entre eux et toujours par rapport à soi. Là gisent quelques-unes des plus grandes difficultés de mon hypothèse. En examinant certaines des objections qu’elle peut soulever, je vais être amené à la préciser.

DE QUELQUES DIFFICULTÉS

Il est parfaitement prévisible que cette hypothèse devra faire face à trois familles d’objections. La première viendra de ceux qui pensent qu’on peut faire l’économie complète de la notion de sacré, et surtout qu’il est faux de voir – comme je l’assume – derrière le sacré durkheimien le sacré girardien, que c’est là une vaine tentative de regonfler une vieille outre éclatée. Elle sera faite par des ethnologues, mais aussi par des sociologues du religieux contemporain qui ne retrouveront pas, en effet, les mécanismes girardiens dans le NewAge par exemple ! Or il est évident qu’une hypothèse sur le religieux et le sacré doit pouvoir rendre compte de cette situation actuelle. Cependant, ce n’est pas de l’actualité qu’elle doit partir, mais comme l’avait bien compris Durkheim, du religieux le plus lointain. Je pense ensuite que, pour répondre à cette famille d’objections, il faudra procéder empiriquement. La solution passe par la lecture des mythes et des rites. On ne peut dirimer la question a priori. Si beaucoup de sociologues contemporains sont allergiques à Girard, c’est aussi parce qu’ils sont allergiques à la philologie, ce qui n’était assurément pas le cas de Mauss ! Ce qui ne veut pas dire que Girard en fasse assez non plus. Mais il y a un vrai problème de lecture des mythes. C’est donc en peaufinant l’hypothèse girardienne pour la rendre philologiquement opératoire qu’on avancera.

Je reviendrai sur la nécessité de dégager les opérations symboliques à l’œuvre dans les discours et les pratiques du sacré, et si possible de faire une grammaire et une rhétorique des procédés de légitimation de la violence, qui sont si forts qu’ils pourraient bien courir des « primitifs » à nous-mêmes.

Un deuxième front, plus récent, se formera venant des dernières théories psycho-biologiques de la religion, souvent d’inspiration cognitiviste et strictement individualiste, qui ont ceci de spécifique de vouloir expliquer le social sans la société et donc la religion en faisant totalement l’impasse sur sa dimension collective et sociale.

Mais, dans le cadre de cet article, je voudrais m’arrêter aux objections qui pourraient provenir de girardiens qui trouveraient que mon hypothèse fait une place indue au symbolique et qu’on gagnerait en rigueur à se passer de cette notion par nature équivoque. On peut tirer ces objections de deux articles fondamentaux de Vincent Descombes [ 1980] et de Lucien Scubla [ 1998].

L’équivocité du symbole et du symbolique, et après

Tous les dictionnaires le confirment, le mot symbole est équivoque. Il peut désigner, comme c’est le plus souvent le cas dans l’usage courant ou en art, « ce qui représente autre chose en vertu d’une correspondance » ou au contraire, comme en sémiotique ou en algèbre, « ce qui en vertu d’une convention arbitraire, correspond à une chose ou à une opération qu’il désigne » (Petit Robert, souligné par nous). On pourrait aussi illustrer le fait par la différence des usages du mot en français et en anglais. C’est de cette équivocité du symbole que part Descombes pour montrer que le symbolique, loin de la surmonter, lui doit son succès : « Dans certains contextes, le symbole est un signe radicalement arbitraire : tels sont les symboles chimiques, algébriques et tous les cas de notation ou de convention d’écriture. Dans d’autres contextes, le symbole est un signe plus motivé que les autres : tel est le symbolisme au sens rhétorique, qui recouvre tous les cas d’expression indirecte » [ 1980, p. 77].

Cette équivocité du symbole en ruine l’usage chez les structuralistes. Car en feignant de tenir une signification unique, ils en étendent l’ambiguïté, non sans profiter de la substantivation de l’adjectif qui fait croire « à la fiction d’un symbolique univoque » [p. 89]. Il montre que Lévi-Strauss ne sort de cette ambiguïté qu’en tentant de ramener le symbole, pris au sens traditionnel qu’il a dans la magie et que Mauss signifiait par le mana, à un simple signe algébrique [p. 87] ou au fameux signifiant flottant et que cette réduction est bien l’enjeu de l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss.

Je suis tenté d’aller plus loin. À partir de cette difficulté initiale, les autres prolifèrent et tout s’embrouille comme à loisir. La liste des contradictions irrésolues est impressionnante : faut-il distinguer le signe et le symbole (oui, pour Saussure et beaucoup de linguistes, non, pour Mauss)? Si oui, par quoi ? On flotte. S’il y a symbolisation, il doit y avoir une fonction à l’œuvre dans cette opération, mais peut-on définir la fonction symbolique ? Scubla [ 1998, p. 44 sq.] montre à l’envi que Lévi-Strauss n’y réussit pas, sauf à y remettre simplement le langage, dont elle devient un nom pédant. Est-elle le propre de l’homme ? Faut-il distinguer symbolisme et symbolique ? Faut-il distinguer le social et le symbolique ou tenter de ramener le social au symbolique pour faire une théorie de la culture, comme le tente Lévi-Strauss ?

Peut-on parler de système symbolique comme le fait aussi Lévi-Strauss, alors qu’il ne définit jamais la notion, comme le lui reproche Scubla [ 1998, p. 43]? S’il y a pluralité de systèmes symboliques, faut-il chercher les lois générales de leur production et se demander, avec Lévi-Strauss, s’il y a un « ordre des ordres » qui, comme n’hésite pas à l’affirmer Lacan, forme l’« ordre symbolique » qui englobe le tout et poser que l’accès à cet ordre est la condition de l’humanisation de l’homme ?

Devant l’ampleur de ces difficultés, faudrait-il se garder d’employer la notion de symbole, puis refuser de parler de système symbolique, comme semble le faire Scubla, et enfin évacuer toute notion de symbolique, et a fortiori d’ordre symbolique, comme le font Scubla et Descombes ? Je ne le pense pas. Mais, alors qu’il est évidemment impossible ici de répondre de façon détaillée à chacune de ces questions, peut-on néanmoins indiquer l’esquisse d’un chemin pour sortir de cette forêt ? Le travail serait empirique d’abord, mais il ne suffirait pas. Il passerait par la critique des théories, enfin par des propositions théoriques. Disons un mot de ces trois niveaux du débat.

