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LES TENDANCES OLIGARCHIQUES ET BUREAUCRATIQUES DANS LES ORGANISATIONS D’EXTREME-GAUCHE
KARIM LANDAIS


Karim Landais a mis fin à ses jours dans la nuit du 24 au 25 juin2005

KARIM LANDAIS NOUS A QUITTÉS
http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=528

Salut, Karim !
http://www.mondialisme.org/article.php3?id_article=514

Appréhendée par Max Weber comme un phénomène étatique, la notion de bureaucratie a acquis après la révolution russe une dimension politique polémique du fait de sa désignation par des courants anti-staliniens (essentiellement trotskistes et anarchistes) comme responsable de la « faillite » de la révolution et son identification à une oligarchie contre-révolutionnaire. C’est en partie seulement contre le marxisme, que cette notion va acquérir cette dimension au sein de la large mouvance d’extrême gauche. Au moment de sa rupture avec le régime, Trotski accuse la bureaucratie soviétique d’être coupable de la dégénérescence de l’« Etat ouvrier », qu’il identifie à une « dégénérescence thermidorienne », c’est-à-dire un déplacement des objectifs de la « dictature du prolétariat », censée être l’outil de la « classe ouvrière », mais devenant en réalité son bourreau.

Selon Alfred Sauvy, le mot « bureaucratie » aurait été employé pour la première fois en 1745 par le physiocrate Vincent de Gournay . Désignant « un système dans lequel des bureaux exercent un certain pouvoir » , le mot a rarement un sens neutre, et souffre parfois d’une déviance, le bureaucrate étant perçu comme un employé de bureau. La bureaucratie n’apparaît qu’avec l’Etat, le besoin de faire la guerre et de prélever l’impôt ayant obligé le souverain à passer par des intermédiaires : plusieurs étapes, dès le haut Moyen âge, ont permis en France l’apparition d’une bureaucratie : la division croissante du travail et la complexification des rapports sociaux exigeant une telle administration. Sauvy distingue deux forces poussant au développement des bureaux : l’intérêt public et l’intérêt des individus , qui s’affrontent, les agents cherchant à étendre leur activité propre ou leurs attributions en dehors de toute considération d’intérêt général ; pour Sauvy, cela « correspond au comportement habituel de l’homme qui possède une propriété ou un pouvoir » : « comme bien d’autres, le burelain finit parfois par perdre de vue l’objectif extérieur et par considérer son activité comme une fin en soi » . Toutefois, si les dérives existent (Sauvy parle de « graisse bureaucratique » ), il n’apparaît pas moins que l’administration est nécessaire et que chaque chose correspond à un objectif qui, en soi, est logique. Reste à savoir si la bureaucratie est la seule forme possible d’administration.
Max Weber est le premier à poser un regard scientifique sur « le phénomène bureaucratique » (Michel Crozier). Prenant pour modèle l’administration prussienne, il en déduit que la bureaucratie est une organisation rationnelle de l'État qui place l'administration en situation de pouvoir sur la société. Les caractéristiques en sont un système hiérarchique, un fonctionnement impersonnel et un pouvoir non héréditaire. Il y voit un système d'avenir. L’administration bureaucratique représente le type de la domination légale ; elle est alors la forme d’organisation la plus juste et la plus efficace, dont les caractéristiques sont :
* Un pouvoir fondé sur la compétence
* Un fonctionnement s’appuyant sur une réglementation impersonnelle
* Une exécution des tâches divisées en fonctions spécialisées.
* Une carrière réglée par des critères objectifs (ancienneté, qualification).

Cette forme de gestion de production s’étend à toutes les formes d’organisation moderne qui intègrent la rationalisation des tâches déjà pratiquée (le taylorisme). Selon lui, il importe toutefois qu’elle soit délimitée par des règles et que l’Etat soit légitime. L'évolution historique des sociétés a donné partiellement raison à Max Weber : le poids des appareils d'État s'est accru. Mais ce qu'il donnait comme un acquis positif est considéré aujourd'hui comme un obstacle à la démocratie et au développement économique. La bureaucratie est un État dans l'État faisant obstacle par ses lourdeurs à la volonté des gouvernés, voire des gouvernants, et au dynamisme du marché. À l'inverse, les marxistes ont vu dans le capitalisme le principal responsable du développement de la bureaucratie : ainsi, la classe capitaliste créerait une administration surdimensionnée et parasitaire afin de maintenir sa domination.

Toutefois, la bureaucratie est-elle l’apanage d’un système capitaliste ou même étatique ? Il semblerait en réalité que ce phénomène transcende les différentes catégories organisationnelles (de l’Etat aux partis, des entreprises aux associations et aux syndicats) et puisse désigner, dans chacune d’elles, un ensemble d’individus en lien avec les mécanismes de décision et d’administration, et témoignant par leur comportement, comme le pense A. Sauvy, d’une confusion entre délégation et exercice du pouvoir. Signe de structuration, voire de modernisation d’une organisation, car elle naît de la volonté d’extension de ses compétences, la bureaucratie représenterait-elle aussi une forme particulière d’oligarchie ? Beaucoup l’accusent en effet de former une caste d’individus rapprochés par leurs liens au pouvoir, agissant comme une entité parasitaire, cherchant et trouvant des bénéfices personnels dans l’organisation, celle-ci devenant pour eux une fin plutôt qu’un moyen. Ainsi, la bureaucratie serait le facteur et le témoin d’une organisation échappant à elle-même, dans le cadre d’un processus d’accaparement par ses leaders, comme l’ont écrit Michels (1912) et Ostrogorski (1902), c’est-à-dire dans le cadre d’une lutte inégale entre une « base militante » soucieuse de maintenir l’orthodoxie et une bureaucratie soucieuse de préserver ou de conquérir des intérêts qui lui sont propres, modulant ainsi consciemment ou inconsciemment « l’esprit » de l’organisation, sa pratique et sa politique.

Les organisations politiques d’extrême gauche représentent, dans l’idée de vérification de ces hypothèses, un sujet d’étude de premier plan, par l’exacerbation de la dimension polémique de la bureaucratisation à la gauche du parti communiste, et ce depuis l’exil de Trotski pour les uns, depuis la répression des mouvements contestataires (Kronstadt, Makhnovtchina, anarchistes moscovites, etc.) pour les autres. Critiquant la bureaucratie, les courants trotskiste et anarchiste se doivent d’y apporter une réponse politique : les anarchistes notamment, qui poussent à son extrême la critique de l’autorité et de la domination. J’ai choisi délibérément de ne pas confondre « organisation politique » et « parti politique » : Maurice Duverger identifie trop, à mon sens, ces deux termes , une identification susceptible dès le départ de fausser l’analyse, dans la mesure où une tendance de l’extrême gauche, l’anarchisme, identifie le parti politique à une organisation politique coercitive et revendique pour lui-même une constitution en simples « organisations », terme que l’on peut alors adopter pour sa neutralité .

Une telle recherche semble s’apparenter d’abord à une tradition wébérienne d’analyse du politique. En effet, pour Weber, et comme le rappelle Frédéric Sawicki, les partis sont principalement des sociations « ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir » . D’autre part, malgré les critiques de Georges Lavau envers Maurice Duverger , il est vrai qu’un premier grand courant d’analyse, marxien, ne semble pas permettre de répondre de manière satisfaisante au questionnement sur l’origine et la nature de la bureaucratie, car trop attaché à subordonner le politique au socio-économique. Faut-il toutefois, à l’inverse, en conclure à la totale autonomie de ce politique ? C’est la voie suivie par un autre courant, l’analyse entrepreneuriale, ou organisationnelle, représentée par Weber, mais aussi Michels, puis M. Duverger.

D’autres, comme Pierre Clastres, ont soutenu, contre la tradition marxienne, « l’antériorité » du politique. Celui-ci tente de montrer en 1974 que la notion de pouvoir telle qu’elle est perçue par les ethnologues et anthropologues est faussée, car identifiée à un pouvoir tel que celui de l’Etat. Pour lui, cette opinion est le reflet de l’idéologie dominante , et « pouvoir politique » ne signifie pas nécessairement « pouvoir coercitif » : il entend ainsi démontrer, à travers l’exemple des Tupi-Guarani, une société indienne d’Amazonie, comment ceux-ci mènent une lutte perpétuelle pour la survie d’une société où un pouvoir collectif s’exerce sans domination car sans accaparement oligarchique. A l’inverse de Karl Marx (et de Friedrich Engels), il pense que la domination et l’aliénation politiques précèdent l’aliénation et la domination économiques : l’Etat n’est pas le simple défenseur d’une société de classes émergée de la division du travail, c’est lui qui a déterminé son apparition . Là encore, « l’oligarchisme » ne serait qu’un trait culturel face à une possibilité de démocratie directe.

En définitive, il convient de ne pas opposer analyse sociétale et analyse organisationnelle : une telle recherche se place nécessairement sous le sceau de la pluralité des approches et de l’interdisciplinarité, constitutive de la socio-histoire, et notamment par des emprunts à la sociologie de l’organisation, à la psychologie sociale, mais aussi à l’ethnologie comme à l’anthropologie, susceptibles d’apporter des pistes de recherche. L’analyse de Clastres peut en ce sens m’aider à introduire un questionnement, en étendant ses commentaires sur la société à l’étude des organisations d’extrême gauche au 20ème siècle, peut-être comme échantillon représentatif de toute organisation humaine, en posant la question de la nature du pouvoir : quels mécanismes sous-tendent le phénomène bureaucratique, est-il possible à une organisation de se structurer de manière non-coercitive, quelle est la nature des liens entre théorie et praxis autour de la question du pouvoir et de la domination ?
Née pour organiser efficacement une sociation, la bureaucratie en vient-elle inéluctablement à organiser la domination ? Comment et en quoi sa transformation conditionne-t-elle l’évolution structurelle et formelle de l’organisation ? Quels sont les mécanismes de la domination ? L’analyse des origines de la bureaucratisation pourrait ainsi s’orienter sur deux pistes de recherche : celle de la « pratique » organisationnelle et celle de la « culture politique ». Il convient d’autant plus de les dissocier que théorie et pratique sont susceptibles d’évoluer indépendamment et qu’elles n’interagissent pas nécessairement.

La notion de « pratique politique » est-elle un concept valide ? En quoi n’est-elle pas un élément constitutif d’une culture politique ? Cette « pratique » peut renvoyer à une simple énumération des faits, des actions d’une organisation politique : l’utilisation d’une telle notion permet d’appréhender la possibilité qu’une organisation ait une action politique en inadéquation avec son discours et sa culture politique. Certains faits peuvent par exemple être tenus secrets par une organisation ou ses leaders, ou simplement être intégrés sans contradiction apparente dans ses traditions politiques sans que personne, consciemment ou inconsciemment, n’en soulève l’irrégularité.

