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Origine : http://www.laviedesidees.fr/Karl-Polanyi-le-marche-et-le.html
La société est-elle condamnée à subir
les lois du marché ? La publication d’Essais inédits
de l’économiste Karl Polanyi permet de redécouvrir
le socialisme démocratique prôné par l’auteur
de La grande transformation. Ses réflexions sur la capacité
du pouvoir politique à organiser les échanges économiques
sont toujours d’actualité.
On prend aujourd’hui la mesure de la postérité
intellectuelle de Karl Polanyi, dans des domaines aussi divers que
l’anthropologie (Marshall Sahlins, Louis Dumont), l’histoire
de la Grèce antique (Moses Finley) ou la sociologie économique
(Mark Granovetter). Un courant de sciences sociales comme le MAUSS
(Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, auquel appartiennent
Alain Caillé et Jean-Louis Laville, auteurs de la postface)
revendique son influence. Il n’en reste pas moins que la réception
française a longtemps souffert des retards et de la rareté
des traductions de l’œuvre prolifique du grand penseur
hongrois. Ce gros volume, annoncé il y a quelques années
par Jérôme Maucourant dans une lumineuse petite monographie
intitulée Avez-vous lu Polanyi ? (La Dispute, 2005), remédie
définitivement à cette situation fâcheuse. Les
éditeurs ont en effet accompli un grand travail de traduction
(de l’allemand et de l’anglais) afin de rassembler des
articles, certains célèbres, d’autres moins
(dont des manuscrits inédits), écrits avant et après
La grande transformation (1944). Ils ne sont classés ni par
ordre chronologique, ni par ordre thématique, mais de manière
générique : recherche académique, activités
journalistiques, propositions politiques – variété
qui donne d’autant plus le vertige qu’elle découle
de la diversité des observatoires qui scandent une trajectoire
mouvementée (Vienne de l’entre-deux-guerres, Angleterre,
carrière américaine). Les trois parties se répondent
et se croisent bien souvent, mais ce choix des éditeurs a
le mérite de faire voir la portée et la pluralité
du travail de Polanyi : des textes forts savants d’histoire
économique qui relèvent autant de l’anthropologie
que de l’économie politique (1ère partie) ;
des analyses politiques, tant programmatiques que journalistiques,
en pleine crise européenne (2e partie) ; des conceptions
« positives » du socialisme polanyien (3e partie).
Karl Polanyi (1886-1964)
Économiste d’origine hongroise, il émigre dans
les années 1930 en Grande-Bretagne puis aux États-Unis.
Son livre La grande transformation, paru en 1944, est devenu un
classique de l’histoire économique. Polanyi y défend
la thèse selon laquelle le marché, loin d’être
une entité naturelle et atemporelle, est une construction
historique datant du XIXe siècle. La notion de « désencastrement
» permet de comprendre comment le marché s’est
constitué en institution autonome, détachée
de l’emprise du social et du politique. C’est à
la lumière de la crise de la société de marché
qu’il interprète la montée du fascisme durant
l’entre-deux-guerres et qu’il théorise un socialisme
démocratique et décentralisé.
« L’obsolète mentalité de marché
»
On retrouve ainsi les célèbres analyses sur «
l’économie comme processus institutionnalisé
», sur Aristote ou sur l’économie des sociétés
antiques, dont certaines étaient disponibles dans le fameux
Trade and Markets in the Early Empires (1957) ; mais également
des textes sur la monnaie, la méthode marxiste et le déterminisme
économiciste. La variété des études
historiques peut être ressaisie par le fil conducteur de la
pensée polanyienne : le système de marché autorégulateur
est un produit récent de l’histoire et ne peut constituer
la grille de lecture appropriée des économies antiques,
féodales ou primitives ; elle est l’exception quand
les autres sont la règle. Un tel renversement de perspectives
n’a pas fini de décentrer et de dénaturaliser
nos représentations de l’économie, même
si un certain nombre de réserves historiques sur les thèses
polanyiennes se sont exprimées depuis. Reste que la thèse
du Marché autorégulateur comme processus institutionnalisé
permet de comprendre que l’économie marchande s’est
« désencastrée » tardivement des institutions
sociales qui lui assignaient une place dominée dans la société.
