Karim Landais a mis fin à ses jours dans la nuit du 24 au 25 juin2005
KARIM LANDAIS NOUS A QUITTÉS
http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=528
Salut, Karim !
http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=514
Appréhendée par Max Weber comme un phénomène
étatique, la notion de bureaucratie a acquis après la
révolution russe une dimension politique polémique du
fait de sa désignation par des courants anti-staliniens (essentiellement
trotskistes et anarchistes) comme responsable de la « faillite
» de la révolution et son identification à une oligarchie
contre-révolutionnaire. C’est en partie seulement contre
le marxisme, que cette notion va acquérir cette dimension au
sein de la large mouvance d’extrême gauche. Au moment de
sa rupture avec le régime, Trotski accuse la bureaucratie soviétique
d’être coupable de la dégénérescence
de l’« Etat ouvrier », qu’il identifie à
une « dégénérescence thermidorienne »,
c’est-à-dire un déplacement des objectifs de la
« dictature du prolétariat », censée être
l’outil de la « classe ouvrière », mais devenant
en réalité son bourreau.
Selon Alfred Sauvy, le mot « bureaucratie » aurait été
employé pour la première fois en 1745 par le physiocrate
Vincent de Gournay . Désignant « un système dans
lequel des bureaux exercent un certain pouvoir » , le mot a rarement
un sens neutre, et souffre parfois d’une déviance, le bureaucrate
étant perçu comme un employé de bureau. La bureaucratie
n’apparaît qu’avec l’Etat, le besoin de faire
la guerre et de prélever l’impôt ayant obligé
le souverain à passer par des intermédiaires : plusieurs
étapes, dès le haut Moyen âge, ont permis en France
l’apparition d’une bureaucratie : la division croissante
du travail et la complexification des rapports sociaux exigeant une
telle administration. Sauvy distingue deux forces poussant au développement
des bureaux : l’intérêt public et l’intérêt
des individus , qui s’affrontent, les agents cherchant à
étendre leur activité propre ou leurs attributions en
dehors de toute considération d’intérêt général
; pour Sauvy, cela « correspond au comportement habituel de l’homme
qui possède une propriété ou un pouvoir »
: « comme bien d’autres, le burelain finit parfois par perdre
de vue l’objectif extérieur et par considérer son
activité comme une fin en soi » . Toutefois, si les dérives
existent (Sauvy parle de « graisse bureaucratique » ), il
n’apparaît pas moins que l’administration est nécessaire
et que chaque chose correspond à un objectif qui, en soi, est
logique. Reste à savoir si la bureaucratie est la seule forme
possible d’administration.
Max Weber est le premier à poser un regard scientifique sur «
le phénomène bureaucratique » (Michel Crozier).
Prenant pour modèle l’administration prussienne, il en
déduit que la bureaucratie est une organisation rationnelle de
l'État qui place l'administration en situation de pouvoir sur
la société. Les caractéristiques en sont un système
hiérarchique, un fonctionnement impersonnel et un pouvoir non
héréditaire. Il y voit un système d'avenir. L’administration
bureaucratique représente le type de la domination légale
; elle est alors la forme d’organisation la plus juste et la plus
efficace, dont les caractéristiques sont :
* Un pouvoir fondé sur la compétence
* Un fonctionnement s’appuyant sur une réglementation impersonnelle
* Une exécution des tâches divisées en fonctions
spécialisées.
* Une carrière réglée par des critères objectifs
(ancienneté, qualification).
Cette forme de gestion de production s’étend à toutes
les formes d’organisation moderne qui intègrent la rationalisation
des tâches déjà pratiquée (le taylorisme).
Selon lui, il importe toutefois qu’elle soit délimitée
par des règles et que l’Etat soit légitime. L'évolution
historique des sociétés a donné partiellement raison
à Max Weber : le poids des appareils d'État s'est accru.
Mais ce qu'il donnait comme un acquis positif est considéré
aujourd'hui comme un obstacle à la démocratie et au développement
économique. La bureaucratie est un État dans l'État
faisant obstacle par ses lourdeurs à la volonté des gouvernés,
voire des gouvernants, et au dynamisme du marché. À l'inverse,
les marxistes ont vu dans le capitalisme le principal responsable du
développement de la bureaucratie : ainsi, la classe capitaliste
créerait une administration surdimensionnée et parasitaire
afin de maintenir sa domination.
Toutefois, la bureaucratie est-elle l’apanage d’un système
capitaliste ou même étatique ? Il semblerait en réalité
que ce phénomène transcende les différentes catégories
organisationnelles (de l’Etat aux partis, des entreprises aux
associations et aux syndicats) et puisse désigner, dans chacune
d’elles, un ensemble d’individus en lien avec les mécanismes
de décision et d’administration, et témoignant par
leur comportement, comme le pense A. Sauvy, d’une confusion entre
délégation et exercice du pouvoir. Signe de structuration,
voire de modernisation d’une organisation, car elle naît
de la volonté d’extension de ses compétences, la
bureaucratie représenterait-elle aussi une forme particulière
d’oligarchie ? Beaucoup l’accusent en effet de former une
caste d’individus rapprochés par leurs liens au pouvoir,
agissant comme une entité parasitaire, cherchant et trouvant
des bénéfices personnels dans l’organisation, celle-ci
devenant pour eux une fin plutôt qu’un moyen. Ainsi, la
bureaucratie serait le facteur et le témoin d’une organisation
échappant à elle-même, dans le cadre d’un
processus d’accaparement par ses leaders, comme l’ont écrit
Michels (1912) et Ostrogorski (1902), c’est-à-dire dans
le cadre d’une lutte inégale entre une « base militante
» soucieuse de maintenir l’orthodoxie et une bureaucratie
soucieuse de préserver ou de conquérir des intérêts
qui lui sont propres, modulant ainsi consciemment ou inconsciemment
« l’esprit » de l’organisation, sa pratique
et sa politique.
Les organisations politiques d’extrême gauche représentent,
dans l’idée de vérification de ces hypothèses,
un sujet d’étude de premier plan, par l’exacerbation
de la dimension polémique de la bureaucratisation à la
gauche du parti communiste, et ce depuis l’exil de Trotski pour
les uns, depuis la répression des mouvements contestataires (Kronstadt,
Makhnovtchina, anarchistes moscovites, etc.) pour les autres. Critiquant
la bureaucratie, les courants trotskiste et anarchiste se doivent d’y
apporter une réponse politique : les anarchistes notamment, qui
poussent à son extrême la critique de l’autorité
et de la domination. J’ai choisi délibérément
de ne pas confondre « organisation politique » et «
parti politique » : Maurice Duverger identifie trop, à
mon sens, ces deux termes , une identification susceptible dès
le départ de fausser l’analyse, dans la mesure où
une tendance de l’extrême gauche, l’anarchisme, identifie
le parti politique à une organisation politique coercitive et
revendique pour lui-même une constitution en simples « organisations
», terme que l’on peut alors adopter pour sa neutralité
.
Une telle recherche semble s’apparenter d’abord à
une tradition wébérienne d’analyse du politique.
En effet, pour Weber, et comme le rappelle Frédéric Sawicki,
les partis sont principalement des sociations « ayant pour but
de procurer à leurs chefs le pouvoir » . D’autre
part, malgré les critiques de Georges Lavau envers Maurice Duverger
, il est vrai qu’un premier grand courant d’analyse, marxien,
ne semble pas permettre de répondre de manière satisfaisante
au questionnement sur l’origine et la nature de la bureaucratie,
car trop attaché à subordonner le politique au socio-économique.
Faut-il toutefois, à l’inverse, en conclure à la
totale autonomie de ce politique ? C’est la voie suivie par un
autre courant, l’analyse entrepreneuriale, ou organisationnelle,
représentée par Weber, mais aussi Michels, puis M. Duverger.
D’autres, comme Pierre Clastres, ont soutenu, contre la tradition
marxienne, « l’antériorité » du politique.
Celui-ci tente de montrer en 1974 que la notion de pouvoir telle qu’elle
est perçue par les ethnologues et anthropologues est faussée,
car identifiée à un pouvoir tel que celui de l’Etat.
Pour lui, cette opinion est le reflet de l’idéologie dominante
, et « pouvoir politique » ne signifie pas nécessairement
« pouvoir coercitif » : il entend ainsi démontrer,
à travers l’exemple des Tupi-Guarani, une société
indienne d’Amazonie, comment ceux-ci mènent une lutte perpétuelle
pour la survie d’une société où un pouvoir
collectif s’exerce sans domination car sans accaparement oligarchique.
A l’inverse de Karl Marx (et de Friedrich Engels), il pense que
la domination et l’aliénation politiques précèdent
l’aliénation et la domination économiques : l’Etat
n’est pas le simple défenseur d’une société
de classes émergée de la division du travail, c’est
lui qui a déterminé son apparition . Là encore,
« l’oligarchisme » ne serait qu’un trait culturel
face à une possibilité de démocratie directe.
En définitive, il convient de ne pas opposer analyse sociétale
et analyse organisationnelle : une telle recherche se place nécessairement
sous le sceau de la pluralité des approches et de l’interdisciplinarité,
constitutive de la socio-histoire, et notamment par des emprunts à
la sociologie de l’organisation, à la psychologie sociale,
mais aussi à l’ethnologie comme à l’anthropologie,
susceptibles d’apporter des pistes de recherche. L’analyse
de Clastres peut en ce sens m’aider à introduire un questionnement,
en étendant ses commentaires sur la société à
l’étude des organisations d’extrême gauche
au 20ème siècle, peut-être comme échantillon
représentatif de toute organisation humaine, en posant la question
de la nature du pouvoir : quels mécanismes sous-tendent le phénomène
bureaucratique, est-il possible à une organisation de se structurer
de manière non-coercitive, quelle est la nature des liens entre
théorie et praxis autour de la question du pouvoir et de la domination
?
Née pour organiser efficacement une sociation, la bureaucratie
en vient-elle inéluctablement à organiser la domination
? Comment et en quoi sa transformation conditionne-t-elle l’évolution
structurelle et formelle de l’organisation ? Quels sont les mécanismes
de la domination ? L’analyse des origines de la bureaucratisation
pourrait ainsi s’orienter sur deux pistes de recherche : celle
de la « pratique » organisationnelle et celle de la «
culture politique ». Il convient d’autant plus de les dissocier
que théorie et pratique sont susceptibles d’évoluer
indépendamment et qu’elles n’interagissent pas nécessairement.
La notion de « pratique politique » est-elle un concept
valide ? En quoi n’est-elle pas un élément constitutif
d’une culture politique ? Cette « pratique » peut
renvoyer à une simple énumération des faits, des
actions d’une organisation politique : l’utilisation d’une
telle notion permet d’appréhender la possibilité
qu’une organisation ait une action politique en inadéquation
avec son discours et sa culture politique. Certains faits peuvent par
exemple être tenus secrets par une organisation ou ses leaders,
ou simplement être intégrés sans contradiction apparente
dans ses traditions politiques sans que personne, consciemment ou inconsciemment,
n’en soulève l’irrégularité.
Jean-François Sirinelli proposait de considérer la culture
politique comme « une sorte de code et… un ensemble de référents,
formalisés au sein d’un parti ou plus largement diffus
au sein d’une famille ou d’une tradition politiques »
. Serge Berstein entend, lui, prendre la culture dans son sens anthropologique,
« c’est-à-dire comme l’ensemble des comportements
collectifs, des systèmes de représentation et des valeurs
d’une société » , et définir la culture
politique comme « l’ensemble des composantes de cette culture
globale qui entrent dans la sphère du politique » . Il
propose en d’autres termes une vision évolutionniste de
la culture, déterminée par le contexte historique et sociétal,
tout en insistant sur l’homogénéité des cultures
politiques à un moment donné de l’histoire, leurs
composantes étant étroitement solidaires entre elles et
devant être considérées comme un tout cohérent.