Jean-François Sirinelli proposait de considérer la culture politique comme « une sorte de code et… un ensemble de référents, formalisés au sein d’un parti ou plus largement diffus au sein d’une famille ou d’une tradition politiques » . Serge Berstein entend, lui, prendre la culture dans son sens anthropologique, « c’est-à-dire comme l’ensemble des comportements collectifs, des systèmes de représentation et des valeurs d’une société » , et définir la culture politique comme « l’ensemble des composantes de cette culture globale qui entrent dans la sphère du politique » . Il propose en d’autres termes une vision évolutionniste de la culture, déterminée par le contexte historique et sociétal, tout en insistant sur l’homogénéité des cultures politiques à un moment donné de l’histoire, leurs composantes étant étroitement solidaires entre elles et devant être considérées comme un tout cohérent. E. Jacques définit en 1972 la culture d’une organisation comme « son mode de pensée et d’action habituel et traditionnel, plus ou moins partagé par tous ses membres, qui doit être appris ou accepté, au moins en partie, par les nouveaux membres pour être acceptés » . Pour rendre la notion de pratique valide, je propose d’appréhender la culture politique de manière plus théorique, suivant par exemple la définition proposée par E. H. Schein en 1985 : « la culture d’une organisation est l’ensemble des hypothèses fondamentales qu’elle a inventées, découvertes, élaborées par l’expérience pour traiter ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration interne, qui a fonctionné suffisamment bien pour être considéré comme valide et être appris aux nouveaux comme étant la façon correcte de percevoir, réfléchir, penser par rapport à ces problèmes » . Selon Alain Desreumaux,

L’importance de cette culture tient aux fonctions qu’elle remplit, de façon quelque peu subreptice, sur le plan du fonctionnement et de la dynamique de l’organisation. Pour Harrison, la culture contribue tout à la fois à :
- spécifier les buts et valeurs vers lesquels l’organisation est dirigée
- prescrire le contrat psychologique qui unit les individus à l’organisation
- indiquer comment les comportements seront contrôlés
- déterminer le type de relation qui devrait exister entre participants […]
- déterminer le type de comportement vis-à-vis de l’environnement (agressif, proactif, […])

Le lien avec l’émergence de tendances oligarchiques est évident : une culture politique comme celle du fascisme, par exemple, et suivant l’exemple cité par Maurice Duverger, revendique la cooptation et la nomination par le haut, « hautement proclamées comme un indice de progrès » . Dans le cadre d’une étude des mouvements d’extrême gauche, plusieurs cultures politiques peuvent être mises en évidence : une culture socialiste, une culture marxiste – éventuellement divisée en culture trotskiste, communiste et « gauchiste » (elles-mêmes susceptibles d’êtres divisées en pôles organisationnels) –, et une culture libertaire, dont Gaetano Manfredonia nous démontre la validité . Toutefois, les mouvances trotskiste et anarchiste représentent un milieu plus propre encore à l’analyse. Quelle est donc la place du pouvoir dans les productions théoriques de ces différents courants d’extrême gauche au 20ème siècle, quelle est leur analyse de la bureaucratie et de la bureaucratisation ? L’établissement d’un panorama assez explicite, censé convaincre de l’utilité de la démarche, devrait s’articuler sur un axe triple, expliquant par l’histoire l’intérêt du sujet et du cadre choisi ; présentant les analyses antérieures – aussi bien militantes que scientifiques –, et en relation avec le cadre, du phénomène bureaucratique ; et proposant enfin quelques axes de recherche.

I. Pourquoi une étude des tendances oligarchiques de l’organisation ?

La bureaucratisation de la révolution russe

La révolution russe a été désignée comme le fait historique le plus en lien avec le problème de la bureaucratie, non seulement par son déroulement, mais aussi par les polémiques qu'elle suscite. Surtout, elle semble, par son phénomène de « parti-Etat », mettre en évidence l’universalité du phénomène bureaucratique, perceptible dans le parti avant de l’être dans l’Etat.
Il semble que Trotski n’ait pas à première vue de réponse univoque au problème posé par la bureaucratisation : il évoque quelquefois des données individuelles en affirmant la responsabilité de la « direction du Komintern » et du parti bolchévique dans la bureaucratisation ; toutefois, on va le voir, son analyse générale, telle aussi qu’il la définit dans le Programme de transition, fondateur du trotskisme, reste une analyse marxiste, voire marxienne, évoquant le poids des infrastructures et l’influence de la société de classes capitaliste sur le parti bolchevique. Pour lui, « l’échec » de la révolution russe serait du à des causalités extérieures à ce seul parti. Cornélius Castoriadis, issu avec le groupe Socialisme ou Barbarie d’une « mini-scission », en 1949, du Parti Communiste Internationaliste (PCI, trotskiste), reproche cependant à Trotski de contourner le problème :

A la question : comment la Révolution russe a-t-elle pu produire un régime bureaucratique ? la réponse courante, mise en avant par Trotsky […] est celle-ci : la révolution a eu lieu dans un pays arriéré, qui de toute façon n’aurait pas pu construire le socialisme tout seul ; elle s’est trouvée isolée par l’échec de la révolution en Europe, et notamment en Allemagne, entre 1919 et 1923 ; au surplus le pays a été complètement dévaste par la guerre civile.

Pour Castoriadis, il s’agit là d’une réponse de sophiste, qui ne « mériterait pas qu’on s’y arrête, n’était l’acceptation générale qu’elle rencontre et le rôle mystificateur qu’elle joue » :

Car elle est complètement à côté de la question. L’arriération, l’isolement et la dévastation du pays, faits en eux-mêmes incontestables, auraient pu tout aussi bien expliquer une défaite pure et simple de la révolution, une restauration du capitalisme classique. Mais ce que l’on demande, c’est pourquoi précisément il n’y a pas eu de défaite pure et simple, pourquoi la révolution, après avoir vaincu ses ennemis extérieurs, s’est effondrée de l’intérieur, pourquoi elle a « dégénéré » sous cette forme précise qui a conduit au pouvoir de la bureaucratie. La réponse de Trotsky, pour utiliser une métaphore, est comme si l’on disait : cet individu a fait une tuberculose parce qu’il était terriblement affaibli. Mais étant affaibli, il aurait pu mourir, ou faire une autre maladie ; pourquoi a-t-il fait cette maladie-là ? Ce qu’il s’agit d’expliquer, dans la dégénérescence de la révolution russe, c’est précisément la spécificité de cette dégénérescence bureaucratique ; et cela ne peut être fait par le renvoi à des facteurs aussi généraux que l’arriération ou l’isolement.

Castoriadis, s’il ne pousse pas jusqu’à l’extrême la direction de son raisonnement , pose néanmoins le doigt sur une éventuelle causalité intérieure au parti, qui a façonné l’Etat à son image : « [Socialisme ou Barbarie] fait preuve d’une originalité dans le champ en plaçant au cœur de ses préoccupations une critique intransigeante des sociétés bureaucratiques et, plus largement, des phénomènes de bureaucratisation touchant y compris les mouvements d’émancipation » . Pour Paul Mattick, également, les conflits politiques entre partisans de Staline et opposants de gauche à la mort de Lénine sont en réalité un travestissement du phénomène bureaucratique en Russie soviétique. Dans la lignée de la pensée du courant anarchiste, s’opposant au courant trotskiste, il pense que la lutte de Trotski contre Staline est en fait la lutte d’un camp de la bureaucratie bolchévique contre un autre, et que la controverse politique qui les sépare est en réalité « superficielle et le plus souvent stupide » :

Il est parfaitement possible que tous ces adversaires aient cru en ce qu’ils disaient ; mais – en dépit de leurs belles divergences théoriques – ils se comportaient tous de la même manière dès qu’ils se trouvaient face à une même situation pratique. Ainsi apprenons-nous que lorsque Trotsky courait sur un front – sur tous les fronts – c’était pour défendre la patrie, et rien d’autre. Au contraire, Staline fut envoyé sur le front parce que « là, pour la première fois, il pouvait travailler avec la machinerie administrative la plus accomplie, la machinerie militaire » - machinerie dont, soit dit en passant, Trotsky s’attribue tout le mérite. De même lorsque Trotsky plaide pour la discipline, il montre sa « main de fer », lorsque Staline fait de même, il ne montre que sa brutalité. […] Inversement : les partisans de Staline dénoncent les propositions de Trotski comme erronées et contre-révolutionnaires, mais lorsque les mêmes propositions sont avancées sous le couvert de Staline, ils y voient autant de preuves de la sagesse du grand chef.

Le dissident soviétique Anton Ciliga présentait cette fausse correspondance entre la réalité et l’apparence comme un système du « mensonge déconcertant » ; il « démystifie le parti dit d’avant-garde et montre bien quel fut son rôle dans le processus de bureaucratisation » :

Le contact étroit que j’eus à Léningrad avec la bureaucratie communiste complétait en quelque sorte mes observations sur l’état social de la Russie. Ce contact qui me révélait sous le masque des phrases officielles le vrai visage de la bureaucratie, contribua à forger mon jugement définitif sur la société soviétique toute entière. Il ne suffisait pas de connaître la vie et la situation des couches inférieures de cette société. On arrivait toujours à expliquer l’oppression et les souffrances des masses en faisant appel à des causes provisoires et, semble-t-il, « objectives ». Ces explications étaient évidemment mensongères, mais il était difficile de les écarter avant d’avoir connu la vie des vrais acteurs, des vrais maîtres de la société soviétique : les bureaucrates, les hauts fonctionnaires.

La bureaucratie étatique serait née de la bureaucratie organisationnelle, les mêmes oligarques étendant leurs fonctions. Il ne s’agirait pas d’une stratégie consciente : le phénomène bureaucratique créerait une certaine « schizophrénie », ou plutôt une interaction entre motivations inconscientes et pulsionnelles et activité politique. Pour explication, les socialistes antiautoritaires, ou plus généralement les opposants au régime, remettent en cause le fonctionnement pyramidal du parti bolchevique et sa culture politique autoritaire, que Lénine ou Trotski imputent aux nécessités de la clandestinité sous le régime tsariste, tout en défendant le modèle du « centralisme démocratique » : « La vérité est que le souci premier de Lénine fut la construction d’un parti d’action, et que, dans cette perspective, sa construction, sa nature, son développement et son régime même ne pouvaient être conçus indépendamment des conditions politiques générales, du degré des libertés publiques, du rapport de force entre la classe ouvrière, l’Etat et les classes possédantes » . Pierre Broué cite ainsi Lénine, polémiquant contre les mencheviques : « Nous aussi, nous sommes pour la démocratie, quand elle est vraiment possible. Aujourd’hui, ce serait une plaisanterie, et cela, nous ne le voulons pas, car nous voulons un parti sérieux, capable de vaincre le tsarisme et la bourgeoisie » . Ainsi, tout en se présentant comme une victime du contexte, l’efficacité est privilégiée contre la démocratie interne. C’est tout le sens de l’appel de Lénine dans Que faire ? : il y promulgue la prise en mains du parti par des révolutionnaires professionnels , montrant ainsi une vision élitiste qui veut que la politique n’est pas l’affaire de tout le monde.

Le processus de « désencastrement » du politique par rapport au social, comme l’a appelé Karl Polanyi , ne présente-t-il pas le risque d’une complète autonomisation d’un représentant n’étant en théorie qu’un délégué ? Quel contrôle les militants exercent-ils sur leurs responsables et quelles garanties les statuts apportent-ils pour la conservation de la démocratie interne ? Dans le cadre des mesures strictes prises dans le contexte de la clandestinité, ce « désencastrement » ne risquait-il pas de devenir une pratique politique ? Pour prendre un exemple contemporain, un militant du courant trotskiste du Parti des Travailleurs m’indiquait dans un entretien que les habitudes prises dans la clandestinité par l’OCI / PCI étaient à son sens en grande partie responsables de certaines pratiques bureaucratiques actuelles .

L’historien et trotskiste P. Broué nuance pourtant le schéma antidémocratique évoqué par Lénine en citant une de ses explications postérieures : profitant d’un certain adoucissement du régime, le parti aurait « introduit une structure démocratique pour son organisation publique avec un système électif » . Pour lui, « rien ne contredit plus ouvertement en effet la tenace légende du parti bolchévique monolithique et bureaucratisé que le récit [des] luttes politiques, [des] conflits d’idées, [des] indisciplines publiques et répétées, en définitive jamais sanctionnées », et il présente d’autre part le tableau d’une organisation multiforme : « l’organisation de Moscou en 1908, est à la fois plus complexe et plus démocratique » .
Toutefois, plusieurs problèmes se présentent : c’est que, tout en critiquant la démarche des historiens et des hommes politiques puisant dans Lénine comme dans le Bible des citations choisies judicieusement dans un objectif politique de discrédit, P. Broué n’est pas totalement convaincant dans le choix de ses sources, qui font de son travail une recherche plus historiographique qu'historique ; toute la responsabilité ne lui en incombe pas, il est vrai, quand on connaît le problème posé par l’accès aux archives russes à la date de parution de l’ouvrage. Il aurait cependant été intéressant de se pencher avec plus de rigueur sur les aspects statutaires de l’organisation bolchévique et d’en citer les grandes lignes : dans son ouvrage, aucune référence n’y est faite.

