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Origine : http://www.univ-lille3.fr/set/cadrebutler.html
Faire et défaire le genre
Judith Butler
Dire que le genre procède du "faire", qu'il est
une sorte de "pratique", [a doing], c'est seulement dire
qu'il n'est ni immobilisé dans le temps, ni donné
d'avance ; c'est indiquer également qu'il s'accomplit sans
cesse, même si la forme qu'il revêt lui donne une apparence
de naturel pré-ordonné et déterminé
par une loi structurelle. Si le genre est "fait", "construit",
en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles
qu'il incarne et qui le rendent socialement intelligible. Si, en
revanche, les normes de genre sont également celles qui bornent
l'humain, c'est-à-dire qu'elles déterminent la manière
dont le genre doit être construit afin de conférer
à un individu la qualité d'humain, alors les normes
de genre et celles qui constituent la personne sont intimement liées.
Se conformer à une certaine conception du genre équivaudrait
alors précisément à garantir sa propre lisibilité
en tant qu'humain. À l'inverse, ne pas s'y conformer risquerait
de compromettre cette lisibilité, de la mettre en danger.
Je voudrais ici poser une question normative relativement simple
que je formulerai ainsi : que se passe-t-il si l'on "défait"
les conceptions normatives et restrictives de la vie sexuelle et
genrée ? Il peut arriver qu'une conception normative du genre
"défasse", "déconstruise", la
"personne" [personhood] et l'empêche, à long
terme, de persévérer dans sa quête d'une vie
vivable. Il peut aussi arriver qu'en déconstruisant une norme
restrictive, on déconstruise du même coup une conception
identitaire préalable, pour tout simplement inaugurer une
nouvelle identité dont le but sera de s'assurer une meilleure
viabilité.
Si le genre est une sorte de pratique, une activité qui
s'accomplit sans cesse et en partie sans qu'on le veuille et qu'on
le sache, il n'a pour autant rien d'automatique ni de mécanique.
Bien au contraire. Il s'agit d'une sorte d'improvisation pratiquée
dans un contexte contraignant. De plus, on ne "construit"
pas son genre tout seul. On le "construit" toujours avec
ou pour autrui, même si cet autrui n'est qu'imaginaire. Il
peut arriver que ce que j'appelle mon genre "propre" apparaisse
comme le produit de ma création et comme une de mes possessions.
Mais le genre est constitué par des termes qui sont, dès
le départ, extérieurs au soi et qui le dépassent,
ils se trouvent dans une socialité qui n'a pas d'auteur unique
(et qui met d'ailleurs radicalement en cause la notion même
d'auteur).
Si l'appartenance à un certain genre n'implique pas nécessairement
que le désir prenne une direction définie, il existe
néanmoins un désir qui est constitutif du genre lui-même.
C'est pourquoi opérer un clivage entre vie de genre et vie
de désir n'est ni facile ni rapide. Que veut le genre ? Si
la question peut paraître étrange, ce sentiment s'atténue
lorsqu'on réalise que les normes sociales qui constituent
notre existence sont porteuses de désirs qui ne sont pas
fondateurs de notre individualité. Le problème se
complique encore du fait que la viabilité de notre individualité
dépend essentiellement de ces normes sociales.