E. Jacques définit en 1972 la culture d’une organisation
comme « son mode de pensée et d’action habituel et
traditionnel, plus ou moins partagé par tous ses membres, qui
doit être appris ou accepté, au moins en partie, par les
nouveaux membres pour être acceptés » . Pour rendre
la notion de pratique valide, je propose d’appréhender
la culture politique de manière plus théorique, suivant
par exemple la définition proposée par E. H. Schein en
1985 : « la culture d’une organisation est l’ensemble
des hypothèses fondamentales qu’elle a inventées,
découvertes, élaborées par l’expérience
pour traiter ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration
interne, qui a fonctionné suffisamment bien pour être considéré
comme valide et être appris aux nouveaux comme étant la
façon correcte de percevoir, réfléchir, penser
par rapport à ces problèmes » . Selon Alain Desreumaux,
L’importance de cette culture tient aux fonctions qu’elle
remplit, de façon quelque peu subreptice, sur le plan du fonctionnement
et de la dynamique de l’organisation. Pour Harrison, la culture
contribue tout à la fois à :
- spécifier les buts et valeurs vers lesquels l’organisation
est dirigée
- prescrire le contrat psychologique qui unit les individus à
l’organisation
- indiquer comment les comportements seront contrôlés
- déterminer le type de relation qui devrait exister entre participants
[…]
- déterminer le type de comportement vis-à-vis de l’environnement
(agressif, proactif, […])
Le lien avec l’émergence de tendances oligarchiques est
évident : une culture politique comme celle du fascisme, par
exemple, et suivant l’exemple cité par Maurice Duverger,
revendique la cooptation et la nomination par le haut, « hautement
proclamées comme un indice de progrès » . Dans le
cadre d’une étude des mouvements d’extrême
gauche, plusieurs cultures politiques peuvent être mises en évidence
: une culture socialiste, une culture marxiste – éventuellement
divisée en culture trotskiste, communiste et « gauchiste
» (elles-mêmes susceptibles d’êtres divisées
en pôles organisationnels) –, et une culture libertaire,
dont Gaetano Manfredonia nous démontre la validité . Toutefois,
les mouvances trotskiste et anarchiste représentent un milieu
plus propre encore à l’analyse. Quelle est donc la place
du pouvoir dans les productions théoriques de ces différents
courants d’extrême gauche au 20ème siècle,
quelle est leur analyse de la bureaucratie et de la bureaucratisation
? L’établissement d’un panorama assez explicite,
censé convaincre de l’utilité de la démarche,
devrait s’articuler sur un axe triple, expliquant par l’histoire
l’intérêt du sujet et du cadre choisi ; présentant
les analyses antérieures – aussi bien militantes que scientifiques
–, et en relation avec le cadre, du phénomène bureaucratique
; et proposant enfin quelques axes de recherche.
I. Pourquoi une étude des tendances oligarchiques de l’organisation
?
La bureaucratisation de la révolution russe
La révolution russe a été désignée
comme le fait historique le plus en lien avec le problème de
la bureaucratie, non seulement par son déroulement, mais aussi
par les polémiques qu'elle suscite. Surtout, elle semble, par
son phénomène de « parti-Etat », mettre en
évidence l’universalité du phénomène
bureaucratique, perceptible dans le parti avant de l’être
dans l’Etat.
Il semble que Trotski n’ait pas à première vue de
réponse univoque au problème posé par la bureaucratisation
: il évoque quelquefois des données individuelles en affirmant
la responsabilité de la « direction du Komintern »
et du parti bolchévique dans la bureaucratisation ; toutefois,
on va le voir, son analyse générale, telle aussi qu’il
la définit dans le Programme de transition, fondateur du trotskisme,
reste une analyse marxiste, voire marxienne, évoquant le poids
des infrastructures et l’influence de la société
de classes capitaliste sur le parti bolchevique. Pour lui, « l’échec
» de la révolution russe serait du à des causalités
extérieures à ce seul parti. Cornélius Castoriadis,
issu avec le groupe Socialisme ou Barbarie d’une « mini-scission
», en 1949, du Parti Communiste Internationaliste (PCI, trotskiste),
reproche cependant à Trotski de contourner le problème
:
A la question : comment la Révolution russe a-t-elle pu produire
un régime bureaucratique ? la réponse courante, mise en
avant par Trotsky […] est celle-ci : la révolution a eu
lieu dans un pays arriéré, qui de toute façon n’aurait
pas pu construire le socialisme tout seul ; elle s’est trouvée
isolée par l’échec de la révolution en Europe,
et notamment en Allemagne, entre 1919 et 1923 ; au surplus le pays a
été complètement dévaste par la guerre civile.
Pour Castoriadis, il s’agit là d’une réponse
de sophiste, qui ne « mériterait pas qu’on s’y
arrête, n’était l’acceptation générale
qu’elle rencontre et le rôle mystificateur qu’elle
joue » :
Car elle est complètement à côté de la question.
L’arriération, l’isolement et la dévastation
du pays, faits en eux-mêmes incontestables, auraient pu tout aussi
bien expliquer une défaite pure et simple de la révolution,
une restauration du capitalisme classique. Mais ce que l’on demande,
c’est pourquoi précisément il n’y a pas eu
de défaite pure et simple, pourquoi la révolution, après
avoir vaincu ses ennemis extérieurs, s’est effondrée
de l’intérieur, pourquoi elle a « dégénéré
» sous cette forme précise qui a conduit au pouvoir de
la bureaucratie. La réponse de Trotsky, pour utiliser une métaphore,
est comme si l’on disait : cet individu a fait une tuberculose
parce qu’il était terriblement affaibli. Mais étant
affaibli, il aurait pu mourir, ou faire une autre maladie ; pourquoi
a-t-il fait cette maladie-là ? Ce qu’il s’agit d’expliquer,
dans la dégénérescence de la révolution
russe, c’est précisément la spécificité
de cette dégénérescence bureaucratique ; et cela
ne peut être fait par le renvoi à des facteurs aussi généraux
que l’arriération ou l’isolement.
Castoriadis, s’il ne pousse pas jusqu’à l’extrême
la direction de son raisonnement , pose néanmoins le doigt sur
une éventuelle causalité intérieure au parti, qui
a façonné l’Etat à son image : « [Socialisme
ou Barbarie] fait preuve d’une originalité dans le champ
en plaçant au cœur de ses préoccupations une critique
intransigeante des sociétés bureaucratiques et, plus largement,
des phénomènes de bureaucratisation touchant y compris
les mouvements d’émancipation » . Pour Paul Mattick,
également, les conflits politiques entre partisans de Staline
et opposants de gauche à la mort de Lénine sont en réalité
un travestissement du phénomène bureaucratique en Russie
soviétique. Dans la lignée de la pensée du courant
anarchiste, s’opposant au courant trotskiste, il pense que la
lutte de Trotski contre Staline est en fait la lutte d’un camp
de la bureaucratie bolchévique contre un autre, et que la controverse
politique qui les sépare est en réalité «
superficielle et le plus souvent stupide » :
Il est parfaitement possible que tous ces adversaires aient cru en
ce qu’ils disaient ; mais – en dépit de leurs belles
divergences théoriques – ils se comportaient tous de la
même manière dès qu’ils se trouvaient face
à une même situation pratique. Ainsi apprenons-nous que
lorsque Trotsky courait sur un front – sur tous les fronts –
c’était pour défendre la patrie, et rien d’autre.
Au contraire, Staline fut envoyé sur le front parce que «
là, pour la première fois, il pouvait travailler avec
la machinerie administrative la plus accomplie, la machinerie militaire
» - machinerie dont, soit dit en passant, Trotsky s’attribue
tout le mérite. De même lorsque Trotsky plaide pour la
discipline, il montre sa « main de fer », lorsque Staline
fait de même, il ne montre que sa brutalité. […]
Inversement : les partisans de Staline dénoncent les propositions
de Trotski comme erronées et contre-révolutionnaires,
mais lorsque les mêmes propositions sont avancées sous
le couvert de Staline, ils y voient autant de preuves de la sagesse
du grand chef.
Le dissident soviétique Anton Ciliga présentait cette
fausse correspondance entre la réalité et l’apparence
comme un système du « mensonge déconcertant »
; il « démystifie le parti dit d’avant-garde et montre
bien quel fut son rôle dans le processus de bureaucratisation
» :
Le contact étroit que j’eus à Léningrad
avec la bureaucratie communiste complétait en quelque sorte mes
observations sur l’état social de la Russie. Ce contact
qui me révélait sous le masque des phrases officielles
le vrai visage de la bureaucratie, contribua à forger mon jugement
définitif sur la société soviétique toute
entière. Il ne suffisait pas de connaître la vie et la
situation des couches inférieures de cette société.
On arrivait toujours à expliquer l’oppression et les souffrances
des masses en faisant appel à des causes provisoires et, semble-t-il,
« objectives ». Ces explications étaient évidemment
mensongères, mais il était difficile de les écarter
avant d’avoir connu la vie des vrais acteurs, des vrais maîtres
de la société soviétique : les bureaucrates, les
hauts fonctionnaires.
La bureaucratie étatique serait née de la bureaucratie
organisationnelle, les mêmes oligarques étendant leurs
fonctions. Il ne s’agirait pas d’une stratégie consciente
: le phénomène bureaucratique créerait une certaine
« schizophrénie », ou plutôt une interaction
entre motivations inconscientes et pulsionnelles et activité
politique. Pour explication, les socialistes antiautoritaires, ou plus
généralement les opposants au régime, remettent
en cause le fonctionnement pyramidal du parti bolchevique et sa culture
politique autoritaire, que Lénine ou Trotski imputent aux nécessités
de la clandestinité sous le régime tsariste, tout en défendant
le modèle du « centralisme démocratique »
: « La vérité est que le souci premier de Lénine
fut la construction d’un parti d’action, et que, dans cette
perspective, sa construction, sa nature, son développement et
son régime même ne pouvaient être conçus indépendamment
des conditions politiques générales, du degré des
libertés publiques, du rapport de force entre la classe ouvrière,
l’Etat et les classes possédantes » . Pierre Broué
cite ainsi Lénine, polémiquant contre les mencheviques
: « Nous aussi, nous sommes pour la démocratie, quand elle
est vraiment possible. Aujourd’hui, ce serait une plaisanterie,
et cela, nous ne le voulons pas, car nous voulons un parti sérieux,
capable de vaincre le tsarisme et la bourgeoisie » . Ainsi, tout
en se présentant comme une victime du contexte, l’efficacité
est privilégiée contre la démocratie interne. C’est
tout le sens de l’appel de Lénine dans Que faire ? : il
y promulgue la prise en mains du parti par des révolutionnaires
professionnels , montrant ainsi une vision élitiste qui veut
que la politique n’est pas l’affaire de tout le monde.
Le processus de « désencastrement » du politique
par rapport au social, comme l’a appelé Karl Polanyi ,
ne présente-t-il pas le risque d’une complète autonomisation
d’un représentant n’étant en théorie
qu’un délégué ? Quel contrôle les militants
exercent-ils sur leurs responsables et quelles garanties les statuts
apportent-ils pour la conservation de la démocratie interne ?
Dans le cadre des mesures strictes prises dans le contexte de la clandestinité,
ce « désencastrement » ne risquait-il pas de devenir
une pratique politique ? Pour prendre un exemple contemporain, un militant
du courant trotskiste du Parti des Travailleurs m’indiquait dans
un entretien que les habitudes prises dans la clandestinité par
l’OCI / PCI étaient à son sens en grande partie
responsables de certaines pratiques bureaucratiques actuelles .
L’historien et trotskiste P. Broué nuance pourtant le schéma
antidémocratique évoqué par Lénine en citant
une de ses explications postérieures : profitant d’un certain
adoucissement du régime, le parti aurait « introduit une
structure démocratique pour son organisation publique avec un
système électif » . Pour lui, « rien ne contredit
plus ouvertement en effet la tenace légende du parti bolchévique
monolithique et bureaucratisé que le récit [des] luttes
politiques, [des] conflits d’idées, [des] indisciplines
publiques et répétées, en définitive jamais
sanctionnées », et il présente d’autre part
le tableau d’une organisation multiforme : « l’organisation
de Moscou en 1908, est à la fois plus complexe et plus démocratique
» .
Toutefois, plusieurs problèmes se présentent : c’est
que, tout en critiquant la démarche des historiens et des hommes
politiques puisant dans Lénine comme dans le Bible des citations
choisies judicieusement dans un objectif politique de discrédit,
P. Broué n’est pas totalement convaincant dans le choix
de ses sources, qui font de son travail une recherche plus historiographique
qu'historique ; toute la responsabilité ne lui en incombe pas,
il est vrai, quand on connaît le problème posé par
l’accès aux archives russes à la date de parution
de l’ouvrage. Il aurait cependant été intéressant
de se pencher avec plus de rigueur sur les aspects statutaires de l’organisation
bolchévique et d’en citer les grandes lignes : dans son
ouvrage, aucune référence n’y est faite.