D’autre part, par les quelques recherches menées dans le cadre de mon sujet de maîtrise sur l’antisémitisme , j’ai pu constater que l’existence d’indisciplines publiques et répétées, utilisées à titre d’argument par P. Broué, n’est pas garante d’une organisation transparente et démocratique : j’évoque à ce sujet, et entre autres, le cas de Jacquet, militant du CRC, parti blanquiste lyonnais à la fin du 19ème siècle, dont les insubordinations publiques, plusieurs fois relatées dans les rapports de police, à l’égard de la hiérarchie partidaire et face notamment à l’action « déviationniste » flagrante du député Bonard, ne l’empêchent pas, lorsque le choix lui est posé entre le départ de l’organisation et l’acceptation de la situation, de devenir le militant le plus loyal et le plus farouche dans la défense du parti, et de ses « déviances », contre les socialistes « dreyfusards » qui dénoncent son caractère nationaliste.

D’autre part, une littérature dissidente met l’accent sur la culture politique du marxisme, en Russie ou en Europe, qui serait favorable à la mise en place de structures coercitives à tous les niveaux de leur action, comme pourraient en témoigner les idées de Curzio Malaparte . L’originalité de son essai est son insistance sur la tactique bolchévique dans le cheminement vers le pouvoir. Il était déjà possible de nier la légitimité de l’emploi du terme « coup d’Etat » pour désigner « l’octobre rouge » : en effet, le coup d’Etat désigne l’action d’une organisation prenant le contrôle des institutions existantes ; or, les ouvrages spécialistes et les témoignages contemporains mettent en évidence l’existence d’une dualité de pouvoirs entre la rue et le gouvernement à partir de février 1917, l’autorité de ce dernier disparaissant peu à peu au fur et à mesure que son action le discrédite. Dès lors, la prise de l’Etat, telle qu’elle est recommandée par le Manifeste du parti communiste , n’est plus nécessaire : le parti bolchévique a, en revanche, constitué au sein du pouvoir de la rue un embryon d’Etat qui lui est totalement inféodé . Trotski l’a bien compris et insiste sur la nécessité de contrôle des rouages techniques de l’Etat : ainsi, la prise du palais d’hiver n’est que le témoignage symbolique d’une passation de pouvoir déjà exercée dans les faits. A côté de ce « coup de force » (l’expression qui est à mon sens la plus propre), l’élément le plus important est en réalité le soutien, ne serait-ce que critique, dont dispose le parti bolchévique, tel au moins que l’exprime Trotski . Influencée par une culture politique autoritaire, qui s’est trop peu penchée sur le problème du pouvoir, la pratique du bolchévisme consiste en l’encadrement de l’ensemble des structures de pouvoir valides et dans lesquelles elle est impliquée. Sa popularité légitime en dernier recours cette prise de contrôle, ce « noyautage », qui fait que la bureaucratie étatique était en même temps une bureaucratie partidaire. Seule l’exaspération de la population, « qui n’avait plus rien à perdre », a garanti le bon succès de cette tactique.

Le parti tout-puissant et sa bureaucratie

En France, la théorie du syndicat guesdiste, « courroie de transmission » du parti, a amené en réaction la constitution de la Confédération Générale du Travail en 1895, avec notamment l’action de militants favorables à l’indépendance syndicale comme les blanquistes (Victor Griffuelhes, premier secrétaire général) ou les anarchistes (Emile Pouget), qui a mené à la proclamation de la Charte d’Amiens en 1906, modèle encore aujourd’hui de ceux qui se disent opposants au « syndicalisme subsidiaire » et à « l’intégration européenne », par exemple au sein de Force Ouvrière . En Russie soviétique, c’est le même schéma qui est pointé du doigt par les opposants menchéviques en exil comme Salomon Schwartz :

« C’est en 1902, dans son ouvrage « Que faire ? » […] que Lénine formula une doctrine syndicale qui, par la suite, ne devait subir que des atténuations ou des modifications tactiques. L’expression en est presque insoutenable » :

ainsi, selon la thèse que l’idéologie syndicale mène à l’idéologie bourgeoise, « la conception théorique de Lénine […] plaide la cause des syndicats « larges » ouverts à tous les ouvriers » , ce qui constituerait en réalité « le premier rayonnement de l’idée de la subordination des syndicats, en fait et en principe, au parti social-démocrate » , comme le proposait la théorie guesdiste du syndicat. L’intégration syndicale a été un des combats les plus difficiles pour les bolchéviques, car elle a suscité des critiques jusque dans leur propre parti, suscitant une prise de conscience du problème bureaucratique .
Cette mise à nu du déroulement de la prise du pouvoir permet de tracer une relation entre culture politique / pratique politique / bureaucratisation, avec toutefois et sans doute des relations de réciprocité. Cette insistance sur la proximité du « léninisme » et du « stalinisme » est un terrain piégé car polémique et donc peu compatible avec l’objectivité du scientifique ; mais l’opinion est à distinguer des faits. De fait, l’on peut légitimement rejoindre Bachelard :

La science, dans son besoin d'achèvement s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive pour une raison quelconque de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal, elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion, il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter.

Est-ce alors faire une concession à l’opinion que d’établir une comparaison entre « léninisme » et « stalinisme », reposant sur un même substrat marxiste et léniniste ? Non pas, dans la mesure où il ne s’agit pas de porter un jugement moral, mais d’établir des comparaisons entre une culture politique commune, semble-t-il, à Lénine et Trotski (et plus largement aux « révolutionnaires professionnels »), qui fait primer dans tout le parti le respect de la structure pyramidale (c’est-à-dire le respect de l’autorité et de la légalité révolutionnaires) ainsi qu’entre le système politique qu’ils ont ébauché, et le système de Staline. Joseph Gabel parle alors de « subjectivisme légitime de l’historien » .

Boris Souvarine reprend à son compte la définition du stalinisme proposée par S.V. Utechin dans sa Concise Encyclopedia of Russia : ce serait « la théorie et la pratique du pouvoir quasi-totalitaire de Staline dans l’Union soviétique, les Etats satellites et le mouvement communiste mondial » . Pour lui, la définition est juste, mais mérite d’être nuancée : « il s’agit essentiellement d’un ensemble composite de pratiques dont certaines ont été après coup érigées en théories, mais la plupart restées sans formulations théoriques, voire même dissimulées sous des formules contraires à la réalité » . « Le léninisme, dit Trotski, est orthodoxe, obstiné, irréductible, mais il n’implique ni formalisme, ni canon ou bureaucratisme » : selon lui, il faut écarter le lien de causalité entre culture et système. Encore une fois, donc, un schéma marxiste est présenté. Toutefois, cette définition témoigne de l’importance, pour la bureaucratie, du maintien des apparences orthodoxes, tout en ayant dans la réalité une pratique tout à fait contraire aux préceptes théoriques. Le pouvoir bureaucratique nécessiterait une pratique de « mensonge déconcertant » ou, comme l’écrit Alain Besançon, son idéologie ne pourrait être perçue que « comme une superfétation ou comme un déguisement » .

En 1923, dans Cours nouveau, Trotski, analysant dans le chapitre « Le bureaucratisme et la révolution » les conditions essentielles qui « entravent la réalisation de l’idéal socialiste » , ne mentionne que « les conditions sociales intérieures de la révolution » et « la menace contre-révolutionnaire » . Quant aux « voies politiques » de la « contre-révolution », il évoque une possible « dégénérescence progressive » du parti et accuse encore l’hétérogénéité de sa composition sociale : ce sont les koulaks qui, en s’infiltrant dans les cellules rurales et militaires, en adoucissent le caractère révolutionnaire, dans le cadre d’un « traditionalisme conservateur » ; d’autre part, « l’appareil étatique est la source la plus importante du bureaucratisme » : il substitue aux tâches de direction politique les tâches administratives, une évolution susceptible « de détacher le parti des masses » . Il donne également une définition précise de la bureaucratisation :

Il est indigne d’un marxiste de considérer que le bureaucratisme n’est que l’ensemble des mauvaises habitudes des employés de bureau. Le bureaucratisme est un phénomène social en tant que système déterminé d’administration des hommes et des choses. Il a pour causes profondes l’hétérogénéité de la société, la différence des intérêts journaliers et fondamentaux des différents groupes de la population. Le bureaucratisme se complique du fait du manque de culture des larges masses. Chez nous, la source essentielle du bureaucratisme réside dans la nécessité de créer et de soutenir un appareil étatique alliant les intérêts du prolétariat et ceux de la paysannerie dans une harmonie économique parfaite, dont nous sommes encore très loin. La nécessité d’entretenir une armée permanente est également une autre source importante de bureaucratisme.

Trotski reproduit ici, peut-être en connaissance de cause (c’est un polyglotte et un homme de grande culture), les théories de Max Weber : la volonté d’organiser l’Etat, la volonté d’administrer, conduisent à la mise en place d’une bureaucratie. Toutefois, sous ce voile politique, en imputant, en bon marxiste, la responsabilité de la bureaucratisation à des faits d’ordre strictement socio-économiques, il s’interdit de comprendre l’essence même du problème. L’interdiction des fractions dans le parti (10ème congrès), l’interdiction du pluralisme partidaire, ne constituent-elles pas, outre l’association étroite Etat-parti, les marques d’une pratique et d’une culture autoritaires antérieures ? Victor Serge rapporte dans ses Mémoires d’un révolutionnaire le sort réservé à l’Opposition ouvrière, qualifiée de « déviation anarcho-syndicaliste incompatible avec le parti » . Il précise qu’elle n’avait pourtant « rien à voir avec l’anarchisme » . Trotski n’en dit mot.

Dans Cours nouveau, il met avant un constant souci d’efficacité, nécessitant des limites à la démocratie interne. Terrorisme et communisme illustre également cette culture politique faisant l’apologie de l’efficacité au détriment d’autres valeurs. Mais, sans démocratie, quelle garantie de la soumission de l’efficacité au but authentique de l’organisation ? Trotski connaît pourtant les conséquences de l’absence de pluralisme : « Plus l’appareil du Parti est renfermé en lui-même, plus il est imprégné du sentiment de son importance intrinsèque, plus il réagit lentement devant les besoins émanant de la base et plus il est enclin à opposer aux nouveaux besoins et tâches la tradition formelle » .

Mais il a ici une remarque surprenante : « la garantie essentielle, en l’occurrence, c’est une direction juste, l’attention aux besoins du moment qui se reflètent dans le Parti » , « le traditionalisme, la routine étaient réduits au minimum par une initiative tactique clairvoyante, profondément révolutionnaire » . Pour Trotski, en dernière analyse, la principale limite au bureaucratisme est l’intégrité et la valeur des chefs. Cette idée serait à l’organisation ce que la théorie voltairienne du « despotisme éclairé » est à l’Etat. Dans la Plate-forme de l’opposition de gauche, co-rédigée avec Zinoviev en 1927, les mêmes idées sont reprises, ainsi qu’elles le seront, globalement, le reste de sa vie durant : le manque de culture des militants de base, la déprolétarisation du parti et la rupture de ses élites avec la tradition léninienne de démocratie intérieure sont mises en avant. Pour le moins contradictoires, en définitive, les idées de Trotski ne se comprennent qu’à la lumière de la pratique politique menée dans le cadre pré et post-révolutionnaire. En affirmant que l’éducation des militants de l’organisation et la démocratisation de la culture sont elles aussi une limite à la bureaucratisation, Trotski témoigne de son manque de rigueur dans l’appréhension du phénomène bureaucratique, causé peut-être par une trop grand proximité des faits.
Il s’agit globalement d’une constante au sein de la mouvance trotskiste ou, plus largement, communiste, de rester évasif quant à la définition de la bureaucratie et de proposer, quand les déviances oligarchiques sont reconnues, des remèdes qui semblent peu adéquats.

