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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2005/02/TESTART/11895
De choix cruciaux (génétique, technologies, énergie,
etc.) sont souvent effectués sur les conseils d’experts
« objectifs », sans consultation des populations, y compris
les premières concernées. Ainsi grandit le décalage
entre les aspirations populaires et les options des gouvernants, influencés
par les lobbies économiques. Pourtant, des expériences
de démocratie participative révèlent qu’une
« expertise citoyenne » est possible.
Parmi les dix personnalités préférées
des Français, on dénombre deux sportifs, deux chanteurs
de variétés et deux acteurs de cinéma (1).
Mais aucun homme politique, aucun syndicaliste, aucun écrivain
ou chercheur, aucun « intellectuel » ou porteur de projet.
Chacun connaît ce scandale, répété au
fil des sondages, mais personne n’ose le prendre en compte
pour évaluer ce qu’est la démocratie. On fait
mine de croire que « le pire des systèmes, à
l’exclusion de tous les autres », doit être celui-là,
qui consacre l’aliénation ou les fantasmes du plus
grand nombre. On prétend que le sentiment brut de la majorité
est de valeur incomparable puisque – Aristote le disait déjà
– « la volonté du plus grand nombre a force de
loi ».
Pourtant, les gouvernants se gardent bien de proposer au choix
majori- taire des options importantes, quand les sondages leur laissent
présager des résultats inacceptables pour la morale
(peine capitale) ou pour les lobbies économiques (organismes
génétiquement modifiés). Le pouvoir se réclame
ainsi d’un système politique dont il tire sa légitimité,
mais dont il limite l’usage au jeu politicien.
Dans un article publié dans ces colonnes, José Saramago
s’interrogeait sur les mécanismes de délégation
par lesquels l’électeur renonce à son action
politique personnelle jusqu’aux élections suivantes,
et il proposait de « remettre en cause la démocratie
dans tous les débats (2) ». Il est peu vraisemblable,
comme on l’a longtemps cru, que l’augmentation moyenne
de l’« instruction » suffise à produire
une conscience humaniste : les classes d’âge comptant
une majorité de bacheliers ne semblent pas effectuer des
choix fondamentalement différents de ceux de la société
traditionnelle.
Par ailleurs, les développements rapides et souvent irréversibles
de la technoscience placent les décideurs devant des choix
cruciaux qui affecteront les générations futures.
Les élus subissent les pressions du marché, mais,
le plus souvent, sans disposer des compétences nécessaires
pour y faire face lorsqu’il s’agit de décider
de la diffusion de nouvelles technologies. De simples citoyens,
en particulier dans le mouvement associatif, sont parfois bien mieux
informés que les responsables politiques.
L’expertise des citoyens militants doit cependant demeurer
à sa place, symétrique de celle des experts officiels,
même si ces derniers se trouvent presque toujours dans des
situations de conflit d’intérêts avec le monde
de l’industrie. Il convient aussi de se méfier de «
l’idéologie de l’expertise et de la compétence
qui a pour fonction d’écarter les aspirations des citoyens
en en valorisant certains (...) issus des mêmes milieux sociaux,
qui se cooptent sans jamais être responsables vis-à-vis
de leur peuple (3) ». Il est donc grand temps d’inventer
de nouvelles pratiques, en particulier pour tenter de remédier
aux carences de la démocratie représentative par des
formes plus participatives. On en voit déjà de nombreux
exemples.
Loin des mascarades organisées
Ainsi, les habitants d’une région peuvent de plus
en plus souvent exprimer leurs besoins collectifs, par exemple à
l’occasion d’enquêtes publiques, via des comités
locaux d’information et/ou de consultation. En ce qui concerne
les enjeux nationaux, on aura plutôt recours à des
groupes d’experts (comités dits « de sages »),
à des panels de personnes directement concernées (groupes
de discussion), voire non impliquées (conférences
de citoyens). Pour échapper à l’accusation d’être
purement et simplement opportuniste, ces expériences doivent,
par les opinions qu’elles permettent de recueillir, servir
à l’élaboration des politiques publiques. C’est
loin d’être toujours le cas, l’exemple le plus
choquant étant sans doute celui des plantes génétiquement
modifiées (PGM).
La culture des PGM en plein champ, donc en milieu non confiné,
a été successivement condamnée, en France,
par une conférence de citoyens (1998), par le « Comité
des quatre sages » (2002), par diverses consultations du public
(2003-2004) et par les résultats de nombreuses enquêtes
d’opinion. Les courriers électroniques – procédé
démocratiquement contestable – sollicités par
les ministres de l’agriculture, de l’écologie
et de la recherche ont été hostiles à plus
de 90 % aux essais de PGM en milieu non confiné. Les organisateurs
de ces mascarades en concluent cependant... qu’il faut poursuivre
ces essais ! La Commission européenne n’est pas en
reste : le 19 mai 2004, elle a levé le moratoire sur les
importations de PGM malgré les résultats itératifs
des enquêtes d’opinion (plus de 70 % d’opposants
à ces cultures en Europe) et sans tenir aucun compte des
réponses à sa fallacieuse invitation, rédigée
en anglais, à faire connaître son opinion par courrier
électronique (« Submit a comment by e-mail... »).