Empiriquement, le fait que la pratique ethnographique ne peut pas se passer de la notion de symbole, dans son sens le plus ordinaire, donne à penser dans sa banalité. Bien plus, elle peut montrer qu’il existe des systèmes symboliques et que même, bien souvent, c’est seulement en construisant le système symbolique sous-jacent à de nombreux comportements qu’ils deviennent intelligibles. Il en existe, selon nous, un exemple vraiment exemplaire, c’est celui de l’analyse de la sorcellerie du bocage normand par Jeanne-FavretSaada. Il suffit de bien lire la scène qu’elle décrit d’un interne de l’hopital d’Alençon s’efforçant de construire la catégorie de « délire de sorcellerie », pour comprendre ce que peut apporter d’intelligibilité l’approche de la sorcellerie « comme système symbolique éventuellement pourvu de sa rationalité propre » [Favret-Saada, 1977, p. 128-129]. La notion a une véritable valeur heuristique, elle est opérationnelle, car c’est aussi grâce à elle que l’ethnologue a pu reconstruire ce système de places qu’est la sorcellerie et nommer celle, pourtant cruciale du point de vue institutionnel, de « l’annonceur », opérante mais jamais vue ni nommée avant elle.

Cet exemple de la sorcellerie bocaine serait inépuisable pour illustrer les mérites opératoires de la notion de système symbolique, d’autant plus que le système est autonome par rapport à la religion officielle, qui croit peut-être au diable mais n’aime (plus ?) guère ces histoires, et à l’idéologie moderne « éclairée » qui n’y voit que sottise ou arriération. C’est grâce à la notion de système symbolique que Favret-Saada pose les bonnes questions : qu’est-ce que les paysans qui entrent dans une crise de sorcellerie tentent de mettre en forme? Du malheur, de la souffrance, de l’agressivité, de la jalousie. Par quoi, si la sorcellerie bocaine s’éloigne parfois des religions « modernes », elle n’est pas sans clins d’œil vers le sacré archaïque ! Mais elle est fascinante pour nous ici par le côté restreintissime et rigoureux de son système de places. Quatre suffisent : la victime que l’annonceur autorisera à se dire ensorcelée, le désenvoûteur et le sorcier. Avec en prime – preuve que le symbolique ou le virtuel sont souvent plus réels que le réel – le fait que jamais personne ne se dit sorcier et que le système fondamentalement paranoïaque fonctionne même sans sorcier, mais non sans risque d’erreurs « judiciaires »!

Il y a donc des systèmes symboliques, et on ferait bien de réfléchir à leurs étranges propriétés, au point qu’on serait tenté de se demander si, à l’image de l’eau, ils ne sont pas capables d’états liquide, solide ou gazeux.

Ils unissent des éléments parfois très hétérogènes – choses, personnes, objets, signes, affects, idées. Ils unissent des réalités objectives, mais dans un grand mépris de leur objectivité, à des réalités subjectives, qui sans eux seraient impossibles à atteindre. Une des conséquences de cette union de l’extérieur et de l’intérieur, du monde objectif et du monde subjectif est qu’on peut douter de leur degré de réalité. D’ailleurs, très souvent, ils n’ont que peu ou pas de réalité pour ceux qui ne sont pas dedans, ou au mieux, « ça ne devrait pas exister, ces choses-là ! », alors qu’ils deviennent si souvent « plus réels que le réel » pour ceux qui sont dedans, « pris ». Ces systèmes n’ont pas toujours des frontières précises, et c’est pourquoi on peine à leur trouver une essence, et d’abord parce qu’un symbole peut toujours renvoyer à d’autres symboles, s’y substituer, et qu’ils sont objets d’interprétations, de minimisations, d’euphémisations, de silences. Mais ils gardent certains agencements comme une marque, une trace d’origine et de fonction, une structure. Comme cet avare, structuraliste sans le savoir, qui disait : « Ceci est le couteau de mon grand-père, mais mon père en a changé la lame et moi le manche. » Que res-tait-il donc du couteau primitif ? La forme d’une jointure.

Une de leurs plus étranges propriétés est de pouvoir exister dans des états assez diffus, comme s’ils étaient élastiques, alors qu’à d’autres moments, ils sont resserrés, systématiques, au point qu’on ne peut rien y introduire d’étranger. Ce sont les luttes et les situations de conflit et de violence qui durcissent les systèmes symboliques, les resserrent, les « bétonnent ». C’est si évident de la sorcellerie bocaine qu’elle ne prévoit même pas la place d’un observateur neutre – Favret-Saada en a fait l’expérience à son corps défendant –, comme dans ces situations de guerre civile où les journalistes sont traités en espions. Marque de la violence : on est pour ou contre, dedans ou dehors. Dans toutes les cultures actuellement existantes, il y a plusieurs systèmes symboliques, ce qui pose le problème de les corréler et de les hiérarchiser.

Nous verrons que cette pluralité pose un problème majeur.

Au niveau de la critique, il suffit de partir de l’œuvre de Lévi-Strauss, puisqu’elle est bel et bien devenue la plaque tournante des questions du symbolique, même si on partage les critiques d’inspiration girardienne que lui font Descombes et Scubla. Leur point commun, c’est que le symbolique lui sert à ramener le social au culturel et celui-ci au psychologique, à dissoudre la sociologie dans une anthropologie de la culture et celle-ci dans une sorte de psychologie, et à fonder l’échange sur la seule réciprocité, en évacuant la rivalité, le désir de puissance, les problèmes du pouvoir. Surtout, le symbolique ne peut et ne doit pas servir à évacuer le sacré. J’entends d’autant mieux la leçon que je comprends fort bien la tentation de le faire. Mais peut-on se passer du symbolique au profit du seul sacré ? Retour de notre relation d’incertitude ?

Pour une typologie des théories du symbolique

La réponse devrait passer par une remise en ordre dans les théories du symbolique, laquelle passerait aussi, comme pour les théories de la religion, par une typologie historique des théories qui se ramènent probablement à trois grandes familles (et pas mal de sous-groupes).

Les théories du symbole qu’on dira imaginalesinsistent toutes sur la capacité du symbole non seulement de représenter, mais de « présentifier » la chose. Elles sont traditionnelles, elles plongent dans l’histoire religieuse de l’humanité, elles ont été remises au goût du jour par les poètes et les philosophies romantiques, elles ont leurs versions plus actuelles chez Eliade ou Jung. Ce sont des sortes d’ontologie du symbole, auquel elles attribuent soit un statut un peu semblable à celui des idées platoniciennes, soit celui d’archétypes logés dans l’inconscient.