Quand Lénine donnait son impatiente définition du socialisme : « les soviets plus l’électrification », écrit Michel Crozier, son raccourci illustrait bien ce désire profond, que les dirigeants révolutionnaires partageaient avec les industriels et les organisateurs occidentaux, d’échapper, grâce à la science, aux problèmes de pouvoir que posent les organisations modernes.

En introduction au recueil de textes de Trotski déjà évoqué, Melle de Saint-Girons, tout en admettant que « la question importante, en ce qui concerne la bureaucratie, est de comprendre comment, dans ce contexte, elle a pu renforcer et cristalliser son pouvoir sur les appareils de l’Etat et du parti » et en présentant la proposition de Trotski, qui est de pointer du doigt « l’essence même du pouvoir politique grâce auquel la bureaucratie détient la clé de la distribution du surproduit, et par là même l’orientation du développement des forces productives », explique que le problème pour Trotski « n’est pas de fournir une théorie de la bureaucratie » et qu’il est ridicule de lui reprocher de ne pas l’avoir défini, celui-ci empruntant cette définition à la tradition marxiste-léniniste.

Il est vrai que Staline est néanmoins présenté comme le « produit du régime russe », et non comme son responsable, mais l’analyse faite tend à se placer sur un plan strictement socio-économique, ne prenant pas en compte des données plus psychologiques, comme le conditionnement des individus par une organisation bureaucratisée, celle-ci ayant formé le calque, modèle et préfiguration, du nouveau régime. Lénine pense lui aussi que la faiblesse culturelle des travailleurs reproduit la coupure entre un savoir possédé par de rares spécialistes et un travail manuel déqualifié : mais il saisit « de plus en plus nettement dans cette reproduction de l’ancien appareil dans le nouveau une forme spécifique de lutte de classe liée à l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie, qui s’impose jusque dans le parti » . De fait, il semblerait que des diagnostics lucides aient été d’abord établis, mais que les responsabilités aient été en dernière extrémité imputés à des facteurs extérieurs à l’organisation.

Le symbole de Trotski luttant contre la bureaucratie avant de fuir l’URSS ne doit pas pousser à l’identification du « stalinisme » et de la bureaucratie. Est bureaucratique toute organisation politique dont le fonctionnement interne n’est pas démocratique – tout jugement moral étant mis de côté –, c’est-à-dire ne garantit pas aux individus une égalité d’expression et d’action : le pouvoir est alors accaparé par les « bureaux », de manière officielle (statutaire) ou officieuse (pratique politique liée à la culture), consciente (idéologique) ou inconsciente (processus d’aliénation de l’individu). Néanmoins, il faut poser le problème, en référence au stalinisme, et ce à droite comme à gauche, de toute organisation dont la politique change, sous la pression de la bureaucratie, qui en modifie peu à peu les habitudes. Ce que la révolution russe, en tant que symbole, inflige à la théorie de l’organisation, c’est le questionnement sur les mécanismes de sa mutation : pourquoi le parti bolchévique s’est-il ainsi transformé, ne réalisant pas même son propre programme ? Pourquoi le schéma-type d’une organisation d’extrême gauche est-il celui d’une organisation trahissant inévitablement ses motivations initiales, manifestant, de congrès en congrès, ce que l’on est bien obligé d’appeler une « dérive droitière ». L’hypothèse est d’y voir le résultat de l’action de la bureaucratie, imposant ou « suggérant » son propre programme à la faveur de structures favorables aux dirigeants. Peut-on dire, en ce sens, qu’il existe un schéma communiste ?

Un « modèle communiste » ?

Affirmer que les comportements politiques et les théories nées de la révolution russe et du modèle bolchévique ont influencé, directement ou indirectement, toutes les organisations et les « familles » politiques se réclamant du bolchévisme, est sans doute une banalité. Pour ce qui est du Parti Communiste Français (PCF), la chose est des plus faciles à démontrer : par le Komintern et ses financements, par le simple rayonnement de la révolution dont il a pris la tête, le parti bolchévique russe exerce une influence sur le communisme français qui, non sans rebellions , se structure néanmoins sur le modèle russe, extrêmement centralisé et discipliné, totalement dépendant des ordres du Kremlin.

Le modèle de parti des bolchéviques, « staliniens » ou trotskistes, est, pour reprendre l’expression de Paolo Pombeni, un « parti-machine ». En 1924, la social-démocratie russe « a imposé son modèle aux partis ouvriers occidentaux fidèles à la nouvelle Internationale fondée par Lénine » . On estime généralement que Lénine a vraiment inventé, entre 1902 et 1917, un « parti de type nouveau », fondé sur 3 points :
- Un parti d’avant-garde et professionnel. « Le parti dit avoir une structure aux dimensions limitées, avant tout à cause des problèmes liés à la clandestinité […] les conditions presque générales de lutte dans lesquelles les partis communistes ont pendant longtemps opéré ont amené à conserver et renforcer cette mentalité de parti sectaire, également parce que l’autre thèse léniniste selon laquelle des forces d’avant-garde devaient introduire la conscience de classe au sein des masses (qui ne la possédaient pas spontanément) contribuait à maintenir ce caractère élitaire du parti » .
- Une organisation basée sur les usines.
- « Le « centralisme démocratique », enfin, n’était qu’une façon de réglementer les débats dans une situation très difficile. Le terme apparut pour la première fois en décembre 1905, mais il ne signifiait rien d’autre que le moyen de mieux garantir l’obéissance hiérarchique en dehors des occasions de débat prévues par les statuts. […] entre un congrès et un autre, les fractions ne devaient pas être tolérées » .

Pour s’éclairer quant à l’ampleur de la soumission du PC français au modèle bolchévique, il suffit de se référer, à titre d’exemple, aux quelques citations rapportées par Kostas Papaioannou . Plus rigoureusement, plusieurs histoires du PCF ont retracé l’histoire de cette soumission. Le problème du trotskisme est plus délicat : à la suite de la critique de la bureaucratie, ce modèle n’a-t-il pas connu, chez les partisans du « prophète désarmé » (Isaac Deutscher), quelques modifications ? Ce n’est pas si évident, car, en identifiant la caste bureaucratique à un instrument d’une classe sociale, la bourgeoisie, Trotski refusait des causes strictement politiques au phénomène : il n’y avait aucune raison que ses successeurs ne fissent pas de même. Parmi les ouvrages les plus récents sur le trotskisme, deux livres à prétention panoramique, écrits par deux militants trotskistes de deux bords différents , ne soufflent mot de la vision trotskiste de l’organisation.

Y a-t-il, d’abord, une vision trotskiste de l’organisation, un discours univoque sur le problème organisationnel ? Le Programme de transition limite le débat par une seule phrase, trop pressée pour apparaître comme un élément doctrinal : « Sans démocratie intérieure, il n'y a pas d'éducation révolutionnaire. Sans discipline, il n'y a pas d'action révolutionnaire. Le régime intérieur de la IV° Internationale est fondé sur les principes du centralisme démocratique : liberté complète dans la discussion, unité complète dans l'action » . Le chapitre « Place à la jeunesse ! Place aux femmes travailleuses ! » illustre le caractère tout à la fois dérisoire et idéologique des remèdes à la bureaucratisation, dont on pointe toujours l’origine strictement sociale :

« Au contraire : contre l'afflux, chez nous, des éléments petits-bourgeois qui dominent actuellement dans les appareils des vieilles organisations, de strictes mesures préventives sont nécessaires; une longue épreuve préalable pour les candidats qui ne sont pas ouvriers, surtout si ce sont d'anciens bureaucrates; l'interdiction pour eux d'occuper dans le Parti des postes responsables durant les trois premières années, etc. Dans la IV° Internationale, il n'y a pas et il n'y aura pas de place pour le carriérisme, ce cancer des vieilles internationales. Ne trouveront accès à nous que ceux qui veulent vivre pour le mouvement, et non en vivre » .

Cette conception, qui identifie une situation sociale à une position politique, explique les difficultés du trotskisme à s’adapter à notre époque : après les attentats du 11 septembre, les journaux trotskistes témoignaient de son incapacité à comprendre comment il est possible de tuer et se tuer au nom de Dieu ; aux attentats islamistes, une explication sociale est toujours exclusivement appréhendée, bien évidemment valide, mais non moins évidemment non exclusive.

Dans la France d’aujourd’hui, 3 principaux « courants » du trotskisme cohabitent : la Ligue Communiste Révolutionnaire, le Courant Communiste Internationaliste du Parti des Travailleurs, Lutte Ouvrière ; les pratiques et les cultures politiques divergentes, voire antagonistes, illustrent des visions différenciées, que l’histoire a sans aucun doute multipliées. Ainsi, le CCI du Parti des Travailleurs est revenu, en 1989, sur la doctrine syndicale de Trotski en proclamant la nécessité de l’indépendance syndicale. De même, la LCR, par la multiplication de ses interventions médiatiques, essaie de mettre en avant sa transparence organisationnelle. A l’inverse, LO fait figure de « parti-secte » dont les journalistes font leurs choux gras. Il ne s’agit là que d’exemples, car il serait trop long d’y revenir.

Le mot « bureaucratie » a ainsi depuis lors été employé hors de son champ étatique traditionnel : la bureaucratie désignant, dans n’importe quelle organisation, une sorte de caste (Trotski parlait de caste tendant à devenir une classe) regroupant tous ceux qui participent directement ou indirectement au pouvoir et qui l’accaparent au lieu d’en être de simples relais. La question de la bureaucratie est la question de savoir comment une organisation échappe à ses « propriétaires » légitimes, à ceux qu’elle dit défendre, et comment le pouvoir est accaparé par les chefs et les « techniciens » à qui il était délégué, et qui en détournent les fonctions. Il reste à se demander quel est le lien nouveau entre la culture marxiste en France et les nouvelles pratiques issues du bolchévisme ? Plus généralement, quel lien entre la structure d’une organisation et son programme politique : dans quelle mesure affirmer que l’existence de tendances oligarchiques module le programme politique et l’essence originelle de l’organisation ? Il n’est pas certain que le communisme ait le monopole de la culture autoritaire et, plus largement, il n’est pas non plus certain que la culture autoritaire soit seule en cause dans un schéma qui révèle toutes les ambiguïtés de la psychologie humaine. Bien que précaire d’un point de vue scientifique, puisqu’il s’agit de jongler avec des concepts plus politiques que scientifiques comme celui de « démocratie », ce problème est un sujet sérieux auquel se sont particulièrement intéressées la sociologie des organisations et la psychologie sociale. D’un point de vue historique, l’extrême gauche trotskiste et anarchiste fournit le double avantage de leur commune critique de la bureaucratie et de leurs divergences théoriques et pratiques quant aux problèmes organisationnels.

II. Perceptions militantes et analyses scientifiques de la bureaucratie.

Aperçu général. Mise à jour et « remèdes » à la bureaucratisation.