D’autre part, par les quelques recherches menées dans le
cadre de mon sujet de maîtrise sur l’antisémitisme
, j’ai pu constater que l’existence d’indisciplines
publiques et répétées, utilisées à
titre d’argument par P. Broué, n’est pas garante
d’une organisation transparente et démocratique : j’évoque
à ce sujet, et entre autres, le cas de Jacquet, militant du CRC,
parti blanquiste lyonnais à la fin du 19ème siècle,
dont les insubordinations publiques, plusieurs fois relatées
dans les rapports de police, à l’égard de la hiérarchie
partidaire et face notamment à l’action « déviationniste
» flagrante du député Bonard, ne l’empêchent
pas, lorsque le choix lui est posé entre le départ de
l’organisation et l’acceptation de la situation, de devenir
le militant le plus loyal et le plus farouche dans la défense
du parti, et de ses « déviances », contre les socialistes
« dreyfusards » qui dénoncent son caractère
nationaliste.
D’autre part, une littérature dissidente met l’accent
sur la culture politique du marxisme, en Russie ou en Europe, qui serait
favorable à la mise en place de structures coercitives à
tous les niveaux de leur action, comme pourraient en témoigner
les idées de Curzio Malaparte . L’originalité de
son essai est son insistance sur la tactique bolchévique dans
le cheminement vers le pouvoir. Il était déjà possible
de nier la légitimité de l’emploi du terme «
coup d’Etat » pour désigner « l’octobre
rouge » : en effet, le coup d’Etat désigne l’action
d’une organisation prenant le contrôle des institutions
existantes ; or, les ouvrages spécialistes et les témoignages
contemporains mettent en évidence l’existence d’une
dualité de pouvoirs entre la rue et le gouvernement à
partir de février 1917, l’autorité de ce dernier
disparaissant peu à peu au fur et à mesure que son action
le discrédite. Dès lors, la prise de l’Etat, telle
qu’elle est recommandée par le Manifeste du parti communiste
, n’est plus nécessaire : le parti bolchévique a,
en revanche, constitué au sein du pouvoir de la rue un embryon
d’Etat qui lui est totalement inféodé . Trotski
l’a bien compris et insiste sur la nécessité de
contrôle des rouages techniques de l’Etat : ainsi, la prise
du palais d’hiver n’est que le témoignage symbolique
d’une passation de pouvoir déjà exercée dans
les faits. A côté de ce « coup de force » (l’expression
qui est à mon sens la plus propre), l’élément
le plus important est en réalité le soutien, ne serait-ce
que critique, dont dispose le parti bolchévique, tel au moins
que l’exprime Trotski . Influencée par une culture politique
autoritaire, qui s’est trop peu penchée sur le problème
du pouvoir, la pratique du bolchévisme consiste en l’encadrement
de l’ensemble des structures de pouvoir valides et dans lesquelles
elle est impliquée. Sa popularité légitime en dernier
recours cette prise de contrôle, ce « noyautage »,
qui fait que la bureaucratie étatique était en même
temps une bureaucratie partidaire. Seule l’exaspération
de la population, « qui n’avait plus rien à perdre
», a garanti le bon succès de cette tactique.
Le parti tout-puissant et sa bureaucratie
En France, la théorie du syndicat guesdiste, « courroie
de transmission » du parti, a amené en réaction
la constitution de la Confédération Générale
du Travail en 1895, avec notamment l’action de militants favorables
à l’indépendance syndicale comme les blanquistes
(Victor Griffuelhes, premier secrétaire général)
ou les anarchistes (Emile Pouget), qui a mené à la proclamation
de la Charte d’Amiens en 1906, modèle encore aujourd’hui
de ceux qui se disent opposants au « syndicalisme subsidiaire
» et à « l’intégration européenne
», par exemple au sein de Force Ouvrière . En Russie soviétique,
c’est le même schéma qui est pointé du doigt
par les opposants menchéviques en exil comme Salomon Schwartz
:
« C’est en 1902, dans son ouvrage « Que faire ? »
[…] que Lénine formula une doctrine syndicale qui, par
la suite, ne devait subir que des atténuations ou des modifications
tactiques. L’expression en est presque insoutenable » :
ainsi, selon la thèse que l’idéologie syndicale
mène à l’idéologie bourgeoise, « la
conception théorique de Lénine […] plaide la cause
des syndicats « larges » ouverts à tous les ouvriers
» , ce qui constituerait en réalité « le premier
rayonnement de l’idée de la subordination des syndicats,
en fait et en principe, au parti social-démocrate » , comme
le proposait la théorie guesdiste du syndicat. L’intégration
syndicale a été un des combats les plus difficiles pour
les bolchéviques, car elle a suscité des critiques jusque
dans leur propre parti, suscitant une prise de conscience du problème
bureaucratique .
Cette mise à nu du déroulement de la prise du pouvoir
permet de tracer une relation entre culture politique / pratique politique
/ bureaucratisation, avec toutefois et sans doute des relations de réciprocité.
Cette insistance sur la proximité du « léninisme
» et du « stalinisme » est un terrain piégé
car polémique et donc peu compatible avec l’objectivité
du scientifique ; mais l’opinion est à distinguer des faits.
De fait, l’on peut légitimement rejoindre Bachelard :
La science, dans son besoin d'achèvement s'oppose absolument
à l'opinion. S'il lui arrive pour une raison quelconque de légitimer
l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion
; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense
mal, elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances.
En désignant les objets par leur utilité elle s'interdit
de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion, il faut
d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.
Est-ce alors faire une concession à l’opinion que d’établir
une comparaison entre « léninisme » et « stalinisme
», reposant sur un même substrat marxiste et léniniste
? Non pas, dans la mesure où il ne s’agit pas de porter
un jugement moral, mais d’établir des comparaisons entre
une culture politique commune, semble-t-il, à Lénine et
Trotski (et plus largement aux « révolutionnaires professionnels
»), qui fait primer dans tout le parti le respect de la structure
pyramidale (c’est-à-dire le respect de l’autorité
et de la légalité révolutionnaires) ainsi qu’entre
le système politique qu’ils ont ébauché,
et le système de Staline. Joseph Gabel parle alors de «
subjectivisme légitime de l’historien » .
Boris Souvarine reprend à son compte la définition du
stalinisme proposée par S.V. Utechin dans sa Concise Encyclopedia
of Russia : ce serait « la théorie et la pratique du pouvoir
quasi-totalitaire de Staline dans l’Union soviétique, les
Etats satellites et le mouvement communiste mondial » . Pour lui,
la définition est juste, mais mérite d’être
nuancée : « il s’agit essentiellement d’un
ensemble composite de pratiques dont certaines ont été
après coup érigées en théories, mais la
plupart restées sans formulations théoriques, voire même
dissimulées sous des formules contraires à la réalité
» . « Le léninisme, dit Trotski, est orthodoxe, obstiné,
irréductible, mais il n’implique ni formalisme, ni canon
ou bureaucratisme » : selon lui, il faut écarter le lien
de causalité entre culture et système. Encore une fois,
donc, un schéma marxiste est présenté. Toutefois,
cette définition témoigne de l’importance, pour
la bureaucratie, du maintien des apparences orthodoxes, tout en ayant
dans la réalité une pratique tout à fait contraire
aux préceptes théoriques. Le pouvoir bureaucratique nécessiterait
une pratique de « mensonge déconcertant » ou, comme
l’écrit Alain Besançon, son idéologie ne
pourrait être perçue que « comme une superfétation
ou comme un déguisement » .
En 1923, dans Cours nouveau, Trotski, analysant dans le chapitre «
Le bureaucratisme et la révolution » les conditions essentielles
qui « entravent la réalisation de l’idéal
socialiste » , ne mentionne que « les conditions sociales
intérieures de la révolution » et « la menace
contre-révolutionnaire » . Quant aux « voies politiques
» de la « contre-révolution », il évoque
une possible « dégénérescence progressive
» du parti et accuse encore l’hétérogénéité
de sa composition sociale : ce sont les koulaks qui, en s’infiltrant
dans les cellules rurales et militaires, en adoucissent le caractère
révolutionnaire, dans le cadre d’un « traditionalisme
conservateur » ; d’autre part, « l’appareil
étatique est la source la plus importante du bureaucratisme »
: il substitue aux tâches de direction politique les tâches
administratives, une évolution susceptible « de détacher
le parti des masses » . Il donne également une définition
précise de la bureaucratisation :
Il est indigne d’un marxiste de considérer que le bureaucratisme
n’est que l’ensemble des mauvaises habitudes des employés
de bureau. Le bureaucratisme est un phénomène social en
tant que système déterminé d’administration
des hommes et des choses. Il a pour causes profondes l’hétérogénéité
de la société, la différence des intérêts
journaliers et fondamentaux des différents groupes de la population.
Le bureaucratisme se complique du fait du manque de culture des larges
masses. Chez nous, la source essentielle du bureaucratisme réside
dans la nécessité de créer et de soutenir un appareil
étatique alliant les intérêts du prolétariat
et ceux de la paysannerie dans une harmonie économique parfaite,
dont nous sommes encore très loin. La nécessité
d’entretenir une armée permanente est également
une autre source importante de bureaucratisme.
Trotski reproduit ici, peut-être en connaissance de cause (c’est
un polyglotte et un homme de grande culture), les théories de
Max Weber : la volonté d’organiser l’Etat, la volonté
d’administrer, conduisent à la mise en place d’une
bureaucratie. Toutefois, sous ce voile politique, en imputant, en bon
marxiste, la responsabilité de la bureaucratisation à
des faits d’ordre strictement socio-économiques, il s’interdit
de comprendre l’essence même du problème. L’interdiction
des fractions dans le parti (10ème congrès), l’interdiction
du pluralisme partidaire, ne constituent-elles pas, outre l’association
étroite Etat-parti, les marques d’une pratique et d’une
culture autoritaires antérieures ? Victor Serge rapporte dans
ses Mémoires d’un révolutionnaire le sort réservé
à l’Opposition ouvrière, qualifiée de «
déviation anarcho-syndicaliste incompatible avec le parti »
. Il précise qu’elle n’avait pourtant « rien
à voir avec l’anarchisme » . Trotski n’en dit
mot.
Dans Cours nouveau, il met avant un constant souci d’efficacité,
nécessitant des limites à la démocratie interne.
Terrorisme et communisme illustre également cette culture politique
faisant l’apologie de l’efficacité au détriment
d’autres valeurs. Mais, sans démocratie, quelle garantie
de la soumission de l’efficacité au but authentique de
l’organisation ? Trotski connaît pourtant les conséquences
de l’absence de pluralisme : « Plus l’appareil du
Parti est renfermé en lui-même, plus il est imprégné
du sentiment de son importance intrinsèque, plus il réagit
lentement devant les besoins émanant de la base et plus il est
enclin à opposer aux nouveaux besoins et tâches la tradition
formelle » .
Mais il a ici une remarque surprenante : « la garantie essentielle,
en l’occurrence, c’est une direction juste, l’attention
aux besoins du moment qui se reflètent dans le Parti »
, « le traditionalisme, la routine étaient réduits
au minimum par une initiative tactique clairvoyante, profondément
révolutionnaire » . Pour Trotski, en dernière analyse,
la principale limite au bureaucratisme est l’intégrité
et la valeur des chefs. Cette idée serait à l’organisation
ce que la théorie voltairienne du « despotisme éclairé
» est à l’Etat. Dans la Plate-forme de l’opposition
de gauche, co-rédigée avec Zinoviev en 1927, les mêmes
idées sont reprises, ainsi qu’elles le seront, globalement,
le reste de sa vie durant : le manque de culture des militants de base,
la déprolétarisation du parti et la rupture de ses élites
avec la tradition léninienne de démocratie intérieure
sont mises en avant. Pour le moins contradictoires, en définitive,
les idées de Trotski ne se comprennent qu’à la lumière
de la pratique politique menée dans le cadre pré et post-révolutionnaire.
En affirmant que l’éducation des militants de l’organisation
et la démocratisation de la culture sont elles aussi une limite
à la bureaucratisation, Trotski témoigne de son manque
de rigueur dans l’appréhension du phénomène
bureaucratique, causé peut-être par une trop grand proximité
des faits.