Des expériences, menées surtout en Europe depuis
une vingtaine d’années, ont permis de faire élaborer
par des profanes des propositions pour gérer des situations
d’incertitude, le plus souvent en rapport avec de nouvelles
technologies (PGM, choix énergétiques, procréation
assistée, antennes-relais...). Pour de telles délibérations,
où l’émission d’un jugement éclairé
implique une formation préalable suffisante, la démocratie
dite « participative » ne peut pas impliquer l’ensemble
des citoyens. Lors d’une des formes de « démocratie
dialogique (4) » les plus prometteuses – la conférence
de citoyens (5) –, le groupe, bien que constitué d’un
nombre réduit de personnes (une quinzaine), peut être
assez représentatif de la diversité de la population
: des quotas par catégories (âge, sexe, profession,
choix politique, région) sont appliqués sur un échantillon
plus large de quelques dizaines de personnes volontaires pressenties
au hasard. Le but de cette procédure est d’obtenir
un avis censé être celui de l’ensemble de la
population si l’on pouvait préalablement lui donner
les moyens d’un jugement éclairé, ce qui ne
sera matériellement jamais possible.
Il ne s’agit pas seulement d’instruire un dossier technique,
mais de mettre le panel de citoyens en condition de comprendre,
d’échanger et d’agir en responsabilité.
L’émulation créée est manifeste, comme
l’ont noté des observateurs à propos de la réunion
de clôture de la conférence sur l’usage des organismes
génétiquement modifiés (OGM), au cours de laquelle
le panel a livré ses conclusions à la presse : «
La tranquille pertinence avec laquelle chacun réussit à
affronter les questions crée une atmosphère de fierté
modeste et d’honnêteté partagée qui est
ressentie par de nombreux participants, journalistes compris, avec
une réelle émotion (6). » Ce panel de citoyens
doit être mandaté sur un objectif précis ; il
doit recevoir toutes les informations utiles à son jugement,
sans dissimulation des incertitudes ni des thèses contradictoires.
Son travail, aidé par un psychosociologue, doit se dérouler
à l’abri de possibles manipulations (d’où
l’anonymat des participants jusqu’au terme de leur mission),
et le panel sera ensuite dissous afin d’éviter la constitution
d’un corps d’« experts profanes ».
La nature des informations apportées aux citoyens qui s’impliquent
dans cette expérience constitue un des points importants.
Pour garantir leur objectivité, la meilleure formule paraît
être de constituer un comité de pilotage comprenant,
outre des gestionnaires du processus connaissant bien son fonctionnement,
des experts aux avis diversifiés, voire contradictoires.
Ce comité construit alors consensuellement le programme de
formation (thèmes traités, documents proposés,
identité des formateurs). Le mouvement associatif trouve
ainsi sa place aussi bien au sein du comité de pilotage que
parmi les formateurs, apportant ainsi une contre-expertise souvent
opposée à celle de la plupart des experts institutionnels.
De telles expériences ont montré que, d’une
part, tout citoyen acceptant de participer se révèle
compétent, puisque capable d’apprendre, de comprendre,
d’analyser et de formuler un jugement motivé ; d’autre
part, que seule une minorité parmi les personnes sollicitées
(environ une sur trois) en accepte les servitudes, la plus contraignante
étant de consacrer plusieurs week-ends à s’informer,
discuter, interroger, donner son avis de façon anonyme et
non rétribuée.
Nous faisons l’hypothèse que ces deux constatations
permettent d’envisager un authentique fonctionnement démocratique.
Pourquoi ne pas convenir que la démocratie est le système
qui fait correspondre la politique avec les choix majoritaires des
citoyens acceptant d’apprendre et de comprendre, le processus
étant ouvert à tous ? Il faut en finir avec cette
conception magique de la démocratie qui laisse croire que
quiconque peut avoir une opinion pertinente sur un sujet complexe
sans s’être préalablement donné les moyens
de la fonder. Quand la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen stipule que « la loi est l’expression
de la volonté générale », elle postule
que cette expression résulte d’une construction volontaire
à partir d’un travail politique réalisé
par les citoyens.
Ces propositions risquent d’être taxées d’élitisme,
au motif que le peuple étant constitué de l’ensemble
des citoyens, il ne saurait être question d’en exclure
une partie... C’est l’évidence, mais l’abstention
croissante lors des consultations électorales ne témoigne-elle
pas de l’exclusion, que l’on prétend volontaire,
de 30 %, 50 %, voire davantage, des personnes conviées à
voter ? L’important est de ne pas désigner et figer
une fois pour toutes une fraction de la population en marge de la
société, et une autre fraction chargée de la
société. De la même façon que tous les
citoyens sont appelés aux urnes, tous peuvent être
désignés, de façon aléatoire, pour débattre
et donner leur avis à l’occasion d’une conférence
de citoyens. Si, en raison des contraintes importantes de cette
procédure, la proportion des démissionnaires y est
comparable aux taux records d’abstentionnistes lors des élections,
il se pourrait néanmoins que certains de ces abstentionnistes
soient mieux motivés pour participer à une telle expérience
que pour se rendre au bureau de vote.