Cette autonomisation de la sphère économique, en effet,
n’est pas la restauration d’un « ordre spontané
», ni même le produit nécessaire de l’histoire,
mais un phénomène culturel et politique : il n’y
a pas de « (néo)libéralisme » qui n’ait
été investi et encouragé par l’appareil
d’État, comme il n’y a pas d’homo œconomicus
calculateur et motivé par le gain qui ne soit le produit
d’une nouvelle culture politique apparue au XVIIIe siècle,
en opposition à des rationalités économiques
encastrées dans d’autres systèmes de valeurs
(religion, honneur, etc.).
La distinction entre le sens substantif et matériel de l’économie
(échange entre l’homme et son environnement social
et naturel), et son sens formel et logique (calcul coûts-avantages
dans une situation de rareté), homologue de l’approche
institutionnaliste, permet ainsi de resituer l’économie
dans des formes plus larges que celle du marché créateur
de prix libres : « Bien que les institutions de marché
soient donc des institutions d’échange, le marché
et l’échange ne coïncident pas » (p. 74).
Polanyi met par exemple sur pied une judicieuse opposition idéale-typique
entre le factor (marchand motivé par le statut que lui confèrent
la société ou l’autorité politique) et
le mercator (marchand mû par le profit) soit deux formes d’intérêt
socio-historiquement déterminées (voir le chapitre
6). Le commerce est une activité plus large que l’échange
marchand (dont il n’est qu’une des formes), distinction
qui permet à Polanyi d’évoquer le paradoxe d’un
commerce sans marché (comme à Hammourabi), et une
pluralité de commerces : de dons (réciprocité),
de gestion (redistribution), de marché (échange dans
un système de prix libres).
Ce recueil apporte ainsi en langue française des éclairages
sur la genèse et la compréhension des thèses
controversées de La grande transformation. C’est cependant
sur la philosophie sociale et politique de Polanyi, délibérément
négligée par les éditeurs dans leur introduction,
que le volume s’avère le plus riche.
Capitalisme, socialisme, démocratie… et fascisme
Le « jeune » Polanyi, dans l’entre-deux-guerres,
se révèle être un intellectuel-journaliste engagé
et prolifique sur les questions économiques et diplomatiques
(ce qui sera déterminant dans la genèse de La grande
transformation), d’abord à Vienne puis en Grande-Bretagne
à partir de 1933. À cet égard, la série
d’articles politiques et philosophiques (notamment ceux écrits
pour New Britain) consacrés au fascisme et au socialisme
ne relève pas d’un domaine séparé de
la pensée de Polanyi, mais de la matrice même de son
œuvre : « Pour comprendre le fascisme allemand, nous
devons en revenir à l’Angleterre de Ricardo »,
résumera-t-il dans une formule provocatrice. L’imposition
et la crise de la société de marché constituent
la condition de possibilité même de ce mouvement de
masse singulier. Homme de la Mitteleuropa, Polanyi a vécu
de près la montée en puissance des mouvements fascistes
en Allemagne et surtout en Autriche où « l’austrofascisme
» s’impose en 1933 avec l’arrivée au pouvoir
de Dolfuss [1].
L’analyse polanyienne de ce phénomène historique
se démarque des interprétations marxistes par son
refus de réduire le fascisme aux causes qui l’ont engendré
(réaction bourgeoise, crise morale ou résistance à
la modernité libérale). Elle se fonde sur une lecture
minutieuse de la littérature théorique fasciste :
Alfred Rosenberg, Ludwig Klages, et surtout le philosophe viennois
Othmar Spann, dont le projet corporatiste mêlant prurit romantico-réactionnaire
et anti-individualisme radical, serait, selon Polanyi, la source
d’inspiration du fascisme autrichien et de la Constitution
de 1934. Mais il le rattache aussi au processus historique qu’expriment
de telles idées, à savoir une solution totalitaire
à la crise de la société de marché.
Le fascisme ne fut pas un simple outil de la bourgeoisie pour perpétuer
son pouvoir, ni un simple courant réactionnaire ou conservateur,
mais un mouvement qui s’appuie sur les masses pour amener
celles-ci à se déposséder de leur propre pouvoir
(p. 360). Le fascisme se définit donc comme un mouvement
révolutionnaire contre la démocratie, non seulement
comme système institutionnel, mais comme culture et comme
pratique. Son principe fondamental, commun à toutes ses variantes
nationales, reste un anti-individualisme farouche. Le projet de
société de marché, qui a pu épouser
les aspirations libérales et démocrates de la bourgeoisie
du XIXe siècle, est devenu, avec la « grande transformation
», incompatible avec la démocratie : nulle implication
réciproque, donc, entre la démocratie et le marché.