Les théories qu’on dira sémiotiques se construisent justement contre les précédentes et tendent à ramener le symbole au signe arbitraire, à déduire le symbole du langage, comme le tente Lévi-Strauss, avant que la « vulgate structuraliste » (Descombes) ne s’en empare. Hénaff, néanmoins, apporte des précisions importantes en montrant – ce à quoi on peut s’attendre – qu’une (grande) œuvre est plus complexe que la vulgate et que la pensée du maître « sur la question du symbolisme n’est ni constante ni uniforme » [1999, p. 354].

Elle a connu trois périodes. Il est parti des questions de l’efficacité symbolique (distincte de l’efficacité technique), d’un effet inducteur spécifique, saisi à travers la célèbre intervention du chamane cuna pour aider une parturiente; puis, avec l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss et jusqu’à la Pensée sauvage compris, il entreprend de construire une théorie de la société comme « un système et un ordre symbolique » [p. 357], ce qui l’amène à affirmer la radicale autonomie de la culture et à comprendre « toutes les activités et productions comme symboliques » [p. 358]. Enfin, dans les Mythologiques, il fait marche arrière et en comparant les mythes à la musique, en soulignant qu’un mythe ne peut s’expliquer que par un autre mythe, il revient à l’idée que le symbolisme a des « effets inducteurs » propres et que dans le symbolisme,« il ne s’agit pas de dégager un sens, mais de réaliser une opération » [p. 359].

Donc Lévi-Strauss, parti de la magie et des rituels, s’est efforcé ensuite de ramener le symbolisme à un fonctionnement langagier et finalement, « devant la complexité et le statut particulier des mythes, [il] revient implicitement à l’idée de processus inducteur comme ce qui règle les rapports de transformation entre les récits et ne conçoit l’interprétation que comme transformation, c’est-à-dire traduction de formes les unes dans les autres, comme production de variantes et non comme attribution d’un signifié » [p. 359-360].

Lévi-Strauss semble bien pour finir renouer avec son point de départ et donc faire au moins un clin d’œil à la troisième famille de théories, que j’appelle pragmatiques.

Celle de Mauss me paraît exemplaire, encore que bien inchoative. Elle est doublement pragmatique. Méthodologiquement pragmatique, elle se contente d’abord de relever les symboles, tous les faits de symbolisation, si possible impérativement en contexte. Mais aussi théoriquement pragmatique, en ce sens que pour elle, le symbolisme consiste moins à penser ou à dire qu’à faire.

Il se concentre sur les rites. Je ne discute pas ici si Hénaff a raison de penser que la conception d’Ortigues et celle, pourtant bien différente, de Dan Sperber sont de cet ordre où « le symbolisme est d’abord un système opératoire, un système d’organisation. On ne demande pas d’un instrument ce qu’il signifie mais à quoi il sert, ce qu’il permet de produire. Le symbolisme produit un ordre dans un ensemble d’éléments sensibles » [Hénaff, 1999, p. 364].

Mais ce n’est pas un hasard si cette famille se tient le plus près possible du sens étymologique du mot symbole : le symbole ne fait pas que représenter, il n’est pas qu’un signe qui permet de communiquer, il est un opérateur et en particulier d’alliance, de reconnaissance, du lien social. On y est comme immédiatement sensible à la fonction sociale, socialisante du symbole.

Seulement, parmi les théories « pragmatiques » du symbole, Alain Caillé tente de le ramener au don [Caillé, 1998, p. 122-144], et Lucien Scubla [ 1998] de le ramener au sacré et donc, concrètement, à la victime émissaire, et de démontrer l’antériorité de la victime sur le don et le symbole.

Un ou le système symbolique ?

Après avoir montré contre Lévi-Strauss qu’on ne peut réduire le social à la culture et celle-ci au symbolique, L. Scubla [ 1998] entend montrer aussi, contre Alain Caillé, que le don est également impuissant à fonder seul l’échange et que, loin que le sacrifice soit une région du don, le don suppose le sacrifice. Caillé, écrit-il,« propose de revenir au don, mais répugne à voir que revenir au don, c’est aussi revenir au religieux, et plus précisément au sacrifice » [p. 49]. C’est que, « tout comme Lévi-Strauss, Caillé relègue le religieux au second plan » [p. 49] et attribue au « symbole un sens élastique » [p. 49].

Scubla lui oppose que « le symbole prototypique n’est apparemment pas le don qui lie, comme l’imagine Caillé, mais plutôt le sacrifice qui sépare » [Scubla, p. 50]. En effet, « l’opération sacrificielle n’est pas de l’ordre de la conjonction mais de la disjonction » [p. 50]. Il faut d’abord tenir les dieux à la bonne distance. Le geste sacrificiel premier, c’est de « couper symboliquement en deux la victime sacrificielle pour obtenir cet effet séparateur » [p. 50], par exemple un cabri pour mettre fin à une relation incestueuse [p. 51].

« Le sacrifice a pour fonction d’unir les hommes autour des dieux, mais sur la base d’une séparation préalable qui rend possible cette union » [p. 51].

Le sacrifice n’est ni d’abord ni essentiellement un don, mais l’est parfois secondairement. « Même si le sacrifice est souvent une sorte de don fait aux dieux, même si l’objet donné s’interpose lui aussi, comme la victime, entre le donateur et le donataire, le rite sacrificiel renferme presque toujours une dimension de rejet, de mise à l’écart, et surtout une part irréductible de violence qui sont étrangères à l’acte de donation » [p. 54]. En conséquence, « le sacrifice englobe le don, alors que le don n’englobe pas le sacrifice » [p. 54]. Scubla interprète dans ce sens le « don » du couscous à l’étranger et même toute l’hospitalité arabe, qui n’est pas d’abord un don mais la conjuration de la menace potentielle que représente l’étranger et qui appelle une pratique sacrificielle.

Tout don a-t-il été d’abord sacrificiel et donc rituel ? Scubla le dit clairement.

Le don aurait fait « son apparition d’abord en contexte sacrificiel » [p. 60].