La démocratie délibérative ne consiste pas
à organiser une confrontation entre le Parlement des élus
et un autre Parlement composé de citoyens tirés au
sort. D’abord, parce que le forum citoyen disparaît
dès qu’il a donné son avis sur le problème
qui avait provoqué sa création, et que d’autres
citoyens, tout aussi profanes, donneront leur sentiment sur d’autres
problèmes (ou le redonneront sur le même, si nécessaire).
Ensuite, nul n’envisage que la loi soit écrite par
ces personnes anonymes et dépourvues de mandat électif.
Il ne s’agit pas ici de magnifier la fonction parlementaire,
en supposant qu’elle conduit nécessairement au bien
commun, mais de poser que tout engagement politique exige une signature,
en l’occurrence celle de la représentation nationale.
Des dispositions législatives sur les conférences
de citoyens (nécessitant la définition précise
de leur protocole et le contrôle de leur fonctionnement) devraient
incorporer l’obligation, pour les élus, de se saisir
de leurs conclusions et de rendre publiques les suites qui leur
seraient données.
Des expériences révolutionnaires
Tout autant que les pratiques de délégation, celles
de participation peuvent être étendues au-delà
d’une région ou d’un pays, et concerner la planète
entière. Cela revient à dire que l’appréciation
des menaces globales (changements climatiques, risques environnementaux,
éthique du vivant) n’est pas du ressort exclusif des
experts, et que des organisations internationales pourraient encadrer
des procédures de démocratie délibérative
mondialisée.
Ces pistes, encore expérimentales, sont révolutionnaires,
car elles dessinent les contours d’une autre démocratie
qui reconnaîtrait la légitimité du jugement
éclairé d’un panel responsable et l’équité
des procédures dialogiques. Car « une mesure équitable
est une mesure prise en suivant des procédures qui fabriquent
chez tous les protagonistes la conviction qu’elle est équitable
(7) ». Ces procédures sont évidemment nécessaires
pour gérer les enjeux complexes des nouvelles technologies
(8), mais elles apporteraient également beaucoup à
la résolution de conflits éthiques ou politiques (9).
Prenons l’exemple de l’abolition de la peine de mort
en France en 1981. L’engagement du ministre de la justice,
M. Robert Badinter, qui permit de mettre fin à cette barbarie,
constitue un cas de « démocratie représentative
abusive » : une décision importante prise sans mandat
spécifique. C’est à une conclusion inverse qu’aurait
vraisemblablement abouti le recours à la « démocratie
participative abusive » par un référendum conduisant
à un « choix » impulsif, plutôt que profondément
réfléchi. En revanche, tous ceux qui ont fréquenté
des conférences de citoyens savent qu’une telle démarche,
appliquée à la question de la peine capitale, aurait
débouché sur la position du garde des sceaux. La responsabilité
des personnes impliquées (des « supercitoyens »
volontaires) et les circonstances de leur réflexion (solennité,
approfondissement du thème, échanges d’arguments,
émulation) mettent en effet au jour, chez la plupart des
participants, ces qualités humaines essentielles que sont
l’intelligence, la conscience morale et l’altruisme.
Jacques Testart
Biologiste de la procréation, directeur de recherche à
l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale (Inserm) et président d’Inf’OGM.
Auteur (avec Christian Godin) de Au bazar du vivant, Seuil, coll.
« Point- Virgule », Paris, 2001.
(1) Sondage IFOP - Journal du dimanche, 25 juillet 2004.
(2) José Saramago, « Que reste-t-il de la démocratie
? », Le Monde diplomatique, août 2004.
(3) André Bellon et Anne-Cécile Robert, Le Peuple
inattendu, Syllepse, Paris, 2003.
(4) Lire Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir
dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique,
Seuil, Paris, 2001.
(5) Ces procédures sont nommées « conférences
de consensus » au Danemark, où elles ont été
lancées dans les années 1980 et où elles sont
relativement institutionnalisées. Consulter le site américain
du Loka Institute et celui de l’association Fondation sciences
citoyennes.
(6) Daniel Boy, Dominique Donnet-Kamel et Philippe Roqueplo, «
Un exemple de démocratie délibérative : la
conférence de citoyens sur l’usage des OGM en agriculture
et dans l’alimentation », Revue française de
science politique, 50 (4-5), 779 809, 2000.
(7) Agir dans un monde incertain, op.cit.
(8) Suzanne de Cheveigné, Daniel Boy et Jean-Christophe
Galloux, Les Biotechnologies en débat. Pour une démocratie
scientifique, Balland, Paris, 2002.
(9) « Conférences de citoyens : les vertus du débat
public », Transversales Science Culture, 2e trimestre 2002.
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