Dans la tradition Hégélienne, le désir est
lié à la reconnaissance. Le désir est toujours
un désir de reconnaissance et ce n'est que par le biais de
cette expérience de reconnaissance que chacun se constitue
en tant qu'être socialement viable. Cette conception a, certes,
son charme et sa vérité mais deux éléments
importants lui échappent. Les termes qui permettent notre
reconnaissance en tant qu'humains sont socialement organisés
et modifiables. Il arrive parfois que les termes mêmes qui
confèrent la qualité d'humain [humanness] à
certains individus sont ceux-là mêmes qui privent d'autres
d'acquérir ce statut, en introduisant un différentiel
entre l'humain et le "moins-qu'humain". Ces normes ont
des effets considérables sur notre compréhension du
modèle de l'humain habilité à bénéficier
de droits ou ayant sa place dans la sphère participative
du débat politique. L'humain est appréhendé
différemment en fonction de sa race, de la lisibilité
de cette race, de sa morphologie, de la possibilité de reconnaître
cette morphologie, de son sexe, de la possibilité de vérifier
visuellement ce sexe, de son ethnicité, du discernement conceptuel
de cette ethnicité. Certains humains sont reconnus comme
étant moins qu'humains et cette forme de reconnaissance amoindrie
ne permet pas de mener une vie viable. Certains humains n'étant
pas reconnus en tant qu'humains, cette non-reconnaissance les engage
à mener un autre type de vie invivable. Si ce que le désir
veut en partie, c'est d'être reconnu, alors le genre, dans
la mesure où il est animé par le désir, voudra
également être reconnu. Mais si les schèmes
de reconnaissance dont nous disposons sont ceux qui "défont"
la personne en conférant de la reconnaissance, ou encore
qui "défont" la personne en lui refusant cette
reconnaissance, alors celle-ci devient un lieu de pouvoir par lequel
l'humain est produit de manière différentielle. Ce
qui signifie que, dans la mesure où le désir est impliqué
dans les normes sociales, il est intimement lié à
la question du pouvoir et à celle de savoir qui a la qualité
d'humain reconnu comme tel et qui ne l'a pas.
***
Autre question : si j'appartiens à un certain genre suis-je
quand même considéré/e comme faisant partie
des humains ? Est-ce que l"humain" s'étendra jusqu'à
m'inclure dans son champ ? Si mon désir va dans un certain
sens, aurai-je la possibilité de vivre ? Y aura-t-il un lieu
pour ma vie et sera-t-il reconnaissable pour ceux dont dépend
mon existence sociale ?
Il existe, bien sûr des avantages à demeurer en deça
de toute intelligibilité, si celle-ci est comprise comme
le produit d'une reconnaissance dépendant des normes sociales
dominantes. Il faut bien dire que si les options qui me sont offertes
me semblent détestables, si je n'éprouve pas le désir
d'être reconnu/e au sein d'un certain système de normes,
le sentiment de ma survie dépendra de la possibilité
d'échapper à l'emprise des normes par lesquelles cette
reconnaissance est conférée. Il se peut que, de ce
fait, mon sentiment d'appartenance sociale soit affaibli par la
distance que je prends, mais pour autant, cette distanciation reste
préférable à un sentiment d'intelligibilité
conféré par des normes qui par ailleurs ne feraient
que m'effacer. En fait, pouvoir développer une relation critique
vis-à-vis de ces normes présuppose de s'en écarter,
de pouvoir en suspendre ou en différer la nécessité
quand bien resteraient-elles l'objet d'un désir qui permette
de vivre. L'établissement de cette relation critique dépend
également d'une capacité, toujours collective, d'articuler
une version alternative et minoritaire de normes ou d'idéaux
consistants me permettant d'agir. Si je suis quelqu'un qui ne peut
être sans faire, alors les conditions pour que je fasse recouvrent
en partie les conditions mêmes de mon existence. Si ce que
je fais dépend de ce qui m'est fait, ou plutôt, des
façons dont je suis "fait/e" par les normes, alors
la possibilité de ma persistance en tant que "je"
dépend de ma capacité à faire quelque chose
de ce qui est fait de moi. Ce qui ne signifie aucunement que je
puisse refaire le monde pour en devenir le créateur. Ce fantasme
de pouvoir quasi-divin n'est que le refus des façons dont
nous sommes constitués, toujours et dès l'origine,
par ce qui nous est antérieur et extérieur. Ma capacité
d'agir ne consiste pas à refuser cette condition de ma constitution.
Si j'ai une quelconque capacité d'agir, elle s'élargit
du fait même que je suis constitué/e par un monde social
qui ne relève en aucune façon de mon choix. Que ma
capacité d'agir soit clivée par un paradoxe ne signifie
pas qu'elle soit impossible. Cela signifie seulement que le paradoxe
est la condition de sa possibilité.
De ce fait, le "je" que je suis se trouve simultanément
constitué par des normes et assujetti à ces normes.
Mais il s'efforce également de vivre en maintenant une relation
critique et transformatrice avec elles. Ce qui n'a rien de facile,
car ce "je" devient jusqu'à un certain point "indéchiffrable".