Bien plus, ce n’est pas seulement le don qui suppose le sacré, la victime émissaire, mais le symbole lui-même. Scubla joue sur du velours en rappelant que « comme Mauss le soutenait encore en 1924, fidèle en cela à Durkheim, “la notion de symbole”est “issue de la religion et du droit”(Mauss, Sociologie et Anthropologie, 1950, p. 294)» [Scubla, p. 49-50]. Ce qui « conduit à voir dans la victime sacrificielle, autour de laquelle les hommes se réunissent, le symbole prototypique » [p. 53]. Sans conclure nettement, Scubla tente même d’en trouver une trace dans l’étymologie même du mot grec symbolon, avec son double sens de « jeter ensemble » et d’« être ensemble » [p. 55]. « Certes le symbolon est bien le signe d’une alliance, mais il en est aussi et surtout l’opérateur, et cette alliance est contractée non par un don mais par un partage, et même, pourrait-on dire, un partage sacrificiel. En effet, le symbolon n’est pas le signe d’un don et n’opère pas par le don, mais bien par la destruction [symbolique] d’un objet, bref, par le sacrifice » [p. 56]. On n’est pas allé du symbole ou du don à la victime, mais à l’inverse de la victime au symbole et au don.

Quand bien même une théorie radicale serait fausse, sa radicalité peut être féconde par ce que sa cohérence fait voir par contraste avec des discours plus épars. Il faut donc tenter de mesurer ce que signifie cette position hyperdurkheimienne en repassant par Lévi-Strauss. Celui-ci pose comme une donnée évidente – puisqu’il l’affirme sans la discuter – la pluralité des systèmes symboliques dans un passage célèbre : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion » [Lévi-Strauss, 1950, p. XIX ]. On remarquera l’ordre pour ainsi dire canonique des facteurs et la religion en dernière place, comme une superstructure de la superstructure ou comme la cinquième roue du carosse. À l’évidence, cette position est absolument inverse de la position durkheimo-girardienne où la religion est première. Où l’on voit que Lévi-Strauss en matière de religion pèche grandement par idéalisme ! Un girardisme pur et dur exige une théorie radicalement matérialiste de la religion au point de la mettre à la base de la société et de la culture. Mais il y a plus.

Il en découle qu’il faut admettre qu’il y ait eu des états de société où il n’y aurait pas eu d’autres systèmes symboliques que la religion. C’est cette perspective qui paraît la plus choquante, mais en bonne logique la religion aurait précédé non seulement le don et le symbole, mais le langage lui-même.

Rien d’impossible à ce que le geste, l’acte, le rite aient précédé le langage et le mythe, puis que ceux-ci soient demeurés lontemps pris dans ceux-là. On peut imaginer une horde où il en serait ainsi. Mais cela change ou heurte la définition de l’homme qui est à la base de notre culture et que, bien classiquement, Lévi-Strauss reconduit sagement en définissant l’homme par le logos et en tentant d’en déduire la religion, selon une réduction rationaliste [Descombes, p. 84] mais idéaliste qui vide l’homme et la société de l’inquiétante étrangeté du sacré.

Dans l’énoncé de mon hypothèse sur la religion comme étant un système symbolique – parmi d’autres, fût-il dominant –, je me plaçais dans une perspective ethnographique et historique. Mais la théorie de Scubla remonte à un en-deçà où la religion ne peut pas être un mais le et donc le seul système symbolique de cette société ou de cette horde. L’espèce n’aurait eu au départ qu’une seule religion. Sans doute resterait-il à peaufiner le tableau, mais il n’y a aucune raison de s’interdire ce genre de question. Sauf à s’en poser une autre. Avec cette religion d’avant le langage, serait-on face à la religion au plein sens du mot ? Oui, si je comprends bien la théorie de Scubla; pas encore, dans mon hypothèse. Car quand bien même le mécanisme de la victime émissaire serait attesté et réitéré rituellement dans une horde (pré)hominienne, il serait l’une des conditions nécessaires, mais non la condition suffisante de la religion puisque, dans mon schéma, il en faut deux.

Superpositions d’images ?

On ne peut exclure que la théorie de L. Scubla révélera sa valeur pour la préhistoire, mais c’est vraisemblablement du côté de l’ethologie animale qu’elle devrait attendre ses vérifications. Elle apporte une mise en perspective, une profondeur insoupçonnée aux nombreux faits ethnologiques sur lesquels elle s’appuie, mais tous ces faits viennent de sociétés pleinement humaines au moins au sens où l’homme y parle !

Il me semble donc, et c’est sans doute une conséquence de son évolutionnisme, que le radicalisme de la théorie reproduit une première superposition ou télescopage de plans qu’on décela naguère également chez Durkheim qui, partant d’Australiens « ethnographiques » et donc historiques, remontait à des primitifs préhistoriques ou préhominiens, si bien qu’au terme, on obtenait une image un peu trouble due à la superposition des deux. Il me semble qu’il faille faire très attention à ne pas confondre ce qu’a pu être l’histoire notamment des origines – que nous ignorons – des sociétés humaines et ce qui est la conséquence logique d’un modèle girardien ou non.

Une deuxième superposition d’images ou télescopage se produit entre victime émissaire et victime sacrificielle. Si la théorie peut tenter de ramener le symbolique au seul sacré, c’est parce que son auteur me semble enclin à enrichir le tableau qu’il nous peint de ce qu’il faut bien appeler la scène primitive de sa théorie, de vertus qui ne sont, selon moi, que celles (dans le meilleur des cas) du rite lui-même et donc d’une religion constituée. Il dit :

« La victime sacrificielle [… ] représente la victime émissaire qu’entoure, interdite et attentive, la foule apaisée des lyncheurs, le cadavre qui à la fois rassemble les hommes autour de lui et les tient à bonne distance les uns des autres » [p. 53]. Cette image de la foule apaisée est un leitmotiv, mais est-elle celle des lyncheurs ou d’une foule dans un temple ? Elle revient avec ce « cadavre de la victime émissaire qu’entoure, interdite et attentive, la foule apaisée des lyncheurs » [p. 60].

