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Dans le ressentiment interviennent des forces réactives
qui ont toujours pour rôle de limiter l’action . L’homme
qui s’enferme dans le ressentiment ne cesse de subir. Il subit
sa propre passion négative. Il rumine et s’affaiblit.
Le type humain, qui, dans la société moderne, est
généralement celui qui subit une oppression de telle
manière qu’il s’enferme dans l’attitude
du soumis souffrant(“ on m’opprime, je souffre, j’en
veux au monde entier ”), est une espèce de limier quine
réagit qu’aux traces. Celles-ci sont imprimées
dans a vaste mémoire. Il se souvient de toutes les vexations,
de toutes les brimades, du moindre détail. Il est dans l’incapacité
d’oublier, et le passé l’absorbe, la duplication
des traces que son immense mémoire lui renvoie sans cesse.
L’homme du ressentiment n’en finit pas de réagir.
Il s’en prend à tout objet dont il faut tirer vengeance,
auquel il faut faire payer cette souffrance qui n’en finit
pas. Toute situation vécue lui apparaîtra comme témoignage
et indice de sa propre impuissance et son esprit de vengeance en
sera d’autant plus alimenté. Ce n’est pas la
réalité qu’il regarde. C’est ce qui, dans
cette réalité, ranime les marques mémorisées
de l’infini ressentiment. Dès lors, tout blesse, tout
est outrage, rien ne peut trouver grâce. Le salarié
floué ne verra plus “ son ” patron ou ses collègues.
Il ne verra plus que ce qui le renforce dans sa haine et son souci
de vengeance.
L’homme du ressentiment n’arrive à se débarrasser
de rien , il ne peut plus rien jeter, rien partager. L’homme
du ressentiment est par lui-même un être douloureux
: la sclérose ou le durcissement de sa conscience, la rapidité
avec laquelle toute excitation se fige et se glace en lui, le poids
des souvenirs qui l’envahissent , sont autant de souffrances
cruelles. La souffrance devient elle-même un culte, une raison
de vivre, le seul espace de délectation.
La mémoire des vexations, des échecs, des situations
d’oppression que l’on ressent dans une attitude de victime,
est haineuse en elle-même, par elle-même. Elle est venimeuse
et dépréciative, parce que, comme l’indique
Deleuze, elle s’en prend à un objet (son patron, son
collègue chanceux…) pour compenser sa propre impuissance
à se soustraire aux traces des souvenirs douloureux. C’est
pourquoi la vengeance du ressentiment, qu’elle se réalise
ou non, se déplace dans le symbolique. C’est le monde
entier, la “ société ”, qu’il faut
crier vengeance. Et cette vengeance se rumine à l’infini.
Des idéologies entières peuvent être bâties
pour servir d’exutoire à cette politique du ressentiment.
Le ressentiment est le triomphe du soumis en tant que soumis, une
manière de croire exister, la révolte imaginaire de
ceux qui s’enferment dans cette soumission.
Le plus frappant, dans l’homme du ressentiment, est sa malveillance,
sa formidable capacité dépréciative, sa faculté
à intenter des procès contre autrui. Il faut qu’il
fasse de la souffrance elle-même une chose médiocre,
qu’il récrimine et distribue les torts. Cet homme ne
sait pas et ne veut pas aimer. Mais il veut être aimé
et reconnu. Face à tout ce qu’il est dans l’incapacité
d’entreprendre, enfermé dans une pure réactivité,
il montre une grande susceptibilité. Il estime qu’il
y a toujours quelque chose qui lui est du. Et sa souffrance s’accroît
d’autant plus que la reconnaissance n’apparaît
pas, ou bien, si elle se manifeste, elle ne pourra être que
suspecte. Il considère comme une preuve de méchanceté
notoire qu’on ne l’aime pas, ne l’estime pas.
Ce qu’il veut : être considéré, nourri,
caressé, endormi, qu’on s’occupe enfin de lui.
