Origine : Message Internet
Date: 10 Avril 2006
Objet: [multitudes-infos] Jouissance de la lutte
Une personne (p4) m'a envoyé le texte qui suit :
* Jouissance et lutte. *
Ces deux mots devraient suffire à répondre aux mauvaises
questions : Qui a gagné ? S’agit-il d’une victoire
? Mauvaises questions car jouir et lutter collectivement est toujours
une victoire.
On dira que la question ne doit pas encore se poser puisque le
mouvement n’est pas fini. Certaines facs, certains étudiants
et certains lycéens vont sans doute continuer la mobilisation
en exigeant le retrait de la loi sur l'égalité des
chances et le retrait du CNE. Au moins cette semaine. Après,
il y a peu de chance que le mouvement perdure même s’il
faut continuer à le soutenir et y participer tant qu’il
dure. Quelle que soit l’issue de cette fin de mouvement, l’enjeu
actuel est de construire sa fin, comme une /victoire/ /symbolique/
et /politique/ réelle c’est-à-dire de rendre
cette victoire visible et lisible, avec l’idée qu’elle
aura en partie le sens que nous lui donnerons.
Il y a bien sûr un piège à dire comme beaucoup,
c’est fini, on a gagné sur le CPE, que tout rentre
dans l’ordre. Mais c’est également un piège
que de ne pas engranger les bénéfices de cette lutte
et de ne pas s’en réjouir.
On aurait de bonnes raisons d’être amer et défaitiste.
Si l’article 8 de la loi sur l’égalité
des chances est retiré, l’ensemble de la loi demeure
avec ses crapuleries (légalisation du travail de nuit pour
les apprentis, diminution de l’âge légal de l’apprentissage).
On connaît la manœuvre : on élabore un projet
de loi, la mobilisation monte et conteste principalement un point
précis, on le retire, le reste passe.
Sans parler du CNE. Et des espoirs de grève générale.
Sans parler du reste.
Mais ce pessimisme pêche par naïveté. Qui croit
sérieusement qu’obtenir le retrait sur la loi sur l’égalité
des chances va changer durablement et profondément la logique
de précarisation, de soumission des travailleurs aux exigences
du capital ? L’enjeu de cette lutte était bien de s’opposer
à cette logique de précarisation mais son intérêt
principal réside dans les /effets/ politiques de cette lutte.
Voilà ce que nous avons gagné : des milliers de lycéens
et d’étudiants ont fait l’expérience politique
de cette lutte, ont fait leurs classes.
Pêle-mêle : Ils ont découvert qu’il y
avait de la jouissance à agir collectivement et politiquement.
Ils ont subi ou observé la violence répressive et
policière.
Ils ont parfois compris les limites syndicales (quand les syndicats
ont pris le risque du pourrissement en laissant passer 12 jours
entre la manifestation du samedi 18 mars et celle du mardi 28 mars).
Ils ont appris que c’est par leur force et leur détermination
que le mouvement s’est amplifié en organisant des AG,
blocages de lycées, de facs, d’axes routiers, etc.
et en forçant les salariés à les suivre.
Ils ont fait l’expérience de l’illégalité
et ont vu que ce qu’il était permis de faire (entasser
des poubelles devant son lycée) dépendait largement
du rapport de force.
Ils ont constaté que la violence urbaine qui s’était
manifesté en Octobre Novembre dans les cités n’avait
pas disparu du fait de son occultation ; ils ont parfois saisi qu’elle
était liée à une violence sociale, politique
et économique. Ils ont parfois appris à prendre de
la distance avec la condamnation morale des « mauvais casseurs
» ; à distinguer différentes formes de violence
et ils ont souvent été fascinés par le fait
de voir ou de constater qu’on pouvait lancer un caillou sur
un policier ; la diversité de l’origine sociale des
interpellés l’atteste.
Ils ont saisi la façon dont les médias pratiquent
la désinformation de masse.
Ils ont vérifié que la mobilisation ne sert pas à
rien puisqu’ils ont obtenu le retrait du CPE ; on peut donc
mener des petites batailles et remporter des petites victoires.