On ne voit pas, sinon par une sorte de miracle, en quoi la simple expulsion, ou la mise à mort, voire le dépeçage, le sparagmos du cadavre devraient déboucher sur un ordre rituel forcément complexe et surtout comment il pourrait si vite se produire dans la foulée de la crise. Par quel miracle, en effet, une explosion de violence peut-elle déboucher immédiatement sur autre chose que sur des destructions ? Foule apaisée ? Non, au mieux foule épuisée et qui ira dormir ou s’arrêtera faute de combattants. La crise, la frénésie de violence, l’expulsion, la mise à mort, les batailles et la décharge de la violence, la catharsis des pulsions expliqueraient une fatigue ou l’arrêt faute de combattants, non un arrêt au premier mort, encore moins une création. Une fois le mécanisme émissaire dégagé et reconnu pleinement, il faut donc prêter attention à la manière dont il sera pris et repris dans des symbolisations, imaginarisations et autres métaphorisations, qui seules le transformeront en religieux et où vont jouer traumatisme, peur de la vengeance, angoisse, culpabilité, ambivalence, deuil, dette, idéalisation, récit, mythisation, interdits et tabous, dans une très longue marche, incertaine et fragile entre la réitération dans le réel et la répétition dans le symbolique.

Une formule est étonnante par sa répétition, mais symptomatique de ce miracle, c’est celle de la « bonne distance ». On la comprend en contexte rituel : le sacrifice vise d’abord à séparer, à disjoindre : « Tenir les dieux à distance, rétablir la séparation du monde surnaturel et du monde humain, et rétablir, par la même occasion, une bonne distance entre les hommes eux-mêmes » [p. 50]. « L’alliance solide est fondée non pas sur le don qui oblige et aliène le donataire, mais sur le sacrifice qui met les co-sacrificateurs à bonne distance les uns des autres » [p. 56]. En effet, et on l’admet, car l’exemple donné est la cité grecque, où les citoyens sont avant tout des co-sacrificateurs.

Dont acte. Mais on est dans le rituel et le mythe jusqu’au cou, à mille lieues de la « scène primitive »! Or d’autres fois, cette si précieuse « bonne distance » semble résulter de la seule crise, car les hommes la trouveraient sur le cadavre de la victime elle-même. Mais pourquoi le cadavre tiendrait-il les hommes à bonne distance une fois qu’il est mort, alors qu’il n’a pas pu le faire quand il était vivant ? Les hommes vont le piétiner, le lacérer, ils vont peut-être se battre pour le manger, comme dans une curée. Ce n’est pas là la bonne distance, ni vis-à-vis du cadavre ni entre eux ! Encore une fois, cette bonne distance devient un miracle si on l’attribue au seul mécanisme émissaire, alors qu’elle n’est qu’un effet et que celui-ci n’est atteint que par le rite, ses apprentissages, sa transmission, ses interdits – et encore faut-il qu’il marche ! –, un rite qui vise à empêcher le retour de la crise. Il n’y a d’ailleurs nulle part de bonne distance en soi. Elle est bien l’enjeu de toute la culture et de toute la vie sociale, mais comme un fragile acquis.

Difficultés

D’où vient ce télescopage des plans entre la victime émissaire qui n’est d’abord qu’un cadavre et un fait de nature ou un accident subi, et une victime sacrificielle rituelle qui, même sacrifiée de façon barbare, est un fait de culture, un acquis ? À mon avis de deux sources.

L’une est une difficulté qu’on pourrait dire métaphysique, puisqu’elle fleure le remake du débat entre matérialisme et idéalisme. Dans le projet antilévistraussien de « renoncer à fonder le social sur le mental » [p. 47], Scubla propose que « les cultures et partant les sociétés humaines, sont organisées par des principes qui échappent non pas tant [seulement] à la conscience qu’à l’esprit humain » [p. 48] et donc de reconnaître que « les formes culturelles structurellement stables sont indépendantes de l’esprit humain » [p. 48].

Ce débat fait partie des plus vieux débats sur la religion. Si la religion reposait seulement sur des principes « naturels », elle serait naturelle, or elle ne l’est pas complètement. Et si elle reposait sur le seul mental, elle serait toute « spirituelle », or elle ne l’est pas complètement non plus.

L’autre raison est girardienne. La victime émissaire est « le signifiant transcendantal », dit Girard [ 1978, p. 108-113, cité par L. Scubla]. Voilà qui va vite en besogne ! Ou encore : « Le pacte symbolique ne serait pas une relation binaire, mais une relation ternaire, car le premier symbole ne serait pas l’objet rituellement donné par un homme à un autre homme, mais la victime rituellement abandonnée aux dieux. On n’en sera pas surpris si l’on admet que le “signifiant transcendantal” dont procèdent la victime sacrifielle et, à sa suite, tous les autres symboles est le cadavre de la victime émissaire qu’entoure, interdite et attentive, la foule apaisée des lyncheurs (Girard, 1978, p. 109-110, p. 112-113): tiers objet qui à la fois réunit les hommes autour de lui et les sépare les uns des autres » [Scubla, p. 59-60]. Oui, le pacte symbolique passe bien par un tiers objet, et celui-ci peut bien être sacrificiel, mais le cadavre du lynché, dans son immédiateté, ne peut pas encore jouer ce rôle, alors que la victime sacrificielle le peut.

L’ambiguïté vient de cette formule de « signifiant transcendantal », attribuée tantôt au cadavre du lynché, tantôt à la victime rituelle. Mais le cadavre du lynché ne peut pas être tout de suite un « signifiant transcendantal », il peut au mieux le devenir. Il n’est transcendantal que rétrospectivement, par un processus de transcendantalisation (mémorisation ?) qui attend de sérieux éclaircissements et la création d’un appareil symbolique de mythes et de rites, de mémoire collective, qui le maintient dans cette haute condition et cette exceptionnelle fonction ! Le cadavre, même dûment lynché, n’est en soi qu’un cadavre et nullement un tiers objet et il ne peut pas devenir ce tiers objet dans n’importe quelle circonstance socio-historique. Pour devenir un tiers objet, un objet par lequel passer pour être lié à autrui, il doit devenir un objet double et signifiant, donc un symbole.

Toute ma difficulté porte sur ce point : le bouc émissaire est au cœur de la religion, mais il n’en est pas le seul fondement, car il n’y aucune raison de penser que le bouc émissaire, comme mécanisme naturel, fasse autre chose qu’un cadavre de plus. Selon moi, la trouvaille girardienne sur leur lien génétique exerce un effet pervers sur sa découverte même si elle sert à courtcircuiter la distance énorme qui sépare la victime émissaire de la victime sacrificielle. Or cette distance est celle qui sépare un fait de nature d’une idéologie. En elle et par elle s’inscrit l’immense (encore qu’obscur) travail symbolique et idéologique, sur lequel on ne saurait se lasser d’attirer la vigilance des chercheurs. Si je peux admettre l’hypothèse que « la victime sacrificielle, autour de laquelle les hommes se réunissent, [est] le symbole prototypique » [p. 53], il ne faut absolument pas glisser vers l’idée que c’est déjà vrai du lynché ou victime émissaire. Or plusieurs textes de Scubla le laissent entendre. Mais le lynché n’est pas encore une victime religieuse et la victime sacrificielle n’est plus tout à fait un lynché, même quand sa mise à mort rituelle évoque encore un lynchage et même si elle est bien, comme dans le cas de sacrifices humains, une vraie victime.