Il s’agit globalement d’une constante au sein de la mouvance
trotskiste ou, plus largement, communiste, de rester évasif quant
à la définition de la bureaucratie et de proposer, quand
les déviances oligarchiques sont reconnues, des remèdes
qui semblent peu adéquats.
Quand Lénine donnait son impatiente définition du socialisme
: « les soviets plus l’électrification », écrit
Michel Crozier, son raccourci illustrait bien ce désire profond,
que les dirigeants révolutionnaires partageaient avec les industriels
et les organisateurs occidentaux, d’échapper, grâce
à la science, aux problèmes de pouvoir que posent les
organisations modernes.
En introduction au recueil de textes de Trotski déjà
évoqué, Melle de Saint-Girons, tout en admettant que «
la question importante, en ce qui concerne la bureaucratie, est de comprendre
comment, dans ce contexte, elle a pu renforcer et cristalliser son pouvoir
sur les appareils de l’Etat et du parti » et en présentant
la proposition de Trotski, qui est de pointer du doigt « l’essence
même du pouvoir politique grâce auquel la bureaucratie détient
la clé de la distribution du surproduit, et par là même
l’orientation du développement des forces productives »,
explique que le problème pour Trotski « n’est pas
de fournir une théorie de la bureaucratie » et qu’il
est ridicule de lui reprocher de ne pas l’avoir défini,
celui-ci empruntant cette définition à la tradition marxiste-léniniste.
Il est vrai que Staline est néanmoins présenté
comme le « produit du régime russe », et non comme
son responsable, mais l’analyse faite tend à se placer
sur un plan strictement socio-économique, ne prenant pas en compte
des données plus psychologiques, comme le conditionnement des
individus par une organisation bureaucratisée, celle-ci ayant
formé le calque, modèle et préfiguration, du nouveau
régime. Lénine pense lui aussi que la faiblesse culturelle
des travailleurs reproduit la coupure entre un savoir possédé
par de rares spécialistes et un travail manuel déqualifié
: mais il saisit « de plus en plus nettement dans cette reproduction
de l’ancien appareil dans le nouveau une forme spécifique
de lutte de classe liée à l’hégémonie
culturelle de la bourgeoisie, qui s’impose jusque dans le parti
» . De fait, il semblerait que des diagnostics lucides aient été
d’abord établis, mais que les responsabilités aient
été en dernière extrémité imputés
à des facteurs extérieurs à l’organisation.
Le symbole de Trotski luttant contre la bureaucratie avant de fuir l’URSS
ne doit pas pousser à l’identification du « stalinisme
» et de la bureaucratie. Est bureaucratique toute organisation
politique dont le fonctionnement interne n’est pas démocratique
– tout jugement moral étant mis de côté –,
c’est-à-dire ne garantit pas aux individus une égalité
d’expression et d’action : le pouvoir est alors accaparé
par les « bureaux », de manière officielle (statutaire)
ou officieuse (pratique politique liée à la culture),
consciente (idéologique) ou inconsciente (processus d’aliénation
de l’individu). Néanmoins, il faut poser le problème,
en référence au stalinisme, et ce à droite comme
à gauche, de toute organisation dont la politique change, sous
la pression de la bureaucratie, qui en modifie peu à peu les
habitudes. Ce que la révolution russe, en tant que symbole, inflige
à la théorie de l’organisation, c’est le questionnement
sur les mécanismes de sa mutation : pourquoi le parti bolchévique
s’est-il ainsi transformé, ne réalisant pas même
son propre programme ? Pourquoi le schéma-type d’une organisation
d’extrême gauche est-il celui d’une organisation trahissant
inévitablement ses motivations initiales, manifestant, de congrès
en congrès, ce que l’on est bien obligé d’appeler
une « dérive droitière ». L’hypothèse
est d’y voir le résultat de l’action de la bureaucratie,
imposant ou « suggérant » son propre programme à
la faveur de structures favorables aux dirigeants. Peut-on dire, en
ce sens, qu’il existe un schéma communiste ?
Un « modèle communiste » ?
Affirmer que les comportements politiques et les théories nées
de la révolution russe et du modèle bolchévique
ont influencé, directement ou indirectement, toutes les organisations
et les « familles » politiques se réclamant du bolchévisme,
est sans doute une banalité. Pour ce qui est du Parti Communiste
Français (PCF), la chose est des plus faciles à démontrer
: par le Komintern et ses financements, par le simple rayonnement de
la révolution dont il a pris la tête, le parti bolchévique
russe exerce une influence sur le communisme français qui, non
sans rebellions , se structure néanmoins sur le modèle
russe, extrêmement centralisé et discipliné, totalement
dépendant des ordres du Kremlin.
Le modèle de parti des bolchéviques, « staliniens
» ou trotskistes, est, pour reprendre l’expression de Paolo
Pombeni, un « parti-machine ». En 1924, la social-démocratie
russe « a imposé son modèle aux partis ouvriers
occidentaux fidèles à la nouvelle Internationale fondée
par Lénine » . On estime généralement que
Lénine a vraiment inventé, entre 1902 et 1917, un «
parti de type nouveau », fondé sur 3 points :
- Un parti d’avant-garde et professionnel. « Le parti dit
avoir une structure aux dimensions limitées, avant tout à
cause des problèmes liés à la clandestinité
[…] les conditions presque générales de lutte dans
lesquelles les partis communistes ont pendant longtemps opéré
ont amené à conserver et renforcer cette mentalité
de parti sectaire, également parce que l’autre thèse
léniniste selon laquelle des forces d’avant-garde devaient
introduire la conscience de classe au sein des masses (qui ne la possédaient
pas spontanément) contribuait à maintenir ce caractère
élitaire du parti » .
- Une organisation basée sur les usines.
- « Le « centralisme démocratique », enfin,
n’était qu’une façon de réglementer
les débats dans une situation très difficile. Le terme
apparut pour la première fois en décembre 1905, mais il
ne signifiait rien d’autre que le moyen de mieux garantir l’obéissance
hiérarchique en dehors des occasions de débat prévues
par les statuts. […] entre un congrès et un autre, les
fractions ne devaient pas être tolérées »
.
Pour s’éclairer quant à l’ampleur de la soumission
du PC français au modèle bolchévique, il suffit
de se référer, à titre d’exemple, aux quelques
citations rapportées par Kostas Papaioannou . Plus rigoureusement,
plusieurs histoires du PCF ont retracé l’histoire de cette
soumission. Le problème du trotskisme est plus délicat
: à la suite de la critique de la bureaucratie, ce modèle
n’a-t-il pas connu, chez les partisans du « prophète
désarmé » (Isaac Deutscher), quelques modifications
? Ce n’est pas si évident, car, en identifiant la caste
bureaucratique à un instrument d’une classe sociale, la
bourgeoisie, Trotski refusait des causes strictement politiques au phénomène
: il n’y avait aucune raison que ses successeurs ne fissent pas
de même. Parmi les ouvrages les plus récents sur le trotskisme,
deux livres à prétention panoramique, écrits par
deux militants trotskistes de deux bords différents , ne soufflent
mot de la vision trotskiste de l’organisation.
Y a-t-il, d’abord, une vision trotskiste de l’organisation,
un discours univoque sur le problème organisationnel ? Le Programme
de transition limite le débat par une seule phrase, trop pressée
pour apparaître comme un élément doctrinal : «
Sans démocratie intérieure, il n'y a pas d'éducation
révolutionnaire. Sans discipline, il n'y a pas d'action révolutionnaire.
Le régime intérieur de la IV° Internationale est fondé
sur les principes du centralisme démocratique : liberté
complète dans la discussion, unité complète dans
l'action » . Le chapitre « Place à la jeunesse !
Place aux femmes travailleuses ! » illustre le caractère
tout à la fois dérisoire et idéologique des remèdes
à la bureaucratisation, dont on pointe toujours l’origine
strictement sociale :
« Au contraire : contre l'afflux, chez nous, des éléments
petits-bourgeois qui dominent actuellement dans les appareils des vieilles
organisations, de strictes mesures préventives sont nécessaires;
une longue épreuve préalable pour les candidats qui ne
sont pas ouvriers, surtout si ce sont d'anciens bureaucrates; l'interdiction
pour eux d'occuper dans le Parti des postes responsables durant les
trois premières années, etc. Dans la IV° Internationale,
il n'y a pas et il n'y aura pas de place pour le carriérisme,
ce cancer des vieilles internationales. Ne trouveront accès à
nous que ceux qui veulent vivre pour le mouvement, et non en vivre »
.
Cette conception, qui identifie une situation sociale à une
position politique, explique les difficultés du trotskisme à
s’adapter à notre époque : après les attentats
du 11 septembre, les journaux trotskistes témoignaient de son
incapacité à comprendre comment il est possible de tuer
et se tuer au nom de Dieu ; aux attentats islamistes, une explication
sociale est toujours exclusivement appréhendée, bien évidemment
valide, mais non moins évidemment non exclusive.
Dans la France d’aujourd’hui, 3 principaux « courants
» du trotskisme cohabitent : la Ligue Communiste Révolutionnaire,
le Courant Communiste Internationaliste du Parti des Travailleurs, Lutte
Ouvrière ; les pratiques et les cultures politiques divergentes,
voire antagonistes, illustrent des visions différenciées,
que l’histoire a sans aucun doute multipliées. Ainsi, le
CCI du Parti des Travailleurs est revenu, en 1989, sur la doctrine syndicale
de Trotski en proclamant la nécessité de l’indépendance
syndicale. De même, la LCR, par la multiplication de ses interventions
médiatiques, essaie de mettre en avant sa transparence organisationnelle.
A l’inverse, LO fait figure de « parti-secte » dont
les journalistes font leurs choux gras. Il ne s’agit là
que d’exemples, car il serait trop long d’y revenir.
Le mot « bureaucratie » a ainsi depuis lors été
employé hors de son champ étatique traditionnel : la bureaucratie
désignant, dans n’importe quelle organisation, une sorte
de caste (Trotski parlait de caste tendant à devenir une classe)
regroupant tous ceux qui participent directement ou indirectement au
pouvoir et qui l’accaparent au lieu d’en être de simples
relais. La question de la bureaucratie est la question de savoir comment
une organisation échappe à ses « propriétaires
» légitimes, à ceux qu’elle dit défendre,
et comment le pouvoir est accaparé par les chefs et les «
techniciens » à qui il était délégué,
et qui en détournent les fonctions. Il reste à se demander
quel est le lien nouveau entre la culture marxiste en France et les
nouvelles pratiques issues du bolchévisme ? Plus généralement,
quel lien entre la structure d’une organisation et son programme
politique : dans quelle mesure affirmer que l’existence de tendances
oligarchiques module le programme politique et l’essence originelle
de l’organisation ? Il n’est pas certain que le communisme
ait le monopole de la culture autoritaire et, plus largement, il n’est
pas non plus certain que la culture autoritaire soit seule en cause
dans un schéma qui révèle toutes les ambiguïtés
de la psychologie humaine. Bien que précaire d’un point
de vue scientifique, puisqu’il s’agit de jongler avec des
concepts plus politiques que scientifiques comme celui de « démocratie
», ce problème est un sujet sérieux auquel se sont
particulièrement intéressées la sociologie des
organisations et la psychologie sociale. D’un point de vue historique,
l’extrême gauche trotskiste et anarchiste fournit le double
avantage de leur commune critique de la bureaucratie et de leurs divergences
théoriques et pratiques quant aux problèmes organisationnels.
II. Perceptions militantes et analyses scientifiques de la bureaucratie.
Aperçu général. Mise à jour et «
remèdes » à la bureaucratisation.
Les nombreuses études sur ce sujet dans les années 1970
ont correspondu à un certain contexte d’exacerbation des
clivages politiques, notamment au sein de la gauche et de l’extrême
gauche, la fin des années 60 et le début des années
70 ayant correspondu, au moins médiatiquement, à une apogée
de la dénonciation des « appareils » par les révolutionnaires
et les gauchistes, engagés pour certains dans une perspective
de guerre sociale et de guérilla urbaine. Le yippie américain
Jerry Rubin clamait ainsi sa volonté, à la suite de son
éloge de la spontanéité révolutionnaire,
de ne pas céder à la bureaucratisation par l’intégration
: « on ne nous cooptera pas, parce que nous voulons tout »
.
