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Origine : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RDM&ID_NUMPUBLIE=RDM_022&ID_ARTICLE=RDM_022_0270
Revue du MAUSS
La Découverte
no 22 –2003/2
• ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE HISTORIQUE
L’importance du problème de la définition de
la religion ne tient pas qu’à l’actualité
du mal nommé « retour du religieux », ou aux
intégrismes, ou à d’éventuelles productions
originales de religieux en post ou ultramodernité.
C’est aussi une importance en soi, car elle est épistémologique,
socio-cultu-relle, politique et éthique. Elle est à
la fois sociologique et anthropologique, ce qui en fait toute la
difficulté. Elle concerne l’hominisation et l’humanisation
de l’homme. Mais, dans la recherche actuelle, cette question
paraît anachronique ou stérile, pire, fourvoyante.
Le problème n’occupe que très périphériquement
les sociologues travaillant sur la religiosité contemporaine
et les ethnologues ont souvent abandonné ces débats
sur la religion ou le sacré, que beaucoup jugent inutiles
pour leurs études de terrain et qu’ils tendent même
à traiter comme de vieux obstacles théoriques. C’est
donc en sachant que la pertinence de la question est loin de faire
l’unanimité et qu’elle paraît à
de bons et très nombreux spécialistes vaine, sans
objet, ethnocentrique et illusoire, que le présent article
y revient quand même. (Sa première partie reprend un
exposé fait lors d’une rencontre du MAUSS en mai dernier).
Pour comprendre que cette question n’est pas désespérée,
il faut seulement ne pas mépriser les difficultés
ou les impasses de ses devanciers, préférer les patientes
reprises, les relectures critiques aux effets convoités de
rupture ou de nouveauté à tout prix. Des faits importants,
des acquis sous-estimés attendent dans les échecs
de grands esprits et il n’y a pas que des échecs dans
leurs voies. Mais, pour être vraiment probante, ma démarche
devrait mener la réflexion sur l’histoire des théories
pour en dégager la logique et puis en confronter les fruits
avec des dossiers empiriques. Une bonne tentative de définition
doit conjoindre valeur explicative de faits bien établis
et valeur heuristique, elle devrait aider à solutionner de
vieux débats et à en ouvrir d’inédits.
C’est, espère-t-on, ce qui apparaîtra dans un
ouvrage en cours de composition qui s’appelera Le Symbolique
et le Sacré, et qui, lui, combinant les deux moments, comportera
donc deux parties : l’élaboration d’une définition
de la religion à partir de la typologie, esquissée
ici, des principales théories proposées par la sociologie
au XXe siècle en France; ensuite la confrontation de cette
hypothèse avec des dossiers, jeunes ou vieux, mais irrésolus
de l’histoire ou de l’ethnologie des religions et aussi
divers et hétéroclites que les rapports du chamane
et du prêtre, l’existence ou l’inexistence du
sacrifice chez les cueilleurs-chasseurs, la question de savoir si
le bouddhisme est ou n’est pas une religion, ou les rapports
du sacrifice avec la drogue ou le don.
Sans ces dossiers, mon hypothèse reste en l’air et
se présente comme un squelette, ce qui l’affaiblit,
puiqu’on n’aura ici qu’un résumé
de la démarche de systématisation pour la dégager.
Mais, si on tente de classer par familles les théories de
la religion qui ont dominé ou marqué le derniersiècle
en France, leur nombre n’excèdant pas les forces humaines,
on voit une logique de ces débats qui ne sont pas que de
l’empoignade ou de la vaine érudition et qui révèlent
des difficultés récurrentes. Ce sera la première
partie.
Ce travail aurait été beaucoup plus facile à
mener à bien et sa thèse plus convaincante si Lucien
Scubla avait publié le livre qu’il a dans ses cartons,
sa théorie générale du sacrifice exposée
dans son séminaire depuis des années.
Elle malmène maintes idées aujourd’hui passées
pour acquises. Mon hypothèse lui doit beaucoup, d’abord
sur la théorie girardienne du sacrifice et du sacré,
même si elle s’enhardit, à ses risques et périls,
à vouloir la compléter du côté du symbolique,
ce qui fera l’objet de la seconde partie.
ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE HISTORIQUE
Durkheim et Mauss fondateurs, ou le sacré et le
symbolique
Une discipline dont la « rupture épistémologique
» est plus que problématique ne peut échapper
au travail de Sisyphe d’évaluer le moment incertain
de son émergence. Pour la sociologie de la religion, Durkheim
et Mauss sont incontournables, mais qu’en reste-t-il ? À
l’évaluation de ce moment, je crois avoir déjà
assez longuement sacrifié [Tarot, 1999,2003] pour ne pas
y revenir ici, sauf pour poser comme une conclusion, susceptible
d’offrir le rebond d’un départ, que les termes
de sacré et de symbolique sont les plus exacts et les plus
commodes pour résumer et marquer respectivement l’apport
de Durkheim et celui de Mauss, et pour articuler leur différence.
Durkheim a voulu montrer que le sacré est au cœur du
religieux, que c’est une réalité sociale, collective
et objective, qu’il y a quelque chose d’absolument réel
derrière les religions, qui ne sont pas que des illusions,
mais des systèmes qui ont une rationalité, qui tirent
des conséquences de quelque chose et qui ont rapport avec
des effervescences collectives. Il a montré que les dieux
sont seconds dans ce phénomène, puisqu’ils en
résultent plus qu’ils ne l’expliquent, que toutes
les institutions fondamentales des sociétés jusqu’aux
nôtres ont été marquées peu ou prou par
le religieux ou sont issues de la religion, que la religion a eu
une fonction sociale qu’on ne peut traiter comme un hasard
ou une anecdote, encore moins une duperie. Avec le sacré,
il maintient un principe « lourd » d’unité
à la base de la diversité religieuse. N’ayant
pu imposer l’idée que ce sacré est la société
elle-même, ce qui enfermait sa sociologie dans un cercle où,
tantôt est sacré ce qui est social et tantôt
la société est issue du sacré, ces difficultés
récurrentes servent à souligner l’obsolescence
de cette sociologie et à rejeter, parfois en bloc, le sacré.
Mauss a travaillé dans et pour la sociologie durkheimienne,
et donc la centralité du sacré, mais il a élargi
aussi le problème et, en un sens, s’en est éloigné.
Son originalité a été de montrer, bien plus
que Durkheim, l’importance des symboles dans les faits sociaux
(on pourrait déjà parler de symbolique), que les sociétés
trop vite dites primitives sont bien plus sophistiquées qu’on
ne le voit, que leurs religions sont élaborées et
ne sont nulle part totalement primitives, qu’elles ont connu
des évolutions et parfois dans des sens très différents,
qu’il faut les créditer d’une certaine historicité,
qu’elles sont différenciées, qu’il ne
faut pas créer trop vite un grand genre commun aux «
religions archaïques » si c’est pour nier leurs
diversités idiosyncrasiques.
Ces intuitions sont de conséquence; elles introduisent ou
réévaluent les notions de symbole, d’échange,
de sens, d’interprétation, de point de vue indigène.
Leurs effets ethnographiques sont totalement positifs, en particulier
en justifiant que l’ethnographe emploie pour ces sociétés
dont la plupart sont sans écriture la méthode philologique
trop réservée aux grandes civilisations. Ces vues
complètent la vision plus unitaire et plus objectiviste de
Durkheim d’un principe de diversité et de différenciation
potentiellement proliférant, qui rend justice à la
richesse, à la complexité du donné ethnographique
et historique, au nom duquel il n’est pas faux de dire que
chaque système religieux a quelque chose d’unique,
d’incomparable, qui renvoie à son terrain et à
son histoire.
Durkheim a donc centré sa définition autour du sacré
et de ses contraintes, mais non sans ajouter que la religion est
« un système de croyances et de rites », ce qui
va dans le sens de Mauss, dont l’idée de symbole éclaire
maintes propriétés de ce genre de système.
Ces faits établis en termes historiques, il faut maintenant
quitter les pères fondateurs pour la suite. « Mais
c’est l’incomparable grandeur et l’actualité
de l’école française de sociologie d’avoir
posé les deux termes essentiels des querelles où bat
et peine encore, unsiècle après, le cœur de la
science des religions » [Tarot, 2003a, p. 50]. Si cela est
écrit dans ce style volontairement pompier, c’est pour
faire point d’orgue ou coup de trompette et annoncer qu’il
y a là une histoire à suivre.
Car les deux termes de symbolique et de sacré, pris simplement
comme des x cachant des champs de problèmes, révèlent
aussi une extrême tension, non pas en soi, mais pour l’observateur
ou l’analyste. Le parcours dans les théories de la
religion après Durkheim et Mauss montre, en effet, que chaque
courant important cherche toujours plus ou moins à éliminer
un de ces deux termes. Pourquoi et comment, à quel coût
? Voilà ce qu’il faudrait éclairer.
Mais les deux termes donnent une clef pour comprendre la logique
des affrontements entre les doctrines. J’entends montrer un
paradoxe : si la disjonction du sacré et du symbolique est
bien un fait (et un ou le fait capital pour comprendre la sécularisation),
si elle est aussi une condition de possibilité des sciences
non religieuses de la religion, si surtout elle est nécessaire
au progrès de l’analyse de chacun des champs que chacun
de ces termes recouvre, elle est néanmoins ruineuse pour
la compréhension d’ensemble des phénomènes
religieux. Voilà sans doute une des raisons majeures pour
lesquelles, si en unsiècle on a fait des progrès dans
la compréhension du sacré et du symbolique, il semble
pourtant qu’on ait peu avancé dans la définition
de la religion.
Pour marquer cette sorte d’impossibilité de tenir
ensemble le symbolique et le sacré sous le regard du même
chercheur, je propose de reprendre le terme de « relation
d’incertitude ».
Les phénoménologues, ou le retour à
la confusion du sacré et du symbolique
Les critiques les plus décidées des durkheimiens
sont venues desdits phénoménologues de la religion.
Il ne s’agit pas d’une éventuelle phénoménologie
du religieux pratiquée par des philosophes de métier,
mais de discours d’historiens des religions. Cette mouvance
est double [Dubuisson, 1998, p. 244 sq.]. Elle a commencé
par des théologiens d’inspiration luthérienne
comme Otto et Sonderblöm, et elle a continué, dans un
tout autre esprit, avec des auteurs dont Eliade est le plus illustre.
Leur point commun est que le sacré est non pas objectif,
mais subjectif, qu’il n’est pas social mais transcendantal,
qu’il est un donné psychologique, une des formes a
priori de l’âme humaine.
Il est donc moins historique et particulier à des groupes
qu’universel. Cette conception débouche sur des théories
de l’Homo religiosus, utiles à diverses apologétiques.