Il est clair qu’à travers le débat sur le caractère originaire ou non du don, c’est le statut de tout le symbolique qui est en jeu. La réponse passerait par des questions d’ordre ethnographique, sociologique et épistémologique. Du point de vue ethnographique, elle pose ou repose la question de savoir si on pourrait rencontrer actuellement une société où tout serait, je ne dis pas sacré, mais aussi sacré, où il n’y aurait, au fond, non pas rien qui échapperait au sacré, mais où tout aurait la même intensité du sacré. Il ne semble pas. Même si le couscous est sacré et le plus sacré là où il est sacrificiel, tous les couscous ne sont pas aussi sacrés et donc sacrificiels. Mais cela pose à nouveau la redoutable question sinon du profane qui n’existe possiblement pas dans certaines sociétés, du moins des variations de degré du sacré et aussi du principe de coupure, car aucune société n’est entièrement logique. Chaque société a sa combinaison que seule peut dire l’ethnographie.

Mais supposons qu’en théorie, il n’y ait pas de don sans sacré, puisque très souvent le sacré limite le don, en particulier aux étrangers. Et donc pas de conjonction (par le don) sans réaffirmation d’une disjonction préalable qui rappelle l’expulsion du danger. Mais on n’est plus, pour autant, dans la victime émissaire pure – car sinon on tuerait l’étranger, ce qui arrive –, mais dans le système symbolique de l’interdit et du rite. Il faudrait donc avoir le catalogue entier des interdits et des formes de don. Car on peut profiter aussi du passage de l’étranger pour le charger de maux qui menacent le groupe. On peut aussi douter que la pratique obéisse toujours, absolument et logiquement à l’idéologie religieuse, si l’axiome de toute sociologie, c’est qu’il n’y a pas de société où on fasse exactement tout ce qu’on dit et où on dise exactement tout ce qu’on fait. Le fait que le don soit contenu dans et par le sacré ne signifie pas que ce soit deux systèmes identiques, bien au contraire. Ce qui laisse bien entendre que c’est aussi par des mutations dans le statut du don que des sociétés humaines ont pu desserrer l’emprise du sacré [Tarot, 1993a, p. 90 sq.].

Pour ma part, j’admets que le sacrifice se rattache au meurtre fondateur [p. 60], qu’il opère indubitablement une disjonction par expulsion, que « les échanges sont instables », que « la bonne réciprocité des échanges pacifiques risque à tout moment de basculer dans la mauvaise réciprocité des échanges guerriers » [p. 61], que les organisations dualistes sont sans doute d’origine sacrificielle. En effet, « il faut d’abord que le rite sacrificiel vienne opérer la division qui est constitutive des organisations dualistes pour que le principe de réciprocité puisse ensuite prévaloir entre elles » [p. 62]. Je pense aussi que la victime sacrificielle « donne aux institutions humaines leur réalité objective » [p. 53] et cette « dimension d’extériorité qui est essentielle à la conceptualisation durkheimienne mais aussi maussienne des faits sociaux » [p. 52].

Mais peut-on dire pour autant, et en général, que le « sacrifice n’opère pas une conjonction mais bien une disjonction » [p. 62]? Si le mécanisme émissaire est bien en soi et d’abord purement disjonctif (chasser le mal, tuer le monstre) et que ce trait reste dans le sacrifice (chasser le danger, remettre à leur place les dieux ou les esprits maléfiques), la répétition rituelle introduit une finalité, une intentionnalité absente d’un mécanisme purement naturel. Quand les hommes chassent le « mauvais » rituellement, ils le chassent « pour » par exemple, éviter de se diviser ou pour pouvoir entrer en relation avec l’étranger. La répétition rituelle est donc grosse d’une instrumentalisation (fût-elle dangereuse ou illusoire !) de la disjonction qui, de fait, la soumet logiquement, sinon temporellement, à une conjonction, même implicite.

Si le sacrifice rituel n’opérait qu’une disjonction des hommes et des dieux, il n’aurait pas encore de sens : il disjoint les dieux pour conjoindre les hommes.

Et s’il n’opérait qu’une disjonction entre les hommes, il ne serait pas rituel, mais retour à la violence. C’est même le risque de la magie d’utiliser la force religieuse pour diviser les hommes. La disjonction pure, c’est soit la violence de tous contre tous, soit la séparation d’éléments atomisés qui ne communiquent ni n’échangent – chacun de son côté de la rivière ou de la montagne. La disjonction de ceux qui se battent ou de ceux qui s’ignorent, mais dans les deux cas, on s’approche d’un état de non-société. Mais la disjonction sacrificielle rituelle n’est ni l’une ni l’autre, puisque c’est une disjonction pour assurer une conjonction, même avec les dieux dangereux ou méchants et buveurs de sang ou avec des humains impurs. C’est à ce prix seulement que le rite peut être socialisant et religieux. Il existe sans doute des rites totalement et seulement disjonctifs, destructeurs, mais n’est-ce pas justement le risque magique ?

Pour avancer

Il me semble donc qu’on peut admettre, au moins au titre de l’hypothèse girardienne, la possibilité d’une reconduction socio-historique du symbolisme en général au sacrificiel, sans pour autant admettre une réduction anthropologique du symbolique au sacrificiel, qui nous enfermerait dans des difficultés inverses mais symétriques de celles du structuralisme. D’une façon générale, le fait n’est pas le droit. Le contenu victimaire des symboles ou du premier symbole n’explique pas toute la forme symbolique. Constater que le symbolisme s’est d’abord manifesté dans le champ religieux, compris en termes sacrificiels et dans lui seul, serait évidemment capital, mais n’expliquerait encore ni pourquoi il devait en être ainsi ni surtout qu’il doit en être toujours ainsi. La séparation sociale du groupe en lyncheurs et lynché n’est pas identique à la séparation symbolique entre la partie et le tout, par quoi le lynché peut devenir la métonymie du groupe et par quoi cette victime-métonymie va devenir métaphore. Qu’il y ait superposition de coupures pensées ou imaginées comme homologues ne prouve pas qu’elles sont de même niveau, de même nature.