Certes, l’étendue de la question ne la limite pas à
l’extrême gauche de l’échiquier politique,
mais les tensions et les enjeux autour de la notion de bureaucratisation
en font un sujet d’étude idéal. C’est d’ailleurs
le cadre qu’avait choisi Robert Michels, dès 1912, pour
publier son étude sur « les tendances oligarchiques des
démocraties », avec comme sujet d’étude les
partis socialistes, et plus particulièrement d’Allemagne
et d’Italie. Il s’agit d’une des premières
tentatives de mener une étude scientifique sur les organisations
politiques : comme le souligne René Rémond en préface
de l’édition de 1971 : avec une « profusion d’exemples
» , « Robert Michels ne se borne pas à constater
le processus : il en scrute les causes » ; « depuis plus
d’un demi-siècle », son livre a la réputation
« même auprès de ceux qui le citent sans l’avoir
lu de près, d’être un grand livre » . L’explication
du phénomène bureaucratique s’arc-bouterait sur
deux axes : un premier relevant de la sociologie de l’organisation,
un autre de la psychologie sociale. Robert Michels mentionne en introduction
de l’édition française, parue deux ans après
l’édition allemande originale, que son ouvrage a reçu
dans la communauté scientifique internationale un accueil au-delà
de toutes ses espérances, avec la « très rare fortune
de provoquer des comptes rendus aussi remarquables par la quantité
que par la qualité […] inspirés par une méditation
sérieuse sur les question que j’agite et écrits
par des personnalités dont quelques-unes occupent un rang éminent
dans le monde de la science ou de la politique » . Il regrette
toutefois les qualificatifs de « science pessimiste » attribués
à ses études. Il dit avoir pourtant fait tous ses efforts
« pour n’aborder la question morale que le moins possible
» , une affirmation fortement nuancée par René Rémond
: « le souci de rigueur qui anime la description n’exclut
pas les appréciations subjectives, ordinairement critiques, sur
le comportement ou les motivations des leaders ; Michels dévie
trop souvent à notre gré de l’analyse scientifique
vers le jugement moral » .
Néanmoins, il est vrai que les conclusions apportées dans
son essai par Robert Michels ont de quoi les juger « pessimistes
» : tout en postulant la nécessité des chefs, dans
un souci d’efficacité, il conclut à l’inévitabilité
de leur ascension et de l’accaparement du pouvoir politique par
une minorité. Il parle alors de « loi d’airain de
l’oligarchie ». Les bons orateurs, les intellectuels, usent
de leur charisme pour séduire ceux qui doivent les élire
ou les nommer. La masse respecte les chefs, adule les chefs, mais ceux-ci,
une fois en place, trahissent ses intérêts, puisqu’ils
ne sont plus les leurs : de moyen, le parti devient pour eux une fin.
Leur but est de s’enrichir, de gagner de l’autorité,
partout où cela se trouve. Le message est sans appel : «
L’existence des chefs est un phénomène inhérent
à toutes les formes de la vie sociale » . Michels réitère
sa seule motivation scientifique : « La science n’a donc
pas à rechercher si ce phénomène est un bien ou
un mal ou plutôt l’un que l’autre. Mais il est en
revanche d’un grand intérêt scientifique d’établir
que tout système de chefs est incompatible avec les postulats
les plus essentiels de la démocratie » . En clair : quoique
nécessaire, toute forme de démocratie est impossible («
Qui dit organisation, dit oligarchie » ; « La masse ne sera
jamais souveraine que d’une façon abstraite »).
Même si elle doit en rester au statut de profession de foi, l’on
ne peut que respecter une telle aspiration à la pure scientificité.
Mais, de fait, en dehors des critiques formulées par René
Rémond, d’autres réserves pourraient être
avancées. En effet, le phénomène de la bureaucratisation,
ou de la « loi d’airain de l’oligarchie », est
un problème qui a inquiété très tôt
certains individus et courants au sein du mouvement socialiste. Le socialisme
français, peu étudié par Michels, offre ainsi fin
19ème, avec l’allemanisme, l’exemple d’une
réaction aux déviances oligarchiques. Les historiens qui
se sont intéressés au personnage de Jean Allemane, ancien
communard, et au parti dont il est le fondateur, le Parti Ouvrier Socialiste
Révolutionnaire (POSR), sont rares , mais il faut noter l’analyse
de Michel Winock, dans le Bulletin de la Société des études
jaurésiennes (1973), reprise dans sa postface aux Mémoires
d’un communard de J. Allemane (1981), et reprise encore dans Le
socialisme en France et en Europe (1992). Issu d’une scission
du mouvement possibiliste en 1890, qui a donné naissance à
la FTSF broussiste et au POSR d’Allemane, le parti allemaniste
affirme son originalité dès le Congrès international
de Londres en 1896 en revendiquant les droits du « syndicalisme
révolutionnaire », supérieurs à ceux, méprisables,
du « socialisme parlementaire » . Il s’affirme comme
un mouvement antiautoritaire rebelle à l’autorité
des leaders, caractérisé par « l’anonymat
et la discipline » (L. de Seilhac), méfiant à l’égard
des intellectuels.
Marqués par la Commune, les allemanistes « récusent
la prise en main du mouvement révolutionnaire par une poignée
de dirigeants qui se sont arrogé la direction du parti »
. Bien que non antiparlementaires, ils font souvent front commun avec
les anarchistes, et mettent en place des mesures originales pour garder
le contrôle de leurs élus : tout en participant aux élections,
ils ne préconisent la participation socialiste que dans le but
de prêcher partout la contestation et de montrer le dégoût
de la population. Se défiant ainsi de leur propre candidat, et
de ses possibilités de se « commettre » une fois
élu pour profiter de sa nouvelle position, ces socialistes vont
jusqu’à lui faire rédiger une lettre de démission
en blanc... Celle-ci sera utilisée sans arrière-pensée
en cas de trahison du programme du parti par les élus : un exemple
en 1896, lorsque l’Union parisienne du POSR dépose 4 démissions
auprès des pouvoirs publics pour sanctionner Faillet, Berthaut,
Dejeante et Groussier, qui ont invoqué leurs charges familiales
pour refuser de reverser à l’organisation leurs indemnités
parlementaires…
D’autre part, Michels, quoiqu’il ne soit pas sûr qu’il
ait pu y avoir accès, aurait gagné à s’intéresser
aux écrits de Jan Waclaw Makhaïski. Révolutionnaire
polonais (1866-1926), Makhaïski, sur la base d’une longue
fréquentation des bagnes tsaristes et des milieux révolutionnaires
russes, est parvenu à une conclusion extrême : le socialisme
n’est que l’idéologie des intellectuels, que ces
derniers font valoir auprès des ouvriers afin de s’imposer
comme nouvelle classe dominante. Mal connu et peu commenté, hormis
la compilation de textes traduits et publiés par un spécialiste
de l’anarchisme, et notamment russe, Alexandre Skirda, qui a conduit
à quelques comptes-rendus comme celui de Michel Sitbon dans le
journal Maintenant la lettre . Pour Makhaïski, l’histoire
serait une lutte permanente des ouvriers pour continuer le combat révolutionnaire,
non pas pour renverser l’Etat mais pour faire pression afin d’avoir
de meilleures conditions de vie. Il s’agit là, comme un
clin d’œil au parti allemaniste, d’un retour sur le
rôle des intellectuels dans le processus de « perversion
» de l’émancipation de l’homme, telle que la
conçoit théoriquement le socialisme, et une explication
de la bureaucratie comme d’une réalité nécessaire
« prévue » par la culture politique socialiste, fabriquée
par des intellectuels bourgeois :
La croissance du progrès capitaliste est impensable sans la
croissance de la société cultivée et de l’intelligentsia,
de l’armée des travailleurs intellectuels. Même ceux
qui ont intérêt à considérer cette classe
comme non possédante, comme un prolétariat « instruit
», ne peuvent dissimuler le fait que l’intelligentsia se
rapproche, par son niveau de vie, de la bourgeoisie […]
Makhaïski, tout en avançant avant Trotski et avant la révolution
l’hypothèse d’une bourgeoisie socialiste ayant privatisé
le savoir, dénonce ainsi le caractère mystificateur d’un
socialisme « légal », qui reproduit les schémas
de l’ordre social existant, par opposition à un socialisme
« réel » qu’il défendrait, et son aspiration,
tel le marxisme, à la scientificité alors qu’il
ne s’agit que d’une idéologie comme les autres :
« La fonction commune à toutes les religions de justification
de l’ordre existant, le socialisme du 19ème siècle
l’accomplit sous l’apparence de la science » . Par
son éloge des capacités révolutionnaires spontanées
des masses et sa mise sur une grève générale, il
se rapproche de fait de l’anarchisme. « Cette analyse originale
eut un certain retentissement à l’époque et inspira
une activité révolutionnaire non négligeable dans
la Russie des années 1905-1912, sous le vocable de « makhaïevchtchina
» . Selon Alexandre Skirda, Trotski aurait eu l’occasion,
en déportation, de découvrir les théories de Makhaïski,
vers l’automne 1900, et de le rencontrer en 1902 ; dans Ma Vie,
il affirme que le travail du militant polonais fut pour lui «
un puissant sérum contre l’anarchisme qui a beaucoup de
talent quand il s’agit de nier, mais qui manque de vie et se montre
même timoré dans les déductions pratiques »
. Il identifie cependant sans doute trop vite les idées de Makhaïski
à l’anarchisme, à l’égard duquel ce
dernier n’était pas non plus très tendre. Celui-ci
pense en effet en marxiste, dont il finit par dénoncer les «
déviances », et même celles de Marx, qu’il
accuse de privilégier le travail complexe au détriment
du travail simple et d’être le prophète d’une
nouvelle classe dominante.
Robert Michels se réjouit dans la préface de Les partis
politiques de l’attention qui lui a été procuré
par les socialistes, qui l’accueillent « avec beaucoup de
faveur » , citant notamment le marxiste Konrad Haenisch qui admet
bien volontiers l’existence de l’oligarchie tout en en attribuant
la cause à un mimétisme d’un société
de classes dont il pense, en bon marxien ou en bon marxiste, qu’on
ne peut s’y soustraire parfaitement. Cinquante ans plus tard,
le même constat est loin d’être établi par
Jean Robelin : pour lui, Les partis politiques « n’a pas
rencontré dans le marxisme l’écho qu’il méritait
» , et il rajoute que « le marxisme est resté prisonnier
d’une idéologie faisant de l’organisation l’incarnation
de la conscience de classe, étrangère à l’étatisation
» . Cependant, s’il est vrai que le marxisme – et
non Marx – insiste grandement sur le rôle de l’organisation,
il serait faux de croire qu’aucune voix en son sein ne s’est
élevée contre une « bureaucratisation du parti bolchévique
».
Parmi les plus connus, citons Rosa Luxemburg, dont la thèse d’économie
fit autorité, et aux idées de laquelle la mort dans le
contexte du Berlin révolutionnaire assura la postérité.
Quoique respectée par Lénine, elle manifesta de vives
critiques à l’égard des méthodes du bolchévisme
et notamment envers un centralisme jugé excessif, et ce dès
1904 : « en accordant à l’organe directeur du Parti
des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif,
comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à
un degré très dangereux le conservatisme naturellement
inhérent à cet organe […] Tout son souci tend à
contrôler l’activité du Parti, et non à la
féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt
qu’à le développer » . Luxemburg préfère
à la centralité et à la discipline militaires du
parti « guide du prolétariat » des bolchéviques,
l’idée d’une organisation se construisant spontanément
en période révolutionnaire. Pour Lénine, puis pour
les trotskistes, l’échec de la révolution allemande
sera l’échec du spontanéisme luxembourgiste.
D’autres marxistes se sont montrés beaucoup plus timorés
dans leur critique du modèle organisationnel bolchévique,
tel Georg Lukàcs. Dans Histoire et conscience de classe, il s’en
prend à la brochure de Rosa Luxembourg et lui reproche sa défense
des « droits à la liberté », « la liberté
de ceux qui pensent autrement » . Il distingue très nettement,
dans le cadre de la révolution russe, les « ennemis de
la révolution » et les « révolutionnaires
qui divergent », les premiers pouvant légitimement être
privés de ces droits. Toutefois, en son nom, l’idéologie
marxiste, centrée sur la méthode dialectique, ne précise
pas sur quels critères précis des différences peuvent
être établis entre les deux catégories : comme on
l’a vu avec l’Opposition ouvrière, le caractère
subjectif de la doctrine permet son utilisation pour légitimer
toute action. Pour un Lukàcs engagé dans la défense
des bolchéviques, être un « ouvrier conscient »,
c’est aussi être un « ouvrier bolchévique ».