Il est menacé de non-viabilité et de déconstruction
totale s'il n'incorpore plus ces normes de manière à
rendre ce "je" pleinement reconnaissable. Il faut une
certaine rupture avec l'humain pour initier le processus de re-création
de l'humain et je risque d'avoir le sentiment de ne pas pouvoir
vivre sans une certaine forme de reconnaissance. Mais il est également
possible que les termes mêmes qui permettent cette reconnaissance
me rendent la vie invivable. C'est de ce point de jonction que la
critique émerge, c'est là qu'elle devient une mise
en question des termes qui contraignent la vie pour élargir
la possibilité de modes de vie différents. Et ceci,
non pour célébrer la différence en tant que
telle, mais pour établir des conditions plus diversifiées
et favorables à la protection et au maintien de la vie tout
en résistant aux modèles d'assimilation.
Il me semble que les travaux les plus importants effectués
par les études gay et lesbiennes ont surtout porté
sur les règlements en vigueur dans les domaines juridique,
militaire, psychiatrique et bien d'autres. Les questions ainsi posées
de manière "savante" mettent plutôt en cause
la codification du genre, la manière dont ce code a été
imposé et celle dont il a été intégré
et vécu par les sujets à qui on l'impose. Mais codifier
le genre n'implique pas simplement de le soumettre à la force
extérieure d'une réglementation Si le genre devait
pré-exister à sa codification, nous pourrions le choisir
comme thème et, de là, énumérer les
diverses sortes de réglementations auquel il est assujetti
et les modalités de son assujettissement. Mais le problème,
pour nous, est plus aigü. Existe-t-il, après tout, un
"genre" qui pré-existe à sa codification,
ou est-ce, au contraire, en étant soumis à une codification
que le sujet genré émerge au sein et par l'entremise
de cette modalité d'assujetissement ? L'assujettissement
n'est-il pas le processus par lequel les codifications produisent,
justement, le genre ?
Avancer que le genre est une "norme" nécessite
de creuser notre argumentation. Une norme n'est pas une règle
et ce n'est pas non plus une loi . La norme fonctionne au coeur
des pratiques sociales en tant que critère implicite de normalisation.
Si une norme peut être distinguée de manière
analytique des pratiques dans lesquelles elle est "enchâssée",
elle peut également résister à toute tentative
visant à la décontextualiser de son fonctionnement.
Les normes peuvent être explicites, ou ne pas l'être.
Lorsqu'elles opèrent en tantq que principe normalisateur
de la pratique sociale, elles demeurent en général
implicites, difficiles à déchiffrer et ne sont clairement
et manifestement décernables que par les effets qu'elles
produisent.
Que le genre soit une norme implique qu'il est toujours, quoique
de manière ténue, incarné par tout acteur social
dans sa singularité. La norme régit l'intelligibilité
sociale de l'action, or elle-même diffère de l'action
qu'elle régit. La norme paraît indifférente
aux actions qu'elle régit, c'est-à-dire que tout simplement,
elle paraît avoir un statut et un effet indépendant
des actions qu'elle gouverne. C'est la norme qui régit l'intelligibilité,
elle autorise certaines formes de pratiques et d'action à
se manifester en tant que telles en imposant une grille de lecture
sur le social, en définissant les paramètres de ce
qui se manifestera ou ne se manifestera pas dans le champ du social.
La signification d'une position extérieure à la norme
est un paradoxe pour la réflexion. En effet, si la norme
rend le champ social intelligible et qu'elle nous le normalise,
alors être en dehors de la norme c'est, dans un certain sens,
être encore défini dans un rapport avec elle : ne pas
être tout à fait masculin ou tout à fait féminin
c'est encore être compris exclusivement en termes de relation
au "totalement masculin" ou au "totalement féminin".
Dire que le genre est une norme ne revient pas tout à fait
à dire qu'il existe des conceptions normatives de la féminité
et de la masculinité, même si manifestement ces conceptions
normatives existent. Le genre ne se définit pas exactement
par ce que l'on "est" ni par ce que l'on "a".