L. Scubla ne cache pas qu’il ne peut se passer du mot de symbole, même s’il le prend a minima et comme avec des pincettes. « La victime sacrificielle constitue un symbole au sens le plus commun du terme » [p. 53]. Cette restriction veut dire qu’il faut se garder de déraper à parler de symbolique. La fonction symbolique aussi est à entendre « au sens à la fois le plus commun et le plus clair du terme » [p. 48]. Soit ! Sa version structuraliste n’est pas la bonne, mais la fonction reste là quand même. Malgré la radicale différence des contenus, le « signifiant transcendantal » de Girard n’offre-t-il pas la version « sacrale », et au collage réduit à un seul item, du « signifiant flottant » qui voulait offrir le transcendantal de tous les items possibles, puisqu’il n’est d’aucun ? Réponse donc du berger girardien à la bergère structuraliste ! Encore une fois, quand Scubla écrit que « le “signifiant transcendantal”dont procèdent la victime sacrificielle et, à sa suite, tous les autres symboles, est le cadavre de la victime émissaire », on est en droit de se demander comment il est devenu transcendantal. L’agressivité qui l’a tué ne suffit évidemment pas. Si l’ethologie animale trouve des phénomènes comparables à la victime émissaire, faudra-t-il s’attendre à ce qu’il en dérive des formes, pour le coup élémentaires, de vie religieuse ? On ne peut pas exclure que la fonction symbolique humaine se soit manifestée et ait été parlée principalement à la suite des problèmes du meurtre, de la violence et de la mort violente. Mais le bouc émissaire peut bien être la cause occasionnelle de la manifestation et de l’exercice de la fonction symbolique, et ainsi avoir pesé d’un poids immense sur le fonctionnement de l’esprit humain et le régime de la pensée sociale, il ne peut pas être la seule cause efficiente de l’existence de cette même fonction.

C’est donc aussi en creusant la notion de symbole et de symbolique qu’on avancera. Suggérons une piste. Si critiquables que soient les théories imaginales (chez Eliade, elle se perd dans une métaphysique du sacré qui est un double du brahmane hindou, chez Jung dans d’invérifiables archétypes), on pourrait les ramener vers le réel girardien. Elles insistent sur la correspondance naturelle, essentielle, et comme l’identité ontologique du symbole avec le symbolisé. Poussée à bout, cette conception résorbe le symbole dans l’image parfaite de la chose, magnifiée par l’imagination, et c’est pourquoi je parle de conception imaginale. Mais l’image parfaite de la chose n’est plus un symbole mais son double, et le double n’est pas un signe mais précisément ce qu’on prend pour la chose même. Alors que tout le paradoxe du symbole est d’être la chose même sans se confondre avec elle, justement parce qu’il n’en a pas toute l’apparence. L’eucharistie peut bien être « réellement » le corps du Christ pour le croyant catholique (la chose même), il ne la confond pas avec la Sainte Face, avec une image, une icône du Christ. Le drapeau est la patrie pour le patriote, au moins pendant la cérémonie militaire et surtout si quelqu’un le déchire. Il est donc un symbole, mais il est au plus proche du signe, car il ne ressemble en rien à la France, ni à sa carte ni à son sol et encore moins à la République, alors qu’il y a bien un drapeau républicain. À ce niveau de l’apparence, le drapeau est presque aussi conventionnel qu’un signe linguistique et néanmoins, il est un vrai symbole quand on le salue, on lui donne une garde, on le hisse, etc.

Pour comprendre le symbole, il faut le sortir du face à face insoluble avec le signe où l’a enfermé la sémiotique contemporaine, pour le remettre entre le double et le signe. Le symbole relève du double, qu’il est encore « ontologiquement », dans la croyance, puisqu’il est la chose, mais sans l’être phénoménalement, puisqu’il n’en est pas l’image complète. Et donc il touche « phénoménalement » au signe, qui est à coup sûr arbitraire, qui n’a plus rien du double, qui représente mais ne présentifie pas. Le symbole est tel précisément en ce qu’il participe de certaines propriétés du double et d’autres du signe. Moins que le double mais plus que le signe. Il doit sa richesse et sa fascination à cette oscillation non fixée entre l’ontologie du double dont il participe encore et l’arbitraire du signe dont il participe déjà mais sans y consentir pleinement, puisqu’il tend à garder des correspondances.

Si la flamme, dans un poème ou un tableau baroques, peut être un symbole de l’amour, ce n’est pas que l’amour ait toutes les propriétés du feu, ou, encore moins, que le feu ait toutes celles de l’amour, mais qu’ils ont quelques propriétés communes que le symbole dit et même exagère, en refoulant les autres. Le symbole paraît concret parce qu’il préserve toute l’apparence sensible du symbolisant, il respecte donc son image. Pour représenter l’amour, le peintre fait un cœur d’où s’échappe une flamme. Mais en réalité, le symbole est déjà, et comme en dessous, un puissant abstracteur. D’abord parce que cette image n’est pas là pour dire le signifié du symbolisant (qu’est-ce qu’une flamme, ou un cœur ?) ni celui du symbolisé (qu’est-ce que l’amour ?), mais seulement pour mettre en exergue ce qui leur est commun (le symbole est perçu comme tel quand je comprends que cette flamme, c’est la flamme de l’amour). Si j’insiste sur ce refoulement du concret à l’œuvre dans le symbole, néanmoins dans un certain respect de l’image du symbolisant, pour mettre en exergue un ou quelques traits d’union entre le symbole et le symbolisé, c’est aussi qu’il offre un accès pour comprendre la prise de la victime émissaire dans le système symbolique religieux.

Le rite sacrificiel répète bien une scène primitive de violence, mais jamais en entier, seulement partiellement, en quoi il est vraiment symbolique aussi, parce que déjà abstracteur. Le rite sacrificiel n’est pas le double de la scène de la violence primitive, même si le risque est grand qu’il le devienne, mais son symbole, et pour être efficace, il doit le rester. Il ne répète pas complètement cette scène-là, sinon on ne serait plus tout à fait dans le rite, mais dans la crise réelle. Il reprend seulement des éléments sélectionnés, par exemple la coupure, devenue symbolique par cette sélection même. Si elle ne réussit pas à éviter la répétition pure et simple de la coupure de la violence réelle, le rite a échoué. Il y a donc rite parce qu’on veut, par exemple, garder l’effet qui a suivi la violence, la séparation et la coupure, la paix, mais non la cause. On voudra les mêmes effets mais par d’autres voies. Il y a toujours un élément d’abstraction, de distanciation « symbolique », de matrice d’un « comme si ».