L’homme du ressentiment est, socialement, l’homme du
bénéfice et du profit, celui que l’on devrait
lui accorder. C’est en ce sens que les soumis, lorsqu’ils
s’enferment dans la soumission, affichent bruyamment une morale.
Ce sont mêmes les plus moralistes d’entre les hommes.
Et cette morale est celle de la reconnaissance et du bénéfice.
Qu’on passe en revue toutes les qualités que la morale
appelle alors “ louables ”, on s’apercevra qu’elles
cachent les exigences et les récriminations d’individus
qui se situent passivement face au monde. L’homme du ressentiment
ne cesse de réclamer les intérêts des actions
qu’il n’entreprend pas. Et il vante les qualités
des actions dont il retire un mesquin bénéfice, bien
qu’elle ne modifie pas sa condition.
La politique du ressentiment est claire : elle ne se contente pas
de dénoncer les crimes, elle veut des fautifs, des responsables,
des individus qu’on puisse haïr. Elle veut que les autres
soient désignés comme méchants, immoraux, abjectes,
car c’est la seule manière de se sentir bonne. Faute
d’agir, d’entreprendre, de créer, il faut qu’elle
puisse se dire : “ Tu es méchant, donc, je suis bon.
”. Le soumis croit pouvoir se consoler et se grandir dans
cette haine. Il a besoin de déprécier l’autre
pour pouvoir exister.
Un bon exemple de cette politique aura pu être donné
par le syndicalisme de la dénonciation. Il ne s’agit
pas d’exercer une intelligence critique de la condition salariale,
mais d’en extraire la seule soumission, de la transformer
en marque de vexation, d’écrasement et de ressentiment,
et de faire du ressentiment éternellement ressassé
le grand corpus idéologique de la dénonciation des
méfaits du capitalisme, qui lui-même peut alimenter
à l’infini les désirs de vengeance contre des
individus concrets (“ les patrons ”, “ les petits
chefs ”) qui, dans un nombre illimité de situations,
l’incarne. Ce syndicalisme de la dénonciation alimente
la haine, il réunit dans son culte. Il est toujours en train
de fourbir des procès contre les “ traîtres ”
à la cause des soumis. Il voit tout en noir et ne connaît
plus d’autres couleurs. Il est toujours à se plaindre,
et, dans sa vaste lamentation, la non-reconnaissance tient une place
privilégiée. L’autre est méchant, donc
je suis bon ; mais ma bonté n’est pas reconnue.
Cette politique se double souvent de celle de la culpabilité.
Les compagnons de route des soumis, même s’ils ne peuvent
pas témoigner, car dans leur propre situation, des marques
qui pourraient directement alimenter leur ressentiment, se sentent
coupables d’être favorisés et se rangent du coté
de ceux qui souffrent. Ils en rajoutent alors, se distinguent pas
excès et cet excès leur donne l’impression d’exister.
Il n’est pas aujourd’hui pire dénonciateur de
la précarité et du chômage que celui qui, n’en
souffrant pas directement, se sentira coupable et fera, de ce senti,
une source de dénonciation pseudo-scientifique des méfaits
de “ l’ultra-libéralisme ”. Ce couplage
entre culpabilité et ressentiment fera, de ceux qui se sentent
indirectement coupables, des êtres particulièrement
vindicatifs, car la politique du ressentiment devient pour eux une
véritable profession. Sans le vouloir ils deviennent “
fonctionnels ” à l’ultra-libéralisme qu’ils
dénoncent, ils entretiennent le rôle que tout dominaient
attend du coté des dominés.
Les hommes de la culpabilité ne peuvent vivre et penser
que de manière dichotomique : le noir et le blanc , le méchant
patron et le bon ouvrier, le mal et le bien. Mais c’est toujours,
soumission oblige, le noir, le méchant , le mal qui dominent
et impriment leur marque. Plus le capitalisme et les méchants
patrons qui l’incarnent est dénoncé, plus le
capitalisme domine, sans même avoir à sa fatiguer.
Car, à vrai dire, le bien n’a pas de consistance propre
: il n’est que le contraire du mal, ou plutôt la manifestation
de l’amour insatisfait dont on suppose que le soumis est en
manque. La précarité est dénoncée sous
tous les angles. Mais qu’est-ce que le contraire que la précarité
? Quel est ce bien que l’on revendique négativement
? Est-ce que le non-précaire est heureux ? Est-ce là
une perspective ?
L’homme de la culpabilité est toujours religieux.
Et il est vrai que la culture occidentale, même dans une phase
de désenchantement, aura légué des trésors
de culpabilité dans les référents moraux et
les comportements humaines de notre culture.
Rien n’est plus étranger , à l’homme
du ressentiment, que la joie.
L’homme joyeux affirme. Il agit. Dans tout ce qui l’affecte,
il sélectionne ce qui le renforce et le met en œuvre.
IL n’attend pas qu’on le dise bon ou qu’on l’aime.
Il cherche activement le bon, et il aime.
L’homme joyeux peut être soumis à de fortes
oppressions, et les ressentir comme telles. Il ne fuit pas le réel.
Mais de ces oppressions, il tire les motifs, non de s’enfermer
dans le ressentiment, mais de s’appuyer sur elle pour se projeter
au-delà. L’homme joyeux a toujours un temps d’avance
et vit de manière décalée face aux systèmes.
La moindre positivité est une occasion d’avancer. Il
ne regarde pas en arrière, mais est en permanence attentif
aux devenirs possibles. Les autres humains ne sont pas ses ennemis
ou ses adversaires potentiels. Il saura faire le tri entre ceux
qui, partageant ses communes potentialités, sa commune insoumission,
sont une source d’aide, de renforcement, et d’amitié,
et ceux qu’il faut éviter et marginaliser. Peu importe
de savoir si un patron est un individu mauvais ou non, il importe
simplement de désamorcer ses pratiques oppressives et de
le disqualifier quant au devenir. L’homme joyeux affirme ce
qui est bon, avec force. Il ne juge pas du mauvais que par rapport
à cette affirmation.
L’homme joyeux aime la tendresse et le rire. IL n’ignore
pas la souffrance – comment le pourrait-il ? -, mais il refuse
de s’y complaire. La souffrance est ce que nous devons comprendre
quant à ses causes, mais ce par quoi nous ne devons pas nous
laisser envahir.
L’homme joyeux est le seul à défier efficacement
le capitalisme. Il est fort parce qu’insaisissable.
L’homme joyeux ne se laisse pas enfermer dans les aménagements
de la condition salariale. Tous les problèmes concrets qu’il
affronte, il les envisage dans une perspective postsalariale.
Là où l’homme du ressentiment apparaîtra
stéréotypé et prévisible – car
qu’y a-t-il de plus prévisible que les propos et réactions
du syndicalisme d’opposition ou du sociologue de la dénonciation
? – l’homme joyeux, à l’inverse, pense
et agit de manière inattendue, pour la simple raison qu’il
ne réagit pas, mais agit, qu’il trace sa propre route.
L’homme joyeux possède un coté tolérant,
car il cherche toujours à comprendre les mobiles des autres
et à interpréter leurs comportements.
Mais il a aussi un coté intransigeant, car la compréhension
de ces mobiles n’est jamais suffisante pour arrêter
une action. L’action se juge sur ses effets (et non sur ses
objectifs). Elle se juge sur les devenirs qu’elle ouvre et
autorise. Elle ne se juge pas sur les satisfactions ou les reconnaissances
immédiates qu’elle peut procurer à autrui.
C’est pourquoi l’homme joyeux est ferme, en même
temps que généreux.
C’est un insoumis, emprunt d’une profonde gaieté.
Origine :
http://nantes.indymedia.org/article.php3?id_article=2456
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