Le genre est l'appareillage par lequel se produisent simultanément
production et normalisation du masculin et du féminin et
les formes interstitielles d'ordre hormonal, chromosomique, psychique
et performatif qui sont adoptées par le genre. Soutenir que
le genre signifie toujours et exclusivement "la matrice"
du "féminin" et du "masculin" c'est précisément
manquer le point le plus crucial du débat : en effet, la
production de ce binôme cohérent est contingente, elle
a un certain coût et les permutations de genre non-conformes
au binôme relèvent autant du genre que son occurrence
la plus normative. En alliant la définition du genre à
son expression normative, on reconsolide par inadvertance le pouvoir
de la norme afin de contraindre la définition du genre. Si
le genre est le mécanisme par lequel la notion de masculin
et de féminin est produite et naturalisée, il pourrait
tout autant être l'appareillage par lequel ces termes sont
déconstruits et dénaturalisés. Il se peut,
en réalité, que l'appareillage même qui vise
à établir la norme soit également celui qui
sape cet établissement lui-même, qui serait pour ainsi
dire, incomplet dans sa définition. Séparer le terme
de "genre" de la masculinité ou de la féminité,
c'est sauvegarder une perspective théorique permettant d'expliquer
comment le binôme masculin-féminin vient épuiser
le champ sémantique du genre. Les références
au trouble du genre [gender trouble] au mixage du genre [gender
blending[], aux notions de "transgenre" ou de "genre
croisé" suggèrent déjà que le genre
a le moyen de dépasser ce binôme naturalisé.
L'alliance du genre avec le couple masculin-féminin, homme-femme,
mâle-femelle, opère donc cette naturalisation même
que la notion de genre est censée empêcher.
Ainsi donc, un discours restrictif sur le genre qui se sert du
binôme "homme" et "femme" comme outil
exclusif de compréhension du champ du genre accomplit une
opération de pouvoir d'ordre régulateur car elle naturalise
cette occurrence hégémonique en excluant la possibilité
de sa perturbation.
Cependant, comme le remarque Pierre Macherey, loin d'être
des entités ou des abstractions autonomes et auto-suffisantes
les normes doivent être comprises comme des formes d'action.
En s'appuyant sur l'œuvre de Spinoza et de Foucault, Macherey
dit clairement que les normes n'exercent pas un type transitif de
causalité, mais bien un type de causalité immanent.
"Penser l'immanence de la norme, c'est bien sûr renoncer
à considérer son action de manière restrictive,
comme une "répression" formulée en termes
d'interdit, s'exerçant a l'encontre d'un sujet donné
préalablement à cette action, et qui pourrait lui-même
se libérer ou être libéré d'un tel contrôle
: l'histoire de la folie, comme celle des pratiques pénitentiaires,
comme aussi celle de la sexualité, montre bien qu'une telle
"libération", loin de supprimer l'action des normes,
la renforce au contraire.Mais on peut aussi se demander s'il suffit
de dénoncer les illusions de ce discours antirépressif
pour leur échapper : ne risque-t-on pas de les reproduire
à un autre niveau, où elles ont cessé d'être
naives, mais où, pour être devenues instruites elles
n'en restent pas moins décalées par rapport au contenu
qu'elles semblent viser." (185) En soutenant que la norme ne
persiste que dans et par ses actions, Macherey fait de l'action
le lieu de l'intervention sociale. "De ce point de vue, il
n'est plus possible de penser la norme elle-même avant les
conséquences de son action, et en quelque sorte en arrière
d'elles; mais il faut penser la norme telle qu'elle agit précisément
dans ses effets, de manière, non à en limiter la réalité
par un simple conditionnement, mais à leur conférer
le maximum de réalité dont ils sont capables."
(souligné par moi.)
J'ai dit ci-dessus que la norme ne peut se réduire à
aucune de ses occurrences mais je voudrais ajouter ceci : la norme
ne peut pas être non plus totalement dégagée
de la manifestation de ses occurrences. La norme ne se situe pas
en dehors de son champ d'application. Non seulement, suivant Macherey
(187), est-elle responsable de la production de son champ d'application,
mais la norme se produit elle-même dans la production de ce
champ. La norme est un producteur de réel actif ; ce n'est
en vérité qu'en vertu de son pouvoir réitéré
à conférer du réel qu'elle se constitue comme
norme.
