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Benoît Hopquin

Origine : http://www.lemonde.fr/web/recherche_articleweb/1,13-0,36-398677,0.html
LE MONDE le 18.02.05

Des millions de Français copient sur Internet musiques, films... Accusés de vol, ils se défendent. L'industrie réprouve. Et s'adapte déjà.

Le "Mange disque" est un chaleureux bar parisien où l'on vient entre amis partager le saucisson et écouter de l'électro-rock américain ou de la musique brésilienne. Buvant leur bière au goulot, une petite centaine d'internautes assistent, jeudi 3 février, à une réunion en faveur du téléchargement gratuit. Dans cette assistance qui défend une pratique prohibée par le droit sur la propriété intellectuelle, des adultes raisonnables et éduqués, âgés de 20 à 35 ans. Des hommes et des femmes, des hommes surtout, sûrs de leur bon droit, conscients de leur acte, au discours construit, à l'argumentaire réfléchi.

Chacun a ses raisons de piocher sur le Web. Celui-ci recherche "des raretés", introuvables dans les bacs des disquaires. Celui-là s'intéresse surtout aux albums en vogue. "Je veux les écouter une fois pour être au courant, mais ne souhaite pas forcément les acheter", explique-t-il. "Je me fais ma culture à la carte, assure un autre. Et je partage ce que j'aime avec des gens qui ont les mêmes goûts que moi." Ce dernier pirate "parce qu'il ne veut pas payer le procès de Florent Pagny".

Djouls, 34 ans, écoute de la musique dix heures par jour. Après "maths spé" et une école de commerce, ce passionné, qui préfère être appelé par son pseudonyme sur le Web, est devenu disquaire puis a travaillé deux ans chez Universal, une des cinq compagnies qui se partagent 75 % du marché du disque. Il a quitté sans regret le confort de cette "major" et monté son propre label, Timec. Il met en ligne gratuitement et avec leur consentement des musiciens français ou jamaïcains. "Tous les artistes veulent être écoutés, explique Djouls. Un concert, c'est une performance, de la sueur, cela mérite d'être rétribué. Mais l'écoute d'une musique ne peut être payante. Elle se partage."

Internet est ainsi devenu le plus grand troc de la planète. Musiques, films, séries télé, documentaires, bandes dessinées s'échangent d'ordinateur à ordinateur, grâce au format MP3 qui permet de comprimer les données et donc d'en faciliter la transmission. Six milliards de fichiers MP3 ont été échangés en 2003 en France. Le "peer to peer" (P2P), qui peut se traduire par de "pair à pair" ou d'"égal à égal", permet de mettre sa discothèque ou sa vidéothèque numérisée à disposition de qui se connecte sur le même site. Le P2P est pratiqué par 6 à 8 millions de Français. Il a permis la propagation de tous les biens culturels ou se prétendant tels. Sans que le musicien, l'auteur, le compositeur, l'interprète, le réalisateur ou le producteur touchent le moindre centime.

"Il n'y a aucune différence entre le vol à l'étalage et le piratage d'une œuvre sur Internet", affirmait en janvier 2001 Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la culture. "Le téléchargement est un système de destruction de valeurs. On est en train de ruiner la création. Il faut sanctionner ces pratiques", assure Marc Guez, directeur général de la Société civile des producteurs phonographiques (SCPP), qui regroupe l'essentiel des maisons de disques. Sa fédération, associée à d'autres plaignants, est à l'origine des poursuites récemment intentées contre des internautes et des condamnations qui se sont ensuivies.

"Je suis contre cette répression : le P2P peut mettre en danger le business des grands groupes, pas la création s'il est utilisé intelligemment", affirme Chryde, journaliste spécialisé dans les nouvelles technologies et créateur d'un blog - un petit site - musical. Lui considère le téléchargement comme facteur de diversité face au rouleau compresseur de l'industrie culturelle. Et de citer telle radio qui repasse une même chanson jusqu'à 110 fois dans la semaine. Et de pester contre la " playlist", hit-parade qui impose une quarantaine de tubes tout au plus, serinés en boucle aux auditeurs. A l'inverse, on estime à 15 millions le nombre de titres disponibles via le P2P. "Mais, à l'arrivée, ce sont les albums ou les films les plus vendus qui sont les plus piratés", constate Marc Guez.

Chryde sait bien qu'il n'est représentatif que d'une catégorie d'internautes, les esthètes, les curieux, les chineurs qui recherchent sur la Toile à parfaire leur culture musicale. Il achète toujours cinq ou six albums par mois d'artistes qu'il souhaite soutenir. A 30 ans, le personnage se dit "enfant du flipper, du disque et de la BD". Disc-jockey à ses heures, il garde la nostalgie des pochettes ouvragées qui enfermaient des 33-tours en vinyle. Avec leurs emballages mesquins, les CD apparus dans les années 1980 ont désincarné la musique. "Aujourd'hui, un adolescent de 14 ans ne comprend pas ce que peut être l'amour du support, de l'objet. Ca ne l'intéresse pas de payer 15 euros pour un CD. En revanche, il dépensera 3 euros par mois pour une sonnerie de portable. On est en train de passer de l'industrie du disque à l'industrie de la musique."

Chryde avoue être un peu "largué" par cette génération. "Le piratage de contenus musicaux et de vidéos constitue pour les adolescents une pratique naturelle, totalement intégrée. Ils ont une approche empirique et consumériste du téléchargement", constate une analyse publiée en mai 2004 par le Centre national du cinéma (CNC). "L'attitude des parents vis-à-vis des pratiques de piratage de leurs enfants est ambivalente, mais largement complice", poursuit la même étude. Toute une génération vit aujourd'hui dans l'ambivalence du mot anglais free, qui signifie à la fois libre et gratuit.

"Les jeunes recherchent ce qui leur permet de se valoriser dans leur milieu social", estime Tariq Krim. Ce spécialiste, âgé de 32 ans dont "vingt-deux passés en réseau", a participé à de multiples études sur le sujet. Il insiste sur le principe de "la communauté on line". "Ce qui est important, ce n'est pas ce que vous trouvez, mais avec qui vous le trouvez, poursuit-il. La force d'un label ou d'un artiste est d'être capable de créer cette communauté."

Laisser ses produits en libre-service afin d'attirer les curieux et donc les acheteurs potentiels n'est pas une technique de marketing nouvelle. La Fnac provoqua naguère des cris d'orfraie lorsqu'elle laissa les jeunes lire librement les bandes dessinées assis dans ses rayons, mais accrut ainsi la fréquentation de ses magasins. Windows est parvenu à sa position dominante en laissant copier ses produits. Canal+, qui a toujours subi le piratage de ses décodeurs, n'en est pas moins parvenu à agrandir à long terme la "famille" des abonnés. "A ce que je sache, l'arrivée de la radio, de la télévision, des cassettes n'a pas ruiné les artistes, au contraire", explique un "pirate" sans états d'âme.

"Internet va permettre l'émergence d'une classe moyenne d'artistes", estime Tariq Krim. Souvent évoqué dans les forums, l'exemple du groupe américain Phish qui, depuis dix-sept ans et jusqu'à sa récente séparation, a fédéré, via Internet, un public qui remplissait les stades. Ou la réussite de Maria Schneider, uniquement soutenue par ses fans sur la Toile et qui vient de recevoir un Grammy Award dans la catégorie jazz.

Autre cas, la vedette française Lorie qui caracole aujourd'hui en tête des ventes. Refusée à chaque audition, la jeune femme et son producteur ont décidé de mettre une chanson en ligne. Selon la biographie officielle, 15 000 internautes téléchargent le morceau et incitent Sony Music à proposer un premier contrat à ce phénomène capable d'attirer un si nombreux public.

Selon le CNC, les adeptes du téléchargement s'estiment "en rébellion contre les majors américaines du cinéma et de la musique, qui gagnent beaucoup d'argent". Un argument "idéologique" qui agace. "Quand les gros maigrissent, les petits crèvent, assure un responsable de Canal+. La vision romantique du génie qui meurt de faim, ce n'est pas comme cela que ça marche."

Dans les forums de discussion du Web, les adeptes ne se privent pas de constater que leur pratique est illégale mais que tous les moyens techniques leur sont vendus pour la faciliter. Telle enseigne de matériel fait ainsi la promotion d'un lecteur de DVD : "Idéal pour les accros du téléchargement !" Les baladeurs numériques peuvent avoir en mémoire 10 000 morceaux, une discothèque presque impossible à s'offrir, sauf à la pirater. Autre argument des téléchargeurs impénitents : le double langage industriel. Sony, qui vend des disques et distribue des films via Columbia, propose également du matériel et des supports pour graver. Time Warner est la propriété d'AOL. Universal appartient au même groupe que Cegetel, etc.

Pour certains spécialistes, la traque des contrevenants s'apparente à un jeu stérile entre l'obus et la cuirasse. "Il est illusoire de vouloir annihiler le P2P, car il est aujourd'hui possible de rendre les utilisateurs anonymes, estime Laurent Michaud, consultant chargé des loisirs interactifs au cabinet Idate et auteur d'un rapport sur le sujet. En revanche, on passe facilement de l'état de téléchargeur sauvage à celui de client si l'offre est convaincante."

Une étude américaine démontre que 84 % des adeptes du P2P sont prêts à payer quelque chose. En France, l'UFC-Que choisir participe à une étude similaire dont les premiers résultats semblent refléter le même état d'esprit. "Quelqu'un qui développe un goût particulier deviendra forcément un consommateur payant", constate Julien Dourgnon, directeur des études de l'association. Dans un rapport de 2004, le Conseil économique et social évoque également des "effets d'addiction" chez les pirates qui peuvent avoir des "effets positifs" sur les ventes.

Mais les téléchargeurs estiment déjà mettre la main à la poche en achetant l'accès à Internet ou le matériel informatique. La tendance compulsive à graver fait également les choux gras des fournisseurs de supports. Selon l'Insee, ces secteurs sont parmi les principaux postes budgétaires des moins de 25 ans. Le Conseil économique et social peut ainsi ironiser sur "l'impression de gratuité... pour laquelle l'internaute est prêt à payer cher !". De nombreux intervenants plaident donc pour que les fournisseurs d'accès, dont la valeur commerciale est directement liée à la profusion du contenu, versent leur écot à la création.

"Les industries de l'informatique arrivent et les industries plus traditionnelles de la culture ne veulent pas être éjectées. Nous vivons une révolution industrielle, un de ces moments charnières qui emportent ceux qui ne s'adaptent pas", constate Julien Dourgnon. Deux cents millions de titres sont téléchargés sur le site payant d'Apple, qui prend ainsi 35 % des sommes versées. Les maisons de disques et les radios investissent en retour dans la téléphonie, support de diffusion en croissance. Elles s'associent avec les organisateurs de concerts, marché également en pleine expansion. Canal+ ou la Fnac se placent dans les plates-formes payantes.

Après avoir craint la ruine, de nombreux acteurs se rassurent. Les maisons de disques ont connu un terrible contrecoup, avec des baisses estimées à 30 % en deux ans, mais constatent un début de reprise en 2005. Bien que touchés à leur tour par la copie illégale, les éditeurs de bandes dessinées sont en plein boom. "Dans un monde culturel dématérialisé, le livre est le seul produit que les gens aiment avoir en main, garder, respecter", constate Pierre Bellet, responsable multimédia de Dargaud.

Les entrées dans les salles de cinéma, les ventes de vidéos ont augmenté en France en 2004. Les loueurs de films continuent de tirer leur épingle du jeu. Canal+ a accru son portefeuille d'abonnés comme les chaînes du câble. "Tout le monde est encore vivant, constate Richard Leblanc, PDG de Cinébank et Vidéofuture, deux chaînes de location de vidéos. La vidéo sur Internet va trouver sa place comme une nouvelle déclinaison possible d'un film. Mais elle ne pourra rentrer dans ce modèle économique qu'en payant sa part."

"On a simplifié le débat, on l'a rendu bipolaire", regrette Tariq Krim. Ce raidissement se retrouve dans le milieu artistique, qui assimile différemment le P2P. L'appel du Nouvel Observateur en faveur de la liberté de télécharger a provoqué des réactions contrastées dans ses rangs (Le Monde du 12 février). "Les auteurs ont cependant beaucoup mieux assimilé cette nouvelle culture que les exploitants", estime Erick Landon. Cet avocat spécialisé dans les droits d'auteur défend des créateurs en litige avec leurs diffuseurs. Il a également accepté récemment le dossier d'un internaute accusé de piratage. Il ne voit là aucune contradiction. La nouvelle donne technologique pourrait donner plus de liberté aux artistes. "Actuellement, tous les métiers de l'exploitation sont dans la même main. Aujourd'hui, apparaissent de nouveaux acteurs. Ce n'est pas seulement la technique qui change, mais également l'état d'esprit. Il faut continuer à remuer le chaudron. Sans doute va-t-il en ressortir plus de qualité", explique Me Landon.

"La culture existera toujours, car elle a toujours existé, estime Laurent Michaud. Mais il va falloir que les ayants droit s'adaptent."