Les nombreuses études sur ce sujet dans les années 1970 ont correspondu à un certain contexte d’exacerbation des clivages politiques, notamment au sein de la gauche et de l’extrême gauche, la fin des années 60 et le début des années 70 ayant correspondu, au moins médiatiquement, à une apogée de la dénonciation des « appareils » par les révolutionnaires et les gauchistes, engagés pour certains dans une perspective de guerre sociale et de guérilla urbaine. Le yippie américain Jerry Rubin clamait ainsi sa volonté, à la suite de son éloge de la spontanéité révolutionnaire, de ne pas céder à la bureaucratisation par l’intégration : « on ne nous cooptera pas, parce que nous voulons tout » .
Certes, l’étendue de la question ne la limite pas à l’extrême gauche de l’échiquier politique, mais les tensions et les enjeux autour de la notion de bureaucratisation en font un sujet d’étude idéal. C’est d’ailleurs le cadre qu’avait choisi Robert Michels, dès 1912, pour publier son étude sur « les tendances oligarchiques des démocraties », avec comme sujet d’étude les partis socialistes, et plus particulièrement d’Allemagne et d’Italie. Il s’agit d’une des premières tentatives de mener une étude scientifique sur les organisations politiques : comme le souligne René Rémond en préface de l’édition de 1971 : avec une « profusion d’exemples » , « Robert Michels ne se borne pas à constater le processus : il en scrute les causes » ; « depuis plus d’un demi-siècle », son livre a la réputation « même auprès de ceux qui le citent sans l’avoir lu de près, d’être un grand livre » . L’explication du phénomène bureaucratique s’arc-bouterait sur deux axes : un premier relevant de la sociologie de l’organisation, un autre de la psychologie sociale. Robert Michels mentionne en introduction de l’édition française, parue deux ans après l’édition allemande originale, que son ouvrage a reçu dans la communauté scientifique internationale un accueil au-delà de toutes ses espérances, avec la « très rare fortune de provoquer des comptes rendus aussi remarquables par la quantité que par la qualité […] inspirés par une méditation sérieuse sur les question que j’agite et écrits par des personnalités dont quelques-unes occupent un rang éminent dans le monde de la science ou de la politique » . Il regrette toutefois les qualificatifs de « science pessimiste » attribués à ses études. Il dit avoir pourtant fait tous ses efforts « pour n’aborder la question morale que le moins possible » , une affirmation fortement nuancée par René Rémond : « le souci de rigueur qui anime la description n’exclut pas les appréciations subjectives, ordinairement critiques, sur le comportement ou les motivations des leaders ; Michels dévie trop souvent à notre gré de l’analyse scientifique vers le jugement moral » .

Néanmoins, il est vrai que les conclusions apportées dans son essai par Robert Michels ont de quoi les juger « pessimistes » : tout en postulant la nécessité des chefs, dans un souci d’efficacité, il conclut à l’inévitabilité de leur ascension et de l’accaparement du pouvoir politique par une minorité. Il parle alors de « loi d’airain de l’oligarchie ». Les bons orateurs, les intellectuels, usent de leur charisme pour séduire ceux qui doivent les élire ou les nommer. La masse respecte les chefs, adule les chefs, mais ceux-ci, une fois en place, trahissent ses intérêts, puisqu’ils ne sont plus les leurs : de moyen, le parti devient pour eux une fin. Leur but est de s’enrichir, de gagner de l’autorité, partout où cela se trouve. Le message est sans appel : « L’existence des chefs est un phénomène inhérent à toutes les formes de la vie sociale » . Michels réitère sa seule motivation scientifique : « La science n’a donc pas à rechercher si ce phénomène est un bien ou un mal ou plutôt l’un que l’autre. Mais il est en revanche d’un grand intérêt scientifique d’établir que tout système de chefs est incompatible avec les postulats les plus essentiels de la démocratie » . En clair : quoique nécessaire, toute forme de démocratie est impossible (« Qui dit organisation, dit oligarchie » ; « La masse ne sera jamais souveraine que d’une façon abstraite »).

Même si elle doit en rester au statut de profession de foi, l’on ne peut que respecter une telle aspiration à la pure scientificité. Mais, de fait, en dehors des critiques formulées par René Rémond, d’autres réserves pourraient être avancées. En effet, le phénomène de la bureaucratisation, ou de la « loi d’airain de l’oligarchie », est un problème qui a inquiété très tôt certains individus et courants au sein du mouvement socialiste. Le socialisme français, peu étudié par Michels, offre ainsi fin 19ème, avec l’allemanisme, l’exemple d’une réaction aux déviances oligarchiques. Les historiens qui se sont intéressés au personnage de Jean Allemane, ancien communard, et au parti dont il est le fondateur, le Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire (POSR), sont rares , mais il faut noter l’analyse de Michel Winock, dans le Bulletin de la Société des études jaurésiennes (1973), reprise dans sa postface aux Mémoires d’un communard de J. Allemane (1981), et reprise encore dans Le socialisme en France et en Europe (1992). Issu d’une scission du mouvement possibiliste en 1890, qui a donné naissance à la FTSF broussiste et au POSR d’Allemane, le parti allemaniste affirme son originalité dès le Congrès international de Londres en 1896 en revendiquant les droits du « syndicalisme révolutionnaire », supérieurs à ceux, méprisables, du « socialisme parlementaire » . Il s’affirme comme un mouvement antiautoritaire rebelle à l’autorité des leaders, caractérisé par « l’anonymat et la discipline » (L. de Seilhac), méfiant à l’égard des intellectuels.

Marqués par la Commune, les allemanistes « récusent la prise en main du mouvement révolutionnaire par une poignée de dirigeants qui se sont arrogé la direction du parti » . Bien que non antiparlementaires, ils font souvent front commun avec les anarchistes, et mettent en place des mesures originales pour garder le contrôle de leurs élus : tout en participant aux élections, ils ne préconisent la participation socialiste que dans le but de prêcher partout la contestation et de montrer le dégoût de la population. Se défiant ainsi de leur propre candidat, et de ses possibilités de se « commettre » une fois élu pour profiter de sa nouvelle position, ces socialistes vont jusqu’à lui faire rédiger une lettre de démission en blanc... Celle-ci sera utilisée sans arrière-pensée en cas de trahison du programme du parti par les élus : un exemple en 1896, lorsque l’Union parisienne du POSR dépose 4 démissions auprès des pouvoirs publics pour sanctionner Faillet, Berthaut, Dejeante et Groussier, qui ont invoqué leurs charges familiales pour refuser de reverser à l’organisation leurs indemnités parlementaires…

D’autre part, Michels, quoiqu’il ne soit pas sûr qu’il ait pu y avoir accès, aurait gagné à s’intéresser aux écrits de Jan Waclaw Makhaïski. Révolutionnaire polonais (1866-1926), Makhaïski, sur la base d’une longue fréquentation des bagnes tsaristes et des milieux révolutionnaires russes, est parvenu à une conclusion extrême : le socialisme n’est que l’idéologie des intellectuels, que ces derniers font valoir auprès des ouvriers afin de s’imposer comme nouvelle classe dominante. Mal connu et peu commenté, hormis la compilation de textes traduits et publiés par un spécialiste de l’anarchisme, et notamment russe, Alexandre Skirda, qui a conduit à quelques comptes-rendus comme celui de Michel Sitbon dans le journal Maintenant la lettre . Pour Makhaïski, l’histoire serait une lutte permanente des ouvriers pour continuer le combat révolutionnaire, non pas pour renverser l’Etat mais pour faire pression afin d’avoir de meilleures conditions de vie. Il s’agit là, comme un clin d’œil au parti allemaniste, d’un retour sur le rôle des intellectuels dans le processus de « perversion » de l’émancipation de l’homme, telle que la conçoit théoriquement le socialisme, et une explication de la bureaucratie comme d’une réalité nécessaire « prévue » par la culture politique socialiste, fabriquée par des intellectuels bourgeois :

La croissance du progrès capitaliste est impensable sans la croissance de la société cultivée et de l’intelligentsia, de l’armée des travailleurs intellectuels. Même ceux qui ont intérêt à considérer cette classe comme non possédante, comme un prolétariat « instruit », ne peuvent dissimuler le fait que l’intelligentsia se rapproche, par son niveau de vie, de la bourgeoisie […]

Makhaïski, tout en avançant avant Trotski et avant la révolution l’hypothèse d’une bourgeoisie socialiste ayant privatisé le savoir, dénonce ainsi le caractère mystificateur d’un socialisme « légal », qui reproduit les schémas de l’ordre social existant, par opposition à un socialisme « réel » qu’il défendrait, et son aspiration, tel le marxisme, à la scientificité alors qu’il ne s’agit que d’une idéologie comme les autres : « La fonction commune à toutes les religions de justification de l’ordre existant, le socialisme du 19ème siècle l’accomplit sous l’apparence de la science » . Par son éloge des capacités révolutionnaires spontanées des masses et sa mise sur une grève générale, il se rapproche de fait de l’anarchisme. « Cette analyse originale eut un certain retentissement à l’époque et inspira une activité révolutionnaire non négligeable dans la Russie des années 1905-1912, sous le vocable de « makhaïevchtchina » . Selon Alexandre Skirda, Trotski aurait eu l’occasion, en déportation, de découvrir les théories de Makhaïski, vers l’automne 1900, et de le rencontrer en 1902 ; dans Ma Vie, il affirme que le travail du militant polonais fut pour lui « un puissant sérum contre l’anarchisme qui a beaucoup de talent quand il s’agit de nier, mais qui manque de vie et se montre même timoré dans les déductions pratiques » . Il identifie cependant sans doute trop vite les idées de Makhaïski à l’anarchisme, à l’égard duquel ce dernier n’était pas non plus très tendre. Celui-ci pense en effet en marxiste, dont il finit par dénoncer les « déviances », et même celles de Marx, qu’il accuse de privilégier le travail complexe au détriment du travail simple et d’être le prophète d’une nouvelle classe dominante.

Robert Michels se réjouit dans la préface de Les partis politiques de l’attention qui lui a été procuré par les socialistes, qui l’accueillent « avec beaucoup de faveur » , citant notamment le marxiste Konrad Haenisch qui admet bien volontiers l’existence de l’oligarchie tout en en attribuant la cause à un mimétisme d’un société de classes dont il pense, en bon marxien ou en bon marxiste, qu’on ne peut s’y soustraire parfaitement. Cinquante ans plus tard, le même constat est loin d’être établi par Jean Robelin : pour lui, Les partis politiques « n’a pas rencontré dans le marxisme l’écho qu’il méritait » , et il rajoute que « le marxisme est resté prisonnier d’une idéologie faisant de l’organisation l’incarnation de la conscience de classe, étrangère à l’étatisation » . Cependant, s’il est vrai que le marxisme – et non Marx – insiste grandement sur le rôle de l’organisation, il serait faux de croire qu’aucune voix en son sein ne s’est élevée contre une « bureaucratisation du parti bolchévique ».

Parmi les plus connus, citons Rosa Luxemburg, dont la thèse d’économie fit autorité, et aux idées de laquelle la mort dans le contexte du Berlin révolutionnaire assura la postérité. Quoique respectée par Lénine, elle manifesta de vives critiques à l’égard des méthodes du bolchévisme et notamment envers un centralisme jugé excessif, et ce dès 1904 : « en accordant à l’organe directeur du Parti des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à cet organe […] Tout son souci tend à contrôler l’activité du Parti, et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer » . Luxemburg préfère à la centralité et à la discipline militaires du parti « guide du prolétariat » des bolchéviques, l’idée d’une organisation se construisant spontanément en période révolutionnaire. Pour Lénine, puis pour les trotskistes, l’échec de la révolution allemande sera l’échec du spontanéisme luxembourgiste.

D’autres marxistes se sont montrés beaucoup plus timorés dans leur critique du modèle organisationnel bolchévique, tel Georg Lukàcs. Dans Histoire et conscience de classe, il s’en prend à la brochure de Rosa Luxembourg et lui reproche sa défense des « droits à la liberté », « la liberté de ceux qui pensent autrement » . Il distingue très nettement, dans le cadre de la révolution russe, les « ennemis de la révolution » et les « révolutionnaires qui divergent », les premiers pouvant légitimement être privés de ces droits. Toutefois, en son nom, l’idéologie marxiste, centrée sur la méthode dialectique, ne précise pas sur quels critères précis des différences peuvent être établis entre les deux catégories : comme on l’a vu avec l’Opposition ouvrière, le caractère subjectif de la doctrine permet son utilisation pour légitimer toute action. Pour un Lukàcs engagé dans la défense des bolchéviques, être un « ouvrier conscient », c’est aussi être un « ouvrier bolchévique ». Cette conception théorique dogmatique, propre à légitimer l’absence de démocratie au nom de principes flous, peut être un élément d’explication d’un refus de la démocratie organisationnelle sous le prétexte que la bureaucratie est garante de l’orthodoxie ou que les idées exprimées par la contestation ne sont pas conformes au marxisme.