L’œuvre d’Eliade fourmille d’ambiguïtés
[ ibid., p. 127-128, p. 146], mais la plus importante, selon moi,
est de revenir à la confusion religieuse du sacré
et du symbolique. Il reverse sur le sacré les caractères
ou les vertus du symbolique (le sacré est symbole en soi,
il permet de communiquer, sans lui pas de culture) et sur le symbolique
ceux du sacré (les symboles deviennent archétypiques,
métahistoriques, universels). Avec ce sacré qui fonde
le sens et dont la vertu régénératrice passe
par les rites, essentiellement portés par le grand schéma
du retour à l’origine, et avec ces symboles universels
saturés de sacré, une plénitude religieuse
originelle, transcendant les religions historiques et le déclin
de l’histoire, est reconstituée. Une relation en cercle
est rétablie entre sacré et symbolique qui se médiatisent
mutuellement pour se mieux ressasser. La confusion du sacré
et du symbolique rend le système « irréfutable
». Elle induit une conception en miroir, redondante, du mythe
et du rite. Elle donne son climat de religiosité à
cette pensée et elle dévalorise l’histoire au
profit de la mythique origine. Elle confirme l’orientation
conservatrice, voire réactionnaire du système. Étrange
histoire des religions écrite en haine de l’histoire
! Enfin, l’Homo religiosus mérite les mêmes critiques
que tout autre saucissonnage d’Homo en faber, loquens, œconomicus
ou politicus, etc. [Tarot, 2003b, p. 213].
Le structuralisme ou le symbolique sans le sacré
Le structuralisme a voulu se démarquer de cette herméneutique
trop impure épistémologiquement, de cette phénoménologie
d’historiens, de son retour à l’expérience,
au vécu, de son refuge dans le sentiment, l’affectif
et le sens, de sa complaisance à répéter le
mythe. En matière de religion, le structuralisme en prend
le contrepied. Elle parlait beaucoup de religion, il va donc l’éviter.
Le fait que l’influence d’Eliade, en France du moins,
ait été très forte dans l’immédiat
après-guerre et au début des années cinquante
quand se forge le structuralisme et le fait que Lévi-Strauss
ne le mentionne jamais semblent bien confirmer cette dimension de
réaction du structuralisme contre cette envahissante métaphysique
du sacré. Dans le même sens, Lévi-Strauss va
aussi jouer l’héritage de Mauss contre celui de Durkheim,
en systématisant la notion de symbolisme (le mot de symbolique
n’apparaît pas chez lui) et en lui demandant d’expliquer
le social sans le sacré [Descombes, 1980, p. 81]. Avec le
structuralisme, on a la plus ambitieuse théorie du symbolique,
mais le sacré a disparu. On n’est plus dans la confusion,
mais dans l’éviction.
La postérité lévi-straussienne est encore
plus radicale que le maître, si c’est possible. Elle
a même son gauchisme et sa sophistique. M. Detienne a prétendu
liquider le concept de sacrifice [ 1979] et de mythologie, voire
de mythe [ 1981], en prétextant que Lévi-Strauss [1962]
avait bien liquidé celui de totémisme ! D. Dubuisson
[1998, p. 215] prétend suivre ces deux illustres exemples,
pour liquider la notion de religion comme relevant purement et simplement
de l’ethnocentrisme occidental, romain et chrétien
et de l’illusion rétrospective, de l’anachronisme.
Le fin mot de la science des religions, dans ses derniers progrès,
est de prendre conscience qu’elle n’a pas d’objet.
Ses fondateurs n’ont donc rien fondé, car ces savants,
souvent par ailleurs fort laïques, étaient encore totalement
sous l’emprise des catégories séculaires, millénaires,
de leur culture comme précisément celle de religion,
à laquelle ils se sont échinés à donner
un contenu et une universalité qu’elle n’a pas.
Victimes d’un mirage né de leur héritage, ils
se sont fourvoyés dans cette quête, aussi sûrement
que les Espagnols partis à la recherche de l’Eldorado.
Dans ses études sur la religion, l’Occident n’a
jamais été qu’à la recherche de lui-même.
Servie par des plumes brillantes, cette position post-structuraliste
devenue déconstructiviste est dominante dans plusieurs secteurs
de la recherche très spécialisée d’aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit de ses mérites critiques, il est
facile de comprendre, en termes bourdieusiens, qu’elle a un
effet de distinction extrême sur et surtout entre les chercheurs
!
On se trouve bien devant des théories de la religion «
inexistentialistes » (Gauchet). Si elles ont bien raison de
nous mettre en garde contre l’ethnocentrisme et l’anachronisme,
qui ne sont pas périls illusoires, ne peut-on craindre qu’elles
ne liquident le bébé avec l’eau du bain ? Sans
détailler une critique faite à maintes reprises à
Lévi-Strauss et que méritent encore plus ses épigones
[Tarot, 2003b, p. 219-220], qu’il suffise de dire que s’il
n’y a que du symbolique et pas de sacré, il n’y
a que de la culture et plus de société.
Les religions anciennes deviennent, comme l’art moderne,
un jeu de signes ou de mots, sans ancrage social. On revient à
une variante, quasi étymologique, de la religion illusion.
Girard, ou le retour du sacré au risque de l’oubli
du symbolique
Girard réagit contre le structuralisme et ce nominalisme,
et il complète Durkheim en allant plus loin dans son sens.
Derrière le sacré, ses fascinations et ses dangers,
ses effervescences, se trouve le risque bien réel d’autodestruction
du groupe dans la rivalité mimétique, la violence
interne et l’issue hors de ce péril par le mécanisme
de la victime émissaire, où le groupe se purge et
se sauve de la surenchère de la violence de tous contre tous
en la transformant en violence de tous contre un. Ce mécanisme
émissaire est connu de toutes les sociétés,
archaïques ou modernes. Les systèmes de sacrifice sanglant
ou non sanglant qu’ont connus les grandes religions classiques
en sont à la fois des répétitions et des substitutions
ritualisées, formalisées. Ces victimes émissaires
ont donné naissance aux victimes sacrificielles qui les remplacent
et aux dieux qui représentent leur force et leurs effets.
Les sacrifices offerts à ces dieux sont des moyens de conjurer
la violence interne du groupe, de l’orienter et de s’en
décharger, en recherchant, par des voies plus détournées,
les mêmes effets d’unification et de pacification du
groupe qu’avait assurés le mécanisme primitif.
Le sacré cache donc une réalité, la violence,
et il est bien marqué fondamentalement, comme elle, de l’ambivalence
du danger, car elle peut tout détruire, et de la bienfaisance,
puisque l’ordre suit cette catharsis. Néanmoins, ce
système d’encadrement de la violence par le système
sacrificiel fonctionne au prix d’un mensonge, car, pour justifier
sa violence contre ses victimes, le groupe doit se mentir sur la
malfaisance qu’il leur attribue alors qu’elle n’est
que la sienne. Le système sacrificiel ne peut fonctionner
que tant que, et là où, ce mensonge de l’attribution
projective sur l’autre de l’agressivité de soi
est possible.
Les structuralistes n’ont jamais douté que la réaction
de Girard les visait au premier chef et concernait l’éviction
du sacré par la vulgate de leur doctrine. Leur réponse
a le plus souvent été méthodologique, voire
ad hominem : Girard n’était pas ethnologue et étendait
des présupposés chrétiens.
Il n’est pas faux de dire que Girard est plus durkheimien
que Durkheim.
Pour lui aussi, le sacré est une réalité objective
et collective, particulièrement liée à des
moments d’effervescence. La religion est tout sauf une illusion,
sa fonction sociale est primordiale. Pour Girard encore plus que
pour Durkheim, si c’est possible, la religion est le premier
des phénomènes sociaux et la première des institutions,
toutes les autres, justice, État, etc., en sont issues.
Si l’on pense que le mécanisme du bouc émissaire
n’est pas une illusion, qu’il est bien central dans
le phénomène du sacré, de ses fascinations
et de ses dangers, ce n’est pas peu que d’en avoir dégagé
le noyau ou le schéma et la fonction. Mais justement, l’universalité
que Girard veut lui donner semble contestable par le fait que ce
schéma n’apparaît que bien rarement avec cette
nudité ou cette crudité ou cette cruauté dans
les systèmes observables, qu’on les dise religieux
ou socio-culturels, tels que les voient l’ethnographie ou
l’histoire. En ce sens, le scénario schématique
girardien rend intelligible des faits indéniables, mais il
semble aussi appauvrir le donné multiforme et proliférant
des religions. On peut considérer légitimement qu’il
ne rend pas compte de toute la complexité à l’œuvre
dans les religions concrètes.
C’est donc à un girardisme modéré ou
tempéré que je me rallierai et qui précisera
que, si la violence mimétique et le mécanisme émissaire
sont fondamentaux, comme tels, ils sont encore préreligieux
ou extra-religieux.
D’ailleurs, on en trouverait des traces, par exemple, aujourd’hui
dans des situations de conflits dits « ethniques » ou
nationalitaires, mais sans créer des dieux ou des religions
pour autant, même s’il y a des « ressemblances
».
L’analyse de Girard rend compte de l’asservissement
ou du « plombage » du symbolique par le sacré
dans les sociétés traditionnelles par cette thèse
forte que l’emprise du sacré sur le symbolique résulte
de la nécessité, toute socio-logique, qu’il
faut d’abord que la société s’institue
et s’équilibre. Elle explique très bien une
certaine fonction sociologique de la religion dans les sociétés
traditionnelles.
Mais elle rend mieux compte de la dimension sociale de la religion
que de sa dimension culturelle. Elle ne rend pas aussi facilement
compte de la complexité « seconde » (ce qui ne
veut pas dire secondaire !) des faits religieux et de tous les liens
instaurés, institués, tissés entre société,
religion et culture. Si le mécanisme émissaire donne
le schéma dont le sacrifice est la mise en scène rituelle
et le substitut, s’il explique pourquoi il pèse au
centre des institutions, il n’explicite pas assez le comment
de ces déplacements, car cela passe par un immense travail
d’interprétation idéologique et d’actualisation
rituelle. Bien des ambiguïtés qui obèrent la
réception du girardisme seraient levées si on montrait
comment, dès les sociétés de cueilleurschasseurs,
le mécanisme émissaire a été à
la fois commémoré et dépassé ou déplacé
et remplacé par des combinaisons symboliques complexes, fondées
sur une idéologie sacrificielle élaborée et
reliée, et parfois peu ou moins sanglante, alors que des
sociétés postérieures, néolithisées,
voire modernes, sont souvent revenues à un réalisme
victimaire et sanglant que les précédentes avaient
su contourner. C’est rester fidèle à une intuition
maussienne essentielle que de dire qu’on sous-estime trop,
et Girard aussi, le travail symbolique et idéologique des
sociétés, dites facilement archaïques, pour entourer
leur violence.