Polanyi n’est pas si loin des approches les plus récentes
du fascisme proposées par Emilio Gentile ou George Mosse,
qui le définit comme une « révolution bourgeoise
anti-bourgeoise », auquel répond comme en écho
la formule polanyienne : « Le fascisme constitue le type même
de solution révolutionnaire qui garde le capitalisme intact
» (p. 427). Que le fascisme puisse procurer une certaine sécurité
de l’emploi et une dose de planification, c’est précisément
ce qui le rend dangereux plutôt que « socialiste »,
car une telle « réforme » passe par une centralisation
absolue du pouvoir entre les mains d’un petit groupe. Bien
sûr, ces analyses ne sont pas sans défaut : Polanyi
ne tient guère compte du rôle majeur de la Première
Guerre mondiale dans la naissance des mouvements fascistes, passe
au second plan le problème de l’État fasciste
au profit d’une attention quasi-exclusive à son «
corporatisme ». Cependant, l’insistance sur ce dernier
aspect conduit Polanyi à formuler une thèse originale
sur la nature du pouvoir politique fasciste. En effet, non seulement
le fascisme ne contredit pas le capitalisme, mais il lui emprunte
sa pratique autoritaire du pouvoir au sein de l’entreprise
et de l’industrie. « Loin d’étendre le
pouvoir de l’État démocratique à l’industrie,
le fascisme s’est en effet efforcé d’élargir
le pouvoir de l’industrie autocratique à l’État
» (p. 439). L’État devient la propriété
absolue d’une clique d’intérêts particuliers
qui s’appuie sur une pyramide de corporations avec lesquelles
elle entretient des rapports de vassalité et qui annihilent
la « personnalité » des individus : « Cette
tentative fasciste vise à faire de la vie économique
l’État même » (p. 440), une vie économique
moderne fondée sur la grande industrie et des masses de travailleurs
sans propriété.
Vers un socialisme de la liberté
Comme extension de la démocratie à l’économie,
le « socialisme fonctionnel » polanyien s’affirme
comme l’exact envers du fascisme, en dépit des troublantes
analogies que l’intellectuel hongrois affronte courageusement
sur la question de la corporation. Dans son socialisme positif,
les producteurs de chaque branche seraient en effet représentés
démocratiquement par des corporations aux niveaux régional
puis national, comme les consommateurs. Cela rapproche Polanyi du
socialisme solidariste tout en écartant par avance ceux qui
– comme Hayek – assimilent tout système corporatif
à du crypto-fascisme. Le socialisme démocratique,
parlementaire et décentralisé de Polanyi se nourrit
paradoxalement d’une réflexion sur le fascisme. Comment
assurer une primauté du politique sur l’économique
pour éviter la solution fasciste ? 1) La corporation doit
représenter les travailleurs et non les propriétaires
; 2) Polanyi reformule un tricaméralisme dans lequel s’affirme
la préséance de la chambre politique sur la chambre
économique (élue selon un suffrage professionnel indirect)
et la chambre culturelle (élue au suffrage universel direct,
et qui aurait en charge non seulement la culture, mais aussi l’éducation,
la santé, et même la BBC).
Polanyi a très tôt rejeté l’opposition
entre le marché et la planification administrative centralisée
dans laquelle les libéraux comme Ludwig von Mises voulaient
enfermer le socialisme. Ce qui distingue le socialisme du capitalisme
n’est pas la disparition de tout échange « marchand
» au profit d’un système de prix et de production
piloté par l’État, mais le dépassement
des « lois » aveugles du marché concurrentiel
par la réappropriation de l’économie par la
collectivité, qui passe nécessairement par l’abolition
de la propriété des moyens de production. Ce socialisme
démocratique implique donc une sorte de commerce sans marché
(autorégulateur) ni système de prix libres, «
puisque achat et vente existent dans l’économie du
socialisme corporatif, à prix obtenus par accords »
(p. 285), tout le problème étant d’imaginer
les modalités institutionnelles dudit accord. L’intérêt
des conceptions socialistes de Polanyi tient d’abord à
leur dimension chrétienne (un peu rose et sucrée)
greffée sur un Marx de la jeunesse et sur le concept d’«
aliénation » – comme son compatriote György
Lukács. Le christianisme y est conçu comme un individualisme
authentique fondé sur la fraternité, contrairement
à l’individualisme libéral qui atomise la communauté
et au fascisme qui annihile l’individu. En vertu d’un
« lien indissoluble entre l’homme et la société
», cet individualisme relationnel fonde la personnalité
de l’individu dans sa relation à autrui, et se trouve
justement accompli par le socialisme, par lequel les hommes se réapproprieraient
leur essence que le capitalisme leur avait confisquée.