Cette conception théorique dogmatique, propre à légitimer
l’absence de démocratie au nom de principes flous, peut
être un élément d’explication d’un refus
de la démocratie organisationnelle sous le prétexte que
la bureaucratie est garante de l’orthodoxie ou que les idées
exprimées par la contestation ne sont pas conformes au marxisme.
L’anarchisme
La critique de Michels n’épargnait pas non plus les libertaires
: « La constitution d’oligarchies au sein de multiples formes
de démocratie est un phénomène organique et par
conséquent une tendance à laquelle succombe fatalement
toute organisation, fût-elle socialiste ou même anarchiste
» ; toutefois, il semble qu’il s’agisse plus d’une
déclaration de principe, la spécificité structurelle
et théorique de l’anarchisme n’ayant pas été
prise en compte. Le mouvement anarchiste est sans conteste, au-delà
d’un socialisme moins dogmatique ou « anti-autoritaire »,
le courant d’extrême-gauche à avoir critiqué
avec le plus de virulence les tendances oligarchiques et bureaucratiques
des partis communistes, dans la logique de sa dénonciation de
toute forme de domination. Très tôt, en témoigne
la lutte de Bakounine au sein de la Première Internationale contre
ce qu’il appelle l’autoritarisme marxien et contre ses velléités
centralisatrices, le mouvement anarchiste veut s’affirmer comme
« le » mouvement anti-autoritaire. Sa dénonciation
de l’Etat (« Anarchia è parola che viene dal greco,
e significa propriamente senza governo : stato di un popolo che si regge
senza autorità costituite, senza governo » ) se généralise
en la dénonciation de toute structure anti-démocratique,
accusée dès Bakounine d’être porteuse d’un
germe dictatorial. Une critique très empirique du pouvoir coercitif
s’élabore, comme l’exprime Louise Michel : «
Le pouvoir est maudit, voilà pourquoi je suis anarchiste »
. Communiste ou syndicaliste (l’individualisme condamnant parfois
le principe même d’organisation politique), l’anarchisme
essaie de se prémunir contre toute possible « oligarchisation
» de l’organisation.
Professeur de sociologie à l’université de St Etienne
et militant libertaire, Daniel Colson définit l’organisation
anarchiste comme obéissant à « une logique fondée
sur l’affinité, l’intimité et l’autonomie
» . Le centralisme et la discipline sont rendues responsables
de la bureaucratisation, elle-même très tôt pointée
comme responsable de la mise en avant de chefs, signe « évident
» de la dégradation des idéaux révolutionnaires.
Le groupe d’anarchistes est un lieu de rencontres et de débats
: chaque individu agit en totale autonomie, et n’obéit
à aucune consigne. Il est libre de suivre ou de ne pas suivre
l’opinion générale. Mais c’est aussi au nom
de ce principe d’autonomie que, après la fin de l’Association
Internationale des Travailleurs , tout lien entre les groupes disparaît
au niveau régional et au niveau national. Les groupes n’ont
donc pas d’existence durable, comme l’exige la pensée
anarchiste elle-même : « Nous ne croyons pas [...] aux associations,
fédérations, etc., à long terme. Pour nous, un
groupement [...] ne doit s’établir que sur un point bien
déterminé, d’une action immédiate ; l’action
accomplie, le groupement se reforme sur de nouvelles bases, soit entre
les mêmes éléments, soit avec de nouveaux... »
. L’anarchisme est un mouvement d’individus, dont le nombre
égale celui des tendances . Au nom de la liberté, c’est
donc l’efficacité qui a complètement été
sacrifiée, cause première de l’échec durable
– hormis en Espagne et en Ukraine – des principes libertaires,
plus susceptibles de circuler ou de réapparaître périodiquement
sous forme d’idées que de bâtir un mouvement de masse.
Toutefois, avec l’essor de l’anarcho-syndicalisme (dès
la fondation de la CGT), et après la révolution russe,
l’anarchisme, conscient également de ce que peut lui apporter
la nouvelle science de la psychologie, va tenter de structurer de manière
moins empirique sa critique de l’autorité et son type idéal
d’organisation.
Ce cheminement ne va pas se faire sans heurts, comme l’illustre
les violentes polémiques entre « synthésistes »
et « plate-formistes », après la révolution
russe. Ce débat a pris corps dans les années 1925-1930,
essentiellement en France, où, dès avant la 1ère
guerre mondiale, les anarchistes étaient en proie à des
problèmes organisationnels, du fait de la multiplication de groupes
sans véritables liens entre eux. La Synthèse Anarchiste
de Sébastien Faure, rédigée en 1926, distinguant
les 3 grands courants anarchistes que sont l’anarcho-syndicalisme,
le communisme libertaire et l’individualisme anarchiste, attribue
à la « guerre au couteau » qu’ils se livrent
les raisons de la désorganisation chronique du mouvement. Pour
lui, la solution se trouve dans la Synthèse, déjà
appliquée en Italie, en Ukraine et dans certains groupes en France
: ces courants sont distincts, mais non contradictoires, et leur combinaison
en une seule organisation doit renforcer le mouvement : « chaque
groupe fixera lui-même son mode de recrutement et d’organisation
intérieure » . Jusqu’à aujourd’hui,
un reproche constant est néanmoins adressé aux organisations
synthésistes, celui de leur immobilisme, du fait de la recherche
constante de consensus.
En 1927, quelques exilés russes, Piotr Archinov en tête,
publient la « Plate-forme » (Plate-forme d’organisation
de l’Union générale des anarchistes), qui reprend
en réalité les idées d’un groupe anarchiste
russe auquel participaient Nestor Makhno, Ida Mett, et ayant pour revue
Dielo Trouda . Comme le mentionnent les groupes d’Angers, le groupe
Dielo Trouda se trouve à la convergence de deux mouvements :
le mouvement anarchiste français cherchant à s’organiser,
et le mouvement anarchiste russe (en partie) ayant connu maints échecs
et la victoire d’une organisation révolutionnaire ; il
élabore alors une proposition organisationnelle pour rompre avec
le dilemme « liberté ou efficacité », et propose
un mode plus structuré et exclusivement communiste libertaire
: il « répond par une organisation de type unitaire avec
pour corollaire la marginalisation des individualistes » . La
« Plate-forme » est d’une infinie rigueur et est à
la fois un manifeste (« Partie générale »),
une proposition d’organisation sociétale (« Partie
constitutive », examinant la production, la consommation, la répartition
et le travail de la terre, la défense de la révolution),
et un projet d’organisation politique (« Partie organisationnelle
») exigeant l’unité théorique, l’unité
tactique, la responsabilité collective et le fédéralisme.
En beaucoup de points, la « Plate-forme » se trouve, soit
en rupture, soit en position d’innovation par rapport aux traditions
anarchistes. De très vives critiques lui sont adressées,
dont la plus célèbre est celle de Malatesta :
Les mobiles des promoteurs sont excellents. Ils déplorent que
les anarchistes n'aient pas eu et n'aient pas sur les événements
de la politique sociale une influence proportionnée à
la valeur théorique et pratique de leur doctrine, non plus qu'à
leur nombre, à leur courage, à leur esprit de sacrifice,
et ils pensent que la principale raison de cet insuccès relatif
est l'absence d'une organisation vaste, sérieuse. Effective.
Jusqu’ici, en principe, je suis d’accord […]
Mais il est évident que pour atteindre leur but, les organisations
anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement,
être en harmonie avec les principes de l'anarchie. Il faut donc
qu'elles ne soient en rien imprégnées d'esprit autoritaire,
qu'elles sachent concilier la libre action des individus avec la nécessité
et le plaisir de la coopération, qu'elles servent à développer
la conscience et la capacité d'initiative de leurs membres et
soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent
et une préparation morale et matérielle à l'avenir
désiré.
Le projet en question répond-il à ces exigences? Je crois
que non. Je trouve qu'au lieu de faire naître chez les anarchistes
un plus grand désir de s'organiser, il semble fait pour confirmer
le préjugé de beaucoup de camarades qui pensent que s'organiser
c'est se soumettre à des chefs, adhérer à un organisme
autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre initiative.
En effet, dans ces statuts sont précisément exprimées
les propositions que quelques-uns, contre l'évidence et malgré
nos protestations, s'obstinent à attribuer à tous les
anarchistes qualifiés d'organisateurs.
Moins critiquées aujourd’hui, mais sans doute parce que
le mouvement anarchiste est encore plus divisé et plus marginalisé
qu’il ne l’était, les organisations plate-formistes
représentent néanmoins un pas en avant vers le communisme.
La Confederacion Nacional del Trabajo (CNT), qui regroupe en plusieurs
centaines de milliers d’adhérents , tente, elle, sans rompre
avec la tradition libertaire, de prendre des mesures pour éviter
toute forme de bureaucratisation : si la CNT « a toujours eu ses
politiciens, ses démagogues politiques et ses crises «
idéologiques » internes » , elle n’en aurait
pas souffert comme « toute autre organisation différente
de la CNT ». Vernon Richards pointe lui aussi une double causalité
pour expliquer le caractère atténué du phénomène
bureaucratique au sein de la CNT :
- Une raison d’ordre statutaire, du fait de la « structure
décentralisée » de l’organisation. Une série
de mesures ont en effet été prises : « La CNT, ainsi
que le veulent ses statuts, n’employait pas de fonctionnaires
ni de personnes rétribuées. Dans les locaux de la CNT,
il y avait généralement un concierge. Ces normes avaient
pour but de combattre la bureaucratie syndicale » . L’absence
de permanents syndicaux, une généralité dans le
monde syndical, est censée empêcher l’existence d’individus
identifiant leurs intérêts à ceux de l’organisation,
celle-ci devenant une fin en soi au lieu d’un simple moyen. Durruti
résume ainsi l’idéologie anarchiste : « Aucun
anarchiste dans les comités syndicaux, si ce n’est à
la base. Dans ceux-ci, en cas de conflit avec le patron, le militant
est obligé de transiger pour arriver à un accord. Les
contacts et les activités qui en découlent poussent le
militant vers le bureaucratisme. Conscients de ce risque, nous ne voulions
pas le courir. […] Aucun militant ne devait prolonger sa gestion
dans les comités, au-delà du temps qui lui était
imparti. Pas de permanents et d’indispensables » .
Pour les anarchistes, bureaucratie et « réaction »
sont intrinsèquement mêlés. Il s’agit de dé-professionnaliser
la politique, et de maintenir la stricte différence entre délégué
et « représentant », dans le cadre de la démocratie
directe.
- Une raison d’ordre culturel, liée à la «
grandeur » des militants de base, qui ont conservé «
un esprit révolutionnaire ». L’autonomie des individus
dans les organisations anarchistes est une garantie du respect des statuts
et de l’idéal libertaire, et les anarchistes ont souvent
opposé aux communistes, qui affirmaient que le centralisme et
la discipline étaient la garantie de l’efficacité,
l’idée que la culture anarchiste faisait des militants
des individus autonomes, capables d’initiatives en toute circonstance,
contrairement à un militant communiste bloqué par la pesanteur
de sa hiérarchie et par son incapacité à agir lorsqu’il
est privé de celle-ci. Dans sa biographie de l’anarchiste
Buenaventura Durruti, Abel Paz relève l’étonnement
du théoricien allemand Rudolf Rocker devant la culture politique
de la CNT, créatrice de meetings fort silencieux, les militants
n’applaudissant pas aux discours des orateurs pour ne pas créer
de distinction entre les individus, première dérive vers
le culte de la personnalité. Pour Durruti, le triomphe de la
révolution nécessite « que l’homme apprenne
à vivre en liberté et développe en lui ses facultés
de responsabilité individuelle » . Pour Richards, «
tout mouvement, et spécialement un mouvement de masse qui n’est
pas fossilisé, doit continuellement soumettre à la discussion
ses idées et sa tactique » : « un mouvement où
il y a toujours unanimité n’a généralement
que des moutons et des bergers » .