Si donc, en simplifiant à l’extrême, on peut
prétendre que le structuralisme, c’est le symbolique
sans le sacré, Girard n’échappe pas au risque
inverse de méconnaître le symbolique au profit du seul
sacré, de sous-estimer le travail idéologique au profit
du mécanisme, ce qui confirme notre « relation d’incertitude
», mais dessert sa thèse et empêche que les vérifications
dont elle a besoin soient faites par ceux qui lui reprochent sa
vision trop cavalière des sociétés traditionnelles
et sa désinvolture face à la complexité du
donné empirique de ces sociétés.
Bourdieu ou la domination en partie déduite du symbolique
Trigano [ 2001, p. 151 sq.] a justement souligné l’intention
totalisante de la sociologie de la religion de Bourdieu, qui entendait
offrir une synthèse de Marx, Durkheim et Weber. Mais selon
moi, la seule idée vraiment originale de Bourdieu, dans cette
affaire, est celle de violence et de domination symboliques. Il
faut mettre à son actif qu’il reprend, en partie, la
vision marxiste de l’idéologie pour la compléter,
en l’arrachant aux simplismes de la théorie du reflet.
Il y a donc chez lui un effort pour repenser la spécificité
du symbolique, sans le réduire mais sans le déconnecter
non plus des réalités économiques, politiques
ou de classe, ce qui n’a rien d’étonnant dans
une entreprise qui voulait opérer la jonction du marxisme
et du structuralisme.
La religion y apparaît donc comme une forme de domination
parmi d’autres, même si elle est la plus intériorisée
et donc la moins coûteuse et la plus insidieuse. Mais la notion
de sacré n’apparaît nulle part, ni dans ses écrits
théoriques ni dans son ethnographie kabyle, souvent remarquable
et qui a servi de modèle de référence à
toute sa construction théorique [Addi, 2002]. Si la violence
et la domination ne sont pas niées, elles sont rapportées,
finalement, soit à l’intérêt de type politique
ou économique ou de classe selon les positions les plus classiques
du matérialisme sociologique, voire de l’utilitarisme
[Caillé, 1994], ce qui n’a rien d’original, soit
– et c’est plus nouveau – à des effets
de domination devenus la conséquence du symbolique lui-même,
pour autant que Bourdieu voit bien la nécessité proprement
anthropologique d’instaurer et de reproduire un ordre spécifiquement
socio-culturel. La violence symbolique, dès lors, est celle
qui se déduit de l’imposition et de la manipulation
du symbolique, d’un pouvoir sur les hommes par un pouvoir
sur la culture par les moyens de la culture.
Cette approche relève plus d’une sociologie militante
de la libération ou d’une légitimation de la
révolution culturelle, fort à la mode dans les années
où elle s’est élaborée, que de la sociogenèse
du religieux. Si la pensée de Bourdieu n’évacue
pas toute considération de la violence, la spécificité
de la violence au principe du religieux lui échappe finalement.
Violence et domination ne sont pas de vains mots chez lui, mais
il atteste à sa façon de notre « relation d’incertitude
» en privilégiant nettement le symbolique, repéré
comme une source et la médiation de la domination, et en
faisant l’impasse sur le sacré.
Marcel Gauchet ou la religion sans le sacré et le
symbolique
Cette esquisse se doit de finir sur la dernière grande tentative
de théorie générale du religieux qui a dominé
la fin du XXe siècle, celle de MarcelGauchet.
Il propose, dès le départ de son travail [ 1977],
une définition de la religion à laquelle il sera d’une
fidélité exemplaire. La religion est le régime
d’hétéronomie par quoi la société
se dépossède de tout pouvoir sur son origine et par
conséquent renonce à son historicité et à
la créativité propre de son action.
Cette définition suffit à son programme d’une
histoire politique de la religion d’une immense ambition,
puisqu’il parcourt l’histoire universelle des primitifs
à la dernière modernité, à la société
sortie de la religion. De cette entreprise considérable,
tirons, provisoirement, seulement trois remarques.
La définition de la religion est fonctionnaliste : la religion
n’est jamais considérée en elle-même,
mais d’abord pour ses effets, essentiellement politiques.
Ce fonctionnalisme est poussé jusqu’à une sorte
de point de vue « extrinséciste », où
la religion est toujours vue à distance. Son contenu et ses
formes n’interviennent que pour faire comprendre leurs effets
politiques et surtout comment le politique sort ou se libère
du religieux. Si le christianisme a droit à plus d’analyse
interne, c’est justement parce qu’il est, selon la formule
choc qui s’est imposée, « la religion de la sortie
de la religion ». Ainsi vu de loin et de haut, il n’y
a plus besoin de rentrer dans le détail intime ou dans les
autres mécanismes fondateurs des religions.
Gauchet traite la religion entièrement comme un fait social,
ce qui fait tout son durkheimisme, puisqu’il se garde bien
de disserter sur le sacré. Ce choix lui permet de poser l’historicité
du fait religieux, quoi qu’en disent les religions elles-mêmes,
et donc la possibilité de la sortie. En revanche, à
la différence de Durkheim, il ne croit pas que la religion
soit le plus primitif des faits sociaux, qui est pour lui le politique.
Par quoi le politique apparaît d’emblée d’une
autre essence, comme plus englobante, que le religieux. Il le faut
pour que le politique demeure central quand se marginalise le religieux.
Mais cette position explique mieux la séparation finale
du politique et du religieux que leur confusion initiale, l’emprise
du religieux sur le politique et surtout le parti pris d’hétéronomie,
qui reste comme inexplicable.
Le troisième trait à souligner, c’est que,
malheureusement, le dialogue ne s’est pas instauré
entre Gauchet et Girard. On peut regretter que les deux théories
qui ont dominé le champ à la fin du siècle
se soient développées, apparemment, dans une pesante
ignorance mutuelle, sans même croiser le fer. Faute de quoi,
serait-on légitimé à risquer cette confrontation
à leur place ?
Elle ferait sans doute venir au centre du débat, comme étant
le responsable majeur de ce fait, le « clastrisme »
de Gauchet. En effet, si Clastres a écrit des pages remarquables
sur la guerre et le guerrier sauvages, il n’a jamais considéré
que la violence externe ou externalisée des sociétés
primitives. Il est littéralement fantastique qu’une
pensée forte et novatrice, toute orientée vers l’énigme
de la genèse de l’État, ne dise mot de la violence
interne. Il n’y a donc pas qu’en amour que la passion
pour un objet le fasse souvent perdre !
Gauchet défend bien l’idée de la religion comme
fait social, mais non celle du caractère primitif du fait
religieux, que tente de refonder Girard. C’est que tout le
propos de Gauchet reste finalement dans la logique de l’Aufklärung,
qui est de fournir une théorie politique du religieux. Certes,
ce n’est plus la vieille conception politique du religieux
en termes d’illusion ou de fable inventée par des prêtres
perfides pour servir le méchant despote et berner un vain
peuple. Gauchet a bien lu Durkheim et Weber, et en lisant Gauchet,
on sentait poindre comme une nouvelle laïcité, bien
plus attentive à la compréhension d’une histoire
complexe et où il y va du fond de l’homme et du fondement
de ses sociétés. Mais enfin, la divergence reste entre
cette histoire politique de la religion et ceux qui, comme Girard
et peut-être Durkheim, permettent ou appellent une théorie
religieuse du politique. Mauvais génie ou malin diablotin,
ne pourrait-on pas montrer que sa position est réversible
? Après cette magistrale « histoire politique de la
religion », ne pourrait-on pas (je ne dis pas aussi bien)
écrire une histoire religieuse du politique ? Le radicalisme
de sa position ne vient-il pas de la philosophie politique et de
celle issue des Lumières plus que de la sociologie (et de
l’ethnologie) de la religion, accusée, non sans raison,
de timidité spéculative ? Les faits consécutifs
à 1989, la crise du politique ne viennent-ils pas suivre
de trop près la sortie du religieux pour ne pas surprendre
la doctrine ?
On peut conclure que chez Gauchet, s’il est beaucoup parlé
de religion, finalement, il n’est plus question ni de sacré
ni de symbolique. Par quoi, il est bien l’auteur désigné,
mieux que Bourdieu (malgré Trigano), pour achever ce périple
en sociologie de la religion.
Pour une définition de la religion
On ne tirera pas ici toutes les leçons de ce survol historique,
mais seulement qu’il nous met en face d’une articulation
majeure, pas assez relevée comme telle et néanmoins
centrale.
Cette articulation permet de congédier certaines définitions
« unaires » (par un seul trait) de la religion, qu’elles
soient primordialistes ou substantialistes, et de dégager
leurs présupposés essentialistes. Majoritairement,
les tentatives de définition ont implicitement lié
la possibilité de cette définition à une confusion
entre spécificité du phénomène religieux
et simplicité essentielle d’une définition univoque
répondant à la transparence d’un seul concept.
Mon présupposé est inverse : la spécificité
du religieux ne tient pas à la simplicité d’une
essence, mais à une certaine complexité que doit poser
la définition. Cette complexité est d’autant
plus importante que c’est elle qui contient certaines conditions
de possibilité du devenir de la religion. Si la religion
n’avait qu’une essence aussi simple que le triangle,
elle n’aurait pas d’histoire.
Or elle en a non pas une, mais de multiples.
Notre parcours achemine donc vers une définition à
double foyer. La religion est un sytème symbolique du sacré.
Cette définition complexe, malgré son laconisme, est
à la fois durkheimo-girardienne et maussienne. Elle peut
s’enrichir des progrès postérieurs sur le sacré
comme sur le symbolique, étant entendu que le sacré
en son centre le plus lointain « couvre » la victime
et la violence sacrificielle, dans tous les sens du mot «
couvrir », et que l’analyse du symbolique a avancé
depuis Mauss. La religion est une construction symbolique autour
de la violence émissaire, dans certaines conditions de la
socio-genèse, de son imaginarisation et de sa stabilisation,
à la fois pratique (elle s’inscrit dans la réalité
du fonctionnement social) et idéologique. Le religieux, c’est
primairement du sacré symbolisé et secondairement
du symbolique sacralisé, et pas seulement par une sorte de
contagion, mais par un travail parfois systématique de mise
en rapport intellectuel et rituel. Il faut souligner le travail
symbolique et idéologique considérable par lequel
les sociétés religieuses tentent d’enclore le
mécanisme émissaire, de le masquer, voire d’en
sortir.
Le réel, quand il s’appelle la violence ou la mort,
qui en sont la marque infaillible, et la fonction symbolique, quand
elle est surtout pleine de fantasmes, n’ont donc en soi encore
rien de religieux. C’est leur rencontre, c’est l’embrayage
des deux dans certaines conditions instituantes de la sociogenèse
qui lancent le processus religieux. L’homme n’est pas
religieux seulement parce qu’il parle ou seulement parce qu’il
peut tuer, mais par la manière dont il parle sa violence
et donc l’institue, avec l’effet immanquable qu’autoriser
telle violence équivaudra à refouler telle autre.
On a donc là aussi le nœud commun originel du religieux
et du politique. D’où l’extrême importance
du travail idéologique dans cette affaire. J’appelle
idéologie le discours qui définit la violence légitime
et donc le discours maître, sinon déjà discours
du maître, discours institutionnalisé. Mais pour garder
sa maîtrise, sa position institutionnelle, ce discours doit
soit prévenir soit recoudre les autres discours entre eux
et toujours par rapport à soi. Là gisent quelques-unes
des plus grandes difficultés de mon hypothèse. En
examinant certaines des objections qu’elle peut soulever,
je vais être amené à la préciser.
DE QUELQUES DIFFICULTÉS
Il est parfaitement prévisible que cette hypothèse
devra faire face à trois familles d’objections. La
première viendra de ceux qui pensent qu’on peut faire
l’économie complète de la notion de sacré,
et surtout qu’il est faux de voir – comme je l’assume
– derrière le sacré durkheimien le sacré
girardien, que c’est là une vaine tentative de regonfler
une vieille outre éclatée. Elle sera faite par des
ethnologues, mais aussi par des sociologues du religieux contemporain
qui ne retrouveront pas, en effet, les mécanismes girardiens
dans le NewAge par exemple ! Or il est évident qu’une
hypothèse sur le religieux et le sacré doit pouvoir
rendre compte de cette situation actuelle. Cependant, ce n’est
pas de l’actualité qu’elle doit partir, mais
comme l’avait bien compris Durkheim, du religieux le plus
lointain. Je pense ensuite que, pour répondre à cette
famille d’objections, il faudra procéder empiriquement.
La solution passe par la lecture des mythes et des rites. On ne
peut dirimer la question a priori. Si beaucoup de sociologues contemporains
sont allergiques à Girard, c’est aussi parce qu’ils
sont allergiques à la philologie, ce qui n’était
assurément pas le cas de Mauss ! Ce qui ne veut pas dire
que Girard en fasse assez non plus. Mais il y a un vrai problème
de lecture des mythes. C’est donc en peaufinant l’hypothèse
girardienne pour la rendre philologiquement opératoire qu’on
avancera.
Je reviendrai sur la nécessité de dégager
les opérations symboliques à l’œuvre dans
les discours et les pratiques du sacré, et si possible de
faire une grammaire et une rhétorique des procédés
de légitimation de la violence, qui sont si forts qu’ils
pourraient bien courir des « primitifs » à nous-mêmes.
Un deuxième front, plus récent, se formera venant
des dernières théories psycho-biologiques de la religion,
souvent d’inspiration cognitiviste et strictement individualiste,
qui ont ceci de spécifique de vouloir expliquer le social
sans la société et donc la religion en faisant totalement
l’impasse sur sa dimension collective et sociale.
Mais, dans le cadre de cet article, je voudrais m’arrêter
aux objections qui pourraient provenir de girardiens qui trouveraient
que mon hypothèse fait une place indue au symbolique et qu’on
gagnerait en rigueur à se passer de cette notion par nature
équivoque. On peut tirer ces objections de deux articles
fondamentaux de Vincent Descombes [ 1980] et de Lucien Scubla [
1998].
L’équivocité du symbole et du symbolique,
et après
Tous les dictionnaires le confirment, le mot symbole est équivoque.
Il peut désigner, comme c’est le plus souvent le cas
dans l’usage courant ou en art, « ce qui représente
autre chose en vertu d’une correspondance » ou au contraire,
comme en sémiotique ou en algèbre, « ce qui
en vertu d’une convention arbitraire, correspond à
une chose ou à une opération qu’il désigne
» (Petit Robert, souligné par nous). On pourrait aussi
illustrer le fait par la différence des usages du mot en
français et en anglais. C’est de cette équivocité
du symbole que part Descombes pour montrer que le symbolique, loin
de la surmonter, lui doit son succès : « Dans certains
contextes, le symbole est un signe radicalement arbitraire : tels
sont les symboles chimiques, algébriques et tous les cas
de notation ou de convention d’écriture. Dans d’autres
contextes, le symbole est un signe plus motivé que les autres
: tel est le symbolisme au sens rhétorique, qui recouvre
tous les cas d’expression indirecte » [ 1980, p. 77].
Cette équivocité du symbole en ruine l’usage
chez les structuralistes. Car en feignant de tenir une signification
unique, ils en étendent l’ambiguïté, non
sans profiter de la substantivation de l’adjectif qui fait
croire « à la fiction d’un symbolique univoque
» [p. 89]. Il montre que Lévi-Strauss ne sort de cette
ambiguïté qu’en tentant de ramener le symbole,
pris au sens traditionnel qu’il a dans la magie et que Mauss
signifiait par le mana, à un simple signe algébrique
[p. 87] ou au fameux signifiant flottant et que cette réduction
est bien l’enjeu de l’Introduction à l’œuvre
de Marcel Mauss.
Je suis tenté d’aller plus loin. À partir de
cette difficulté initiale, les autres prolifèrent
et tout s’embrouille comme à loisir. La liste des contradictions
irrésolues est impressionnante : faut-il distinguer le signe
et le symbole (oui, pour Saussure et beaucoup de linguistes, non,
pour Mauss)? Si oui, par quoi ? On flotte. S’il y a symbolisation,
il doit y avoir une fonction à l’œuvre dans cette
opération, mais peut-on définir la fonction symbolique
? Scubla [ 1998, p. 44 sq.] montre à l’envi que Lévi-Strauss
n’y réussit pas, sauf à y remettre simplement
le langage, dont elle devient un nom pédant. Est-elle le
propre de l’homme ? Faut-il distinguer symbolisme et symbolique
? Faut-il distinguer le social et le symbolique ou tenter de ramener
le social au symbolique pour faire une théorie de la culture,
comme le tente Lévi-Strauss ?
Peut-on parler de système symbolique comme le fait aussi
Lévi-Strauss, alors qu’il ne définit jamais
la notion, comme le lui reproche Scubla [ 1998, p. 43]? S’il
y a pluralité de systèmes symboliques, faut-il chercher
les lois générales de leur production et se demander,
avec Lévi-Strauss, s’il y a un « ordre des ordres
» qui, comme n’hésite pas à l’affirmer
Lacan, forme l’« ordre symbolique » qui englobe
le tout et poser que l’accès à cet ordre est
la condition de l’humanisation de l’homme ?
Devant l’ampleur de ces difficultés, faudrait-il se
garder d’employer la notion de symbole, puis refuser de parler
de système symbolique, comme semble le faire Scubla, et enfin
évacuer toute notion de symbolique, et a fortiori d’ordre
symbolique, comme le font Scubla et Descombes ? Je ne le pense pas.
Mais, alors qu’il est évidemment impossible ici de
répondre de façon détaillée à
chacune de ces questions, peut-on néanmoins indiquer l’esquisse
d’un chemin pour sortir de cette forêt ? Le travail
serait empirique d’abord, mais il ne suffirait pas. Il passerait
par la critique des théories, enfin par des propositions
théoriques. Disons un mot de ces trois niveaux du débat.
Empiriquement, le fait que la pratique ethnographique ne peut pas
se passer de la notion de symbole, dans son sens le plus ordinaire,
donne à penser dans sa banalité. Bien plus, elle peut
montrer qu’il existe des systèmes symboliques et que
même, bien souvent, c’est seulement en construisant
le système symbolique sous-jacent à de nombreux comportements
qu’ils deviennent intelligibles. Il en existe, selon nous,
un exemple vraiment exemplaire, c’est celui de l’analyse
de la sorcellerie du bocage normand par Jeanne-FavretSaada. Il suffit
de bien lire la scène qu’elle décrit d’un
interne de l’hopital d’Alençon s’efforçant
de construire la catégorie de « délire de sorcellerie
», pour comprendre ce que peut apporter d’intelligibilité
l’approche de la sorcellerie « comme système
symbolique éventuellement pourvu de sa rationalité
propre » [Favret-Saada, 1977, p. 128-129]. La notion a une
véritable valeur heuristique, elle est opérationnelle,
car c’est aussi grâce à elle que l’ethnologue
a pu reconstruire ce système de places qu’est la sorcellerie
et nommer celle, pourtant cruciale du point de vue institutionnel,
de « l’annonceur », opérante mais jamais
vue ni nommée avant elle.
Cet exemple de la sorcellerie bocaine serait inépuisable
pour illustrer les mérites opératoires de la notion
de système symbolique, d’autant plus que le système
est autonome par rapport à la religion officielle, qui croit
peut-être au diable mais n’aime (plus ?) guère
ces histoires, et à l’idéologie moderne «
éclairée » qui n’y voit que sottise ou
arriération. C’est grâce à la notion de
système symbolique que Favret-Saada pose les bonnes questions
: qu’est-ce que les paysans qui entrent dans une crise de
sorcellerie tentent de mettre en forme? Du malheur, de la souffrance,
de l’agressivité, de la jalousie. Par quoi, si la sorcellerie
bocaine s’éloigne parfois des religions « modernes
», elle n’est pas sans clins d’œil vers le
sacré archaïque ! Mais elle est fascinante pour nous
ici par le côté restreintissime et rigoureux de son
système de places. Quatre suffisent : la victime que l’annonceur
autorisera à se dire ensorcelée, le désenvoûteur
et le sorcier. Avec en prime – preuve que le symbolique ou
le virtuel sont souvent plus réels que le réel –
le fait que jamais personne ne se dit sorcier et que le système
fondamentalement paranoïaque fonctionne même sans sorcier,
mais non sans risque d’erreurs « judiciaires »!
Il y a donc des systèmes symboliques, et on ferait bien
de réfléchir à leurs étranges propriétés,
au point qu’on serait tenté de se demander si, à
l’image de l’eau, ils ne sont pas capables d’états
liquide, solide ou gazeux.
Ils unissent des éléments parfois très hétérogènes
– choses, personnes, objets, signes, affects, idées.
Ils unissent des réalités objectives, mais dans un
grand mépris de leur objectivité, à des réalités
subjectives, qui sans eux seraient impossibles à atteindre.
Une des conséquences de cette union de l’extérieur
et de l’intérieur, du monde objectif et du monde subjectif
est qu’on peut douter de leur degré de réalité.
D’ailleurs, très souvent, ils n’ont que peu ou
pas de réalité pour ceux qui ne sont pas dedans, ou
au mieux, « ça ne devrait pas exister, ces choses-là
! », alors qu’ils deviennent si souvent « plus
réels que le réel » pour ceux qui sont dedans,
« pris ». Ces systèmes n’ont pas toujours
des frontières précises, et c’est pourquoi on
peine à leur trouver une essence, et d’abord parce
qu’un symbole peut toujours renvoyer à d’autres
symboles, s’y substituer, et qu’ils sont objets d’interprétations,
de minimisations, d’euphémisations, de silences. Mais
ils gardent certains agencements comme une marque, une trace d’origine
et de fonction, une structure. Comme cet avare, structuraliste sans
le savoir, qui disait : « Ceci est le couteau de mon grand-père,
mais mon père en a changé la lame et moi le manche.
» Que res-tait-il donc du couteau primitif ? La forme d’une
jointure.
Une de leurs plus étranges propriétés est
de pouvoir exister dans des états assez diffus, comme s’ils
étaient élastiques, alors qu’à d’autres
moments, ils sont resserrés, systématiques, au point
qu’on ne peut rien y introduire d’étranger. Ce
sont les luttes et les situations de conflit et de violence qui
durcissent les systèmes symboliques, les resserrent, les
« bétonnent ». C’est si évident
de la sorcellerie bocaine qu’elle ne prévoit même
pas la place d’un observateur neutre – Favret-Saada
en a fait l’expérience à son corps défendant
–, comme dans ces situations de guerre civile où les
journalistes sont traités en espions. Marque de la violence
: on est pour ou contre, dedans ou dehors. Dans toutes les cultures
actuellement existantes, il y a plusieurs systèmes symboliques,
ce qui pose le problème de les corréler et de les
hiérarchiser.
Nous verrons que cette pluralité pose un problème
majeur.
Au niveau de la critique, il suffit de partir de l’œuvre
de Lévi-Strauss, puisqu’elle est bel et bien devenue
la plaque tournante des questions du symbolique, même si on
partage les critiques d’inspiration girardienne que lui font
Descombes et Scubla. Leur point commun, c’est que le symbolique
lui sert à ramener le social au culturel et celui-ci au psychologique,
à dissoudre la sociologie dans une anthropologie de la culture
et celle-ci dans une sorte de psychologie, et à fonder l’échange
sur la seule réciprocité, en évacuant la rivalité,
le désir de puissance, les problèmes du pouvoir. Surtout,
le symbolique ne peut et ne doit pas servir à évacuer
le sacré. J’entends d’autant mieux la leçon
que je comprends fort bien la tentation de le faire. Mais peut-on
se passer du symbolique au profit du seul sacré ? Retour
de notre relation d’incertitude ?
Pour une typologie des théories du symbolique
La réponse devrait passer par une remise en ordre dans les
théories du symbolique, laquelle passerait aussi, comme pour
les théories de la religion, par une typologie historique
des théories qui se ramènent probablement à
trois grandes familles (et pas mal de sous-groupes).
Les théories du symbole qu’on dira imaginalesinsistent
toutes sur la capacité du symbole non seulement de représenter,
mais de « présentifier » la chose. Elles sont
traditionnelles, elles plongent dans l’histoire religieuse
de l’humanité, elles ont été remises
au goût du jour par les poètes et les philosophies
romantiques, elles ont leurs versions plus actuelles chez Eliade
ou Jung. Ce sont des sortes d’ontologie du symbole, auquel
elles attribuent soit un statut un peu semblable à celui
des idées platoniciennes, soit celui d’archétypes
logés dans l’inconscient.
Les théories qu’on dira sémiotiques se construisent
justement contre les précédentes et tendent à
ramener le symbole au signe arbitraire, à déduire
le symbole du langage, comme le tente Lévi-Strauss, avant
que la « vulgate structuraliste » (Descombes) ne s’en
empare. Hénaff, néanmoins, apporte des précisions
importantes en montrant – ce à quoi on peut s’attendre
– qu’une (grande) œuvre est plus complexe que la
vulgate et que la pensée du maître « sur la question
du symbolisme n’est ni constante ni uniforme » [1999,
p. 354].
Elle a connu trois périodes. Il est parti des questions
de l’efficacité symbolique (distincte de l’efficacité
technique), d’un effet inducteur spécifique, saisi
à travers la célèbre intervention du chamane
cuna pour aider une parturiente; puis, avec l’Introduction
à l’œuvre de Marcel Mauss et jusqu’à
la Pensée sauvage compris, il entreprend de construire une
théorie de la société comme « un système
et un ordre symbolique » [p. 357], ce qui l’amène
à affirmer la radicale autonomie de la culture et à
comprendre « toutes les activités et productions comme
symboliques » [p. 358]. Enfin, dans les Mythologiques, il
fait marche arrière et en comparant les mythes à la
musique, en soulignant qu’un mythe ne peut s’expliquer
que par un autre mythe, il revient à l’idée
que le symbolisme a des « effets inducteurs » propres
et que dans le symbolisme,« il ne s’agit pas de dégager
un sens, mais de réaliser une opération » [p.
359].
Donc Lévi-Strauss, parti de la magie et des rituels, s’est
efforcé ensuite de ramener le symbolisme à un fonctionnement
langagier et finalement, « devant la complexité et
le statut particulier des mythes, [il] revient implicitement à
l’idée de processus inducteur comme ce qui règle
les rapports de transformation entre les récits et ne conçoit
l’interprétation que comme transformation, c’est-à-dire
traduction de formes les unes dans les autres, comme production
de variantes et non comme attribution d’un signifié
» [p. 359-360].
Lévi-Strauss semble bien pour finir renouer avec son point
de départ et donc faire au moins un clin d’œil
à la troisième famille de théories, que j’appelle
pragmatiques.
Celle de Mauss me paraît exemplaire, encore que bien inchoative.
Elle est doublement pragmatique. Méthodologiquement pragmatique,
elle se contente d’abord de relever les symboles, tous les
faits de symbolisation, si possible impérativement en contexte.
Mais aussi théoriquement pragmatique, en ce sens que pour
elle, le symbolisme consiste moins à penser ou à dire
qu’à faire.
Il se concentre sur les rites. Je ne discute pas ici si Hénaff
a raison de penser que la conception d’Ortigues et celle,
pourtant bien différente, de Dan Sperber sont de cet ordre
où « le symbolisme est d’abord un système
opératoire, un système d’organisation. On ne
demande pas d’un instrument ce qu’il signifie mais à
quoi il sert, ce qu’il permet de produire. Le symbolisme produit
un ordre dans un ensemble d’éléments sensibles
» [Hénaff, 1999, p. 364].
Mais ce n’est pas un hasard si cette famille se tient le
plus près possible du sens étymologique du mot symbole
: le symbole ne fait pas que représenter, il n’est
pas qu’un signe qui permet de communiquer, il est un opérateur
et en particulier d’alliance, de reconnaissance, du lien social.
On y est comme immédiatement sensible à la fonction
sociale, socialisante du symbole.
Seulement, parmi les théories « pragmatiques »
du symbole, Alain Caillé tente de le ramener au don [Caillé,
1998, p. 122-144], et Lucien Scubla [ 1998] de le ramener au sacré
et donc, concrètement, à la victime émissaire,
et de démontrer l’antériorité de la victime
sur le don et le symbole.
Un ou le système symbolique ?
Après avoir montré contre Lévi-Strauss qu’on
ne peut réduire le social à la culture et celle-ci
au symbolique, L. Scubla [ 1998] entend montrer aussi, contre Alain
Caillé, que le don est également impuissant à
fonder seul l’échange et que, loin que le sacrifice
soit une région du don, le don suppose le sacrifice. Caillé,
écrit-il,« propose de revenir au don, mais répugne
à voir que revenir au don, c’est aussi revenir au religieux,
et plus précisément au sacrifice » [p. 49].
C’est que, « tout comme Lévi-Strauss, Caillé
relègue le religieux au second plan » [p. 49] et attribue
au « symbole un sens élastique » [p. 49].
Scubla lui oppose que « le symbole prototypique n’est
apparemment pas le don qui lie, comme l’imagine Caillé,
mais plutôt le sacrifice qui sépare » [Scubla,
p. 50]. En effet, « l’opération sacrificielle
n’est pas de l’ordre de la conjonction mais de la disjonction
» [p. 50]. Il faut d’abord tenir les dieux à
la bonne distance. Le geste sacrificiel premier, c’est de
« couper symboliquement en deux la victime sacrificielle pour
obtenir cet effet séparateur » [p. 50], par exemple
un cabri pour mettre fin à une relation incestueuse [p. 51].
« Le sacrifice a pour fonction d’unir les hommes autour
des dieux, mais sur la base d’une séparation préalable
qui rend possible cette union » [p. 51].
Le sacrifice n’est ni d’abord ni essentiellement un
don, mais l’est parfois secondairement. « Même
si le sacrifice est souvent une sorte de don fait aux dieux, même
si l’objet donné s’interpose lui aussi, comme
la victime, entre le donateur et le donataire, le rite sacrificiel
renferme presque toujours une dimension de rejet, de mise à
l’écart, et surtout une part irréductible de
violence qui sont étrangères à l’acte
de donation » [p. 54]. En conséquence, « le sacrifice
englobe le don, alors que le don n’englobe pas le sacrifice
» [p. 54]. Scubla interprète dans ce sens le «
don » du couscous à l’étranger et même
toute l’hospitalité arabe, qui n’est pas d’abord
un don mais la conjuration de la menace potentielle que représente
l’étranger et qui appelle une pratique sacrificielle.
Tout don a-t-il été d’abord sacrificiel et
donc rituel ? Scubla le dit clairement.
Le don aurait fait « son apparition d’abord en contexte
sacrificiel » [p. 60].
Bien plus, ce n’est pas seulement le don qui suppose le sacré,
la victime émissaire, mais le symbole lui-même. Scubla
joue sur du velours en rappelant que « comme Mauss le soutenait
encore en 1924, fidèle en cela à Durkheim, “la
notion de symbole”est “issue de la religion et du droit”(Mauss,
Sociologie et Anthropologie, 1950, p. 294)» [Scubla, p. 49-50].
Ce qui « conduit à voir dans la victime sacrificielle,
autour de laquelle les hommes se réunissent, le symbole prototypique
» [p. 53]. Sans conclure nettement, Scubla tente même
d’en trouver une trace dans l’étymologie même
du mot grec symbolon, avec son double sens de « jeter ensemble
» et d’« être ensemble » [p. 55].
« Certes le symbolon est bien le signe d’une alliance,
mais il en est aussi et surtout l’opérateur, et cette
alliance est contractée non par un don mais par un partage,
et même, pourrait-on dire, un partage sacrificiel. En effet,
le symbolon n’est pas le signe d’un don et n’opère
pas par le don, mais bien par la destruction [symbolique] d’un
objet, bref, par le sacrifice » [p. 56]. On n’est pas
allé du symbole ou du don à la victime, mais à
l’inverse de la victime au symbole et au don.
Quand bien même une théorie radicale serait fausse,
sa radicalité peut être féconde par ce que sa
cohérence fait voir par contraste avec des discours plus
épars. Il faut donc tenter de mesurer ce que signifie cette
position hyperdurkheimienne en repassant par Lévi-Strauss.
Celui-ci pose comme une donnée évidente – puisqu’il
l’affirme sans la discuter – la pluralité des
systèmes symboliques dans un passage célèbre
: « Toute culture peut être considérée
comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang
desquels se placent le langage, les règles matrimoniales,
les rapports économiques, l’art, la science, la religion
» [Lévi-Strauss, 1950, p. XIX ]. On remarquera l’ordre
pour ainsi dire canonique des facteurs et la religion en dernière
place, comme une superstructure de la superstructure ou comme la
cinquième roue du carosse. À l’évidence,
cette position est absolument inverse de la position durkheimo-girardienne
où la religion est première. Où l’on
voit que Lévi-Strauss en matière de religion pèche
grandement par idéalisme ! Un girardisme pur et dur exige
une théorie radicalement matérialiste de la religion
au point de la mettre à la base de la société
et de la culture. Mais il y a plus.
Il en découle qu’il faut admettre qu’il y ait
eu des états de société où il n’y
aurait pas eu d’autres systèmes symboliques que la
religion. C’est cette perspective qui paraît la plus
choquante, mais en bonne logique la religion aurait précédé
non seulement le don et le symbole, mais le langage lui-même.
Rien d’impossible à ce que le geste, l’acte,
le rite aient précédé le langage et le mythe,
puis que ceux-ci soient demeurés lontemps pris dans ceux-là.
On peut imaginer une horde où il en serait ainsi. Mais cela
change ou heurte la définition de l’homme qui est à
la base de notre culture et que, bien classiquement, Lévi-Strauss
reconduit sagement en définissant l’homme par le logos
et en tentant d’en déduire la religion, selon une réduction
rationaliste [Descombes, p. 84] mais idéaliste qui vide l’homme
et la société de l’inquiétante étrangeté
du sacré.
Dans l’énoncé de mon hypothèse sur la
religion comme étant un système symbolique –
parmi d’autres, fût-il dominant –, je me plaçais
dans une perspective ethnographique et historique. Mais la théorie
de Scubla remonte à un en-deçà où la
religion ne peut pas être un mais le et donc le seul système
symbolique de cette société ou de cette horde. L’espèce
n’aurait eu au départ qu’une seule religion.
Sans doute resterait-il à peaufiner le tableau, mais il n’y
a aucune raison de s’interdire ce genre de question. Sauf
à s’en poser une autre. Avec cette religion d’avant
le langage, serait-on face à la religion au plein sens du
mot ? Oui, si je comprends bien la théorie de Scubla; pas
encore, dans mon hypothèse. Car quand bien même le
mécanisme de la victime émissaire serait attesté
et réitéré rituellement dans une horde (pré)hominienne,
il serait l’une des conditions nécessaires, mais non
la condition suffisante de la religion puisque, dans mon schéma,
il en faut deux.
Superpositions d’images ?
On ne peut exclure que la théorie de L. Scubla révélera
sa valeur pour la préhistoire, mais c’est vraisemblablement
du côté de l’ethologie animale qu’elle
devrait attendre ses vérifications. Elle apporte une mise
en perspective, une profondeur insoupçonnée aux nombreux
faits ethnologiques sur lesquels elle s’appuie, mais tous
ces faits viennent de sociétés pleinement humaines
au moins au sens où l’homme y parle !
Il me semble donc, et c’est sans doute une conséquence
de son évolutionnisme, que le radicalisme de la théorie
reproduit une première superposition ou télescopage
de plans qu’on décela naguère également
chez Durkheim qui, partant d’Australiens « ethnographiques
» et donc historiques, remontait à des primitifs préhistoriques
ou préhominiens, si bien qu’au terme, on obtenait une
image un peu trouble due à la superposition des deux. Il
me semble qu’il faille faire très attention à
ne pas confondre ce qu’a pu être l’histoire notamment
des origines – que nous ignorons – des sociétés
humaines et ce qui est la conséquence logique d’un
modèle girardien ou non.
Une deuxième superposition d’images ou télescopage
se produit entre victime émissaire et victime sacrificielle.
Si la théorie peut tenter de ramener le symbolique au seul
sacré, c’est parce que son auteur me semble enclin
à enrichir le tableau qu’il nous peint de ce qu’il
faut bien appeler la scène primitive de sa théorie,
de vertus qui ne sont, selon moi, que celles (dans le meilleur des
cas) du rite lui-même et donc d’une religion constituée.
Il dit :
« La victime sacrificielle [… ] représente la
victime émissaire qu’entoure, interdite et attentive,
la foule apaisée des lyncheurs, le cadavre qui à la
fois rassemble les hommes autour de lui et les tient à bonne
distance les uns des autres » [p. 53]. Cette image de la foule
apaisée est un leitmotiv, mais est-elle celle des lyncheurs
ou d’une foule dans un temple ? Elle revient avec ce «
cadavre de la victime émissaire qu’entoure, interdite
et attentive, la foule apaisée des lyncheurs » [p.
60].
On ne voit pas, sinon par une sorte de miracle, en quoi la simple
expulsion, ou la mise à mort, voire le dépeçage,
le sparagmos du cadavre devraient déboucher sur un ordre
rituel forcément complexe et surtout comment il pourrait
si vite se produire dans la foulée de la crise. Par quel
miracle, en effet, une explosion de violence peut-elle déboucher
immédiatement sur autre chose que sur des destructions ?
Foule apaisée ? Non, au mieux foule épuisée
et qui ira dormir ou s’arrêtera faute de combattants.
La crise, la frénésie de violence, l’expulsion,
la mise à mort, les batailles et la décharge de la
violence, la catharsis des pulsions expliqueraient une fatigue ou
l’arrêt faute de combattants, non un arrêt au
premier mort, encore moins une création. Une fois le mécanisme
émissaire dégagé et reconnu pleinement, il
faut donc prêter attention à la manière dont
il sera pris et repris dans des symbolisations, imaginarisations
et autres métaphorisations, qui seules le transformeront
en religieux et où vont jouer traumatisme, peur de la vengeance,
angoisse, culpabilité, ambivalence, deuil, dette, idéalisation,
récit, mythisation, interdits et tabous, dans une très
longue marche, incertaine et fragile entre la réitération
dans le réel et la répétition dans le symbolique.
Une formule est étonnante par sa répétition,
mais symptomatique de ce miracle, c’est celle de la «
bonne distance ». On la comprend en contexte rituel : le sacrifice
vise d’abord à séparer, à disjoindre
: « Tenir les dieux à distance, rétablir la
séparation du monde surnaturel et du monde humain, et rétablir,
par la même occasion, une bonne distance entre les hommes
eux-mêmes » [p. 50]. « L’alliance solide
est fondée non pas sur le don qui oblige et aliène
le donataire, mais sur le sacrifice qui met les co-sacrificateurs
à bonne distance les uns des autres » [p. 56]. En effet,
et on l’admet, car l’exemple donné est la cité
grecque, où les citoyens sont avant tout des co-sacrificateurs.
Dont acte. Mais on est dans le rituel et le mythe jusqu’au
cou, à mille lieues de la « scène primitive
»! Or d’autres fois, cette si précieuse «
bonne distance » semble résulter de la seule crise,
car les hommes la trouveraient sur le cadavre de la victime elle-même.
Mais pourquoi le cadavre tiendrait-il les hommes à bonne
distance une fois qu’il est mort, alors qu’il n’a
pas pu le faire quand il était vivant ? Les hommes vont le
piétiner, le lacérer, ils vont peut-être se
battre pour le manger, comme dans une curée. Ce n’est
pas là la bonne distance, ni vis-à-vis du cadavre
ni entre eux ! Encore une fois, cette bonne distance devient un
miracle si on l’attribue au seul mécanisme émissaire,
alors qu’elle n’est qu’un effet et que celui-ci
n’est atteint que par le rite, ses apprentissages, sa transmission,
ses interdits – et encore faut-il qu’il marche ! –,
un rite qui vise à empêcher le retour de la crise.
Il n’y a d’ailleurs nulle part de bonne distance en
soi. Elle est bien l’enjeu de toute la culture et de toute
la vie sociale, mais comme un fragile acquis.
Difficultés
D’où vient ce télescopage des plans entre la
victime émissaire qui n’est d’abord qu’un
cadavre et un fait de nature ou un accident subi, et une victime
sacrificielle rituelle qui, même sacrifiée de façon
barbare, est un fait de culture, un acquis ? À mon avis de
deux sources.
L’une est une difficulté qu’on pourrait dire
métaphysique, puisqu’elle fleure le remake du débat
entre matérialisme et idéalisme. Dans le projet antilévistraussien
de « renoncer à fonder le social sur le mental »
[p. 47], Scubla propose que « les cultures et partant les
sociétés humaines, sont organisées par des
principes qui échappent non pas tant [seulement] à
la conscience qu’à l’esprit humain » [p.
48] et donc de reconnaître que « les formes culturelles
structurellement stables sont indépendantes de l’esprit
humain » [p. 48].
Ce débat fait partie des plus vieux débats sur la
religion. Si la religion reposait seulement sur des principes «
naturels », elle serait naturelle, or elle ne l’est
pas complètement. Et si elle reposait sur le seul mental,
elle serait toute « spirituelle », or elle ne l’est
pas complètement non plus.
L’autre raison est girardienne. La victime émissaire
est « le signifiant transcendantal », dit Girard [ 1978,
p. 108-113, cité par L. Scubla]. Voilà qui va vite
en besogne ! Ou encore : « Le pacte symbolique ne serait pas
une relation binaire, mais une relation ternaire, car le premier
symbole ne serait pas l’objet rituellement donné par
un homme à un autre homme, mais la victime rituellement abandonnée
aux dieux. On n’en sera pas surpris si l’on admet que
le “signifiant transcendantal” dont procèdent
la victime sacrifielle et, à sa suite, tous les autres symboles
est le cadavre de la victime émissaire qu’entoure,
interdite et attentive, la foule apaisée des lyncheurs (Girard,
1978, p. 109-110, p. 112-113): tiers objet qui à la fois
réunit les hommes autour de lui et les sépare les
uns des autres » [Scubla, p. 59-60]. Oui, le pacte symbolique
passe bien par un tiers objet, et celui-ci peut bien être
sacrificiel, mais le cadavre du lynché, dans son immédiateté,
ne peut pas encore jouer ce rôle, alors que la victime sacrificielle
le peut.
L’ambiguïté vient de cette formule de «
signifiant transcendantal », attribuée tantôt
au cadavre du lynché, tantôt à la victime rituelle.
Mais le cadavre du lynché ne peut pas être tout de
suite un « signifiant transcendantal », il peut au mieux
le devenir. Il n’est transcendantal que rétrospectivement,
par un processus de transcendantalisation (mémorisation ?)
qui attend de sérieux éclaircissements et la création
d’un appareil symbolique de mythes et de rites, de mémoire
collective, qui le maintient dans cette haute condition et cette
exceptionnelle fonction ! Le cadavre, même dûment lynché,
n’est en soi qu’un cadavre et nullement un tiers objet
et il ne peut pas devenir ce tiers objet dans n’importe quelle
circonstance socio-historique. Pour devenir un tiers objet, un objet
par lequel passer pour être lié à autrui, il
doit devenir un objet double et signifiant, donc un symbole.
Toute ma difficulté porte sur ce point : le bouc émissaire
est au cœur de la religion, mais il n’en est pas le seul
fondement, car il n’y aucune raison de penser que le bouc
émissaire, comme mécanisme naturel, fasse autre chose
qu’un cadavre de plus. Selon moi, la trouvaille girardienne
sur leur lien génétique exerce un effet pervers sur
sa découverte même si elle sert à courtcircuiter
la distance énorme qui sépare la victime émissaire
de la victime sacrificielle. Or cette distance est celle qui sépare
un fait de nature d’une idéologie. En elle et par elle
s’inscrit l’immense (encore qu’obscur) travail
symbolique et idéologique, sur lequel on ne saurait se lasser
d’attirer la vigilance des chercheurs. Si je peux admettre
l’hypothèse que « la victime sacrificielle, autour
de laquelle les hommes se réunissent, [est] le symbole prototypique
» [p. 53], il ne faut absolument pas glisser vers l’idée
que c’est déjà vrai du lynché ou victime
émissaire. Or plusieurs textes de Scubla le laissent entendre.
Mais le lynché n’est pas encore une victime religieuse
et la victime sacrificielle n’est plus tout à fait
un lynché, même quand sa mise à mort rituelle
évoque encore un lynchage et même si elle est bien,
comme dans le cas de sacrifices humains, une vraie victime.
Il est clair qu’à travers le débat sur le caractère
originaire ou non du don, c’est le statut de tout le symbolique
qui est en jeu. La réponse passerait par des questions d’ordre
ethnographique, sociologique et épistémologique. Du
point de vue ethnographique, elle pose ou repose la question de
savoir si on pourrait rencontrer actuellement une société
où tout serait, je ne dis pas sacré, mais aussi sacré,
où il n’y aurait, au fond, non pas rien qui échapperait
au sacré, mais où tout aurait la même intensité
du sacré. Il ne semble pas. Même si le couscous est
sacré et le plus sacré là où il est
sacrificiel, tous les couscous ne sont pas aussi sacrés et
donc sacrificiels. Mais cela pose à nouveau la redoutable
question sinon du profane qui n’existe possiblement pas dans
certaines sociétés, du moins des variations de degré
du sacré et aussi du principe de coupure, car aucune société
n’est entièrement logique. Chaque société
a sa combinaison que seule peut dire l’ethnographie.
Mais supposons qu’en théorie, il n’y ait pas
de don sans sacré, puisque très souvent le sacré
limite le don, en particulier aux étrangers. Et donc pas
de conjonction (par le don) sans réaffirmation d’une
disjonction préalable qui rappelle l’expulsion du danger.
Mais on n’est plus, pour autant, dans la victime émissaire
pure – car sinon on tuerait l’étranger, ce qui
arrive –, mais dans le système symbolique de l’interdit
et du rite. Il faudrait donc avoir le catalogue entier des interdits
et des formes de don. Car on peut profiter aussi du passage de l’étranger
pour le charger de maux qui menacent le groupe. On peut aussi douter
que la pratique obéisse toujours, absolument et logiquement
à l’idéologie religieuse, si l’axiome
de toute sociologie, c’est qu’il n’y a pas de
société où on fasse exactement tout ce qu’on
dit et où on dise exactement tout ce qu’on fait. Le
fait que le don soit contenu dans et par le sacré ne signifie
pas que ce soit deux systèmes identiques, bien au contraire.
Ce qui laisse bien entendre que c’est aussi par des mutations
dans le statut du don que des sociétés humaines ont
pu desserrer l’emprise du sacré [Tarot, 1993a, p. 90
sq.].
Pour ma part, j’admets que le sacrifice se rattache au meurtre
fondateur [p. 60], qu’il opère indubitablement une
disjonction par expulsion, que « les échanges sont
instables », que « la bonne réciprocité
des échanges pacifiques risque à tout moment de basculer
dans la mauvaise réciprocité des échanges guerriers
» [p. 61], que les organisations dualistes sont sans doute
d’origine sacrificielle. En effet, « il faut d’abord
que le rite sacrificiel vienne opérer la division qui est
constitutive des organisations dualistes pour que le principe de
réciprocité puisse ensuite prévaloir entre
elles » [p. 62]. Je pense aussi que la victime sacrificielle
« donne aux institutions humaines leur réalité
objective » [p. 53] et cette « dimension d’extériorité
qui est essentielle à la conceptualisation durkheimienne
mais aussi maussienne des faits sociaux » [p. 52].
Mais peut-on dire pour autant, et en général, que
le « sacrifice n’opère pas une conjonction mais
bien une disjonction » [p. 62]? Si le mécanisme émissaire
est bien en soi et d’abord purement disjonctif (chasser le
mal, tuer le monstre) et que ce trait reste dans le sacrifice (chasser
le danger, remettre à leur place les dieux ou les esprits
maléfiques), la répétition rituelle introduit
une finalité, une intentionnalité absente d’un
mécanisme purement naturel. Quand les hommes chassent le
« mauvais » rituellement, ils le chassent « pour
» par exemple, éviter de se diviser ou pour pouvoir
entrer en relation avec l’étranger. La répétition
rituelle est donc grosse d’une instrumentalisation (fût-elle
dangereuse ou illusoire !) de la disjonction qui, de fait, la soumet
logiquement, sinon temporellement, à une conjonction, même
implicite.
Si le sacrifice rituel n’opérait qu’une
disjonction des hommes et des dieux, il n’aurait pas encore
de sens : il disjoint les dieux pour conjoindre les hommes.
Et s’il n’opérait qu’une disjonction entre
les hommes, il ne serait pas rituel, mais retour à la violence.
C’est même le risque de la magie d’utiliser la
force religieuse pour diviser les hommes. La disjonction pure, c’est
soit la violence de tous contre tous, soit la séparation
d’éléments atomisés qui ne communiquent
ni n’échangent – chacun de son côté
de la rivière ou de la montagne. La disjonction de ceux qui
se battent ou de ceux qui s’ignorent, mais dans les deux cas,
on s’approche d’un état de non-société.
Mais la disjonction sacrificielle rituelle n’est ni l’une
ni l’autre, puisque c’est une disjonction pour assurer
une conjonction, même avec les dieux dangereux ou méchants
et buveurs de sang ou avec des humains impurs. C’est à
ce prix seulement que le rite peut être socialisant et religieux.
Il existe sans doute des rites totalement et seulement disjonctifs,
destructeurs, mais n’est-ce pas justement le risque magique
?
Pour avancer
Il me semble donc qu’on peut admettre, au moins au titre
de l’hypothèse girardienne, la possibilité d’une
reconduction socio-historique du symbolisme en général
au sacrificiel, sans pour autant admettre une réduction anthropologique
du symbolique au sacrificiel, qui nous enfermerait dans des difficultés
inverses mais symétriques de celles du structuralisme. D’une
façon générale, le fait n’est pas le
droit. Le contenu victimaire des symboles ou du premier symbole
n’explique pas toute la forme symbolique. Constater que le
symbolisme s’est d’abord manifesté dans le champ
religieux, compris en termes sacrificiels et dans lui seul, serait
évidemment capital, mais n’expliquerait encore ni pourquoi
il devait en être ainsi ni surtout qu’il doit en être
toujours ainsi. La séparation sociale du groupe en lyncheurs
et lynché n’est pas identique à la séparation
symbolique entre la partie et le tout, par quoi le lynché
peut devenir la métonymie du groupe et par quoi cette victime-métonymie
va devenir métaphore. Qu’il y ait superposition de
coupures pensées ou imaginées comme homologues ne
prouve pas qu’elles sont de même niveau, de même
nature.
L. Scubla ne cache pas qu’il ne peut se passer du mot de
symbole, même s’il le prend a minima et comme avec des
pincettes. « La victime sacrificielle constitue un symbole
au sens le plus commun du terme » [p. 53]. Cette restriction
veut dire qu’il faut se garder de déraper à
parler de symbolique. La fonction symbolique aussi est à
entendre « au sens à la fois le plus commun et le plus
clair du terme » [p. 48]. Soit ! Sa version structuraliste
n’est pas la bonne, mais la fonction reste là quand
même. Malgré la radicale différence des contenus,
le « signifiant transcendantal » de Girard n’offre-t-il
pas la version « sacrale », et au collage réduit
à un seul item, du « signifiant flottant » qui
voulait offrir le transcendantal de tous les items possibles, puisqu’il
n’est d’aucun ? Réponse donc du berger girardien
à la bergère structuraliste ! Encore une fois, quand
Scubla écrit que « le “signifiant transcendantal”dont
procèdent la victime sacrificielle et, à sa suite,
tous les autres symboles, est le cadavre de la victime émissaire
», on est en droit de se demander comment il est devenu transcendantal.
L’agressivité qui l’a tué ne suffit évidemment
pas. Si l’ethologie animale trouve des phénomènes
comparables à la victime émissaire, faudra-t-il s’attendre
à ce qu’il en dérive des formes, pour le coup
élémentaires, de vie religieuse ? On ne peut pas exclure
que la fonction symbolique humaine se soit manifestée et
ait été parlée principalement à la suite
des problèmes du meurtre, de la violence et de la mort violente.
Mais le bouc émissaire peut bien être la cause occasionnelle
de la manifestation et de l’exercice de la fonction symbolique,
et ainsi avoir pesé d’un poids immense sur le fonctionnement
de l’esprit humain et le régime de la pensée
sociale, il ne peut pas être la seule cause efficiente de
l’existence de cette même fonction.
C’est donc aussi en creusant la notion de symbole et de symbolique
qu’on avancera. Suggérons une piste. Si critiquables
que soient les théories imaginales (chez Eliade, elle se
perd dans une métaphysique du sacré qui est un double
du brahmane hindou, chez Jung dans d’invérifiables
archétypes), on pourrait les ramener vers le réel
girardien. Elles insistent sur la correspondance naturelle, essentielle,
et comme l’identité ontologique du symbole avec le
symbolisé. Poussée à bout, cette conception
résorbe le symbole dans l’image parfaite de la chose,
magnifiée par l’imagination, et c’est pourquoi
je parle de conception imaginale. Mais l’image parfaite de
la chose n’est plus un symbole mais son double, et le double
n’est pas un signe mais précisément ce qu’on
prend pour la chose même. Alors que tout le paradoxe du symbole
est d’être la chose même sans se confondre avec
elle, justement parce qu’il n’en a pas toute l’apparence.
L’eucharistie peut bien être « réellement
» le corps du Christ pour le croyant catholique (la chose
même), il ne la confond pas avec la Sainte Face, avec une
image, une icône du Christ. Le drapeau est la patrie pour
le patriote, au moins pendant la cérémonie militaire
et surtout si quelqu’un le déchire. Il est donc un
symbole, mais il est au plus proche du signe, car il ne ressemble
en rien à la France, ni à sa carte ni à son
sol et encore moins à la République, alors qu’il
y a bien un drapeau républicain. À ce niveau de l’apparence,
le drapeau est presque aussi conventionnel qu’un signe linguistique
et néanmoins, il est un vrai symbole quand on le salue, on
lui donne une garde, on le hisse, etc.
Pour comprendre le symbole, il faut le sortir du face à
face insoluble avec le signe où l’a enfermé
la sémiotique contemporaine, pour le remettre entre le double
et le signe. Le symbole relève du double, qu’il est
encore « ontologiquement », dans la croyance, puisqu’il
est la chose, mais sans l’être phénoménalement,
puisqu’il n’en est pas l’image complète.
Et donc il touche « phénoménalement »
au signe, qui est à coup sûr arbitraire, qui n’a
plus rien du double, qui représente mais ne présentifie
pas. Le symbole est tel précisément en ce qu’il
participe de certaines propriétés du double et d’autres
du signe. Moins que le double mais plus que le signe. Il doit sa
richesse et sa fascination à cette oscillation non fixée
entre l’ontologie du double dont il participe encore et l’arbitraire
du signe dont il participe déjà mais sans y consentir
pleinement, puisqu’il tend à garder des correspondances.
Si la flamme, dans un poème ou un tableau baroques, peut
être un symbole de l’amour, ce n’est pas que l’amour
ait toutes les propriétés du feu, ou, encore moins,
que le feu ait toutes celles de l’amour, mais qu’ils
ont quelques propriétés communes que le symbole dit
et même exagère, en refoulant les autres. Le symbole
paraît concret parce qu’il préserve toute l’apparence
sensible du symbolisant, il respecte donc son image. Pour représenter
l’amour, le peintre fait un cœur d’où s’échappe
une flamme. Mais en réalité, le symbole est déjà,
et comme en dessous, un puissant abstracteur. D’abord parce
que cette image n’est pas là pour dire le signifié
du symbolisant (qu’est-ce qu’une flamme, ou un cœur
?) ni celui du symbolisé (qu’est-ce que l’amour
?), mais seulement pour mettre en exergue ce qui leur est commun
(le symbole est perçu comme tel quand je comprends que cette
flamme, c’est la flamme de l’amour). Si j’insiste
sur ce refoulement du concret à l’œuvre dans le
symbole, néanmoins dans un certain respect de l’image
du symbolisant, pour mettre en exergue un ou quelques traits d’union
entre le symbole et le symbolisé, c’est aussi qu’il
offre un accès pour comprendre la prise de la victime émissaire
dans le système symbolique religieux.
Le rite sacrificiel répète bien une scène
primitive de violence, mais jamais en entier, seulement partiellement,
en quoi il est vraiment symbolique aussi, parce que déjà
abstracteur. Le rite sacrificiel n’est pas le double de la
scène de la violence primitive, même si le risque est
grand qu’il le devienne, mais son symbole, et pour être
efficace, il doit le rester. Il ne répète pas complètement
cette scène-là, sinon on ne serait plus tout à
fait dans le rite, mais dans la crise réelle. Il reprend
seulement des éléments sélectionnés,
par exemple la coupure, devenue symbolique par cette sélection
même. Si elle ne réussit pas à éviter
la répétition pure et simple de la coupure de la violence
réelle, le rite a échoué. Il y a donc rite
parce qu’on veut, par exemple, garder l’effet qui a
suivi la violence, la séparation et la coupure, la paix,
mais non la cause. On voudra les mêmes effets mais par d’autres
voies. Il y a toujours un élément d’abstraction,
de distanciation « symbolique », de matrice d’un
« comme si ».
Conclusion : le lynché et le concombre
Ainsi, selon moi, la fonction symbolique, qui est assurément
une constante de l’homme, est impuissante à elle seule
à faire de l’homme un être religieux.
Du même fait que l’homme est producteur de symboles,
les phénomènologues à la manière d’Eliade
ont voulu conclure qu’il devait être religiosuset les
structuralistes qu’il n’avait pas besoin de l’être
! Dans les deux cas, il manque le poids de l’autre réalité,
la réalité sociale, et au bout le poids de la violence.
La fonction symbolique ferait seulement de l’homme un bavard
ou un métaphysicien. Car le langage, même pratique,
exile l’homme du monde et de l’être, lui fait
perdre l’immédiateté du sensible et du vécu
et lui fait gagner l’espace infini de la négation et
du questionnement. La pensée mythique n’a d’ailleurs
pas manqué de poser les questions les plus radicales. Mais
on sait aussi depuis longtemps qu’une métaphysique,
même ou surtout sublime, n’a jamais pu suffire à
faire une société ailleurs qu’au sein d’une
société déjà fondée.
D’autre part, la violence collective et ses victimes, en
soi, ne sont pas encore le religieux, ni même le sacré,
elles le deviennent, ce qui ne peut se faire que dans certaines
conditions. C’est l’énigme que Girard n’éclaire
pas encore suffisamment. Si on accepte comme des faits la violence
mimétique et le processus de la décharge par le mécanisme
victimaire, il faut expliquer comment ce mécanisme pulsionnel
va être transformé et, finalement, grandement recouvert
en événement religieux d’où sortiront
des « dieux », cet imaginaire partagé, mais aussi
des institutions.
Avec une sagacité remarquable, Lucien Scubla nous permet
de retrouver les gestes du sacrifice sous des gestes apparemment
anodins ou étranges ou insensés. « Lorsque les
Nuer sacrifient un concombre à la place d’un animal,
le geste rituel est exactement le même : le fruit est fendu
en deux, comme le serait une chèvre, un mouton ou un bœuf
» [p. 51], et même un homme.
Cette archéologie du geste religieux est fondamentale et
je pense qu’on ne réussira pas à en enlever
si facilement le mécanisme émissaire. Mais pour comprendre
les religions concrètes comme la religion en général,
il faut aussi refaire le parcours en sens inverse et tenter de mesurer
le chemin parcouru entre le bouc émissaire et le concombre.
C’est tout ce que je veux dire quand j’affirme qu’on
ne peut pas faire l’économie du travail symbolique
et idéologique au cœur du religieux. C’est ce
que je demande quand je parle de grammaire et de rhétorique
des figures de la violence légitime. Pour en citer quelques-unes
: déplacement et euphémisation, substitution et rémanence.
Le processus d’euphémisation de la violence, par exemple,
est une condition de légitimité de l’ordre ainsi
institué et la modestie des allusions devient un gage d’efficience.
Les histoires de concombre permettent de soupçonner que le
processus de substitution soit en route depuis infiniment plus longtemps
qu’on ne le dit souvent, ce qui piège ceux qui nous
disent qu’il n’y a pas de sacrifice chez les cueilleurschasseurs.
Mais c’est par une constante sous-estimation de la complexité,
de la subtilité et des ruses, de la mêtis de la pensée
sauvage affrontée à la mêtis de la violence,
qu’on voudrait attribuer à la fin du néolithique
au plus tôt, en fait à l’Antiquité et
finalement à la veille de la modernité l’effort
de substitutionvicariance, de « spiritualisation ».
Si j’ai plaidé pour le symbolique, c’est que
les religions sont une singulière histoire de mémoire
longue et que les problèmes du symbolique se ramènent
probablement à ceux de l’objectivation de la mémoire.
« Cette propriété unique que l’homme possède
de placer sa mémoire en dehors de lui-même »,
comme l’écrit Leroi-Gourhan [1965, p. 33-34] et qui
a pu commencer par les rites, qui n’auraient pas ainsi contribué
seulement à fonder la stabilité du groupe, mais à
le faire en substituant une mémoire à une expérience.
Un système symbolique du sacré n’a donc pas
qu’une fonction sociale de stabilisation, mais aussi la fonction
culturelle d’inscrire une fondation et de créer une
mémoire collective. L’importance du système
religieux vient de ce qu’il a pris en charge et gardé
acte d’un tragique spécifique à la sociogenèse
et, avant la sécularisation, assuré la jonction du
réel social et du possible culturel, en tentant de maintenir
la société, ses forces et ses affects dans les limites
de sa représentation mythico-rituelle.
Il y a eu religion parce que les sociétés humaines
ont dû faire face à une division spécifique,
irréductible aux autres, qu’on croit connaître
moins mal.
Ce n’est pas celle des éclairés et des obscurantistes,
comme l’ont prétendu, sans excès de modestie,
les Lumières. Ce n’est pas celle des riches et des
pauvres ou des exploiteurs et des exploités, comme l’ont
ajouté les marxistes, même si elle n’est toujours
que trop réelle. Ce n’est pas celle des gouvernants
et des gouvernés ou des dominants et des dominés,
comme le voulait Clastres. Ce n’est pas la division des sexes,
comme le veulent toujours, quoique différemment, les freudiens
et les lévi-straussiens. Évidemment, la différence
religieuse se recombine inlassablement avec toutes celles-ci. Mais
elle a tenu d’abord en cette division toujours possible de
la société d’avec elle-même selon la logique,
que nous appellerons de la terreur archaïque, et dont la formule
est la résolution de la division de tous contre tous dans
la division de tous contre (au moins) un.
Dans quelle mesure le schéma élaboré ici peut-il
renouveler les problèmes de la sécularisation qui
ont leur site dans la disjonction du sacré et du symbolique,
sous sa double attaque de rationalisation de la pensée symbolique
et d’objectivation non religieuse du politique ? Dans quelle
mesure peut-il éclairer le rôle des religions historiques
ou les mutations de la terreur ? Voilà des questions qui
appelleraient un second volume, qui devrait s’appeler «
La sortie de la religion ? ». Mais je ne vous dirai pas si
je tente de l’écrire, ne voulant pas, après
avoir parlé pas mal de violence, et comme l’écrivait
un homme d’esprit, « conclure sur une menace ».
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• – 2003b, « La notion de religion est-elle propre
à l’ethnocentrisme occidental ? », in «
Logos charistérios. Mélanges Jean Foubert »,
Cahiers du Centre d’études théologiques, juin.
• TRIGANO Shmuel, 2001, Qu’est-ce que la religion ?,
Flammarion.
Cairn 2005
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