Plus intéressante est sa réflexion sur une politique
démocratique du socialisme, impliquant un ordre parlementaire
refondé et une forme de ce qu’on n’appelait pas
encore l’autogestion. En ce sens, ce socialisme démocratique,
parlementaire et décentralisé n’est pas non
plus tout à fait libertaire ou anarchiste, puisque Polanyi
estime l’État nécessaire et l’idée
d’une société autorégulée utopique.
Il se rattache plutôt à l’austromarxisme et à
la tradition « fabianiste » et du socialisme des Guildes
qu’il a bien connue en Grande-Bretagne. C’est pourquoi
il fait autant d’efforts pour mettre sur pied une sorte de
droit public socialiste, en vue de trouver une politique institutionnelle
appropriée au socialisme. Ce montage d’institutions
organiserait la socialisation des moyens de production en assumant
« la réalité du pouvoir », et se propose
non de le dissoudre dans un prétendu « ordre spontané
» du marché (la « catallaxie » de Friedrich
Hayek – terme que Polanyi retourne ironiquement contre ce
dernier), mais de l’organiser collectivement. S’il se
démarque nettement du communisme bolchevique, l’intellectuel
hongrois n’est pas à la recherche d’une «
troisième voie » (il n’est qu’à
voir la manière dont il ridiculise les projets de collaboration
entre Travail et Capital). La lecture de ces Essais, qu’ils
soient écrits dans l’entre-deux-guerres ou dans les
années de l’après-guerre, nous apparaît
en ce sens bien éloignée du portrait de Polanyi en
« social-démocrate radical » esquissé
par Alain Caillé et Jean-Louis Laville dans leur postface.
Jusqu’à la fin, la vigilance critique de Polanyi n’a
pas fléchi. L’urgence d’instaurer la «
liberté dans une société complexe » lui
apparaissait d’autant plus grande depuis l’après-guerre
que les méfaits d’une société technicienne
incontrôlée (Hiroshima) et d’une société
d’abondance aveugle (relevés à propos de l’ouvrage
The Affluent Society de John Kenneth Galbraith, paru en 1958) inquiètent
l’exilé autrichien aux États-Unis. L’actuelle
reconstitution d’une société de marché
à l’échelle planétaire, du moins comme
horizon et idéal régulateur, de même que l’ébranlement
de la foi de certains de ses acteurs depuis la dernière vague
d’instabilité financière, rendent la lecture
de ces Essais, qui opposent volontiers l’utopie libérale
à la réalité de la société, fort
roborative. L’imagination politique de son auteur, en ces
temps d’aplatissement du pensable et du possible, nous rappelle
la dimension démocratique de nombreux courants socialistes
: la démocratie doit enfin oser paraître ce qu’elle
; il suffit pour cela qu’elle devienne ce qu’elle est
vraiment – un socialisme authentique.
par Arnault Skornicki [15-09-2008]
- Le site de l’Institut Karl Polanyi.
- La recension par Daniel Benamouzig du livre de Christian Laval,
L’homme économique. Essai sur les racines du libéralisme,
paru en 2007.
- La recension par Pierre-Paul Zalio du livre de Lucien Karpik,
L’économie des singularités, paru en 2007.
Arnault Skornicki, « Karl Polanyi, le marché et le
socialisme », La Vie des idées, 15 septembre 2008.
Notes
[1] Je remercie Renaud Baumert pour ses précieux conseils
et éclairages historiques.
http://www.laviedesidees.fr/Karl-Polanyi-le-marche-et-le.html
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