Ce sont de telles batailles qui donnent envie de lutter et de s’organiser
par la suite, ce sont fondamentalement des victoires sur le fatalisme
et le sentiment d’impuissance politique.
Ils ont brisé la logique de défaite dans laquelle
nous sommes inscrits depuis 1996 (Rappel : 1994, retrait du CIP
; 1995, retrait du plan Juppé ; 1996 : retrait du certificat
d’hébergement pour les immigrés). Cette victoire
comptera dans les batailles à venir.
Ils ont appris que les lois sont bien le résultat d’un
rapport de force et que celles qui ont été faites
peuvent être défaites.
Et ils ont vu le gouvernement bredouiller, bafouiller, bégayer
: un gouvernement qui nous dit qu’on ne peut retirer une loi
votée, un président qui promulgue une loi et demande
sa non-application, et qui annonce finalement le retrait du CPE
en jouant sur les mots.
Ils ont désacralisé les hommes politiques : quand
la multitude s’exprime autrement que par le vote encadré,
ils doutent de leur capacité à gouverner.
Bref, ils ont pris conscience de leur force et confiance dans la
lutte.
C’est à n’en pas douter un gain politique de
taille.
m u l t i t u d e s - i n f o s
Liste transnationale des lecteurs de "Multitudes"
Dans la même veine, une analyse du Herald Tribune...
Transmis par Nelly
"Capitalism under fire"
William Pfaff
International Herald Tribune, Paris, 30 mars 2006.
Les manifestations d'étudiants, de salariés et d'aspirants-salariés,
suivis par la Gauche française et les syndicats qui ont pris
le train en marche, constituent une forme de révolte spontanée
contre quelque chose dont je soupçonne que peu de ceux qui
y participent ont pris la pleine mesure.
Le but du mouvement est, ostensiblement, l'obtention du retrait
d'un détail secondaire de la politique de l'emploi du gouvernement
français, mais il a acquis une signification radicalement
différente.
Les foules qui descendent dans la rue remettent en question un certain
type d'économie capitaliste qu'une grande partie, voire une
majorité de la société française considère
comme une menace pour la norme nationale en matière de justice
et par-dessus tout pour l'« égalité »
- ce concept radical que la France est pratiquement le seul pays
à ériger en cause nationale, la valeur centrale de
sa devise républicaine « liberté, égalité,
fraternité ».
Il est certain que le Premier ministre Dominique de Villepin était
loin de se douter des conséquences lorsqu'il a introduit
ce qui lui apparaissait comme une initiative pour l'emploi, modeste
mais constructive, dont le but était d'alléger les
difficultés structurelles qui pesaient sur la création
d'emplois.
Il a soulevé par inadvertance ce que de nombreux Français
perçoivent comme une question fondamentale concernant l'avenir
de leur nation, tout comme il y a deux ans ils ont perçu,
au delà du référendum sur la constitution européenne,
des questions dérangeantes sur la nature de l'Union Européenne
de demain et le type de capitalisme qui prévaudra à
l'avenir en Europe.
Ils ne sont pas les seuls à s'en inquiéter. Un débat
similaire, concernant les « modèles » de capitalisme
se poursuit de façon persistante en Allemagne, qui est désormais
le théâtre de troubles sociaux ainsi qu'au sein même
de la Commission Européenne, qui depuis l'élargissement
de l'Union à 25 s'est éloignée du traditionnel
modèle « social » européen. Même
l'Angleterre, mardi dernier, a vu se dérouler la plus importante
grève depuis les années 1920 - pour défendre
les retraites.
Les Français, bien entendu, sont opposés au/ «
capitalisme sauvage »/ [1] depuis le jour où cette
bête brute a commencé à hanter la Grande-Bretagne
et ses fabriques diaboliques au XIXe siècle avant de traverser
l'Atlantique pour se trouver une nouvelle tanière.
Un récent sondage d'opinion sur le système de libre
entreprise et de libre concurrence montre que 74% des Chinois déclarent
penser que c'est le meilleur de tous les systèmes économiques,
contre seulement 36% des Français, suivis de près
par les Allemands.
