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Origine : http://www.altersexualite.com/spip.php?article21
Le site de Lionel Labosse
http://www.altersexualite.com/spip.php?article2
Cet essai philosophique, comme nous l’apprend Éric
Fassin dans sa préface, nous parvient en différé
de 15 ans dans sa traduction française. Trouble dans le genre
a été souvent cité par les universitaires avant
d’être traduit en français. Ce décalage
tient aux références philosophiques majoritairement
françaises de l’auteur, qui paradoxalement ne constituent
pas un ensemble théorique de référence en France,
mais aussi à la complexité du texte même, qui
le réserve à des intellectuels chevronnés.
Pour commencer, effectivement, le texte de Judith Butler est profus,
diffus, confus. Je n’ai pas une formation de philosophe, et
j’ai du mal à la suivre, disons que je me contente
de surfer sur ses phrases plutôt que de m’y baigner.
Cependant, elle est surtout professeure de littérature et
de rhétorique, et cet essai est avant tout une succession
de fiches de lecture hypertrophiées sur des œuvres de
Michel Foucault, Monique Wittig, Luce Irigaray et Julia Kristeva,
et à travers eux, sur les œuvres de Freud, Lacan, Beauvoir,
Lévi-Strauss. Le publier sous forme de chapitres consacrés
à chacun dans l’ordre chronologique suivis d’une
conclusion aurait clarifié l’ensemble en évitant
les redites. Il nous faut discerner à travers ces couches
de relectures le point de vue de Judith Butler tel que le résume
le préfacier : « définir un féminisme
de la subversion, et non de la dénonciation » (p. 16).
Un effet comique involontaire de la traduction française
est que les remerciements interminables de la traductrice pour toutes
les personnes qui l’ont aidée, jusqu’à
lui suggérer un seul mot (pages 21 et 22) s’ajoutent
à ceux de l’auteure, pages 57, 58 et en notes (p. 100,
144), comme si la moindre pensée était un phénomène
si précieux qu’il faille remercier les dix collègues
de bureau qui nous l’ont suggérée. Cela renforce
l’impression d’un discours élitiste qui ne s’adresse
qu’à un cercle d’amis choisis. Il serait démagogique
de dénoncer le recours à un langage ardu, philosophique
; pourtant, certaines idées pourraient être exprimées
plus simplement. Je ne donnerai qu’un exemple : « Ensuite,
la performativité n’est pas un acte unique, mais une
répétition et un rituel, qui produit ses effets à
travers un processus de naturalisation qui prend corps, un processus
qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité
qui se tient dans et par la culture » (p. 36). Quand Butler
déclare « il y a quelqu’un derrière ce
livre » (p. 39), cela fait sourire, car l’aspect autobiographique
ne ressort quasiment jamais sous le jargon, comme si l’«
habitus » universitaire était aussi difficile à
transcender que l’« habitus » hétérosexuel.
Cela étant dit, le discours de Butler une fois élagué,
il en reste des idées tout à fait passionnantes, qui
ont fait leur chemin depuis. « La perspective de voir s’effondrer
les dichotomies de genre » (p. 27) ; « L’idée
que la pratique sexuelle a le pouvoir de déstabiliser le
genre » (p. 30) sont les idées forces énoncées
dès l’introduction. L’ouvrage se présente
en trois parties.
La première partie « Sujets de sexe/genre/désir
» se livre à une « généalogie »
au sens nietzschéen de la notion de genre, pour en conclure
que « le pouvoir juridique « produit » incontestablement
ce qu’il prétend simplement représenter »
(p. 61). Il n’y aurait donc pas de « sujet » avant
la loi en matière de genre. On confond l’effet et la
cause, et c’est la loi qui a inventé le genre, ce en
quoi on peut parler de valeur performative du langage (le signifiant
créerait le signifié plus que le signifié engendrerait
son signifiant). La grammaire nous habitue à considérer
l’homme comme « la personne universelle », et
la femme comme « le seul genre à être marqué
» selon des théoriciennes féministes (p. 73).
Le mot « phallogocentrisme », souvent utilisé,
« est le nom donné au projet de faire disparaître
le féminin et de prendre sa place » (p. 78), sans qu’on
sache si c’est un néologisme de l’auteure. On
trouve à la page 81 un éclairant éloge de la
nécessité des divergences dans le processus de coalition
politique, pour éviter de reproduire un processus d’appropriation
du pouvoir. Ceci est à considérer comme une critique
du féminisme de dénonciation : « l’«
unité » de la catégorie « femme »
n’est ni postulée ni désirée »
(p. 82). L’idéal du genre sera donc « un assemblage
ouvert [...] sans [...] finalité normative qui clôt
les définitions » (p. 83). L’idée de subversion
naît quand Butler remarque : « Le gai ou la lesbienne
est donc à l’hétérosexuel.le non pas
ce que la copie est à l’original, mais plutôt
ce que la copie est à la copie (p. 107). (La traductrice
utilise ce procédé des points pour signaliser les
accords de genre).