Si l'on prend en compte la notion de norme telle que je viens de
la définir, on pourrait dire que le champ du réel
produit par les normes de genre constitue le contexte dans lequel
celui-ci vient manifester en surface et dans ses dimensions idéalisées.
Mais comment faut-il comprendre la formation historique de tels
idéaux et leur persistance dans le temps, comment comprendre
leur lieu comme la convergence complexe de significations sociales
qui ne sont pas immédiatement perceptibles comme relevant
du genre. Dans la mesure où les normes de genre sont reproduites,
elles sont invoquées et en quelque sorte citées par
des pratiques corporelles qui ont elles aussi la capacité
de les modifier tout en les citant. Dresser un compte-rendu exhaustif
de l'histoire citationnelle de la norme s'avère être
une tâche impossible : en effet, non seulement la normativité
s'attache à dissimuler sa propre historicité, mais
il est impossible de retracer une "origine" unique de
la norme.
Une signification importante de ce concept de régulation
résulte du fait que les individus sont réglementés
par le genre et que ce type de réglementation est la condition
de l'intelligibilité de chacun. S'écarter de la norme
de genre, c'est produire l'exemple aberrant dont les pouvoirs régulateurs
(médical, psychiatrique et juridique, pour n'en citer que
quelques uns) risquent de se servir immédiatement pour consolider
l'argumentation qui justifie leur zèle permanent. Une question
subsiste tout de même : quelles ruptures avec la norme seraient
donc autre chose qu'une excuse ou un argument pour la maintenir
? Quelles ruptures d'avec la norme parviennent à perturber
le processus de réglementation lui-même ?
Considérons par exemple la question des "corrections"
chirurgicales effectuées sur les enfants intersexués.
L'argument donné en général dans ce cas est
qu'il faut "corriger" ces enfants nés avec des
caractéristiques sexuelles "déviantes" [irregular]
pour leur permettre de s'adapter, d'être plus à l'aise
et d'atteindre à la normalité. Bien que ces interventions
chirurgicales "forcées" se pratiquent parfois avec
l'accord des parents et au nom de la normalisation, on a prouvé
leur coût psychique et physique énorme pour ceux qui
ont été soumis, pour ainsi dire, au scalpel de la
norme. Les corps que produit cette application régulatrice
de la norme sont des corps douloureux, stigmatisés par la
violence et la souffrance. Dans ce cas, l'idéalité
de la morphologie genrée est littéralement gravée
dans la chair.
Le genre est donc une norme régulatrice, mais c'est également
une norme produite au service d'autres types de régulations.
Par exemple, les mesures contre le harcèlement sexuel supposeraient,
selon Catherine MacKinnon, que le harcèlement fût un
assujettissement systématique des femmes sur le lieu de travail,
là où les hommes occupent en général
la position de harceleurs et les femmes celle de harcelées.
Pour Mac Kinnon, l'origine du harcèlement se trouve dans
la sujétion sexuelle des femmes à un niveau plus fondamental.
Or ces mesures, dont l'objet est d'éviter les comportements
dégradants sur le lieu de travail, sont également
porteuses de normes de genre implicites. Dans un sens, la régulation
implicite du genre passe par l'intermédiaire d'une régulation
explicite de la sexualité.
Pour Mac Kinnon, le genre est le produit de la structure hiérarchique
de l'hétérosexualité dans laquelle les hommes
sont compris comme subordonnant les femmes : Saisie comme un attribut
attaché à une personne, l'inégalité
sexuelle assume la forme du genre, en se déplaçant
elle devient une relation inter-individuelle et prend la forme de
la sexualité. Le genre émerge comme la forme figée
de la sexualisation de l'inégalité entre hommes et
femmes." (Feminism Unmodified, 6-7)
Si le genre est la forme saisie que prend la sexualisation de l'inégalité,
alors celle-ci précède le genre et le genre en est
un effet. Serait-il possible, à vrai dire, de conceptualiser
la sexualisation de l'inégalité sans s'appuyer sur
une conception préalable du genre ? Peut-on soutenir que
les hommes assujettissent sexuellement les femmes sans avoir a priori
une idée de ce sont les hommes et les femmes ? Il me semble
que Mac Kinnon soutient que le genre ne peut se constituer en dehors
de ce cadre et, par implication, en dehors de cette définition
de la sexualité comme assujetissante et exploitante.
En proposant de réglementer le harcèlement sexuel
par le recours à ce type d'analyse, c'est-à-dire à
celle du caractère systématique de la subordination
sexuelle, Mac Kinnon institue une régulation d'un autre type
: avoir un genre, c'est être déjà impliqué/e
dans une relation de subordination hétérosexuelle.
De ce fait, aucun individu ne se situerait en dehors de telles relations,
il n'existerait pas de relations hétérosexuelles qui
ne soient pas assujettissantes, il n'existerait pas de relations
non hétérosexuelles ni de harcèlement au sein
du même sexe.
Au sein de la queer theory contemporaine, cette réduction
du genre à la sexualité a provoqué deux types
de démarche distinctes, mais qui se recoupent. La première
consiste à opérer un clivage entre sexualité
et genre de sorte que, d'une part, avoir un genre ne présuppose
pas un engagement quelconque dans telle ou telle pratique sexuelle
et que, d'autre part, l'engagement dans une pratique sexuelle donnée
: anale, par exemple, ne présuppose pas l'appartenance à
un genre déterminé. Dans la seconde démarche,
(liée à la première) le genre n'est pas réductible
à une hétérosexualité hiérarchisée
et prend donc des formes différentes dans un contexte de
sexualités homosexuelles [queer]. En échappant au
cadre hétérosexuel, la binarité sexuelle ne
peut donc plus être considérée comme allant
de soi. Par ailleurs, le genre lui-même étant marqué
par une certaine instabilité interne, les vies transgenrées
sont la preuve d'une rupture de toutes les chaînes de déterminisme
causal qui lient sexualité et genre. La discordance entre
genre et sexualité se voit donc affirmée à
partir de deux perspectives différentes : l'une cherche à
ouvrir des possibilités de sexualité non contraintes
par le genre, en vue de briser le caractère causal et réducteur
des arguments qui lient les deux termes, la seconde veut ouvrir
au genre des possibilités non prédéterminées
par des formes d'hétérosexualité hégémoniques.
Si les mesures anti-harcèlement sont fondées sur
la thèse selon laquelle le genre est un effet caché
de la subordination sexuelle dans la relation hétérosexuelle,
le problème est que tout raisonnement concomitant viendra
renforcer les définitions du genre et de la sexualité
données. Dans la théorie de Mac Kinnon, le genre est
produit dans le cadre de la subordination sexuelle, c'est-à-dire
qu'en réalité, le harcèlement sexuel devient
l'allégorie de la production du genre. À mon avis
et dans ce cas, les mesures anti-harcèlement sexuel servent
elles-mêmes à reproduire les normes de genre.
Ne sous-estimons pas la violence exercée par ces normes,
surtout quand elles en viennent à distinguer ce qui est une
vie vivable de ce qui ne l'est pas. Parmi les sanctions sociales
appliquées aux transgressions de genre je citerai, par exemple,
la "correction" chirurgicale des personnes intersexuées,
la pathologisation médicale et psychiatrique et la criminalisation
des personnes souffrant de "dyxphorie du genre" [gender
dysphoric] dans plusieurs pays, dont les Ètats-Unis, le harcèlement
des personnes ayant des "troubles du genre" [gender troubled]
dans la rue ou au travail, la discrimination à l'embauche
et la violence.
C'est pourquoi, si l'on croit que ces normes régulatrices
n'agissent pas par la force, mais qu'elles sont une violence exercée
par souci d'humanité ou même une forme atténuée
de la violence elle-même, on se trompe. Pour moi, il n'y a
pas d'autre manière de comprendre la violence exercée
contre les minorités de genre et de sexe : il s'agit en effet
toujours de l'imposition forcée d'un système normatif.
L'assassinat d'hommes d'apparence féminine, de femmes d'apparence
masculine ou de personnes transgenrées doit nous interroger
: quelle est donc cette anxiété intolérable
provoquée par l'apparition publique d'une personne ouvertement
gay, de quelqu'un dont le genre n'est pas conforme aux normes, de
quelqu'un dont la sexualité défie l'interdit public
qui lui est intimé, de quelqu'un dont le corps n'est pas
conforme à certains idéaux morphologiques ? À
quoi donc obéissent ceux qui en viennent à tuer quelqu'un
au prétexte de son homosexualité ou à menacer
quelqu'un parce qu'il ou elle est intersexué/e ?
Le désir de tuer quelqu'un ou l'acte lui-même par
lequel cette personne refuse de se conformer à la norme de
genre qui devrait réguler sa vie laisse à penser que,
d'une part, la vie elle même exige l'existence de normes protectrices
et que, d'autre part, se situer et vivre en dehors de cette norme
c'est tout simplement s'exposer à la mort. L'auteur/e de
menaces d'une telle violence obéit à une croyance
apeurée et rigide lui faisant redouter une désintégration
radicale du sens du monde et de soi si un tel être, inclassable,
avait l'autorisation de vivre au cœur du monde social. La négation,
par la violence, de ce corps est un effort vain et violent pour
restaurer l'ordre, pour renouveler le monde social sur la base d'un
genre donné comme intelligible, elle tend à refuser
le défi de re-penser ce monde comme étant autre que
naturel ou nécessaire. Ceci n'est pas très éloigné
de la menace de mort ou même des assassinats de transsexuels
perpétrés dans différents pays et de la perception
d' hommes gays comme "féminins" ou de lesbiennes
comme "masculines". Ces crimes ne sont pas toujours immédiatement
reconnus comme actes criminels. Ils sont parfois dénoncés
par certains gouvernements ou organismes internationaux, mais il
arrive qu'ils ne soient pas inclus dans la liste des crimes lisibles
ou "réels" commis contre l'humanité dressée
par que ces institutions elles-mêmes.
Si nous nous opposons à cette violence, au nom de quoi le
faisons nous ? Quelle est l'alternative à cette violence,
et quelle transformation du monde social revendiquons nous ? Cette
violence surgit en fait d'un profond désir de conserver le
caractère naturel ou nécessaire de l'ordre binaire
du genre, d'en faire une structure, soit naturelle, soit culturelle,
ou les deux, à laquelle aucun humain ne puisse s'opposer
et ceci en restant humain. Quiconque s'oppose à ces normes,
non seulement en exprimant son opposition, mais en intégrant
cette opposition à son corps, à son style corporel,
en la rendant lisible, s'expose à une violence lui intimant
de défaire cette lisibilité, de mettre en cause sa
possibilité, de la rendre irréelle et impossible en
dépit d'une apparence qui le dément. Rien ne sépare
clairement ces différents points de vue. Contester, par la
violence, une opposition "incarnée" c'est dire
de manière concrète que ce corps, ce défi à
une version patentée du monde est et demeure impensable.
Pour appliquer les limites de ce qui sera considéré
comme réel, il faudra tenir à distance ce qui est
contingent, fragile et susceptible de transformations fondamentales
dans l'ordre genré des choses.
De cette analyse surgit une interrogation d'ordre éthique
: comment aborder cette différence qui conteste notre grille
d'intelligibilité sans pour autant forclore le défi
qu'elle produit ? Que signifierait d'apprendre à vivre avec
l'angoisse née de ce défi, de sentir la certitude
épistémologique et ontologique partir à la
dérive tout en acceptant, au nom de l'humain, que l'humain
devienne autre chose que ce qu'il est traditionnellement supposé
être ? Il nous faudrait alors apprendre à vivre, à
embrasser à la fois la destruction et la désarticulation
de l'humain au nom d'un monde plus accueillant et finalement moins
violent, renoncer à connaître à l'avance la
forme précise que prend et prendra notre qualité d'humain,
tout en restant ouvert à sa permutation et ceci au nom de
la non-violence.
Lorsque nous voulons définir ce qui rend une vie vivable,
nous nous interrogeons sur certaines conditions normatives qui doivent
être remplies pour que la vie devienne "une vie".
