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Origine : http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-2-page-209.htm
J’aimerais reprendre dans cet article le fil d’une
argumentation qui traverse l’œuvre de Marx, une argumentation
centrale pour la théorie de Marx et sa compréhension
tout comme pour la compréhension de la société
d’aujourd’hui : le fétichisme de la marchandise
et ses conséquences. Cette argumentation débute avec
les critiques marxiennes de Hegel et de Feuerbach dans les années
1840. En passant par ses travaux sur l’aliénation,
elle mène jusqu’au Capital. J’évoquerai
également les Grundrisse où sont élaborées
les notions de l’échange marchand, de la forme marchande
et du fétichisme de la marchandise. Ces notions ont trouvé
une prolongation dans les notions de caractère social et
d’industrie culturelle, fécondes pour l’analyse
de notre société actuelle.
2 Il s’agit, en outre, de montrer la complémentarité
de cette argumentation et de la théorie du don, du donner-recevoir-rendre.
Leur complémentarité consiste d’abord en leur
ambition de comprendre la société et en leur contribution
à la compréhension de la société fondée
sur l’échange ; elles sont des quêtes de sens
de la société. Ensuite, elles partagent leur fondation
anti-utilitariste, bien que l’anti-utilitarisme soit argumenté
très différemment dans les deux cas.
3 C’est l’autre anti-utilitarisme, celui de Marx, qui
est au centre de cet article. Chez Marx, la critique de l’utilitarisme
intrinsèque au capitalisme couvre un champ extrêmement
large qui va de la réalité objectivée, aux
visions du monde et aux raisons d’agir des sujets ainsi qu’aux
théories et à la culture. Bref, son anti-utilitarisme
est une critique globale de la fantasmagorie du capitalisme : sa
croyance en lui-même et les objectivations de cette croyance.
4 Pour rester le plus fidèle possible aux arguments développés
par Marx et les autres auteurs dont il sera question dans cet article,
j’ai choisi de les reconstruire « dans le texte »
et je plaide l’indulgence des lecteurs pour l’écriture
nécessairement lourde, car elle s’appuie souvent sur
des citations que j’ai traduites de l’allemand.
L’autre anti-utilitarisme ?
5 L’analyse marxienne veut comprendre la spécificité
du capitalisme en tant que lien social pour expliquer sa reconstitution
grâce à l’agir des individus, grâce à
leur intégration dans la création du capitalisme dû
à la généralisation de la logique marchande
et de la forme de l’échange marchand. Cette intégration
englobe les agir tout comme les formes de pensée.
6 C’est ceci qui donne à l’utilitarisme, aussi
bien sur le plan théorique [1] que dans les visions du monde,
sa force sociale car il est une « idée qui a pris possession
des masses », pour paraphraser une formule chère à
Marx. Les objectivations et l’idéologie dominante,
mais aussi la structure de la subjectivité des sujets correspondent
désormais aux exigences du capitalisme. Elles sont utiles
pour la constitution de ce lien social tout comme pour la vie des
sujets au sein de cette société. L’utilitarisme
caractérise également l’apparence de la société,
sa forme spécifique du « donner-recevoir-rendre »,
qui forge le vécu et les mondes vécus des sujets tout
comme la fantasmagorie du capitalisme.
7 Dans cette société spécifique, l’universalité
de la forme du don gagne sa qualité sociale spécifique
tout en ressemblant au don dans d’autres sociétés
et dans d’autres époques. Ainsi, il semble relever
de la nature humaine ou d’une donnée anthropologique.
En effet, dans la conscience des sujets tout comme dans l’idéologie
dominante, le « donner- recevoir-rendre » selon les
critères de l’échange marchand apparaît
comme naturel, éternel et inévitable, bref comme une
seconde nature, pour reprendre cette notion de Lukacs et de l’École
de Francfort.
Une tradition oubliée ?
8 La notion de fétichisme est considérée dans
quelques travaux classiques [Lukacs 1922/1978, Korsch 1967] comme
noyau dur de la théorie marxienne ; dans d’autres (dans
les travaux de l’École de Francfort, par exemple),
la référence à cette notion est discrète
mais structurante. On doit également rappeler les analyses
de Sohn-Rethel [1973, 1992]. En France, ce sont surtout les travaux
de J.M. Vincent [1987, 2001] et plus récemment les travaux
d’Artous [2006] et Jappe [2003] ainsi que la publication en
français du livre de Postone [2009] qui ont contribué
à réactualiser le débat sur le fétichisme [2]
9 Pourtant, le marxisme traditionnel a pris un autre chemin en
choisissant comme point de départ une interprétation
ontologique du travail chez Marx. Il a essayé de développer
une critique du capitalisme « du point de vue du travail » [3].
