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Jouissance et lutte & "Capitalism under fire" de William Pfaff

Origine : Message Internet
Date: 10 Avril 2006
Objet: [multitudes-infos] Jouissance de la lutte

Une personne (p4) m'a envoyé le texte qui suit :

* Jouissance et lutte. *

Ces deux mots devraient suffire à répondre aux mauvaises questions : Qui a gagné ? S’agit-il d’une victoire ? Mauvaises questions car jouir et lutter collectivement est toujours une victoire.

On dira que la question ne doit pas encore se poser puisque le mouvement n’est pas fini. Certaines facs, certains étudiants et certains lycéens vont sans doute continuer la mobilisation en exigeant le retrait de la loi sur l'égalité des chances et le retrait du CNE. Au moins cette semaine. Après, il y a peu de chance que le mouvement perdure même s’il faut continuer à le soutenir et y participer tant qu’il dure. Quelle que soit l’issue de cette fin de mouvement, l’enjeu actuel est de construire sa fin, comme une /victoire/ /symbolique/ et /politique/ réelle c’est-à-dire de rendre cette victoire visible et lisible, avec l’idée qu’elle aura en partie le sens que nous lui donnerons.

Il y a bien sûr un piège à dire comme beaucoup, c’est fini, on a gagné sur le CPE, que tout rentre dans l’ordre. Mais c’est également un piège que de ne pas engranger les bénéfices de cette lutte et de ne pas s’en réjouir.

On aurait de bonnes raisons d’être amer et défaitiste. Si l’article 8 de la loi sur l’égalité des chances est retiré, l’ensemble de la loi demeure avec ses crapuleries (légalisation du travail de nuit pour les apprentis, diminution de l’âge légal de l’apprentissage). On connaît la manœuvre : on élabore un projet de loi, la mobilisation monte et conteste principalement un point précis, on le retire, le reste passe.
Sans parler du CNE. Et des espoirs de grève générale. Sans parler du reste.

Mais ce pessimisme pêche par naïveté. Qui croit sérieusement qu’obtenir le retrait sur la loi sur l’égalité des chances va changer durablement et profondément la logique de précarisation, de soumission des travailleurs aux exigences du capital ? L’enjeu de cette lutte était bien de s’opposer à cette logique de précarisation mais son intérêt principal réside dans les /effets/ politiques de cette lutte.

Voilà ce que nous avons gagné : des milliers de lycéens et d’étudiants ont fait l’expérience politique de cette lutte, ont fait leurs classes.

Pêle-mêle : Ils ont découvert qu’il y avait de la jouissance à agir collectivement et politiquement.

Ils ont subi ou observé la violence répressive et policière.

Ils ont parfois compris les limites syndicales (quand les syndicats ont pris le risque du pourrissement en laissant passer 12 jours entre la manifestation du samedi 18 mars et celle du mardi 28 mars).

Ils ont appris que c’est par leur force et leur détermination que le mouvement s’est amplifié en organisant des AG, blocages de lycées, de facs, d’axes routiers, etc. et en forçant les salariés à les suivre.

Ils ont fait l’expérience de l’illégalité et ont vu que ce qu’il était permis de faire (entasser des poubelles devant son lycée) dépendait largement du rapport de force.

Ils ont constaté que la violence urbaine qui s’était manifesté en Octobre Novembre dans les cités n’avait pas disparu du fait de son occultation ; ils ont parfois saisi qu’elle était liée à une violence sociale, politique et économique. Ils ont parfois appris à prendre de la distance avec la condamnation morale des « mauvais casseurs » ; à distinguer différentes formes de violence et ils ont souvent été fascinés par le fait de voir ou de constater qu’on pouvait lancer un caillou sur un policier ; la diversité de l’origine sociale des interpellés l’atteste.

Ils ont saisi la façon dont les médias pratiquent la désinformation de masse.