Conclusion : le lynché et le concombre

Ainsi, selon moi, la fonction symbolique, qui est assurément une constante de l’homme, est impuissante à elle seule à faire de l’homme un être religieux.

Du même fait que l’homme est producteur de symboles, les phénomènologues à la manière d’Eliade ont voulu conclure qu’il devait être religiosuset les structuralistes qu’il n’avait pas besoin de l’être ! Dans les deux cas, il manque le poids de l’autre réalité, la réalité sociale, et au bout le poids de la violence.

La fonction symbolique ferait seulement de l’homme un bavard ou un métaphysicien. Car le langage, même pratique, exile l’homme du monde et de l’être, lui fait perdre l’immédiateté du sensible et du vécu et lui fait gagner l’espace infini de la négation et du questionnement. La pensée mythique n’a d’ailleurs pas manqué de poser les questions les plus radicales. Mais on sait aussi depuis longtemps qu’une métaphysique, même ou surtout sublime, n’a jamais pu suffire à faire une société ailleurs qu’au sein d’une société déjà fondée.

D’autre part, la violence collective et ses victimes, en soi, ne sont pas encore le religieux, ni même le sacré, elles le deviennent, ce qui ne peut se faire que dans certaines conditions. C’est l’énigme que Girard n’éclaire pas encore suffisamment. Si on accepte comme des faits la violence mimétique et le processus de la décharge par le mécanisme victimaire, il faut expliquer comment ce mécanisme pulsionnel va être transformé et, finalement, grandement recouvert en événement religieux d’où sortiront des « dieux », cet imaginaire partagé, mais aussi des institutions.

Avec une sagacité remarquable, Lucien Scubla nous permet de retrouver les gestes du sacrifice sous des gestes apparemment anodins ou étranges ou insensés. « Lorsque les Nuer sacrifient un concombre à la place d’un animal, le geste rituel est exactement le même : le fruit est fendu en deux, comme le serait une chèvre, un mouton ou un bœuf » [p. 51], et même un homme.

Cette archéologie du geste religieux est fondamentale et je pense qu’on ne réussira pas à en enlever si facilement le mécanisme émissaire. Mais pour comprendre les religions concrètes comme la religion en général, il faut aussi refaire le parcours en sens inverse et tenter de mesurer le chemin parcouru entre le bouc émissaire et le concombre.

C’est tout ce que je veux dire quand j’affirme qu’on ne peut pas faire l’économie du travail symbolique et idéologique au cœur du religieux. C’est ce que je demande quand je parle de grammaire et de rhétorique des figures de la violence légitime. Pour en citer quelques-unes : déplacement et euphémisation, substitution et rémanence. Le processus d’euphémisation de la violence, par exemple, est une condition de légitimité de l’ordre ainsi institué et la modestie des allusions devient un gage d’efficience. Les histoires de concombre permettent de soupçonner que le processus de substitution soit en route depuis infiniment plus longtemps qu’on ne le dit souvent, ce qui piège ceux qui nous disent qu’il n’y a pas de sacrifice chez les cueilleurschasseurs. Mais c’est par une constante sous-estimation de la complexité, de la subtilité et des ruses, de la mêtis de la pensée sauvage affrontée à la mêtis de la violence, qu’on voudrait attribuer à la fin du néolithique au plus tôt, en fait à l’Antiquité et finalement à la veille de la modernité l’effort de substitutionvicariance, de « spiritualisation ».

Si j’ai plaidé pour le symbolique, c’est que les religions sont une singulière histoire de mémoire longue et que les problèmes du symbolique se ramènent probablement à ceux de l’objectivation de la mémoire. « Cette propriété unique que l’homme possède de placer sa mémoire en dehors de lui-même », comme l’écrit Leroi-Gourhan [1965, p. 33-34] et qui a pu commencer par les rites, qui n’auraient pas ainsi contribué seulement à fonder la stabilité du groupe, mais à le faire en substituant une mémoire à une expérience. Un système symbolique du sacré n’a donc pas qu’une fonction sociale de stabilisation, mais aussi la fonction culturelle d’inscrire une fondation et de créer une mémoire collective. L’importance du système religieux vient de ce qu’il a pris en charge et gardé acte d’un tragique spécifique à la sociogenèse et, avant la sécularisation, assuré la jonction du réel social et du possible culturel, en tentant de maintenir la société, ses forces et ses affects dans les limites de sa représentation mythico-rituelle.

Il y a eu religion parce que les sociétés humaines ont dû faire face à une division spécifique, irréductible aux autres, qu’on croit connaître moins mal.

Ce n’est pas celle des éclairés et des obscurantistes, comme l’ont prétendu, sans excès de modestie, les Lumières. Ce n’est pas celle des riches et des pauvres ou des exploiteurs et des exploités, comme l’ont ajouté les marxistes, même si elle n’est toujours que trop réelle. Ce n’est pas celle des gouvernants et des gouvernés ou des dominants et des dominés, comme le voulait Clastres. Ce n’est pas la division des sexes, comme le veulent toujours, quoique différemment, les freudiens et les lévi-straussiens. Évidemment, la différence religieuse se recombine inlassablement avec toutes celles-ci. Mais elle a tenu d’abord en cette division toujours possible de la société d’avec elle-même selon la logique, que nous appellerons de la terreur archaïque, et dont la formule est la résolution de la division de tous contre tous dans la division de tous contre (au moins) un.

Dans quelle mesure le schéma élaboré ici peut-il renouveler les problèmes de la sécularisation qui ont leur site dans la disjonction du sacré et du symbolique, sous sa double attaque de rationalisation de la pensée symbolique et d’objectivation non religieuse du politique ? Dans quelle mesure peut-il éclairer le rôle des religions historiques ou les mutations de la terreur ? Voilà des questions qui appelleraient un second volume, qui devrait s’appeler « La sortie de la religion ? ». Mais je ne vous dirai pas si je tente de l’écrire, ne voulant pas, après avoir parlé pas mal de violence, et comme l’écrivait un homme d’esprit, « conclure sur une menace ».



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