L’anarchisme

La critique de Michels n’épargnait pas non plus les libertaires : « La constitution d’oligarchies au sein de multiples formes de démocratie est un phénomène organique et par conséquent une tendance à laquelle succombe fatalement toute organisation, fût-elle socialiste ou même anarchiste » ; toutefois, il semble qu’il s’agisse plus d’une déclaration de principe, la spécificité structurelle et théorique de l’anarchisme n’ayant pas été prise en compte. Le mouvement anarchiste est sans conteste, au-delà d’un socialisme moins dogmatique ou « anti-autoritaire », le courant d’extrême-gauche à avoir critiqué avec le plus de virulence les tendances oligarchiques et bureaucratiques des partis communistes, dans la logique de sa dénonciation de toute forme de domination. Très tôt, en témoigne la lutte de Bakounine au sein de la Première Internationale contre ce qu’il appelle l’autoritarisme marxien et contre ses velléités centralisatrices, le mouvement anarchiste veut s’affirmer comme « le » mouvement anti-autoritaire. Sa dénonciation de l’Etat (« Anarchia è parola che viene dal greco, e significa propriamente senza governo : stato di un popolo che si regge senza autorità costituite, senza governo » ) se généralise en la dénonciation de toute structure anti-démocratique, accusée dès Bakounine d’être porteuse d’un germe dictatorial. Une critique très empirique du pouvoir coercitif s’élabore, comme l’exprime Louise Michel : « Le pouvoir est maudit, voilà pourquoi je suis anarchiste » . Communiste ou syndicaliste (l’individualisme condamnant parfois le principe même d’organisation politique), l’anarchisme essaie de se prémunir contre toute possible « oligarchisation » de l’organisation.

Professeur de sociologie à l’université de St Etienne et militant libertaire, Daniel Colson définit l’organisation anarchiste comme obéissant à « une logique fondée sur l’affinité, l’intimité et l’autonomie » . Le centralisme et la discipline sont rendues responsables de la bureaucratisation, elle-même très tôt pointée comme responsable de la mise en avant de chefs, signe « évident » de la dégradation des idéaux révolutionnaires. Le groupe d’anarchistes est un lieu de rencontres et de débats : chaque individu agit en totale autonomie, et n’obéit à aucune consigne. Il est libre de suivre ou de ne pas suivre l’opinion générale. Mais c’est aussi au nom de ce principe d’autonomie que, après la fin de l’Association Internationale des Travailleurs , tout lien entre les groupes disparaît au niveau régional et au niveau national. Les groupes n’ont donc pas d’existence durable, comme l’exige la pensée anarchiste elle-même : « Nous ne croyons pas [...] aux associations, fédérations, etc., à long terme. Pour nous, un groupement [...] ne doit s’établir que sur un point bien déterminé, d’une action immédiate ; l’action accomplie, le groupement se reforme sur de nouvelles bases, soit entre les mêmes éléments, soit avec de nouveaux... » . L’anarchisme est un mouvement d’individus, dont le nombre égale celui des tendances . Au nom de la liberté, c’est donc l’efficacité qui a complètement été sacrifiée, cause première de l’échec durable – hormis en Espagne et en Ukraine – des principes libertaires, plus susceptibles de circuler ou de réapparaître périodiquement sous forme d’idées que de bâtir un mouvement de masse. Toutefois, avec l’essor de l’anarcho-syndicalisme (dès la fondation de la CGT), et après la révolution russe, l’anarchisme, conscient également de ce que peut lui apporter la nouvelle science de la psychologie, va tenter de structurer de manière moins empirique sa critique de l’autorité et son type idéal d’organisation.

Ce cheminement ne va pas se faire sans heurts, comme l’illustre les violentes polémiques entre « synthésistes » et « plate-formistes », après la révolution russe. Ce débat a pris corps dans les années 1925-1930, essentiellement en France, où, dès avant la 1ère guerre mondiale, les anarchistes étaient en proie à des problèmes organisationnels, du fait de la multiplication de groupes sans véritables liens entre eux. La Synthèse Anarchiste de Sébastien Faure, rédigée en 1926, distinguant les 3 grands courants anarchistes que sont l’anarcho-syndicalisme, le communisme libertaire et l’individualisme anarchiste, attribue à la « guerre au couteau » qu’ils se livrent les raisons de la désorganisation chronique du mouvement. Pour lui, la solution se trouve dans la Synthèse, déjà appliquée en Italie, en Ukraine et dans certains groupes en France : ces courants sont distincts, mais non contradictoires, et leur combinaison en une seule organisation doit renforcer le mouvement : « chaque groupe fixera lui-même son mode de recrutement et d’organisation intérieure » . Jusqu’à aujourd’hui, un reproche constant est néanmoins adressé aux organisations synthésistes, celui de leur immobilisme, du fait de la recherche constante de consensus.

En 1927, quelques exilés russes, Piotr Archinov en tête, publient la « Plate-forme » (Plate-forme d’organisation de l’Union générale des anarchistes), qui reprend en réalité les idées d’un groupe anarchiste russe auquel participaient Nestor Makhno, Ida Mett, et ayant pour revue Dielo Trouda . Comme le mentionnent les groupes d’Angers, le groupe Dielo Trouda se trouve à la convergence de deux mouvements : le mouvement anarchiste français cherchant à s’organiser, et le mouvement anarchiste russe (en partie) ayant connu maints échecs et la victoire d’une organisation révolutionnaire ; il élabore alors une proposition organisationnelle pour rompre avec le dilemme « liberté ou efficacité », et propose un mode plus structuré et exclusivement communiste libertaire : il « répond par une organisation de type unitaire avec pour corollaire la marginalisation des individualistes » . La « Plate-forme » est d’une infinie rigueur et est à la fois un manifeste (« Partie générale »), une proposition d’organisation sociétale (« Partie constitutive », examinant la production, la consommation, la répartition et le travail de la terre, la défense de la révolution), et un projet d’organisation politique (« Partie organisationnelle ») exigeant l’unité théorique, l’unité tactique, la responsabilité collective et le fédéralisme. En beaucoup de points, la « Plate-forme » se trouve, soit en rupture, soit en position d’innovation par rapport aux traditions anarchistes. De très vives critiques lui sont adressées, dont la plus célèbre est celle de Malatesta :

Les mobiles des promoteurs sont excellents. Ils déplorent que les anarchistes n'aient pas eu et n'aient pas sur les événements de la politique sociale une influence proportionnée à la valeur théorique et pratique de leur doctrine, non plus qu'à leur nombre, à leur courage, à leur esprit de sacrifice, et ils pensent que la principale raison de cet insuccès relatif est l'absence d'une organisation vaste, sérieuse. Effective. Jusqu’ici, en principe, je suis d’accord […]

Mais il est évident que pour atteindre leur but, les organisations anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, être en harmonie avec les principes de l'anarchie. Il faut donc qu'elles ne soient en rien imprégnées d'esprit autoritaire, qu'elles sachent concilier la libre action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, qu'elles servent à développer la conscience et la capacité d'initiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent et une préparation morale et matérielle à l'avenir désiré.
Le projet en question répond-il à ces exigences? Je crois que non. Je trouve qu'au lieu de faire naître chez les anarchistes un plus grand désir de s'organiser, il semble fait pour confirmer le préjugé de beaucoup de camarades qui pensent que s'organiser c'est se soumettre à des chefs, adhérer à un organisme autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre initiative. En effet, dans ces statuts sont précisément exprimées les propositions que quelques-uns, contre l'évidence et malgré nos protestations, s'obstinent à attribuer à tous les anarchistes qualifiés d'organisateurs.

Moins critiquées aujourd’hui, mais sans doute parce que le mouvement anarchiste est encore plus divisé et plus marginalisé qu’il ne l’était, les organisations plate-formistes représentent néanmoins un pas en avant vers le communisme.
La Confederacion Nacional del Trabajo (CNT), qui regroupe en plusieurs centaines de milliers d’adhérents , tente, elle, sans rompre avec la tradition libertaire, de prendre des mesures pour éviter toute forme de bureaucratisation : si la CNT « a toujours eu ses politiciens, ses démagogues politiques et ses crises « idéologiques » internes » , elle n’en aurait pas souffert comme « toute autre organisation différente de la CNT ». Vernon Richards pointe lui aussi une double causalité pour expliquer le caractère atténué du phénomène bureaucratique au sein de la CNT :
- Une raison d’ordre statutaire, du fait de la « structure décentralisée » de l’organisation. Une série de mesures ont en effet été prises : « La CNT, ainsi que le veulent ses statuts, n’employait pas de fonctionnaires ni de personnes rétribuées. Dans les locaux de la CNT, il y avait généralement un concierge. Ces normes avaient pour but de combattre la bureaucratie syndicale » . L’absence de permanents syndicaux, une généralité dans le monde syndical, est censée empêcher l’existence d’individus identifiant leurs intérêts à ceux de l’organisation, celle-ci devenant une fin en soi au lieu d’un simple moyen. Durruti résume ainsi l’idéologie anarchiste : « Aucun anarchiste dans les comités syndicaux, si ce n’est à la base. Dans ceux-ci, en cas de conflit avec le patron, le militant est obligé de transiger pour arriver à un accord. Les contacts et les activités qui en découlent poussent le militant vers le bureaucratisme. Conscients de ce risque, nous ne voulions pas le courir. […] Aucun militant ne devait prolonger sa gestion dans les comités, au-delà du temps qui lui était imparti. Pas de permanents et d’indispensables » .

Pour les anarchistes, bureaucratie et « réaction » sont intrinsèquement mêlés. Il s’agit de dé-professionnaliser la politique, et de maintenir la stricte différence entre délégué et « représentant », dans le cadre de la démocratie directe.
- Une raison d’ordre culturel, liée à la « grandeur » des militants de base, qui ont conservé « un esprit révolutionnaire ». L’autonomie des individus dans les organisations anarchistes est une garantie du respect des statuts et de l’idéal libertaire, et les anarchistes ont souvent opposé aux communistes, qui affirmaient que le centralisme et la discipline étaient la garantie de l’efficacité, l’idée que la culture anarchiste faisait des militants des individus autonomes, capables d’initiatives en toute circonstance, contrairement à un militant communiste bloqué par la pesanteur de sa hiérarchie et par son incapacité à agir lorsqu’il est privé de celle-ci. Dans sa biographie de l’anarchiste Buenaventura Durruti, Abel Paz relève l’étonnement du théoricien allemand Rudolf Rocker devant la culture politique de la CNT, créatrice de meetings fort silencieux, les militants n’applaudissant pas aux discours des orateurs pour ne pas créer de distinction entre les individus, première dérive vers le culte de la personnalité. Pour Durruti, le triomphe de la révolution nécessite « que l’homme apprenne à vivre en liberté et développe en lui ses facultés de responsabilité individuelle » . Pour Richards, « tout mouvement, et spécialement un mouvement de masse qui n’est pas fossilisé, doit continuellement soumettre à la discussion ses idées et sa tactique » : « un mouvement où il y a toujours unanimité n’a généralement que des moutons et des bergers » .