Ils ont vérifié que la mobilisation ne sert pas à rien puisqu’ils ont obtenu le retrait du CPE ; on peut donc mener des petites batailles et remporter des petites victoires. Ce sont de telles batailles qui donnent envie de lutter et de s’organiser par la suite, ce sont fondamentalement des victoires sur le fatalisme et le sentiment d’impuissance politique.

Ils ont brisé la logique de défaite dans laquelle nous sommes inscrits depuis 1996 (Rappel : 1994, retrait du CIP ; 1995, retrait du plan Juppé ; 1996 : retrait du certificat d’hébergement pour les immigrés). Cette victoire comptera dans les batailles à venir.

Ils ont appris que les lois sont bien le résultat d’un rapport de force et que celles qui ont été faites peuvent être défaites.

Et ils ont vu le gouvernement bredouiller, bafouiller, bégayer : un gouvernement qui nous dit qu’on ne peut retirer une loi votée, un président qui promulgue une loi et demande sa non-application, et qui annonce finalement le retrait du CPE en jouant sur les mots.

Ils ont désacralisé les hommes politiques : quand la multitude s’exprime autrement que par le vote encadré, ils doutent de leur capacité à gouverner.

Bref, ils ont pris conscience de leur force et confiance dans la lutte.
C’est à n’en pas douter un gain politique de taille.

m u l t i t u d e s - i n f o s
Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes"


Dans la même veine, une analyse du Herald Tribune...
Transmis par Nelly

"Capitalism under fire"
William Pfaff
International Herald Tribune, Paris, 30 mars 2006.

Les manifestations d'étudiants, de salariés et d'aspirants-salariés, suivis par la Gauche française et les syndicats qui ont pris le train en marche, constituent une forme de révolte spontanée contre quelque chose dont je soupçonne que peu de ceux qui y participent ont pris la pleine mesure.
Le but du mouvement est, ostensiblement, l'obtention du retrait d'un détail secondaire de la politique de l'emploi du gouvernement français, mais il a acquis une signification radicalement différente.

Les foules qui descendent dans la rue remettent en question un certain type d'économie capitaliste qu'une grande partie, voire une majorité de la société française considère comme une menace pour la norme nationale en matière de justice et par-dessus tout pour l'« égalité » - ce concept radical que la France est pratiquement le seul pays à ériger en cause nationale, la valeur centrale de sa devise républicaine « liberté, égalité, fraternité ».
Il est certain que le Premier ministre Dominique de Villepin était loin de se douter des conséquences lorsqu'il a introduit ce qui lui apparaissait comme une initiative pour l'emploi, modeste mais constructive, dont le but était d'alléger les difficultés structurelles qui pesaient sur la création d'emplois.
Il a soulevé par inadvertance ce que de nombreux Français perçoivent comme une question fondamentale concernant l'avenir de leur nation, tout comme il y a deux ans ils ont perçu, au delà du référendum sur la constitution européenne, des questions dérangeantes sur la nature de l'Union Européenne de demain et le type de capitalisme qui prévaudra à l'avenir en Europe.

Ils ne sont pas les seuls à s'en inquiéter. Un débat similaire, concernant les « modèles » de capitalisme se poursuit de façon persistante en Allemagne, qui est désormais le théâtre de troubles sociaux ainsi qu'au sein même de la Commission Européenne, qui depuis l'élargissement de l'Union à 25 s'est éloignée du traditionnel modèle « social » européen. Même l'Angleterre, mardi dernier, a vu se dérouler la plus importante grève depuis les années 1920 - pour défendre les retraites.

Les Français, bien entendu, sont opposés au/ « capitalisme sauvage »/ [1] depuis le jour où cette bête brute a commencé à hanter la Grande-Bretagne et ses fabriques diaboliques au XIXe siècle avant de traverser l'Atlantique pour se trouver une nouvelle tanière.

Un récent sondage d'opinion sur le système de libre entreprise et de libre concurrence montre que 74% des Chinois déclarent penser que c'est le meilleur de tous les systèmes économiques, contre seulement 36% des Français, suivis de près par les Allemands.