La notion de fétichisme est dans ce courant considérée
comme un reste hégélien dans la théorie de
Marx, un reste métaphysique et nuisible. [4]
Une autre interprétation, l’interprétation
de Balibar [1977] par exemple, en fait une simple prolongation de
la notion d’aliénation sur les rapports économiques,
conjuguée avec une interprétation radicale de «
l’essence » dans le sens de Feuerbach. Enfin, on a également
réduit la notion de fétichisme à la critique
de la fausse conscience des travailleurs qui attribue aux produits
du travail des qualités qu’ils n’ont pas et qui
rend les vrais rapports humains obscurs. Pourtant, les notions d’échange
marchand et de fétichisme ouvrent une voie d’analyse
de la société que ces marxismes ontologiques et économicistes
évitent. Elles permettent la compréhension de l’échange
comme forme concrète de la réciprocité, fondatrice
des rapports sociaux. Or, l’argumentation de Marx est largement
ensevelie sous les décombres des diverses interprétations
et vulgates de sa théorie. C’est pour cette raison
que j’ébaucherai la généalogie de ces
notions qui fait apparaître le sens que Marx leur attribua.
De l’aliénation au fétichisme
10 Les discussions sur la notion d’aliénation sont
devenues très rares depuis les années 1970. Considérée
comme une occupation favorite du freudo-marxisme, cette notion joue
aujourd’hui un rôle très modeste dans les sciences
sociales. Certes, Honneth [2005], par exemple, l’a rethématisée
; néanmoins elle semble être une notion dépassée
et désormais bien rangée dans les manuels de philosophie
ou dans les archives des débats d’une autre époque
que la nôtre.
Aliénation
11 La notion d’aliénation est bien plus qu’un
héritage mal assumé de Hegel par le « jeune
Marx » révolté et humaniste [5].
Elle ouvre son analyse du capital comme rapport social. La racine
latine du mot aliénation, alienatio, ainsi que le mot allemand,
Entfremdung, donnent des premières indications pour comprendre
la notion marxienne. Si alienatio peut être traduit par «
le devenu étranger », le mot Entfremdung indique le
processus du devenir et le fait d’être étranger
par rapport à quelque chose ou quelqu’un.
12 Bien sûr, d’autres auteurs avaient développé
bien avant Marx des notions d’aliénation. Marx ne se
réfère pas seulement à Hegel mais également
à Feuerbach et à Adam Smith. Chez Smith, l’aliénation
revêt un sens juridique et économique, lors de la vente
ou du déplacement d’une propriété, des
pratiques qu’il lie systématiquement à l’échange
marchand. Feuerbach insiste sur la reproduction durable de la non-raison
qui produit et reproduit l’aliénation.
13 Hegel, quant à lui, constate non seulement dans la tradition
des Lumières et surtout de Kant que les réflexions
sur la raison divergent, en effet, de plus en plus. Il y a pourtant
l’espoir que les médiations des pratiques deviennent
de plus en plus intelligibles et raisonnables. Hegel va beaucoup
plus loin dans le développement de cette notion. Il insiste,
par exemple dans sa Philosophie du Droit [6], sur l’importance
de (s’) aliéner dans le sens du entäussern, du
« mettre à l’extérieur de soi »,
non seulement de sa propriété mais aussi de sa volonté [7].
L’aliénation gagne une existence objective par rapport
à moi et, comme Hegel l’écrit «…
à ce point ma volonté comme aliénée
(entäussert) est du même coup une autre ». Ensuite,
Hegel constate qu’il existe et persiste un clivage, une scission,
une brisure ou une rupture (Spaltung) entre moi et l’autre
que je ne suis plus ; ce clivage fait que je me perds dans l’autre.
Je me sens dessaisi de moi-même. La « conscience malheureuse
» (Hegel) est la conscience de cette situation clivée.
14 Cette interprétation hégélienne de l’aliénation
est la base la plus importante pour l’élaboration de
la position de Marx. Ainsi, dans La question juive [8] [8] MEW 1,
p. 93-123. ...
suite, par exemple, Marx caractérise l’homme comme
étant étranger à lui-même. Il qualifie
dans les Manuscrits de 1844 [9] le travail comme action d’aliénation,
comme Entäusserung. Dans une note sur Feuerbach de 1845, on
lit que « les individus se sont toujours pris eux-mêmes
comme point de départ, ils partent toujours d’eux-mêmes.
