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Trouble dans le genre, de Judith Butler Un livre-qu’il-faut-avoir-lu, pour les éducateurs
Trouble dans le genre, de Judith Butler
La découverte/Poche, 2005, 284 p., 12 €
2006. Note de lecture par Lionel Labosse

Origine : http://www.altersexualite.com/spip.php?article21

Le site de Lionel Labosse

http://www.altersexualite.com/spip.php?article2


Cet essai philosophique, comme nous l’apprend Éric Fassin dans sa préface, nous parvient en différé de 15 ans dans sa traduction française. Trouble dans le genre a été souvent cité par les universitaires avant d’être traduit en français. Ce décalage tient aux références philosophiques majoritairement françaises de l’auteur, qui paradoxalement ne constituent pas un ensemble théorique de référence en France, mais aussi à la complexité du texte même, qui le réserve à des intellectuels chevronnés.

Pour commencer, effectivement, le texte de Judith Butler est profus, diffus, confus. Je n’ai pas une formation de philosophe, et j’ai du mal à la suivre, disons que je me contente de surfer sur ses phrases plutôt que de m’y baigner. Cependant, elle est surtout professeure de littérature et de rhétorique, et cet essai est avant tout une succession de fiches de lecture hypertrophiées sur des œuvres de Michel Foucault, Monique Wittig, Luce Irigaray et Julia Kristeva, et à travers eux, sur les œuvres de Freud, Lacan, Beauvoir, Lévi-Strauss. Le publier sous forme de chapitres consacrés à chacun dans l’ordre chronologique suivis d’une conclusion aurait clarifié l’ensemble en évitant les redites. Il nous faut discerner à travers ces couches de relectures le point de vue de Judith Butler tel que le résume le préfacier : « définir un féminisme de la subversion, et non de la dénonciation » (p. 16). Un effet comique involontaire de la traduction française est que les remerciements interminables de la traductrice pour toutes les personnes qui l’ont aidée, jusqu’à lui suggérer un seul mot (pages 21 et 22) s’ajoutent à ceux de l’auteure, pages 57, 58 et en notes (p. 100, 144), comme si la moindre pensée était un phénomène si précieux qu’il faille remercier les dix collègues de bureau qui nous l’ont suggérée. Cela renforce l’impression d’un discours élitiste qui ne s’adresse qu’à un cercle d’amis choisis. Il serait démagogique de dénoncer le recours à un langage ardu, philosophique ; pourtant, certaines idées pourraient être exprimées plus simplement. Je ne donnerai qu’un exemple : « Ensuite, la performativité n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel, qui produit ses effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se tient dans et par la culture » (p. 36). Quand Butler déclare « il y a quelqu’un derrière ce livre » (p. 39), cela fait sourire, car l’aspect autobiographique ne ressort quasiment jamais sous le jargon, comme si l’« habitus » universitaire était aussi difficile à transcender que l’« habitus » hétérosexuel.

Cela étant dit, le discours de Butler une fois élagué, il en reste des idées tout à fait passionnantes, qui ont fait leur chemin depuis. « La perspective de voir s’effondrer les dichotomies de genre » (p. 27) ; « L’idée que la pratique sexuelle a le pouvoir de déstabiliser le genre » (p. 30) sont les idées forces énoncées dès l’introduction. L’ouvrage se présente en trois parties.

La première partie « Sujets de sexe/genre/désir » se livre à une « généalogie » au sens nietzschéen de la notion de genre, pour en conclure que « le pouvoir juridique « produit » incontestablement ce qu’il prétend simplement représenter » (p. 61). Il n’y aurait donc pas de « sujet » avant la loi en matière de genre. On confond l’effet et la cause, et c’est la loi qui a inventé le genre, ce en quoi on peut parler de valeur performative du langage (le signifiant créerait le signifié plus que le signifié engendrerait son signifiant). La grammaire nous habitue à considérer l’homme comme « la personne universelle », et la femme comme « le seul genre à être marqué » selon des théoriciennes féministes (p. 73). Le mot « phallogocentrisme », souvent utilisé, « est le nom donné au projet de faire disparaître le féminin et de prendre sa place » (p. 78), sans qu’on sache si c’est un néologisme de l’auteure. On trouve à la page 81 un éclairant éloge de la nécessité des divergences dans le processus de coalition politique, pour éviter de reproduire un processus d’appropriation du pouvoir. Ceci est à considérer comme une critique du féminisme de dénonciation : « l’« unité » de la catégorie « femme » n’est ni postulée ni désirée » (p. 82). L’idéal du genre sera donc « un assemblage ouvert [...] sans [...] finalité normative qui clôt les définitions » (p. 83). L’idée de subversion naît quand Butler remarque : « Le gai ou la lesbienne est donc à l’hétérosexuel.le non pas ce que la copie est à l’original, mais plutôt ce que la copie est à la copie (p. 107). (La traductrice utilise ce procédé des points pour signaliser les accords de genre).