Il y a donc au moins deux sens à la vie, d'une part celui
qui fait référence à sa forme biologique minimale
et de l'autre, celui qui intervient à la source, qui établit
les conditions minimales d'une vie vivable au regard d'une vie humaine.
Ce qui n'implique pas que nous puissions écarter le simple
fait d'être vivant [living] en faveur d'une "vie vivable",
mais plutôt que nous devons demander, tout comme nous l'avons
fait pour la violence du genre, ce que les humains requièrent
pour maintenir et reproduire les conditions de leur propre capacité
de vivre [livability]. Quels choix politiques nous permettraient
d'établir, d'une manière ou d'une autre, la vivabilité
au plan conceptuel en même temps que nous l'assurerions au
plan institutionnel ?
Le sens de cette question sera toujours un objet de discorde et
les partisans d'une orientation politique unique choisie en vertu
de cet engagement se tromperaient lourdement. Il en est ainsi parce
que vivre, c'est vivre une vie politique en relation avec le pouvoir
et avec autrui, c'est accepter sa part de responsabilité
dans la construction d'un avenir collectif. Mais attention, prendre
une responsabilité pour l'avenir, ne signifie aucunement
en connaître l'orientation à l'avance, puisque l'avenir
et en particulier l'avenir avec et pour autrui, exige une certaine
ouverture et l'acceptation d'un état d'ignorance, cela implique
la participation à un processus dont aucun sujet ne peut
prédire l'issue. Cela implique également l'acceptation
d'une certaine forme de conflit et mise en cause de l'orientation
à prendre. La contestation est la condition indispensable
d'une vie politique démocratique. La démocratie ne
parle pas d'une seule voix, les airs qu'elle produit sont dissonants
et il est nécessaire qu'ils le soient. Il ne s'agit pas d'un
processus prévisible, mais d'un processus qui doit être
vécu au même titre qu'une passion doit être vécue.
La vie elle-même risque d'être forclose si l'on décide
à l'avance de ce qu'est la voie juste, si l'on impose ce
qui est juste à tout un chacun sans le moyen de pénétrer
une communauté qui permette de découvrir le "juste"
au cœur de la traduction culturelle. Il peut se faire que le
"juste" et le "bon" impliquent de rester ouvert
aux tensions qui assaillent les catégories les plus essentielles
que nous exigeons, en acceptant un état d'ignorance au cœur
même de notre savoir et de nos besoins, en sachant reconnaître
la manifestation de la vie dans ce que nous subissons sans pour
autant avoir de certitude sur ce qui adviendra.
Texte traduit par Marie Ploux
Conférence de Judith Butler, Professeur à l'Université
de Californie à Berkeley, donnée le 25 mai à
l'Université de Paris X-Nanterre, dans le cadre du CREART
(Centre de Recherche sur l'Art) et de l'Ecole Doctorale "Connaissance
et Culture")
1 Voir Carol Smart, Regulating Women.
2 Voir François
Ewald, "Norms, Discipline and the Law","A Concept
of Social Law", "A Power Without an Exterior", and
Charles Taylor, "To Follow a Rule"..
3 Pierre Macherey,
"Pour une histoire naturelle des normes," in Michel Foucault
philosophe, Rencontre internationale Paris 9,10,11 janvier 1988,
Des Travaux/ Seuil, 1989, pp.213-214.
4Ibid, p. 215
,
5 See Cheryl
Chase, "Hermaphrodites with Attitude". ;
6 C'est une
position avancée par Gayle Rubin dans son essai :" Thinking
Sex : Toward a Political Economy of "Sex" voir l'analyse
qu'en fait Eve Kosofsy Sedwick dans Epistemology of the Closet.
7 Je crois que
mes écrits vont dans ce sens et sont très proches
des travaux de Biddy Martin, Jean W. Scott, Katherine Frank et de
l'émergence récente de la théorie du transgenre.
8 Voir Giorgio Agamben, Homo Sacer. Sovereign Power and Bare Life, traduction anglaise
de Daniel Heller-Rouzen, (Palo Alto : Stanford University Press,
1990, pp.1-12).
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