Leurs rapports (Verhältnisse) sont des rapports de leur processus
de vie réel. Pourquoi leurs rapports s’autonomisent-ils
par rapport à eux ? Pourquoi les puissances de leur propre
vie les dominent-elles ? » (MEW 3, p. 540) [10]. Certes, en
1845 sa notion de travail n’était encore que peu développée,
mais pour notre sujet, ce qui est le plus important est le fait
que Marx considère également la conscience de soi
comme aliénée. C’est aux philosophes de prendre
« la mesure du monde aliéné » (Marx).
15 Ses Thèses sur Feuerbach [11] s’ouvrent avec une
défense de la subjectivité et de « l’activité
humaine sensuelle, la praxis » [1re thèse, MEW 3, p.
5] [12]. La vie sociale est essentiellement pratique, affirme-t-il.
« Tous les mystères… trouvent leur solution rationnelle
dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette
praxis » [8e thèse, MEW 3, p. 7]. Il n’y a pas
d’essence de l’homme, dans le sens d’une qualité
abstraite et éternelle, qui habite les individus, comme le
prétend Feuerbach. Ce qu’on appelle l’essence
de l’homme est « en réalité l’ensemble
des rapports sociaux (gesellschaftliche Verhältnisse) »
[6e thèse, MEW 3, p. 6]. On doit, par conséquent,
situer la réalité historiquement car « l’essence
ne peut être conçue… comme le général
intérieur et muet, liant beaucoup d’individus naturellement
» [6e thèse, MEW 3, p. 6]. Le mot « naturellement
» signifie pour Marx « allant de soi ». Comme
la soi-disant nature humaine, les phénomènes psychiques
ou « l’âme religieuse » dont parle Feuerbach,
par exemple, sont «… eux-mêmes un produit social
et l’individu abstrait… appartient à une vie
sociale concrète » [7e thèse, MEW 3, p. 7].
Comme s’il s’adressait à une grande partie des
chercheurs en sciences sociales d’aujourd’hui, il critique
le « matérialisme regardant » (Marx) de Feuerbach,
qui ne peut pas dépasser «… l’opinion des
différents individus et de la société bourgeoise
(bürgerliche Gesellschaft) [9e thèse, MEW 3, p. 7] [13].
Il propose, en revanche, une analyse de la société
du point de vue de «… la société humaine
ou de l’humanité sociale » [10e thèse,
MEW 3, p. 7] qui n’existe pas (encore), mais elle est possible
et cet avenir possible est le cadre normatif de sa pensée.
Enfin, dans une note sur Hegel et Feuerbach [MEW 3, p. 536)], il
constate que le dépassement de l’aliénation
n’est pas un acte purement intellectuel. Son dépassement
demande également le dépassement de «…
l’action sensuelle, de la praxis et de l’action réelle
». Pourtant, comment pourrait-on imaginer ce dépassement
? Malheureusement, cette note de Marx se termine par « doit
encore être développé ». On peut donc
retenir, entre autres, que Marx ne défend pas une conception
anthropologique basée sur l’essence humaine. Au contraire,
il conçoit les sujets comme des individus dans la société,
dans laquelle ils sont inscrits et qui s’inscrit en eux. La
notion d’aliénation reste cependant une ébauche
bien que la problématique qui a poussé Marx à
élaborer cette notion persiste.
Fétichisme
16 Il est trop connu pour qu’il soit nécessaire de
le développer ici que Marx ne se sert, après les années
1840, presque plus de la notion d’aliénation et que
ses travaux oscillent désormais entre les analyses politiques,
des prises de positions politiques et ses efforts pour développer
une « critique de l’économie politique »,
comme l’indique le sous-titre programmatique de son opus magnum,
Le Capital. On ne peut non plus ignorer que pendant cette entreprise,
Marx est assez souvent tombé dans le piège de l’économisme [14].
C’est dans les Grundrisse et le premier volume du Capital
[MEW 23] qu’il tente ou qu’il tente à nouveau
une réponse à la question de savoir pourquoi les hommes
agissent dans le sens de la production et de la reproduction du
capital bien qu’ils dussent avoir l’intérêt
inverse. C’est sa manière de critiquer l’utilitarisme.
Les auteurs de l’économie politique n’ont jamais
posé cette question, tout comme la plupart des travaux en
sciences sociales aujourd’hui, par ailleurs. Ce fait est «
pour leur conscience bourgeoise (bürgerlich) comme une nécessité
naturelle allant de soi tout comme le travail productif »
[MEW 23, p. 95-96]. C’est cette pseudo-nature, cette «
seconde nature » qu’il veut comprendre et dévoiler.
17 La notion de « fétichisme » joue un rôle
central dans cette entreprise. Elle est le véritable centre
de la théorie sociale marxienne, qui dépasse ses réflexions
sur l’aliénation. Une brève esquisse généalogique
le montre bien. En 1842, Marx mène des études sur
la religion et il projette des livres sur ce sujet [15].
Le livre de Charles de Brosses Du Culte des Dieux Fétiches
[1670/1989] fait partie de ses lectures. De Brosses développe
que le fétichisme n’est pas une fausse magie. Cet auteur
appelle « fétichisme » la généralisation
des phénomènes de culte et de religions les plus divers.
Il opère une véritable abstraction du fétiche
au fétichisme. Le fétichisme existe toujours, partout
et dans toutes les religions. En effet, ce livre est depuis longtemps
un des textes de référence des sciences de la religion.
Kant se réfère également explicitement à
de Brosses, tout comme Feuerbach dans sa recherche de « la
nature générale de la religion ». Dans les Lumières,
la notion de fétichisme gagne un sens encore plus général
que chez de Brosses. Grâce au détour par la critique
de ce qui est étrange et lointain, on veut comprendre l’étrangeté
dans la société, chez soi et en soi-même. Se
confronter au fétichisme de l’étranger implique,
par conséquent, la confrontation avec des phénomènes
au sein de sa propre société où le mythe existe
(encore). Cette société n’est pas complètement
sécularisée.
Marx reprend comme beaucoup d’autres ce fil. Certes, il n’a
jamais écrit les livres annoncés dans la lettre de
1842, mais on retrouve dans certains articles des années
1840, c’est-à-dire dans les années dans lesquelles
il développe son idée de l’aliénation,
des ébauches de ses arguments sur le fétichisme. Dans
un article sur Les débats sur la loi contre le vol de bois
[Debatten über das Holzdiebstahlgesetz, MEW 1], par exemple,
il analyse dans ce sens un débat politique sur le vol de
bois dans sa région natale, précisément dans
les montagnes de l’Eifel. Il montre que les arguments pseudo-religieux
de ce débat cachent le caractère politique et social
de ces vols. Dans l’introduction à la Contribution
à la critique de la philosophie du droit de Hegel [16] de
1843, il entame un véritable tournant dans son argumentation
qui le mène à l’élaboration de sa notion
de fétichisme constatant (un peu trop vite à mon avis)
qu’« en Allemagne la critique de la religion est pour
l’essentiel terminée et la critique de la religion
est la condition à toutes formes de critiques » [MEW
1, p. 378]. C’est donc sur la base de la critique de la religion
qu’il s’attaque à la critique du capital et de
la société bourgeoise. La tâche de la philosophie
serait désormais «… de dévoiler les auto-aliénations
dans leurs formes non saintes. La critique du ciel se transforme,
par conséquent, en la critique de la terre, la critique de
la religion en la critique du droit, la critique de la théologie
en la critique de la politique » [MEW 1, p. 379]. Pourtant,
le fétichisme ne disparaît pas de la société.
Bien au contraire, le fétichisme occupe une place centrale
au sein du capitalisme et il prend une nouvelle signification.
Le fétichisme
18 Marx développe explicitement dans le Capital [MEW 23,
p. 86-87] l’idée que les rapports sociaux entre les
hommes deviennent dans le capitalisme des rapports sociaux entre
des choses. Les choses apparaissent aux sujets comme si elles disposaient
de qualités subjectives. Ce phénomène est comparable
à la religion et au fétichisme religieux : le produit
des hommes, le produit qu’ils ont créé, leur
apparaît comme indépendant d’eux ; ils l’adorent
et le produit les maîtrise. Bref, ces choses sont des fétiches.
Pourtant, ce nouveau fétichisme n’est pas une nouvelle
variante de la religion, mais il est le centre de la fantasmagorie
de la société capitaliste. « … ce n’est
que le rapport spécifique des hommes qui prend ici la forme
fantasmagorique d’un rapport entre les choses. C’est
pour cette raison que nous devons fuir dans la région brumeuse
du monde religieux pour trouver une analogie. Ici, les produits
de la tête humaine semblent doués d’une vie propre,
comme des figures autonomes qui entretiennent des rapports avec
les hommes, mais aussi entre elles. De la même manière
les produits de la main humaine existent dans le monde des marchandises.
C’est cela que j’appelle le fétichisme qui colle
aux produits du travail dès qu’ils sont produits comme
marchandises ; ainsi, le fétichisme est inséparable
de la production de la marchandise » [MEW 23, p. 86-87].
19 Ce sont cette pseudo-nature, cette « seconde nature »
ainsi que la fantasmagorie du capitalisme que Marx veut comprendre
et dévoiler. La notion de fétichisme joue un rôle
central dans cette entreprise. En effet, les produits devenus marchandises
disposent d’un caractère mystique qui ne résulte
pas de leur valeur d’usage mais de leur forme marchande. L’analyse
du travail gagne ainsi pour Marx toute son importance. Non seulement
les travailleurs mobilisent leur subjectivité en travaillant
pour créer des produits et la valeur des marchandises, mais
la force de travail, c’est-à-dire le potentiel subjectif
de créer la valeur en travaillant, est une marchandise qui
s’échange sur un marché. On l’appelle
le marché du travail, mais il est le marché de la
force de travail. Cet échange marchand nécessite que
les différents travaux soient compatibles et dans ce sens
égaux. Pourtant, matériellement parlant, les différentes
forces de travail, tout comme les autres marchandises, sont foncièrement
inégales. De toute évidence, la force de travail d’un
maçon n’est pas la même que la force de travail
d’un sociologue, par exemple, tout comme une casserole n’est
pas un légume. De même, les travaux concrets ne sont
pas égaux et sont, dans leurs formes concrètes, incomparables.
Le travail concret du sociologue qui rédige ce texte, par
exemple, n’est pas égal au travail de l’ouvrier
qui a monté son ordinateur. C’est leur valeur d’usage
qui les rend différents et en grande partie incompatibles.
En revanche, le fait que toutes ces marchandises incarnent une valeur
d’échange les rend compatibles. « L’égalité
des travaux humains reçoit une forme matérielle (sachlich)
qui est de la même matérialité que la valeur
des produits de travail » [MEW 23, p. 86] [17] devenus des
marchandises.
20 Ce qui est mystérieux dans la forme marchande est «…
qu’elle reflète aux hommes le caractère social
de leur travail sous la forme d’un caractère matériel
des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités
sociales et naturelles de ces choses » [ibid.] Par conséquent,
le rapport social entre les producteurs et le « travailleur
général » apparaît comme un rapport entre
des choses et comme un rapport extérieur aux individus. «
C’est à cause de ce quiproquo que les produits du travail
deviennent des marchandises, des choses sociales sensuelles-métasensuelles
» [ibid.]. Pour les hommes, les rapports sociaux concrets
prennent désormais des formes fantasmagoriques, comme s’il
s’agissait de rapports entre des choses. Marx développe
explicitement que les hommes adorent désormais les choses
auxquelles ils attribuent des qualités humaines. Ces choses
sont adulées comme de véritables fétiches ou
des divinités. Les automobiles, les équipements électroniques
ou les vêtements l’illustrent bien. Les hommes ont produit
ces choses tout comme les rapports sociaux qui leur apparaissent
comme des rapports entre des choses extérieures à
eux. Ces rapports les dominent. Ils s’y soumettent, ils les
acceptent comme « naturellement nécessaires »
(Marx), comme une seconde nature.
21 D’une manière générale, « la
réflexion sur les formes de la vie humaine… commence
post festum et – par conséquent – [elle commence
avec] les résultats existants du processus de développement
» [MEW 23, p. 89] [18]. Non seulement les visions du monde
mais aussi les sciences qui traitent du capitalisme considèrent
les formes de penser existantes comme allant de soi et comme des
formes naturelles, comme Marx le souligne à l’exemple
de l’économie politique. Pour eux, il va de soi et
il est naturel que « les gens » pensent selon et avec
les catégories établies des rapports sociaux (l’échange,
l’efficacité, l’investissement, le profit, etc.).
Bien sûr, on ne peut pas nier cette réalité
ni l’importance de ces idées, mais on doit les considérer
pour ce qu’elles sont. Elles sont «… des formes
de pensée socialement établies, donc des formes objectives
d’idées concernant les rapports de production de la
marchandise, des formes objectives des idées de ce mode de
production spécifique sur le plan historique et social »
[MEW 23, p. 90] [19]. Marx appelle ces « formes objectives
des idées » également des « abstractions
réelles ». