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Origine : échanges mails Juillet 2009
La rupture avec le marxisme, à partir des années
60 et 70, est devenue comme un exercice obligé pour des intellectuels
qui avaient trouvé chez Marx, suivant un mot de Sartre, l'horizon
indépassable de notre temps. Sans doute n'y a-t-il pas lieu
de nous étonner si, pour beaucoup d'entre eux, l'adhésion
au marxisme, puis la désaffection, n'ont laissé d'autres
traces que celles d'un engouement pour des modes éphémères.
Chez la plupart d'entre eux, Sherlock Holmes lui-même aurait
beaucoup de mal à trouver les indices qui pourraient subsister
dans leurs tics de langage, ou leurs goûts esthétiques,
de ce marxisme qui leur servait de boussole, illuminait leurs vies
et guidait leurs pensées : il n'en reste plus rien, quoi
de plus naturel, pour ceux d'entre eux qui étaient des moutons
de Panurge, leur cas doit prendre place dans l'histoire des modes,
où ils se trouvent, à vrai dire, en bonne compagnie...
Reste à considérer quelques cas de penseurs pour qui
la rencontre de Marx a pu être vraiment une affaire sérieuse,
et chez qui la rupture n'a pas fait disparaître les motifs
pour lesquels ils ont été marxistes - motifs au double
sens de disposition préalable, motivation affective ou intellectuelle,
et de thème directeur, leitmotiv qui persiste, et reparaît
parfois sous un déguisement. C'est aussi bien le cas de ceux
dont le marxisme s'est formé à l'école des
grands partis de masse, dont ils ont accepté les rudes disciplines,
que d'autres qui ont formé des groupes hérétiques,
ou se sont crus marxistes hors de toute chapelle.
Le sens de la rupture devrait, logiquement, être déterminé
par le sens qu'avait pris l'adhésion elle-même : ceux
pour qui le marxisme marquait l'achèvement du projet des
Lumières, de la science moderne et du progrès social,
devaient être sensibles aux aspects délirants du pouvoir
stalinien, qui allait réinventer le césaro-papisme
que les tsars russes avaient hérité de Byzance, et
le despotisme oriental, dont Wittfogel allait apprendre à
ses dépens que son étude était virtuellement
hérétique - mais pourquoi s'en sont-ils aperçus
aussi tard, après avoir employé tout leur sens critique
à refuser de croire les troublantes révélations
de la "presse bourgeoise", y compris le "rapport
attribué à Khrouchtchev", qu'ils attribuaient
aux faussaires de la CIA ? Peut-être auraient-ils dû
partager un moment l'embarras éprouvé, dans les années
50, par un étudiant communiste, en visite à Bucarest,
et se demander ce qu'avait pu vouloir dire un professeur roumain,
qui louait le régime en ces termes éloquents : "Par
exemple, nous disait-il, auparavant les historiens devaient aller
chercher eux-mêmes les documents dans les archives. Maintenant
leur tâche est facilitée. Tous les documents qu'ils
peuvent consulter sont imprimés, dans une vingtaine de volumes,
et ils n'ont pas à s'écarter du matériel ainsi
réuni". Comme on pouvait s'y attendre, c'est seulement
après coup que le narrateur a déchiffré ce
message : "Et moi, apprenti historien, un tel propos ne me
mit pas en alerte. Tout de même un petit point de méfiance
s'alluma dans un obscur recoin de ma conscience et ne s'éteignit
pas tout à fait. Je n'oubliai pas ce gros homme mielleux
et aujourd'hui j'admire son rare courage. A de jeunes imbéciles
fanatisés, il consentit à s'adresser. Il glissa clandestinement
et sans espoir dans leur esprit un message, comme on jette une bouteille
à la mer, en espérant qu'un jour ce message serait
transporté à qui pourrait le déchiffrer et
qu'il ne serait pas perdu" [Alain Besançon, Une génération,
Paris 1987, p. 201 ; rappelons en passant que dans son livre Présent
soviétique et passé russe, le même auteur voit
une "imitation perverse" dans les pratiques staliniennes
qui semblent être empruntées au régime tsariste,
dont ils pourraient sembler être des "survivances"
- notion confuse dont la confusion permet de rejeter le mal sur
un bouc émissaire].
La rupture différée
Ne nous attardons pas sur des remords tardifs : ce qui est bien
plus troublant, et devrait susciter des questions théoriques,
c'est le cas des philosophes existentialistes, qui savaient assez
bien ce qui se passait dans la Russie de Staline, et qui n'adhéraient
pas au parti communiste, dans lequel ils voyaient un "porteur
infidèle" du projet d'émancipation qu'avait apporté
le marxisme, mais qui pratiquaient un "attentisme marxiste"
dont Merleau-Ponty avait trouvé la formule : "Nous ne
pouvons plus avoir une politique marxiste prolétarienne à
la manière classique, parce qu'elle ne mord plus sur les
faits. Notre seul recours est dans une lecture du présent
aussi complète et aussi fidèle que possible, qui n'en
préjuge pas le sens, qui même reconnaisse le chaos
et le non-sens là où ils se trouvent, mais qui ne
refuse pas de discerner en lui une direction et une idée,
là où elles se manifestent. (...) Simplement nous
ferons cette politique d'attente sans illusion sur les résultats
qu'on peut en espérer et sans l'honorer du nom de dialectique.
Savons-nous s'il y a encore une dialectique et si l'histoire finalement
sera rationnelle ? Si le marxisme reste toujours vrai, nous le retrouverons
sur le chemin de la vérité actuelle et dans l'analyse
de notre temps [Sens et non-sens, Nagel 1948, pp. 299-303]".
Merleau, dix ans plus tard, a fini par conclure, après avoir
été un compagnon de route et consacré un livre
aux procès de Moscou, qui reste un document sur les aberrations
dont les meilleurs esprits peuvent se montrer capables : les réglements
de comptes entre vieux-bolcheviks s'y trouvent imputés au
"maléfice de l'existence à plusieurs", qui
n'apporte aucune lumière sur la tragédie de la révolution
russe [cf. Castoriadis, "Rideau sur la métaphysique
des procès", La société bureaucratique,
SB, pp. 344-352]. Mais parce qu'il a écrit Humanisme et Terreur,
et qu'il s'est jugé responsable d'avoir accrédité,
auprès de ses lecteurs, des opinions auxquelles il ne souscrivait
plus, Merleau-Ponty a cru devoir s'en expliquer, dans Les aventures
de la dialectique, acte de probité qui reste exceptionnel,
si on le compare à tant d'autres maîtres à penser.
Car même de nos jours il faut être candide, comme George
Steiner, pour s'étonner qu'en France on fasse encore grand
cas d'un penseur réputé, "capable de raconter
que Mao est le plus grand libérateur de l'humanité,
alors qu'il a fait plus de victimes que Hitler et Staline réunis
[Entretien avec Philosophie-magazine, juillet-août 2009]".
Le livre de Merleau n'a eu, pour ainsi dire, aucun écho dans
le monde philosophique, et encore moins auprès de la gauche
pensante - si on excepte la référence qu'y fait Castoriadis
dans Marxisme et théorie révolutionnaire [L'institution
imaginaire de la société, IIS, p. 112], autre ouvrage
maudit, bien qu'il soit, sur le tard, devenu un classique.
Etrange situation : parmi les rares textes dont les auteurs s'expliquent
sur leur rupture avec l'enseignement de Marx, ces deux-là
n'ont reçu, de la part du public auquel ils s'adressaient,
aucune autre réponse que des sarcasmes ou des attaques personnelles,
sans jamais donner lieu à un débat de fond. Le livre
de Merleau, pour Simone de Beauvoir, se réduisait à
une querelle avec Sartre, dont Merleau n'aurait jamais compris la
pensée, ne s'en prenant jamais qu'à un "pseudo-sartrisme"
[Privilèges, Paris, 1955]. Quant à Castoriadis, il
suffit de relire l'article de Guy Debord, "Socialisme ou Planète"
[Internationale Situationniste, mars 1966, pp. 77-79 ; c'est de
là que proviennent les citations suivantes] pour se faire
une idée des invectives qui empoisonnaient le débat.
Castoriadis, Debord et Marx
Car au-delà des invectives, le pamphlet de Debord esquissait
un débat, même s'il se bornait à des phrases
assassines, où il accusait Cardan (pseudonyme de Castoriadis)
d'employer la psychanalyse au service d'une "justification
de l'irrationnel", "alors qu'en fait les découvertes
de la psychanalyse sont un renfort - encore inutilisé pour
d'évidents motifs socio-politiques - pour la critique rationnelle
du monde". Cardan "se gargarise" d'imaginaire social,
alors que celui-ci "n'a jamais la pure innocence, l'indépendance
que lui prête son néophyte Cardan. Par exemple, le
problème le plus hautement politique du siècle est
une affaire d'imaginaire : on a imaginé que la révolution
socialiste avait réussi en URSS. L'imaginaire n'est pas libre
dans une société esclave. Sans quoi, pourquoi imaginerait-on,
et pas seulement à Planète, tant de cardaneries ?"
Debord, évidemment, ne réduit pas l'imaginaire aux
illusions charriées par la pensée captive de telle
ou telle époque, il se réfère à l'imaginable
réel que dissimule un imaginaire constitué. Mais c'est
lui qui invente les cardaneries qu'il dénonce, d'un imaginaire
"innocent" grâce auquel serait justifié l'irrationnel.
Castoriadis dit bien - d'accord avec Lacan - que la formule de Freud
"Wo Es war, soll Ich werden" [Où était ça,
je dois devenir] "ne peut signifier ni la suppression des pulsions,
ni l'élimination ou la résorption de l'inconscient"
[IIS, p. 151] et qu'on devrait la compléter par son inverse
: "Wo Ich bin, soll Es auftauchen" [Où je suis,
ça doit surgir] Mais s'agit-il de justifier l'irrationnel
? Il s'agit de reconnaître que "le désir, les
pulsions - qu'il s'agisse d'Eros ou de Thanatos - c'est moi aussi,
et il s'agit de les amener non seulement à la conscience,
mais aussi à l'expression et à l'existence. Un sujet
autonome est celui qui est fondé à conclure : cela
est bien vrai, et : cela est bien mon désir [IIS, p. 155]".
Ce qui revient à dire que la psychanalyse ne prétend
pas refaire la personnalité du sujet qu'elle soigne, et lui
substituer celle d'un homme nouveau, pleinement rationnel, étranger
aux passions, et à sa vie passée. Et si cela vaut
pour un sujet autonome, c'est encore plus vrai des luttes par lesquelles
une société deviendrait autonome : loin de faire table
rase d'un passé qui ne mérite pas de survivre, la
société nouvelle, dont l'émergence même
est une conséquence de luttes antérieures, se nierait
elle-même si elle voulait effacer l'histoire qui la précède,
et dont elle est issue.
C'est sur ce point, entre autres, que Marx est en défaut,
dans un texte célèbre où la révolution
est présentée comme un processus nécessaire,
qui s'impose aux acteurs quoi qu'ils pensent et qu'ils veuillent,
et qui les émancipe à l'insu de leur plein gré
[pour parler le jargon des Guignols de l'info] : « Il ne s'agit
pas de ce que tel ou tel prolétaire ou même le prolétariat
tout entier se représente à un moment comme le but,
il s'agit de ce qu'il est, de ce qu'il sera historiquement contraint
de faire conformément à cet être ». Comme
l'a vu Merleau-Ponty, « même si le marxisme et sa philosophie
de l'histoire ne sont rien d'autre que le 'secret de l'existence'
du prolétariat, c'est un secret que le prolétariat
ne possède pas lui-même, et c'est le théoricien
qui le déchiffre. N'est-ce pas avouer que, par personne interposée,
c'est encore le théoricien qui donne son sens à l'histoire
en donnant son sens à l'histoire du prolétariat ?
» [Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, 1955, p.
65]
Partant du même texte - et rappelant que c'est un "écrit
de jeunesse" (La Sainte Famille) - Castoriadis dénonce
le privilège que Marx accorde ainsi à la spéculation
théorique : « elle seule permet de reconnaître
si, en faisant ceci ou cela, le prolétariat agit sous l'empire
de simples 'représentations', ou sous la contrainte de son
être. A quel moment peut-on encore parler d'autonomie ou de
créativité du prolétariat ? A aucun, et moins
que jamais au moment de la révolution puisque c'est précisément
pour lui le moment de la nécessité ontologique absolue,
où l'histoire le contraint enfin de manifester son être
- que jusqu'alors il ignore, mais que d'autres connaissent pour
lui» [L'expérience du mouvement ouvrier, 1, p. 18].
Par quel miracle deviendra-t-il autonome, si son action reste entièrement
déterminée par des conditions objectives, quelle que
soit la conscience qu'il pourrait en avoir ? Qu'est-ce que l'autonomie,
si elle est le résultat d'un processus nécessaire
? Peut-elle être autre chose que la nécessité
comprise et assumée, l'amor fati des Stoïciens ?
Marx est loin, dans ce texte, d'autres textes où éclate
l'élément révolutionnaire de sa pensée,
celui-là même "qui refuse de se donner d'avance
la solution du problème de l'histoire et une dialectique
achevée, et affirme que le communisme n'est pas un état
idéal vers lequel s'achemine la société, mais
le mouvement réel qui supprime l'état de choses existant
; qui met l'accent sur le fait que les hommes font leur propre histoire
dans des conditions chaque fois données, et qui déclarera
que l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs
eux-mêmes [IIS, p. 83]".
Remarquons en passant que l'idée d'autonomie, cette idée-mère
dont Castoriadis nous assure qu'elle apparaît très
tôt, "en fait dès le départ", dans
sa propre pensée [DH, p. 413], n'est rien d'autre que ce
qu'il retient du marxisme, et c'est bien pour cela qu'elle est aussi
précoce : qu'elle prenne, hors du marxisme, une place centrale
que le marxisme ne pouvait pas lui accorder, cela répond
au fait qu'elle n'est plus bridée par l'idée d'une
nécessité historique, et s'accorde avec celle d'un
imaginaire instituant, et d'une création toujours irréductible
aux antécédents dont elle paraît issue. Dans
le cadre d'une pensée rationaliste, elle ne peut être
que l'accomplissement nécessaire d'une virtualité,
l'humanité de l'homme, qui existait en puissance, et qui
s'actualise quand elle a bien mûri, comme une chrysalide qui
devient papillon.
Parler d'autonomie - hors du rationalisme - devient le seul moyen
d'exprimer aujourd'hui ce qu'exprimait jadis le mot de socialisme,
bien qu'aucun mot n'échappe à la dégradation
qui affecte tous les mots du vocabulaire politique. Ce que Castoriadis,
dans les années 60, présentait comme le contenu du
socialisme, définit aussi bien ce qu'il nomme autonomie :
“L’idée que le socialisme coïncide avec
la nationalisation des moyens de production et la planification
; qu’il vise essentiellement - ou que les hommes doivent viser
- l’augmentation de la production et de la consommation, ces
idées doivent être dénoncées impitoyablement,
leur identité avec l’orientation profonde du capitalisme
montrée constamment (...) Le programme socialiste doit être
présenté pour ce qu’il est : un programme d’humanisation
du travail et de la société. Il doit être clamé
que le socialisme n’est pas une terrasse de loisirs sur la
prison industrielle, ni des transistors pour les prisonniers, mais
la destruction de la prison industrielle elle-même”
[Socialisme ou Barbarie, n° 33, p. 82, et n° 35, pp. 29-30].
Ce programme n'est plus le programme marxiste.
S'il y a bien, chez Marx, deux éléments contradictoires,
rompre avec le marxisme est encore une façon de lui rester
fidèle, quand la fidélité littérale
et aveugle devient, finalement, la pire des trahisons. Quand il
faut choisir entre deux textes incompatibles, choisira-t-on celui
qui assure que, "dans la production sociale de leur existence,
les hommes entrent dans des rapports nécessaires, indépendants
de leur volonté", qui assurent l'existence de lois économiques,
ou celui qui rejette l'idée suivant laquelle "les lois
générales de la vie économique sont unes, toujours
les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé"
[Postface du Capital, p. 557 dans l'édition de la Pléiade,
cf. mon article Marx et l'imaginaire] ? S'il faut interpréter,
et trancher entre une lecture autorisée - c'est-à-dire
orthodoxe - et des lectures condamnées comme hérétiques,
il faut encore choisir entre l'autorité que s'arroge le "parti
de la classe ouvrière", ou celle que revendique un groupe
d'initiés, trotskistes, bordiguistes, ou même situationnistes,
qui délèguent à leur pape le droit de définir
le marxisme authentique. Debord, sur ce terrain, ne pouvait guère
passer pour un pape infaillible : s'il adoptait, alors, l'idée
que l'URSS n'était aucunement un pays socialiste, c'est parce
qu'il avait lu Socialisme ou Barbarie. Avant cette rencontre, dont
Bernard Quiriny a retracé l'histoire, il qualifiait encore
comme "Etats ouvriers" les pays du bloc soviétique,
dans son Rapport sur la construction des situations, texte de référence
sur lequel s'est fondée l'Internationale Situationniste,
mais qui n'avait guère de consistance politique. La fin de
son parcours fournit un bel exemple de la meilleure sortie que puisse
faire un pape : dissoudre son Eglise, et congédier ses ouailles...
Sens et portée d'une rupture
Les attaques de Debord apportent un éclairage sur la rupture
qu'entamait Castoriadis, et qui restait, pourtant, très incomplète
encore : son sens était, alors, plus clair dans l'esprit
de ceux qui la refusaient (Souyri, Lyotard, et les situationnistes)
que dans la pensée de Castoriadis lui-même. Quand Debord
dénonçait une "justification de l'irrationnel",
il restait fidèle au panlogisme hégélien, pour
qui, comme on le sait, "tout le réel est rationnel,
tout le rationnel est réel" - formule que les marxistes
ont reprise à leur compte, et qui est longuement commentée
par Engels, dans sa brochure Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie
classique allemande, où elle lui sert à expliquer
le caractère "essentiellement critique et révolutionnaire"
que Marx attribuait à la dialectique hégélienne.
Pour celle-ci, en effet, la réalité historique n'est
pas une forme figée, mais un mouvement nécessaire,
qui conduit à son terme l'existence contradictoire des formes
qui apparaissent, s'épanouissent et disparaissent quand elles
ont fait leur temps, et cessent d'être viables. Comme Goethe
le fait dire à son Méphisto, dûment cité
par Engels, "tout ce qui existe mérite de périr"
: tout ce qui vient au monde y subsiste dans la mesure et aussi
longtemps qu'il demeure rationnel, dépérit et périt
quand il cesse de l'être. C'est pourquoi Marx peut dire, dans
la postface du Capital : "Sous son aspect mystique, la dialectique
devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les
choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale
et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues
doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes,
elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation
fatale, de leur destruction nécessaire". Telle est,
bien entendu, la pensée de Debord, qui reproche à
Cardan "son ignorance totale de la pensée dialectique"
[texte cité, p. 79]. Or, en réalité, Cardan
était alors bien loin d'avoir rompu avec la "dialectique",
et ses premières critiques à l'égard du marxisme
prenaient la forme d'une radicalisation - contestable à nos
yeux - de sa dialectique historique : la contradiction par laquelle
Marx avait cru fonder son pronostic sur la fin du capitalisme n'était
pas une vraie contradiction, "parler de 'contradiction' entre
les forces productives et les rapports de production est pire qu'un
abus de langage, c'est une phraséologie qui prête une
apparence dialectique à ce qui n'est qu'un modèle
de pensée mécanique [IIS, pp. 26-27]". On sait
qu'il lui opposait une vraie contradiction, telle que "le processus
de travail ne fasse plus surgir un conflit extérieur au travail
lui-même, mais doive s'appuyer sur une contradiction interne,
l'exigence simultanée d'exclusion et de participation à
l'organisation et à la direction du travail [IIS, p. 143]
- celle qui lui permettait d'assimiler le fonctionnement du capitalisme
à la conduite d'un schizophrène, oubliant, semble-t-il,
que les contradictions de la schizophrénie n'impliquent,
en elles-mêmes, aucun dépassement ou résolution
nécessaire.
Et même s'il vouait "toute dialectique fermée",
"rationaliste", ou "systématique" à
déboucher sur une "fin de l'histoire" - "que
ce soit sous la forme du savoir absolu de Hegel ou sous celle de
l'homme total de Marx, quelle autre dialectique pratiquait-il lui-même,
quand il affirmait "que la visée de l'autonomie tend
inéluctablement à émerger là où
il y a homme et histoire, que, au même titre que la conscience,
la visée de l'autonomie c'est le destin de l'homme, que,
présente dès l'origine, elle constitue l'histoire
plutôt qu'elle n'est constituée par elle [IIS, pp.
148-189]" ? L'auteur de cette phrase est encore hégélien,
et tombe sous le coup de sa propre critique, celle qu'il énoncera
quelques années plus tard : « La fin de l'histoire
ennuie les commentateurs de Hegel, parce qu'il leur semble saugrenu
de la situer en 1830 : intelligence insuffisante des nécessités
de la pensée du philosophe, pour laquelle cette fin avait
déjà eu lieu avant que l'histoire ne commence »
[IIS, pp. 259-260]. Dire que l'autonomie, "présente
dès l'origine", est "le destin de l'homme",
c'est faire de l'histoire un scénario dont l'issue est prescrite
d'avance, sous la forme d'un happy end, comme l'est chez Hegel,
le rapport dialectique qui s'institue entre le maître et l'esclave.
Hegel, Kojève et Castoriadis
Ne nous attardons pas sur les querelles savantes où l'on
rappelle que Knecht ne veut pas dire esclave, mais valet, serviteur,
et que c'est bien le mot qu'emploie l'apôtre Paul, dans la
traduction de Luther, pour se poser lui-même en serviteur
du Christ. Admirable détour, qui a fait de lui le maître
des ouailles qui sont venues se joindre à son troupeau :
en tout cas, le mot grec que Luther a traduit par Knecht est justement
doulos qui, la plupart du temps, est traduit par esclave. Ce terme
est, après tout, justifié par la lutte à mort
que nous décrit Hegel, dans sa genèse d'une conscience
de soi qui vise, dès l'abord, à être reconnue
par une autre conscience, qu'elle rencontre d'emblée comme
une rivale. Cette lutte aboutit à la reconnaissance du guerrier
victorieux par son rival vaincu qui a "trouvé son maître",
c'est le cas de le dire, et qui l'a reconnu, en se faisant lui-même
l'instrument du vainqueur. Comme le dira Kojève, cette reconnaissance
unilatérale est une "impasse existentielle", où
le désir du maître n'est satisfait qu'en apparence,
puisqu'il est reconnu par un être qu'il ne reconnaît
pas lui-même, reconnaissance qui est donc sans valeur pour
lui. Et, comme on s'en doutait, le désir de reconnaissance
apparaît, tôt ou tard, comme un désir qui ne
peut être satisfait, sauf s'il accepte, enfin, la réciprocité.
C'est donc dès le début que cette dialectique a programmé
sa fin, et que le temps passé avant d'y parvenir, même
s'il est très long, même s'il n'a pas encore fini de
s'écouler, n'est qu'une forme vide, un temps répétitif
où rien de neuf n'arrive, et qui ne peut connaître
aucune création - puisqu'une création, si elle peut
se produire, doit être irréductible à ses antécédents,
et ne peut jamais être prescrite par avance.
Dira-t-on qu'il s'agit, non de Hegel lui-même, mais d'un
Hegel imaginaire, celui qu'a inventé Alexandre Kojève,
dans sa brillante construction d'un système hégélien
qui s'organise autour de la dialectique où Herrschaft et
Knechtschaft, en échangeant leurs rôles, produisent
les figures de la Conscience de soi : scepticisme, stoïcisme,
conscience malheureuse ? La question est sérieuse, pour les
historiens de la pensée hégélienne, mais elle
n'a, pour nous, qu'une importance relative.
L'importance du rôle que Kojève a joué dans
la philosophie française, et qui justifie bien, dans le livre
que Vincent Descombes a consacré à "quarante-cinq
ans de philosophie française, 1933-1978" [Le même
et l'autre, Paris, Minuit, 1978], que l'enseignement de Kojève
y marque une rupture, en quelque sorte inaugurale, a fait l'objet
d'évaluations contradictoires :
- c'est à Kojève qu'est attribuée l'origine
d'une pensée qui ose sortir de sa tour d'ivoire, et prendre
en charge la violence, la guerre, le totalitarisme, en bref ce "maléfice
de l'existence à plusieurs", dont se soucient Bataille,
Lacan, Hyppolite, Queneau, Sartre et Merleau-Ponty, auteurs qui,
depuis lors, sont restés dans l'histoire comme la génération
des "trois H" (Hegel, Husserl, Heidegger). Et c'est encore
lui qu'invoque Fukuyama, après l'effondrement de l'empire
soviétique, pour relancer l'idée d'une "fin de
l'histoire" [Cf. le colloque De la fin de l’histoire,
Editions du Félin, Paris, 1992, dont la bande titrait "Réponses
à Fukuyama"].
- mais c'est aussi Kojève qui deviendra la cible des spécialistes
de Hegel, qui lui reprocheront d'avoir fait de Hegel un précurseur
de l'existentialisme athée, tout comme Heidegger, auquel
il attribue, de façon tout aussi arbitraire, le projet d'une
"philosophie athée complète" où l'expérience
humaine pourrait être pensée à partir d'elle-même,
sans aucun recours à aucune transcendance...
Inutile de nier que ces thèses de Kojève faisaient
violence aux exigences élémentaires hors desquelles
il est vain de prétendre écrire une histoire de la
pensée.
Inutile de nier l'influence qu'elles ont eu sur Castoriadis lui-même,
et sur quelques auteurs qui ont compté pour lui : Merleau-Ponty,
bien sûr, mais aussi Kostas Papaioannou, auquel il va reprendre
la traduction de textes du jeune Hegel, qu'il cite justement dans
"Marxisme et théorie révolutionnaire". Dans
ce texte, en tout cas, il voit dans la formule Weltgeschichte als
Weltgericht, "l'Histoire universelle comme Jugement dernier",
un indice de l'athéisme hégélien, "l'idée
la plus radicalement athée de Hegel" [IIS, p. 15, note
3].
Remarquons toutefois que ces critiques justifiées n'anéantissent
pas la valeur de l'interprétation que Kojève proposait,
dans cette trop fameuse "dialectique du maître et de
l'esclave", pour laquelle ce qu'il dit ne s'éloigne
pas trop de ce qui était admis, même par des auteurs
classiques comme Alain, qu'on pourrait croire imperméable
à la dialectique hégélienne, et qui, on le
sait bien, préférait Kant, Descartes, et même
Auguste Comte à cet obscur Hegel - comme on dit Héraclite
l'Obscur - pour la lecture duquel il devait faire appel aux lumières
de son ami Lucien Herr...
Il n'en reste pas moins que, dans son livre Idées, où
il étudie Platon, Descartes, Hegel et Auguste Comte, Alain
consacre quelques pages à la genèse de la Conscience
de soi, où il note, par exemple, que dans la lutte à
mort qui oppose les consciences, "l'un et l'autre posent leur
vie 'comme une chose sans valeur'. Le fait n'est pas douteux ; nos
plus cruels combats ne sont pas pour l'existence, mais bien pour
l'honneur".
De même ajoute-t-il que "la conscience universelle,
qui est proprement la conscience, suppose la reconnaissance réciproque
de deux moi ; c'est pourquoi la mort n'avance à rien. Il
reste que la soumission de l'un forme entre le maître et l'esclave
un commencement de société". Puis il montre comment
"le maître devient l'esclave de l'esclave, et l'esclave
devient le maître du maître" - formule qui n'est
pas employée par Hegel, bien qu'elle serve souvent d'abrégé
didactique. Mais elle figure chez Alain, qui la place entre guillemets
: « Le maître devient l'esclave de l'esclave par la
paresse, l'esclave devient le maître du maître par le
travail » - et l'assortit de commentaires assez proches de
ceux que formulera Kojève : « Le serviteur, en travaillant
pour le maître, use sa volonté individuelle et égoïste,
et supprime l'immédiateté du désir ; cette
abdication et la crainte du maître amènent le commencement
de la sagesse et le passage à la conscience de soi universelle
».
Cette lecture, d'ailleurs, est confortée par Marx, dont
Kojève a pris soin de citer une phrase, qui félicite
Hegel d'avoir fait du travail l'attribut essentiel de l'existence
humaine [Manuscrits de 1844, dont la publication était alors
récente] et dont Castoriadis pouvait s'être inspiré
bien avant de connaître les travaux de Kojève : il
connaissait Hegel, tout aussi bien que Marx, avant de venir en France,
et il n'est pas certain qu'il tire de Kojève des idées
qui, souvent, sont proches de celui-ci. Pouvait-il le connaître,
en 1948, quand il s'inspirait de Hegel pour mettre en forme sa perception
de l'histoire, dans une "Phénoménologie de l'expérience
prolétarienne" [La société bureaucratique,
pp. 95-105] ? La question ne se pose plus, quand il s'agit du texte
où il développe, en faisant appel à sa propre
expérience, les "racines subjectives du projet révolutionnaire"
:
"Je désire pouvoir rencontrer autrui comme un être
pareil à moi et absolument différent, non pas comme
un numéro, ni comme une grenouille perchée sur un
autre échelon (inférieur ou supérieur peu importe)
de la hiérarchie des revenus et des pouvoirs. Je désire
pouvoir le voir, et qu’il puisse me voir, comme un autre être
humain, que nos rapports ne soient pas un terrain d’expression
de l’agressivité, que notre compétition reste
dans les limites du jeu, que nos conflits, dans la mesure où
ils ne peuvent être résolus ou surmontés, concernent
des problèmes et des enjeux réels, charrient le moins
possible d’inconscient, soient chargés le moins possible
d’imaginaire. Je désire qu’autrui soit libre,
car ma liberté commence là où commence la liberté
de l’autre et que, tout seul, je ne peux au mieux qu’être
'vertueux dans le malheur' [IIS, pp. 137-138] ".
Ce texte est clairement pénétré de Hegel,
et d'un Hegel compris dans l'esprit de Kojève, bien qu'il
écarte sa théorie de l'histoire. Car il n'implique
pas que, dans un avenir plus ou moins éloigné, l'existence
à plusieurs conjure ce que Merleau nomme son "maléfice",
qu'elle doive finalement devenir transparente, et qu'un tel avenir
définisse le sens d'une histoire tendue vers un tel objectif.
Il postule, au contraire, que cette existence à plusieurs
n'est pas un maléfice, et que, dès à présent,
les hommes peuvent nouer des relations humaines avec tous leurs
semblables : s'ils ne le pouvaient pas, comment pourraient-ils donc
y parvenir plus tard, grâce à la croissance des forces
productives ? C'est là, nous semble-t-il, ce qui rend nécessaire
la rupture avec tout ce que Castoriadis nommera "la mauvaise
utopie marxo-anarchiste" selon laquelle, "un jour, les
individus agiront spontanément de façon sociale et
qu'il n'y aura besoin d'aucune contrainte, etc". Formule paradoxale,
où anarchisme et marxisme sont logés à la même
enseigne, celle qui signalait l'abbaye de Thélème,
où les hommes devaient s'entendre dans un consensus spontané,
qui est pour Castoriadis un miracle improbable : "Est-ce qu'ils
sont miraculeusement tous d'accord ? Non. Il y a une minorité,
peut-être, ou plusieurs. Faut-il qu'elles suivent la majorité
ou pas ? Ou bien chacun se retire sur une fraction d'un continent
et applique son propre plan. Qu'est-ce que ça veut dire ?"
déclare-t-il dans sa rencontre avec le MAUSS.
L'utopie est un terme des plus équivoques, qui a souvent
désigné un récit de fiction, qui se déroule
dans des contrées imaginaires : c'est le cas du Critias,
des Voyages de Gulliver, et de 1984, qu'Orwell lui-même classe
dans le genre utopique. Mais il s'agit aussi du tableau d'un pays
où s'établirait une société parfaite,
la meilleure, en tout cas, des sociétés possibles.
Cela veut dire, en fait, une société où toute
décision pourrait être l'objet d'un calcul rationnel,
et ne donnerait plus matière à controverse. Le calcul
benthamien des plaisirs et des peines, ou celui que Leibniz prête
au Dieu créateur, interdit par avance tout débat politique,
puisque les experts savent ce qu'il convient de faire : les citoyens
n'ont plus qu'à ratifier leurs choix. C'est pourquoi l'utopie
définit le contraire du projet d'autonomie, qui serait impensable
si la politique était une science exacte, apte à déterminer
ce qu'est le bien commun.
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