La seconde partie : « Prohibition, psychanalyse et production
de la matrice hétérosexuelle » critique, à
partir de nombreux textes, « le cadre de référence
binaire tant pour le sexe que pour le genre », en tant que
« fictions régulatrices » permettant «
la domination masculine et l’hétérosexisme »
(p. 110). Butler critique notamment la notion de Freud puis Lévi-Strauss,
de « tabou de l’inceste hétérosexuel entre
le fils et la mère » (p. 125), et entre dans des arguties
interminables sur les textes de Jacques Lacan, la théorie
du deuil de Freud, et autres productions de psychanalystes qui participent
de l’hétérosexualité obligatoire.
La troisième partie : « Actes corporels subversifs
» donne moins qu’elle ne promet, mais lance au moins
des pistes. Il s’agit d’ailleurs d’un article
encore plus pointu que les autres, publié en revue. On y
trouvera une indigeste critique de textes eux-mêmes fumeux
de Julia Kristeva sur le langage poétique, qu’il conviendrait
plutôt d’oublier. Les développements sur le texte
de Herculine Harbin dite Alexina B et la préface de Michel
Foucault à l’édition anglaise, sont plus intéressants.
En gros, à Foucault aurait échappé que le discours
d’Herculine est lui-même largement informé par
ce que Pierre Bourdieu nomme habitus romantique. Les développements
consacrés à la recherche en biologie moléculaire
me laissent dubitatif. Butler reproche au Dr Page de « décrire
les corps en fonction de deux et seulement deux sexes » (p.
220). L’existence d’hermaphrodites qu’on appelle
dorénavant « intersexe » remettrait en cause
l’existence de deux sexes biologiques, si je comprends bien
ce que suggère Butler. Pour ma part, j’en reste à
croire que l’existence de moutons à cinq pattes et
d’unijambistes ne remet pas en cause la classification des
mammifères en bipèdes et quadrupèdes. Ce qui
est contestable est de transformer cette classification scientifique
en classes sociales enfermantes dont sont exclus de fait les «
monstres » ; et à ce titre, les intersexes sont à
considérer comme discriminés au même titre que
les nains ou les utilisateurs de fauteuils roulants. Il n’y
a pas à créer des ascenseurs spécifiques pour
nains, mais à adapter les ascenseurs pour tous les utilisateurs
! Ce qu’il faudrait critiquer selon moi, ce n’est pas
que la nature soit binaire, mais que certains humains s’empêchent
et veuillent empêcher les autres d’user de la capacité
que la nature nous a donnée de jouer avec elle ! Les développements
consacrés aux écrits de Monique Wittig donnent envie
de découvrir cette polémiste lesbienne radicale qui
voulait balayer l’ordre hétérosexuel. Cela fait
sourire aujourd’hui, mais à l’époque (dans
les années 60 à 80), ce discours provocateur était
indispensable. Quand Butler écrit : « la disjonction
radicale que fait Wittig entre hétérosexuel et homosexuel
reproduit le genre de binarité disjonctive qu’elle-même
définit comme le geste philosophique de division caractéristique
de la pensée straight »(p. 239), on pourrait lui suggérer,
quinze ans après, de subvertir cette disjonction par une
autre plus subversive, car mouvante, entre altersexuel et orthosexuel.
C’est à ce stade qu’arrive une partie qu’on
aurait aimée plus développée, consacrée
à la subversion en acte, mais sans doute ce développement
eût-il fait sortir ce texte de la disjonction philosophie
/ littérature ! La proposition est simple, subvertir la notion
de femme et d’homme par la parodie : « on éclate
de rire en réalisant que l’original était de
tout temps une imitation » (p. 262). Terminons sur cette citation
de la conclusion : « Déconstruire l’identité
n’implique pas de déconstruire la politique mais plutôt
d’établir la nature politique des termes mêmes
dans lesquels la question de l’identité est posée
» (p. 275).
HomoEdu 2005 / altersexualite.com 2007
Origine : http://www.altersexualite.com/spip.php?article21
Le site de Lionel Labosse
http://www.altersexualite.com/spip.php?article2
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