Il est toutefois intéressant de relativiser la profession de foi idéaliste des anarchistes espagnols. La participation de militants libertaires au gouvernement de front républicain (Federica Montseny, Juan Garcia Oliver) illustre en effet un schéma différencié entre représentants et militants de base : pour beaucoup de militants, cette participation fut une collaboration contre-nature avec un ennemi de classe, sur lequel on avait de plus l’avantage. Cet épisode révéla les tensions et les oppositions au sein de la centrale syndicale et confirma aux yeux de beaucoup la véracité de l’association bureaucratisation/trahison ; ce fut le constat d’un échec : l’incapacité à construire une organisation garantissant le respect de l’orthodoxie idéologique par le contrôle des leaders, matérialisée aux yeux de beaucoup par l’échec de la révolution espagnole.
Cependant, malgré cet échec, l’anarchisme a persisté dans sa volonté de contrecarrer le phénomène bureaucratique en affectant aux statuts le rôle de rempart entre l’homme et ses pulsions. Il est même possible de dire que cette volonté a depuis encore été structurée et amplifiée. Les « Principes de base » de la Fédération Anarchiste sont à cet égard sans ambiguïté :

1) Possibilité et nécessité de l’existence de toutes les tendances libertaires au sein de l’organisation
2) Autonomie de chaque groupe
3) Responsabilité personnelle et non collective
4) L’organe du mouvement, Le Monde Libertaire, ne peut être l’organe d’une seule tendance ; celles-ci ont donc toute possibilité d’éditer des organes particuliers, avec l’assurance que l’organe du mouvement leur accordera toute publicité, ainsi d’ailleurs qu’à toute activité s’exerçant dans le cadre de la culture, de la recherche, de l’action ou de la propagande anarchiste

Ces mesures ne sont pas l’exclusivité de la Fédération Anarchiste (FA), organisation « synthésiste » ; elles se retrouvent en effet chez les communistes libertaires et les anarcho-syndicalistes. Les statuts de l’organisation « plate-formiste » Alternative Libertaire (AL), définie comme « une association d’individus libres » , témoignent ainsi d’une démarche similaire : AL « est une organisation fédéraliste et autogérée qui rassemble à égalité et solidairement tous ses membres » :

Chaque membre adhérent participe à l’autogestion de l’organisation, [dont il est] co-responsable. Il a ainsi toute possibilité de rédiger des contributions qui ne peuvent être refusées pour le Bulletin Interne. Dans le cadre de son collectif local, il a tout pouvoir pour définir et contrôler les orientations et activités de l’organisation. Pour éviter au maximum le passage du nationalisme au centralisme (même dit « démocratique »), les liaisons et communications horizontales entre militants et collectif local, soit à travers le Bulletin Intérieur, soit par correspondance directe, sont non seulement prévues mais recommandées.

Même une organisation « anecdotique » et controversée comme l’Union des Anarcho-Syndicalistes (UAS), qui rassemble des militants anarchistes luttant dans le syndicat Force Ouvrière, présente des statuts destinés à « imposer » l’égalité entre individus, ou tout au moins à la garantir :

Le groupe est la cellule vivante de l’union. Il est autonome et par conséquent libre en toutes circonstances de déterminer ses positions de principe et ses moyens d’action. Il est une association affinitaire d’individus […] Dans certains cas, un vote peut être émis, mais uniquement à titre indicatif, et seulement lorsqu’il n’existe plus de possibilité d’unanimité. Une fraction des membres composant le groupe, ne peut, sous prétexte qu’elle est majoritaire, contraindre aucun des autres membres à agir à l’encontre de ses convictions […] Dans le cas où une rupture de l’affinité de pensée qui justifie l’existence du groupe est constatée entre les membres, la scission qui s’ensuit implique le partage des fonds dont dispose le groupe en proportion de ses composants.

Toutefois, sans omettre de signaler les divergences certaines entre courants et le seul caractère panoramique de cette énumération , la question que doit avant tout se poser le chercheur en histoire immédiate, à la lumière du décalage présenté, dans le cas de la CNT espagnole, entre théorie et pratique, est celle des résultats d’une telle volonté de faire du pouvoir un pouvoir collectif et non-coercitif, dans le cadre de la démocratie directe. Pour être plus polémique, j’ajouterais, comme hypothèses de travail, que l’anarchisme se montre toujours très empirique dans sa critique du phénomène bureaucratique, s’interdisant ainsi d’en comprendre parfaitement les ressorts, et que le trotskisme, par son attachement à la notion marxiste d’infrastructures déterminantes, s’interdit à son tour d’avoir une réflexion cohérente et pertinente, donc une réaction efficace, quant au même phénomène. Il importe alors de se poser les questions : Quels sont les ressorts du phénomène bureaucratique à la lumière de l’histoire ? Comment ébaucher une analyse historienne de l’organisation politique et de la « loi d’airain de l’oligarchie » ? Il apparaît comme raisonnable, en premier lieu, de s’imprégner des méthodes et des concepts utilisés par les chercheurs d’autres disciplines, et traditionnellement plus attachés aux recherches scientifiques sur l’organisation politique.

Anthropologie historique et interdisciplinarité

Dans « L’application de la psychanalyse à la recherche historique », Wilhelm Reich expose son idée que « la sociologie ne peut pas renoncer à la psychologie dès qu’il s’agit de questions de ladite « activité subjective » des hommes et de la formation de l’idéologie » . « Qu’est-ce que la psychanalyse peut avoir à dire sur la bureaucratie ?, se demande encore Pierre Legendre. Je l’ai déjà dit : très peu de choses, et même apparemment rien » , avant que de rajouter : « Il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’autre question politique que celle-là, le rapport des sujets à la jouissance » .

Pour les psychologues, il s’agit en effet et par exemple de se pencher sur le concept de « pulsion d’emprise », parfois dénommée pulsion de maîtrise ou pulsion de pouvoir, auxquelles correspond, peut-être plus justement, l’anglais « instinct to master ». Roger Dadoun, professeur à l’université de Paris VII-Jussieu, rappelle l’ancienneté de sa mise à jour, avec Freud, qui la considérait déjà comme une « force antépremière » , mais affirme aussi qu’elle est « peu considérée ». Il est vrai que la bibliographie s’y rattachant est plutôt mince. Pourtant, R. Dadoun la décrit comme « le geste premier du vivant » et pense que « le politique offre à la pulsion d’emprise son terrain d’élection » , puisqu’il est fondamentalement « expression et exercice de la pulsion de pouvoir » : « Si l’individu peut plonger dans le Parti jusqu’à être le Parti, il est alors tout-puissant et immortel » . « Freud et les psychanalystes en général ne semblent pas avoir fait grand cas, et ne la nomment qu’en passant – alors même qu’elle devrait être tenue pour une force de première importance, et pouvoir même être considérée comme la pulsion par excellence » . On comprend à quel point, en soulevant l’hypothèse du rôle fondamental de la structure politique d’une organisation, et de la culture politique dans laquelle elle baigne, dans le phénomène bureaucratique, on accorde du crédit à une telle notion. C’est ce que pense aussi Roger Dadoun, partie prenante du premier courant d’extrême gauche à critiquer la bureaucratie : « ces quelques brèves indications […] disent assez combien la pensée anarchiste gagnerait à se retremper dans les sources freudiennes » .

La récente multiplication des recherches sur le thème des rapports de l’individu au groupe permet également de nuancer le constat d’un champ d’étude peu battu. Dès les années 50, des chercheurs américains (Ohio, Michigan) cherchaient par exemple à décrire les comportements des leaders ; ces dernières années, les études et les colloques se sont multipliés. J’ai cité Pierre Legendre, mais l’on peut évoquer, de manière plus pertinente, le psychanalyse et sociologue Gérard Mendel, fondateur de la sociopsychanalyse et auteur en 2002 d’une très intéressante Histoire de l’autorité. Il rapporte une expérience réalisée par le professeur Stanley Milgram, de l’université de Yale, et qui trae le lien entre pulsion d’emprise et soumission à l’autorité. G. Mendel, quoiqu’il présente tout de suite les limites de l’expérimentation, ne craint pas néanmoins d’en dégager la valeur scientifique ainsi qu’une conclusion qui a de quoi faire sursauter : « les deux tiers des civilisés se changent d’une minute à l’autre en abominables tortionnaires pour peu que l’autorité le leur commande » … on comprend en quoi ces conclusions soulèvent le problème d’une organisation aliénante et déshumanisante, véritable Frankenstein : l’homme adhère à l’organisation en tant qu’individu, et n’est généralement bientôt plus qu’un rouage technique de cette matrice, dominé à défaut d’être dominant. Milgram, avec l’idéologie qui lui est propre, conclut d’une manière lapidaire : « Aucune société ne pourrait […] exister sans hiérarchie et, selon lui, pas de hiérarchie qui soit sans autorité » . C’est ce type de conclusions que l’histoire est amenée à revisiter.

L’hypothèse d’une causalité réciproque entre phobies sociales ou « troubles comportementaux » / pathologies et comportements politiques me paraît être un sujet d’une importance capitale pour l’avancement des travaux de définition d’une théorie de l’organisation.
Toutefois, à ce domaine dans lequel nous ne sommes pas spécialistes, nous ne pouvons emprunter que des références, et la sociologie de l’organisation apporte des pistes bien plus appréhensibles par l’historien. Celle-ci se concentre avec plus d’attention sur le cadre entrepreneurial, « au mieux » sur le cadre étatique, mais elle fournit néanmoins des pistes, par son approche globale, théorique, de l’organisation, à l’historien du politique. Le parti politique n’est-il pas, comme le pense Michel Offerlé, une entreprise politique, c’est-à-dire « un type particulier de relation dans laquelle un ou des agents investissent des capitaux pour recueillir des profits politiques en produisant des biens politiques » ?
Michel Crozier fit rééditer en 1971 un ouvrage déjà paru en 1963, et perçu à bien des égards comme fondateur en sociologie de l’organisation . Examinant l’exemple de l’agence comptable parisienne et le cas du monopole industriel, il étudie le phénomène bureaucratique et dénonce les exorcismes réclamés par « libéraux » et « gauchistes » au détriment de l’analyse scientifique : selon son analyse, quelques années encore avant la parution de son ouvrage, les approches idéologiques étaient telles que « l’étude objective des problèmes de pouvoir […] ne semblait pas avoir progressé beaucoup depuis les analyses de Machiavel ou de Marx » . Pour lui, les données culturelles expliquent en grande partie la « négativité » du « bureaucratisme » : la persistance du phénomène bureaucratique tiendrait à une persistance nécessaire d’un pouvoir de type charismatique, dont on parviendrait peu à peu à atténuer les effets. En conclusion de son ouvrage, il expose une opinion « rassurante » quant au problème de deux parties aux intérêts inconciliables : « contrairement aux craintes formulées constamment par les penseurs humanistes et révolutionnaires, l’avenir nous offre plus de promesses de libération que de menaces de « robotisation » de l’homme » ;

La « bureaucratisation » au sens wéberien du terme a beau s’accroître, elle n’a pas les conséquences dysfonctionnelles que Weber redoutait […], l’élimination ou du moins l’atténuation de la rigidité des systèmes bureaucratiques d’organisation, au sens dysfonctionnel, constitue une condition indispensable de la croissance de la « bureaucratisation » au sens weberien.

Michel Crozier se rattache cependant à un courant d’analyse « fonctionnaliste ». Carole Bournonville, évoquant les diverses théories de l’organisation s’étant succédé, attribue la cause de cette multiplicité à la diversité des écoles de pensée constituées « au fur et à mesure de l’évolution économique et sociale et du développement scientifique » , à la « diversité des formes d’organisation selon le secteur auquel elles appartiennent [et] selon leur âge », et à la « variété des approches possibles » (caractéristiques internes, rapports avec l’extérieur, etc.). Néanmoins, elle met en évidence l’existence de deux grands courants :
- un courant (ou paradigme) fonctionnaliste, pour qui l’organisation est un système de coopération harmonieuse et en équilibre.
- un courant (ou paradigme) critique, pour qui l’organisation est un lieu où existent des intérêts divergents et des conflits.
On peut supposer qu’en émettant l’hypothèse de tendances oligarchiques inhérentes à toute forme d’organisation, on se rattache à ce courant critique. En effet, les fonctionnalistes « postulent l’existence de buts communs à tous les membres de l’organisation. [Car], si l’organisation existe, c’est que l’ensemble de ses membres poursuivent des buts communs » : une telle opinion ne laisse aucune place à l’analyse de la bureaucratie comme rupture de l’harmonie organisationnelle, et même l’étude des tentatives de résister à la bureaucratisation suppose qu’une telle harmonie n’est pas naturelle. De plus, « contrairement au courant fonctionnaliste, l’analyse critique essaie de comprendre comment les relations sociales se forment et se transforment dans le temps. Elle se préoccupe donc de l’histoire » : « toute analyse fonctionnaliste, en effet, écrit Michel Crozier, court le risque de se limiter à une description complaisante de l’équilibre du moment » . Plus généralement, le courant critique se caractérise dans son ensemble par six conceptions de l’organisation, étudiée selon des perspectives « sociologique, historique, dialectique, démystificatrice, actionnaliste, et enfin, émancipatrice » .

David Courpasson évoque un despotisme lié à une double dimension du pouvoir dans les organisations contemporaines : « concentration du pouvoir et mécanismes de menace » . Selon lui,

l’analyse des moyens par lesquels les dirigeants des organisations parviennent aujourd’hui à faire obéir les hommes, c’est-à-dire à faire accepter leur domination, va permettre de comprendre l’apparente ambivalence entre le despotisme évoqué ici et le libéralisme affiché dans les organisations.

Un des problèmes centraux de l’étude de la bureaucratie dans les organisations est bien de comprendre comment, en articulant discours et action, officiel et officieux, fonds et forme, elle parvient à faire accepter l’inacceptable :

Cette éternelle question de l’obéissance est d’autant plus à réinvestir qu’en dépit des espoirs mis par les gouvernants dans le libéralisme organisationnel, certaines questions restent sans réponse : pourquoi les salariés acceptent-ils de se soumettre aux impératifs d’initiative, de responsabilité, de mobilité, et à toutes les autres exigences du libéralisme organisationnel, alors que celui-ci est loin d’avoir tenu ses promesses ? Le bateau n’est toujours pas arrivé à bon port. Qu’est-ce qui explique alors que les « marins » continuent à suivre les ordres d’un « navigateur » souvent impuissant et qui semble ne les guider nulle part ? Qu’est-ce qui justifie qu’ils ne renoncent pas à atteindre le port le plus proche, et ne provoquent ni mutinerie, ni changement de cap ?

Encore une fois, il n’est pas certain que le schéma de l’entreprise diffère beaucoup de celui de l’organisation politique. L’employé d’une entreprise peut être conditionné (« aliéné », disent les marxistes ) par son éducation tout au long des écoles qu’il a fréquenté (système érigé en norme et défini comme un idéal) ou même être mu par la crainte du chômage, il peut même avoir peur de rencontrer la même situation dans une autre entreprise : le militant peut être conditionné par le discours de la bureaucratie (ou plus largement par la culture politique de son milieu partisan), par la crainte de retrouver la même situation dans une autre organisation, ou encore de subordonner le problème posé par les « déviances » aux nécessités pratiques qui ont conditionné son engagement politique . On le voit, si la sociologie de l’organisation se concentre plus, pour des raisons « pratiques », sur le modèle entrepeneurial, ses hypothèses sont extensibles au domaine politique.

Quelle peut donc être, à côté de deux champs de recherches aussi pointus et aussi « efficaces », la légitimité et la pertinence d’une démarche historique ? En réalité, comme le soulignent beaucoup de sociologues, la démarche de la sociologie de l’organisation est aussi une démarche historique. En ce sens, l’histoire, engagée depuis plusieurs années dans un souci de combinaison des disciplines, constitutive par exemple de l’EHESS, notamment avec l’anthropologie historique ou la socio-histoire, a tout autant de légitimité à s’intéresser au phénomène de bureaucratisation, qui s’inscrit dans la durée.

III. Comment mener une recherche sur le sujet ?

Ainsi, c’est sur le modèle de l’anthropologie historique que l’on peut fonder une approche aussi ancrée dans l’interdisciplinarité et pourtant abordée sous une perspective historienne. Intéressantes, donc, l´anthropologie culturelle, qui examine des « pratiques collectives sans théorie » (A. Varagnac) comme les croyances traditionnelles et les rites folkloriques afin d’ouvrir un nouveau chantier pour l’histoire, ou encore l’anthropologie politique, qui s’efforce de démontrer l’enracinement de la politique dans des formes traditionnelles de la vie en société. C’est bien sous leur parrainage que peut, ou doit, s’effectuer une inscription dans la recherche d’une théorie de l’organisation.

Lorsque Maurice Duverger conclut son ouvrage, Les partis politiques, il adopte une position particulière, équivalant au célèbre « Tout ce qui est réel est rationnel » de Hegel :

Nous vivons sur une notion tout à fait irréelle de la démocratie, forgée par les juristes à la suite de philosophes du XVIIIe siècle. […] belles formules, propres à soulever l’enthousiasme et à faciliter les développements oratoires. Belles formules qui ne signifient rien. On n’a jamais vu un peuple se gouverner lui-même, et on ne le verra jamais . Tout gouvernement est oligarchique, qui comporte nécessairement la domination d’un petit nombre sur le grand. Rousseau l’avait bien vu, que ses commentateurs ont oublié de lire : « A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie et il n’en existera jamais […] » .

Cette conclusion est sans aucun doute plus celle du philosophe que du scientifique ; de toute évidence, l’historien doit se garder de telles considérations, au moins tant qu’il n’a pas dressé le patron de sa théorie de l’organisation (une tâche dont M. Duverger souligne fort justement la difficulté), et la notion de « science pessimiste » développée par Michels, mais aussi par Ostrogorski, devrait rester une oxymore puisque nous devrions en rester à sa profession de foi : éviter de porter tout jugement moral ou prédictif, c’est-à-dire rentrant dans le domaine de l’opinion. L’histoire est une science, qui laisse à la philosophie le soin de la dépasser et de lui apporter tout à la fois jugement et subjectivité.
D’autre part, Maurice Duverger ne conclut-il pas trop vite ? Ne manque-t-il pas à son analyse, immédiatiste, une analyse historique de l’organisation politique, propre à mettre en évidence la pluralité des modes de fonctionnement, à confronter avec les théories, dans le but d’ébaucher un schéma général évolutif de l’organisation politique ? Démarche contradictoire, juge Maurice Duverger, qui pense qu’il « est impossible aujourd’hui de décrire sérieusement les mécanismes comparés des partis politiques » : « On est enfermé dans un cercle vicieux : seules, des monographies, préalables, nombreuses et approfondies, permettront de construire un jour la théorie générale des partis ; mais ces monographies ne pourront pas être réellement approfondies tant qu’il n’existera point une théorie générale des partis » . Frédéric Sawicki, lui, souligne la nécessaire diversité des approches pour l'étude des partis politiques : « Parler de sociologie des partis politiques a quelque chose d’abusif. Il ne devrait pas y avoir, en toute rigueur, de sociologie des partis politiques au singulier, à moins de restreindre abusivement cette qualification aux recherches recensant les propriétés socio-démographiques de leurs membres » .

Ces deux commentaires convergent et, puisqu’ils n’abrègent pas sa démarche, poussent l’historien novice vers une direction : l’inscription dans un cadre interdisciplinaire, qui seul peut avancer dans la définition d’une théorie générale des organisations. Démarche interdisciplinaire, non seulement au sein même de l’étude historienne, mais aussi par la combinaison de celle-ci avec des recherches proprement psychologiques, sociologiques, anthropologiques.

A propos d’une démarche historienne

Il est difficile de prétendre étudier d’un bloc, sur toute l’échelle du 20ème siècle, toutes les organisations politiques françaises, même réduites au champ de l’extrême gauche. Il incombe donc avant tout de faire des choix, du point de vue de la période, et du point de vue méthodologique. A dire vrai, ces choix parallèles apparaissent comme liés : globalement, 3 périodes sont mises en exergue.

1) Une période « ancienne », s’étendant de la fin du 19ème siècle au début du 20ème, et plus précisément dans le cadre périodique, privilégié pour l’historien, caractérisé par une surveillance policière présente à chaque réunion de parti ou d’association (globalement jusqu’en 1906). Les procès-verbaux dressés par la police politique sont généralement assez détaillés et assez objectifs pour que l’on puisse se faire une idée précise du déroulement de réunions et de débats, et constater l’émergence de personnalités et donc l’existence de tendances oligarchiques. Une des difficultés est néanmoins la rareté des documents statutaires, dans un milieu où beaucoup d’organisations, notamment chez les anarchistes mais aussi chez les socialistes avant la formation de la SFIO, restent à l’état embryonnaire : il s’agit donc plutôt de micro-analyses.

2) Une période « intermédiaire » peut être ensuite désignée, jusqu’à une date à définir : il s’agit sans doute de la période la plus difficile à appréhender : si une nouvelle source historique apparaît, le témoignage oral, on sait quelle est sa valeur subjective, et l’absence de procès-verbaux se fait cruellement sentir. Apparaissent également de grands partis de masse, comme la SFIO puis la SFIC au congrès de Tours en 1920. Cette émergence dégage un nouveau rapport au problème, et permet notamment d’analyser avec plus d’efficacité le rapport avec la culture politique, dont l’importance est accrue par la formation de corps doctrinaux extrêmement précis et figés (« marxisme-léninisme »).

3) Une période « immédiate ». Champ commun malheureux des journalistes et des historiens, l’histoire immédiate privilégie encore le témoignage ; toutefois, le manque de distance d’avec les faits est ici un avantage : structures plus appréhensibles, multiplicité des témoignages en raison des machines à écrire et de l’informatique. D’autre part et cependant, l’exacerbation de la question bureaucratique à la fin des années 60 et début 70 est à la fois une source de multiplication des témoignages et une condition d’accroissement de leur subjectivité.


Une telle étude, hors du champ de recherche et des méthodes traditionnelles des historiens, ferait ainsi et également la part belle à des méthodes plus propres à des sociologues : enquêtes, questionnaires, interviews, ainsi que l’illustrent les recherches menées par le CEVIPOF , et notamment sur le parti communiste .
Pour en revenir à une proposition de départ possible, il me semble permis de suggérer un commencement par la 1ère période proposée. Un choix chronologique est seul apte à mettre en évidence les variations dans la culture et la pratique politiques des organisations d’extrême gauche ainsi que les évolutions dans leurs rapports au pouvoir. Si, bien évidemment, le trotskisme n’est pas encore à l’ordre du jour avant 1906, jusqu’à la fin des années 20, et ne peut être dégagé comme objectif d’étude, que dans une 3ème période, il semble légitime de porter son attention, en remplacement, sur le parti communiste, qui incarne véritablement l’extrême gauche avant son émergence.

Suivant une logique chronologique, l’étude des tendances oligarchiques et bureaucratiques dans les organisations d’extrême gauche s’inscrit légitimement dans une perspective de mise en évidence d’éléments d’une théorie de l’organisation. Peut-être permettra-t-elle de constater l’universalité de ces tendances, et d’élargir ensuite le problème à toute sociation : parti, syndicat, association… Il semble que le rapport interne à la démocratie soit en lien étroit avec son rapport externe, entre le fonctionnement d’une organisation et sa pratique politique. Se transformant peu à peu en institutions, les organisations modernes, au moment du développement de la psychologie sociale et de la sociologie des organisations, ont été « analysées comme des systèmes humains et sociaux, autrement dit comme des systèmes dans lesquels se posent des problèmes de liaison, de participation au pouvoir, de contrôle des activités, de rapport entre des hommes » ; or, « c’est au cœur des institutions – l’Eglise, la République, le Parti, – que se cachent les secrets de leur pouvoir, la théorie qui les légitime » .