Il est toutefois intéressant de relativiser la profession de
foi idéaliste des anarchistes espagnols. La participation de
militants libertaires au gouvernement de front républicain (Federica
Montseny, Juan Garcia Oliver) illustre en effet un schéma différencié
entre représentants et militants de base : pour beaucoup de militants,
cette participation fut une collaboration contre-nature avec un ennemi
de classe, sur lequel on avait de plus l’avantage. Cet épisode
révéla les tensions et les oppositions au sein de la centrale
syndicale et confirma aux yeux de beaucoup la véracité
de l’association bureaucratisation/trahison ; ce fut le constat
d’un échec : l’incapacité à construire
une organisation garantissant le respect de l’orthodoxie idéologique
par le contrôle des leaders, matérialisée aux yeux
de beaucoup par l’échec de la révolution espagnole.
Cependant, malgré cet échec, l’anarchisme a persisté
dans sa volonté de contrecarrer le phénomène bureaucratique
en affectant aux statuts le rôle de rempart entre l’homme
et ses pulsions. Il est même possible de dire que cette volonté
a depuis encore été structurée et amplifiée.
Les « Principes de base » de la Fédération
Anarchiste sont à cet égard sans ambiguïté
:
1) Possibilité et nécessité de l’existence
de toutes les tendances libertaires au sein de l’organisation
2) Autonomie de chaque groupe
3) Responsabilité personnelle et non collective
4) L’organe du mouvement, Le Monde Libertaire, ne peut être
l’organe d’une seule tendance ; celles-ci ont donc toute
possibilité d’éditer des organes particuliers, avec
l’assurance que l’organe du mouvement leur accordera toute
publicité, ainsi d’ailleurs qu’à toute activité
s’exerçant dans le cadre de la culture, de la recherche,
de l’action ou de la propagande anarchiste
Ces mesures ne sont pas l’exclusivité de la Fédération
Anarchiste (FA), organisation « synthésiste » ; elles
se retrouvent en effet chez les communistes libertaires et les anarcho-syndicalistes.
Les statuts de l’organisation « plate-formiste » Alternative
Libertaire (AL), définie comme « une association d’individus
libres » , témoignent ainsi d’une démarche
similaire : AL « est une organisation fédéraliste
et autogérée qui rassemble à égalité
et solidairement tous ses membres » :
Chaque membre adhérent participe à l’autogestion
de l’organisation, [dont il est] co-responsable. Il a ainsi toute
possibilité de rédiger des contributions qui ne peuvent
être refusées pour le Bulletin Interne. Dans le cadre de
son collectif local, il a tout pouvoir pour définir et contrôler
les orientations et activités de l’organisation. Pour éviter
au maximum le passage du nationalisme au centralisme (même dit
« démocratique »), les liaisons et communications
horizontales entre militants et collectif local, soit à travers
le Bulletin Intérieur, soit par correspondance directe, sont
non seulement prévues mais recommandées.
Même une organisation « anecdotique » et controversée
comme l’Union des Anarcho-Syndicalistes (UAS), qui rassemble des
militants anarchistes luttant dans le syndicat Force Ouvrière,
présente des statuts destinés à « imposer
» l’égalité entre individus, ou tout au moins
à la garantir :
Le groupe est la cellule vivante de l’union. Il est autonome
et par conséquent libre en toutes circonstances de déterminer
ses positions de principe et ses moyens d’action. Il est une association
affinitaire d’individus […] Dans certains cas, un vote peut
être émis, mais uniquement à titre indicatif, et
seulement lorsqu’il n’existe plus de possibilité
d’unanimité. Une fraction des membres composant le groupe,
ne peut, sous prétexte qu’elle est majoritaire, contraindre
aucun des autres membres à agir à l’encontre de
ses convictions […] Dans le cas où une rupture de l’affinité
de pensée qui justifie l’existence du groupe est constatée
entre les membres, la scission qui s’ensuit implique le partage
des fonds dont dispose le groupe en proportion de ses composants.
Toutefois, sans omettre de signaler les divergences certaines entre
courants et le seul caractère panoramique de cette énumération
, la question que doit avant tout se poser le chercheur en histoire
immédiate, à la lumière du décalage présenté,
dans le cas de la CNT espagnole, entre théorie et pratique, est
celle des résultats d’une telle volonté de faire
du pouvoir un pouvoir collectif et non-coercitif, dans le cadre de la
démocratie directe. Pour être plus polémique, j’ajouterais,
comme hypothèses de travail, que l’anarchisme se montre
toujours très empirique dans sa critique du phénomène
bureaucratique, s’interdisant ainsi d’en comprendre parfaitement
les ressorts, et que le trotskisme, par son attachement à la
notion marxiste d’infrastructures déterminantes, s’interdit
à son tour d’avoir une réflexion cohérente
et pertinente, donc une réaction efficace, quant au même
phénomène. Il importe alors de se poser les questions
: Quels sont les ressorts du phénomène bureaucratique
à la lumière de l’histoire ? Comment ébaucher
une analyse historienne de l’organisation politique et de la «
loi d’airain de l’oligarchie » ? Il apparaît
comme raisonnable, en premier lieu, de s’imprégner des
méthodes et des concepts utilisés par les chercheurs d’autres
disciplines, et traditionnellement plus attachés aux recherches
scientifiques sur l’organisation politique.
Anthropologie historique et interdisciplinarité
Dans « L’application de la psychanalyse à la recherche
historique », Wilhelm Reich expose son idée que «
la sociologie ne peut pas renoncer à la psychologie dès
qu’il s’agit de questions de ladite « activité
subjective » des hommes et de la formation de l’idéologie
» . « Qu’est-ce que la psychanalyse peut avoir à
dire sur la bureaucratie ?, se demande encore Pierre Legendre. Je l’ai
déjà dit : très peu de choses, et même apparemment
rien » , avant que de rajouter : « Il n’y a pas, il
n’y a jamais eu d’autre question politique que celle-là,
le rapport des sujets à la jouissance » .
Pour les psychologues, il s’agit en effet et par exemple de se
pencher sur le concept de « pulsion d’emprise », parfois
dénommée pulsion de maîtrise ou pulsion de pouvoir,
auxquelles correspond, peut-être plus justement, l’anglais
« instinct to master ». Roger Dadoun, professeur à
l’université de Paris VII-Jussieu, rappelle l’ancienneté
de sa mise à jour, avec Freud, qui la considérait déjà
comme une « force antépremière » , mais affirme
aussi qu’elle est « peu considérée ».
Il est vrai que la bibliographie s’y rattachant est plutôt
mince. Pourtant, R. Dadoun la décrit comme « le geste premier
du vivant » et pense que « le politique offre à la
pulsion d’emprise son terrain d’élection »
, puisqu’il est fondamentalement « expression et exercice
de la pulsion de pouvoir » : « Si l’individu peut
plonger dans le Parti jusqu’à être le Parti, il est
alors tout-puissant et immortel » . « Freud et les psychanalystes
en général ne semblent pas avoir fait grand cas, et ne
la nomment qu’en passant – alors même qu’elle
devrait être tenue pour une force de première importance,
et pouvoir même être considérée comme la pulsion
par excellence » . On comprend à quel point, en soulevant
l’hypothèse du rôle fondamental de la structure politique
d’une organisation, et de la culture politique dans laquelle elle
baigne, dans le phénomène bureaucratique, on accorde du
crédit à une telle notion. C’est ce que pense aussi
Roger Dadoun, partie prenante du premier courant d’extrême
gauche à critiquer la bureaucratie : « ces quelques brèves
indications […] disent assez combien la pensée anarchiste
gagnerait à se retremper dans les sources freudiennes »
.
La récente multiplication des recherches sur le thème
des rapports de l’individu au groupe permet également de
nuancer le constat d’un champ d’étude peu battu.
Dès les années 50, des chercheurs américains (Ohio,
Michigan) cherchaient par exemple à décrire les comportements
des leaders ; ces dernières années, les études
et les colloques se sont multipliés. J’ai cité Pierre
Legendre, mais l’on peut évoquer, de manière plus
pertinente, le psychanalyse et sociologue Gérard Mendel, fondateur
de la sociopsychanalyse et auteur en 2002 d’une très intéressante
Histoire de l’autorité. Il rapporte une expérience
réalisée par le professeur Stanley Milgram, de l’université
de Yale, et qui trae le lien entre pulsion d’emprise et soumission
à l’autorité. G. Mendel, quoiqu’il présente
tout de suite les limites de l’expérimentation, ne craint
pas néanmoins d’en dégager la valeur scientifique
ainsi qu’une conclusion qui a de quoi faire sursauter : «
les deux tiers des civilisés se changent d’une minute à
l’autre en abominables tortionnaires pour peu que l’autorité
le leur commande » … on comprend en quoi ces conclusions
soulèvent le problème d’une organisation aliénante
et déshumanisante, véritable Frankenstein : l’homme
adhère à l’organisation en tant qu’individu,
et n’est généralement bientôt plus qu’un
rouage technique de cette matrice, dominé à défaut
d’être dominant. Milgram, avec l’idéologie
qui lui est propre, conclut d’une manière lapidaire : «
Aucune société ne pourrait […] exister sans hiérarchie
et, selon lui, pas de hiérarchie qui soit sans autorité
» . C’est ce type de conclusions que l’histoire est
amenée à revisiter.
L’hypothèse d’une causalité réciproque
entre phobies sociales ou « troubles comportementaux » /
pathologies et comportements politiques me paraît être un
sujet d’une importance capitale pour l’avancement des travaux
de définition d’une théorie de l’organisation.
Toutefois, à ce domaine dans lequel nous ne sommes pas spécialistes,
nous ne pouvons emprunter que des références, et la sociologie
de l’organisation apporte des pistes bien plus appréhensibles
par l’historien. Celle-ci se concentre avec plus d’attention
sur le cadre entrepreneurial, « au mieux » sur le cadre
étatique, mais elle fournit néanmoins des pistes, par
son approche globale, théorique, de l’organisation, à
l’historien du politique. Le parti politique n’est-il pas,
comme le pense Michel Offerlé, une entreprise politique, c’est-à-dire
« un type particulier de relation dans laquelle un ou des agents
investissent des capitaux pour recueillir des profits politiques en
produisant des biens politiques » ?
Michel Crozier fit rééditer en 1971 un ouvrage déjà
paru en 1963, et perçu à bien des égards comme
fondateur en sociologie de l’organisation . Examinant l’exemple
de l’agence comptable parisienne et le cas du monopole industriel,
il étudie le phénomène bureaucratique et dénonce
les exorcismes réclamés par « libéraux »
et « gauchistes » au détriment de l’analyse
scientifique : selon son analyse, quelques années encore avant
la parution de son ouvrage, les approches idéologiques étaient
telles que « l’étude objective des problèmes
de pouvoir […] ne semblait pas avoir progressé beaucoup
depuis les analyses de Machiavel ou de Marx » . Pour lui, les
données culturelles expliquent en grande partie la « négativité
» du « bureaucratisme » : la persistance du phénomène
bureaucratique tiendrait à une persistance nécessaire
d’un pouvoir de type charismatique, dont on parviendrait peu à
peu à atténuer les effets. En conclusion de son ouvrage,
il expose une opinion « rassurante » quant au problème
de deux parties aux intérêts inconciliables : « contrairement
aux craintes formulées constamment par les penseurs humanistes
et révolutionnaires, l’avenir nous offre plus de promesses
de libération que de menaces de « robotisation »
de l’homme » ;
La « bureaucratisation » au sens wéberien du terme
a beau s’accroître, elle n’a pas les conséquences
dysfonctionnelles que Weber redoutait […], l’élimination
ou du moins l’atténuation de la rigidité des systèmes
bureaucratiques d’organisation, au sens dysfonctionnel, constitue
une condition indispensable de la croissance de la « bureaucratisation
» au sens weberien.
Michel Crozier se rattache cependant à un courant d’analyse
« fonctionnaliste ». Carole Bournonville, évoquant
les diverses théories de l’organisation s’étant
succédé, attribue la cause de cette multiplicité
à la diversité des écoles de pensée constituées
« au fur et à mesure de l’évolution économique
et sociale et du développement scientifique » , à
la « diversité des formes d’organisation selon le
secteur auquel elles appartiennent [et] selon leur âge »,
et à la « variété des approches possibles
» (caractéristiques internes, rapports avec l’extérieur,
etc.). Néanmoins, elle met en évidence l’existence
de deux grands courants :
- un courant (ou paradigme) fonctionnaliste, pour qui l’organisation
est un système de coopération harmonieuse et en équilibre.
- un courant (ou paradigme) critique, pour qui l’organisation
est un lieu où existent des intérêts divergents
et des conflits.