La question essentielle est celle-ci : de quel capitalisme s'agit-il ? Depuis les années 1970, deux changements radicaux ont affecté le modèle dominant (américain) de capitalisme : Premièrement, la version du capitalisme d'actionnaires, revue et corrigée par le New Deal (aux États-Unis), qui avait cours en Occident depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale a été remplacé par un nouveau type d'entreprises, dont le but et la responsabilités ont changé.

D'après l'ancien modèle, les entreprises avaient le devoir de garantir le bien-être de leurs employés, de même qu'elles avaient des devoirs vis-à-vis de la société (dont elles s'acquittaient principalement, mais pas exclusivement ; sous forme de charges et d' impôts).

Ce mod??le a été remplacé par un autre, selon lequel les chefs d'entreprise doivent créer de la « valeur » à court terme pour les actionnaires, ce que mesurent les cotations en bourses et les dividendes.

Cette politique a eu comme résultat concret une pression constante visant à réduire les salaires et les avantages sociaux des travailleurs (ce qui a conduit parfois à des vols de retraite et autres délits graves), et l'émergence d'un lobbying politique et de campagnes en faveur de l'allègement des charges des entreprises et de leurs contributions aux finances nationales et à l'intérêt public.

En résumé, le système des pays développés a été remanié depuis les années 1960, enlevant aux travailleurs et au financement de l'État des ressources qui vont maintenant aux actionnaires et aux dirigeants des entreprises.

Bien que cette réflexion puisse être perçue comme incendiaire, elle m'apparaît comme une simple constatation. On reproche aujourd'hui aux Européens qui résistent aux « réformes » d'empêcher, par leurs choix politiques, les chefs d'entreprise de délocaliser les emplois et d'en réduire le nombre, afin de « valoriser » l'entreprise. (Récemment, l'International Herald Tribune titrait : « Wall Street applaudit la fusion annoncée d'AT&T et de Bellsouth. 10 000 emplois seront supprimés »).

J'ai baptisé ce phénomène « capitalisme de PDG. » puisque les chefs d'entreprise exercent un contrôle effectif sur leurs directoires et sont également les principaux bénéficiaires du système, soumis à la seule critique des conseillers en investissements financiers, qui s'intéressent aux moyens d'augmenter les dividendes et non à la défense des travailleurs ou à celle de l'intérêt public. (John Bogle, le conseiller en investissements bien connu désormais à la retraite a récemment repris mon argument à son compte dans son livre, /The Battle for the Soul of Capitalism/ (« La lutte pour l'âme du capitalisme ») Deuxièmement, la mondialisation, dont une des conséquences primordiales a été de faire entrer les travailleurs des sociétés développées en compétition avec ceux des pays les plus pauvres du monde, a amené des changements radicaux.

Je ne vais pas m'avancer plus loin sur ce terrain, qui est, je m'en rends bien compte, extrêmement complexe ; je me contenterai de citer l'économiste classique David Ricardo et sa « loi d'airain des salaires », qui veut que lorsqu'il existe une compétition salariale et que les ressources humaines sont illimitées, les salaires baissent à un niveau situé juste au dessus de la simple survie.

Jamais auparavant les ressources humaines n'avaient été en quantité illimitée. Elles le sont désormais grâce à la mondialisation - et ce n'est qu'un début.

Il me semble que ces troubles sociaux en Europe soulignent l'incompréhension dont font preuve les politiques et les chefs d'entreprise face aux conséquences humaines d'un capitalisme qui considère les travailleurs comme une matière première et qui élargit au monde entier la concurrence des prix de cette matière première.

Dans une perspective à plus long terme, les conséquences politiques de cet état de faits iront peut-être plus loin que ne le soupçonnent les étudiants français, pourtant politisés. Leur prise de position qui peut sembler rétrograde ou même luddite [2] pourrait s'avérer prophétique.

William Pfaff

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