La question essentielle est celle-ci : de quel capitalisme s'agit-il
? Depuis les années 1970, deux changements radicaux ont affecté
le modèle dominant (américain) de capitalisme : Premièrement,
la version du capitalisme d'actionnaires, revue et corrigée
par le New Deal (aux États-Unis), qui avait cours en Occident
depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale a été
remplacé par un nouveau type d'entreprises, dont le but et
la responsabilités ont changé.
D'après l'ancien modèle, les entreprises avaient le
devoir de garantir le bien-être de leurs employés,
de même qu'elles avaient des devoirs vis-à-vis de la
société (dont elles s'acquittaient principalement,
mais pas exclusivement ; sous forme de charges et d' impôts).
Ce mod??le a été remplacé par un autre, selon
lequel les chefs d'entreprise doivent créer de la «
valeur » à court terme pour les actionnaires, ce que
mesurent les cotations en bourses et les dividendes.
Cette politique a eu comme résultat concret une pression
constante visant à réduire les salaires et les avantages
sociaux des travailleurs (ce qui a conduit parfois à des
vols de retraite et autres délits graves), et l'émergence
d'un lobbying politique et de campagnes en faveur de l'allègement
des charges des entreprises et de leurs contributions aux finances
nationales et à l'intérêt public.
En résumé, le système des pays développés
a été remanié depuis les années 1960,
enlevant aux travailleurs et au financement de l'État des
ressources qui vont maintenant aux actionnaires et aux dirigeants
des entreprises.
Bien que cette réflexion puisse être perçue
comme incendiaire, elle m'apparaît comme une simple constatation.
On reproche aujourd'hui aux Européens qui résistent
aux « réformes » d'empêcher, par leurs
choix politiques, les chefs d'entreprise de délocaliser les
emplois et d'en réduire le nombre, afin de « valoriser
» l'entreprise. (Récemment, l'International Herald
Tribune titrait : « Wall Street applaudit la fusion annoncée
d'AT&T et de Bellsouth. 10 000 emplois seront supprimés
»).
J'ai baptisé ce phénomène « capitalisme
de PDG. » puisque les chefs d'entreprise exercent un contrôle
effectif sur leurs directoires et sont également les principaux
bénéficiaires du système, soumis à la
seule critique des conseillers en investissements financiers, qui
s'intéressent aux moyens d'augmenter les dividendes et non
à la défense des travailleurs ou à celle de
l'intérêt public. (John Bogle, le conseiller en investissements
bien connu désormais à la retraite a récemment
repris mon argument à son compte dans son livre, /The Battle
for the Soul of Capitalism/ (« La lutte pour l'âme du
capitalisme ») Deuxièmement, la mondialisation, dont
une des conséquences primordiales a été de
faire entrer les travailleurs des sociétés développées
en compétition avec ceux des pays les plus pauvres du monde,
a amené des changements radicaux.
Je ne vais pas m'avancer plus loin sur ce terrain, qui est, je m'en
rends bien compte, extrêmement complexe ; je me contenterai
de citer l'économiste classique David Ricardo et sa «
loi d'airain des salaires », qui veut que lorsqu'il existe
une compétition salariale et que les ressources humaines
sont illimitées, les salaires baissent à un niveau
situé juste au dessus de la simple survie.
Jamais auparavant les ressources humaines n'avaient été
en quantité illimitée. Elles le sont désormais
grâce à la mondialisation - et ce n'est qu'un début.
Il me semble que ces troubles sociaux en Europe soulignent l'incompréhension
dont font preuve les politiques et les chefs d'entreprise face aux
conséquences humaines d'un capitalisme qui considère
les travailleurs comme une matière première et qui
élargit au monde entier la concurrence des prix de cette
matière première.
Dans une perspective à plus long terme, les conséquences
politiques de cet état de faits iront peut-être plus
loin que ne le soupçonnent les étudiants français,
pourtant politisés. Leur prise de position qui peut sembler
rétrograde ou même luddite [2] pourrait s'avérer
prophétique.
William Pfaff
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