On peut supposer qu’en émettant l’hypothèse
de tendances oligarchiques inhérentes à toute forme d’organisation,
on se rattache à ce courant critique. En effet, les fonctionnalistes
« postulent l’existence de buts communs à tous les
membres de l’organisation. [Car], si l’organisation existe,
c’est que l’ensemble de ses membres poursuivent des buts
communs » : une telle opinion ne laisse aucune place à
l’analyse de la bureaucratie comme rupture de l’harmonie
organisationnelle, et même l’étude des tentatives
de résister à la bureaucratisation suppose qu’une
telle harmonie n’est pas naturelle. De plus, « contrairement
au courant fonctionnaliste, l’analyse critique essaie de comprendre
comment les relations sociales se forment et se transforment dans le
temps. Elle se préoccupe donc de l’histoire » : «
toute analyse fonctionnaliste, en effet, écrit Michel Crozier,
court le risque de se limiter à une description complaisante
de l’équilibre du moment » . Plus généralement,
le courant critique se caractérise dans son ensemble par six
conceptions de l’organisation, étudiée selon des
perspectives « sociologique, historique, dialectique, démystificatrice,
actionnaliste, et enfin, émancipatrice » .
David Courpasson évoque un despotisme lié à une
double dimension du pouvoir dans les organisations contemporaines :
« concentration du pouvoir et mécanismes de menace »
. Selon lui,
l’analyse des moyens par lesquels les dirigeants des organisations
parviennent aujourd’hui à faire obéir les hommes,
c’est-à-dire à faire accepter leur domination, va
permettre de comprendre l’apparente ambivalence entre le despotisme
évoqué ici et le libéralisme affiché dans
les organisations.
Un des problèmes centraux de l’étude de la bureaucratie
dans les organisations est bien de comprendre comment, en articulant
discours et action, officiel et officieux, fonds et forme, elle parvient
à faire accepter l’inacceptable :
Cette éternelle question de l’obéissance est d’autant
plus à réinvestir qu’en dépit des espoirs
mis par les gouvernants dans le libéralisme organisationnel,
certaines questions restent sans réponse : pourquoi les salariés
acceptent-ils de se soumettre aux impératifs d’initiative,
de responsabilité, de mobilité, et à toutes les
autres exigences du libéralisme organisationnel, alors que celui-ci
est loin d’avoir tenu ses promesses ? Le bateau n’est toujours
pas arrivé à bon port. Qu’est-ce qui explique alors
que les « marins » continuent à suivre les ordres
d’un « navigateur » souvent impuissant et qui semble
ne les guider nulle part ? Qu’est-ce qui justifie qu’ils
ne renoncent pas à atteindre le port le plus proche, et ne provoquent
ni mutinerie, ni changement de cap ?
Encore une fois, il n’est pas certain que le schéma de
l’entreprise diffère beaucoup de celui de l’organisation
politique. L’employé d’une entreprise peut être
conditionné (« aliéné », disent les
marxistes ) par son éducation tout au long des écoles
qu’il a fréquenté (système érigé
en norme et défini comme un idéal) ou même être
mu par la crainte du chômage, il peut même avoir peur de
rencontrer la même situation dans une autre entreprise : le militant
peut être conditionné par le discours de la bureaucratie
(ou plus largement par la culture politique de son milieu partisan),
par la crainte de retrouver la même situation dans une autre organisation,
ou encore de subordonner le problème posé par les «
déviances » aux nécessités pratiques qui
ont conditionné son engagement politique . On le voit, si la
sociologie de l’organisation se concentre plus, pour des raisons
« pratiques », sur le modèle entrepeneurial, ses
hypothèses sont extensibles au domaine politique.
Quelle peut donc être, à côté de deux champs
de recherches aussi pointus et aussi « efficaces », la légitimité
et la pertinence d’une démarche historique ? En réalité,
comme le soulignent beaucoup de sociologues, la démarche de la
sociologie de l’organisation est aussi une démarche historique.
En ce sens, l’histoire, engagée depuis plusieurs années
dans un souci de combinaison des disciplines, constitutive par exemple
de l’EHESS, notamment avec l’anthropologie historique ou
la socio-histoire, a tout autant de légitimité à
s’intéresser au phénomène de bureaucratisation,
qui s’inscrit dans la durée.
III. Comment mener une recherche sur le sujet ?
Ainsi, c’est sur le modèle de l’anthropologie historique
que l’on peut fonder une approche aussi ancrée dans l’interdisciplinarité
et pourtant abordée sous une perspective historienne. Intéressantes,
donc, l´anthropologie culturelle, qui examine des « pratiques
collectives sans théorie » (A. Varagnac) comme les croyances
traditionnelles et les rites folkloriques afin d’ouvrir un nouveau
chantier pour l’histoire, ou encore l’anthropologie politique,
qui s’efforce de démontrer l’enracinement de la politique
dans des formes traditionnelles de la vie en société.
C’est bien sous leur parrainage que peut, ou doit, s’effectuer
une inscription dans la recherche d’une théorie de l’organisation.
Lorsque Maurice Duverger conclut son ouvrage, Les partis politiques,
il adopte une position particulière, équivalant au célèbre
« Tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel :
Nous vivons sur une notion tout à fait irréelle de la
démocratie, forgée par les juristes à la suite
de philosophes du XVIIIe siècle. […] belles formules, propres
à soulever l’enthousiasme et à faciliter les développements
oratoires. Belles formules qui ne signifient rien. On n’a jamais
vu un peuple se gouverner lui-même, et on ne le verra jamais .
Tout gouvernement est oligarchique, qui comporte nécessairement
la domination d’un petit nombre sur le grand. Rousseau l’avait
bien vu, que ses commentateurs ont oublié de lire : « A
prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a
jamais existé de véritable démocratie et il n’en
existera jamais […] » .
Cette conclusion est sans aucun doute plus celle du philosophe que
du scientifique ; de toute évidence, l’historien doit se
garder de telles considérations, au moins tant qu’il n’a
pas dressé le patron de sa théorie de l’organisation
(une tâche dont M. Duverger souligne fort justement la difficulté),
et la notion de « science pessimiste » développée
par Michels, mais aussi par Ostrogorski, devrait rester une oxymore
puisque nous devrions en rester à sa profession de foi : éviter
de porter tout jugement moral ou prédictif, c’est-à-dire
rentrant dans le domaine de l’opinion. L’histoire est une
science, qui laisse à la philosophie le soin de la dépasser
et de lui apporter tout à la fois jugement et subjectivité.
D’autre part, Maurice Duverger ne conclut-il pas trop vite ? Ne
manque-t-il pas à son analyse, immédiatiste, une analyse
historique de l’organisation politique, propre à mettre
en évidence la pluralité des modes de fonctionnement,
à confronter avec les théories, dans le but d’ébaucher
un schéma général évolutif de l’organisation
politique ? Démarche contradictoire, juge Maurice Duverger, qui
pense qu’il « est impossible aujourd’hui de décrire
sérieusement les mécanismes comparés des partis
politiques » : « On est enfermé dans un cercle vicieux
: seules, des monographies, préalables, nombreuses et approfondies,
permettront de construire un jour la théorie générale
des partis ; mais ces monographies ne pourront pas être réellement
approfondies tant qu’il n’existera point une théorie
générale des partis » . Frédéric Sawicki,
lui, souligne la nécessaire diversité des approches pour
l'étude des partis politiques : « Parler de sociologie
des partis politiques a quelque chose d’abusif. Il ne devrait
pas y avoir, en toute rigueur, de sociologie des partis politiques au
singulier, à moins de restreindre abusivement cette qualification
aux recherches recensant les propriétés socio-démographiques
de leurs membres » .
Ces deux commentaires convergent et, puisqu’ils n’abrègent
pas sa démarche, poussent l’historien novice vers une direction
: l’inscription dans un cadre interdisciplinaire, qui seul peut
avancer dans la définition d’une théorie générale
des organisations. Démarche interdisciplinaire, non seulement
au sein même de l’étude historienne, mais aussi par
la combinaison de celle-ci avec des recherches proprement psychologiques,
sociologiques, anthropologiques.
A propos d’une démarche historienne
Il est difficile de prétendre étudier d’un bloc,
sur toute l’échelle du 20ème siècle, toutes
les organisations politiques françaises, même réduites
au champ de l’extrême gauche. Il incombe donc avant tout
de faire des choix, du point de vue de la période, et du point
de vue méthodologique. A dire vrai, ces choix parallèles
apparaissent comme liés : globalement, 3 périodes sont
mises en exergue.
1) Une période « ancienne », s’étendant
de la fin du 19ème siècle au début du 20ème,
et plus précisément dans le cadre périodique, privilégié
pour l’historien, caractérisé par une surveillance
policière présente à chaque réunion de parti
ou d’association (globalement jusqu’en 1906). Les procès-verbaux
dressés par la police politique sont généralement
assez détaillés et assez objectifs pour que l’on
puisse se faire une idée précise du déroulement
de réunions et de débats, et constater l’émergence
de personnalités et donc l’existence de tendances oligarchiques.
Une des difficultés est néanmoins la rareté des
documents statutaires, dans un milieu où beaucoup d’organisations,
notamment chez les anarchistes mais aussi chez les socialistes avant
la formation de la SFIO, restent à l’état embryonnaire
: il s’agit donc plutôt de micro-analyses.
2) Une période « intermédiaire » peut être
ensuite désignée, jusqu’à une date à
définir : il s’agit sans doute de la période la
plus difficile à appréhender : si une nouvelle source
historique apparaît, le témoignage oral, on sait quelle
est sa valeur subjective, et l’absence de procès-verbaux
se fait cruellement sentir. Apparaissent également de grands
partis de masse, comme la SFIO puis la SFIC au congrès de Tours
en 1920. Cette émergence dégage un nouveau rapport au
problème, et permet notamment d’analyser avec plus d’efficacité
le rapport avec la culture politique, dont l’importance est accrue
par la formation de corps doctrinaux extrêmement précis
et figés (« marxisme-léninisme »).
3) Une période « immédiate ». Champ commun
malheureux des journalistes et des historiens, l’histoire immédiate
privilégie encore le témoignage ; toutefois, le manque
de distance d’avec les faits est ici un avantage : structures
plus appréhensibles, multiplicité des témoignages
en raison des machines à écrire et de l’informatique.
D’autre part et cependant, l’exacerbation de la question
bureaucratique à la fin des années 60 et début
70 est à la fois une source de multiplication des témoignages
et une condition d’accroissement de leur subjectivité.
Une telle étude, hors du champ de recherche et des méthodes
traditionnelles des historiens, ferait ainsi et également la
part belle à des méthodes plus propres à des sociologues
: enquêtes, questionnaires, interviews, ainsi que l’illustrent
les recherches menées par le CEVIPOF , et notamment sur le parti
communiste .
Pour en revenir à une proposition de départ possible,
il me semble permis de suggérer un commencement par la 1ère
période proposée. Un choix chronologique est seul apte
à mettre en évidence les variations dans la culture et
la pratique politiques des organisations d’extrême gauche
ainsi que les évolutions dans leurs rapports au pouvoir. Si,
bien évidemment, le trotskisme n’est pas encore à
l’ordre du jour avant 1906, jusqu’à la fin des années
20, et ne peut être dégagé comme objectif d’étude,
que dans une 3ème période, il semble légitime de
porter son attention, en remplacement, sur le parti communiste, qui
incarne véritablement l’extrême gauche avant son
émergence.
Suivant une logique chronologique, l’étude des tendances
oligarchiques et bureaucratiques dans les organisations d’extrême
gauche s’inscrit légitimement dans une perspective de mise
en évidence d’éléments d’une théorie
de l’organisation. Peut-être permettra-t-elle de constater
l’universalité de ces tendances, et d’élargir
ensuite le problème à toute sociation : parti, syndicat,
association… Il semble que le rapport interne à la démocratie
soit en lien étroit avec son rapport externe, entre le fonctionnement
d’une organisation et sa pratique politique. Se transformant peu
à peu en institutions, les organisations modernes, au moment
du développement de la psychologie sociale et de la sociologie
des organisations, ont été « analysées comme
des systèmes humains et sociaux, autrement dit comme des systèmes
dans lesquels se posent des problèmes de liaison, de participation
au pouvoir, de contrôle des activités, de rapport entre
des hommes » ; or, « c’est au cœur des institutions
– l’Eglise, la République, le Parti, – que
se cachent les secrets de leur pouvoir, la théorie qui les légitime
» .