La seconde partie : « Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle » critique, à partir de nombreux textes, « le cadre de référence binaire tant pour le sexe que pour le genre », en tant que « fictions régulatrices » permettant « la domination masculine et l’hétérosexisme » (p. 110). Butler critique notamment la notion de Freud puis Lévi-Strauss, de « tabou de l’inceste hétérosexuel entre le fils et la mère » (p. 125), et entre dans des arguties interminables sur les textes de Jacques Lacan, la théorie du deuil de Freud, et autres productions de psychanalystes qui participent de l’hétérosexualité obligatoire.

La troisième partie : « Actes corporels subversifs » donne moins qu’elle ne promet, mais lance au moins des pistes. Il s’agit d’ailleurs d’un article encore plus pointu que les autres, publié en revue. On y trouvera une indigeste critique de textes eux-mêmes fumeux de Julia Kristeva sur le langage poétique, qu’il conviendrait plutôt d’oublier. Les développements sur le texte de Herculine Harbin dite Alexina B et la préface de Michel Foucault à l’édition anglaise, sont plus intéressants. En gros, à Foucault aurait échappé que le discours d’Herculine est lui-même largement informé par ce que Pierre Bourdieu nomme habitus romantique. Les développements consacrés à la recherche en biologie moléculaire me laissent dubitatif. Butler reproche au Dr Page de « décrire les corps en fonction de deux et seulement deux sexes » (p. 220). L’existence d’hermaphrodites qu’on appelle dorénavant « intersexe » remettrait en cause l’existence de deux sexes biologiques, si je comprends bien ce que suggère Butler. Pour ma part, j’en reste à croire que l’existence de moutons à cinq pattes et d’unijambistes ne remet pas en cause la classification des mammifères en bipèdes et quadrupèdes. Ce qui est contestable est de transformer cette classification scientifique en classes sociales enfermantes dont sont exclus de fait les « monstres » ; et à ce titre, les intersexes sont à considérer comme discriminés au même titre que les nains ou les utilisateurs de fauteuils roulants. Il n’y a pas à créer des ascenseurs spécifiques pour nains, mais à adapter les ascenseurs pour tous les utilisateurs ! Ce qu’il faudrait critiquer selon moi, ce n’est pas que la nature soit binaire, mais que certains humains s’empêchent et veuillent empêcher les autres d’user de la capacité que la nature nous a donnée de jouer avec elle ! Les développements consacrés aux écrits de Monique Wittig donnent envie de découvrir cette polémiste lesbienne radicale qui voulait balayer l’ordre hétérosexuel. Cela fait sourire aujourd’hui, mais à l’époque (dans les années 60 à 80), ce discours provocateur était indispensable. Quand Butler écrit : « la disjonction radicale que fait Wittig entre hétérosexuel et homosexuel reproduit le genre de binarité disjonctive qu’elle-même définit comme le geste philosophique de division caractéristique de la pensée straight »(p. 239), on pourrait lui suggérer, quinze ans après, de subvertir cette disjonction par une autre plus subversive, car mouvante, entre altersexuel et orthosexuel. C’est à ce stade qu’arrive une partie qu’on aurait aimée plus développée, consacrée à la subversion en acte, mais sans doute ce développement eût-il fait sortir ce texte de la disjonction philosophie / littérature ! La proposition est simple, subvertir la notion de femme et d’homme par la parodie : « on éclate de rire en réalisant que l’original était de tout temps une imitation » (p. 262). Terminons sur cette citation de la conclusion : « Déconstruire l’identité n’implique pas de déconstruire la politique mais plutôt d’établir la nature politique des termes mêmes dans lesquels la question de l’identité est posée » (p. 275).

HomoEdu 2005 / altersexualite.com 2007



Origine : http://www.altersexualite.com/spip.php?article21

Le site de Lionel Labosse

http://www.altersexualite.com/spip.php?article2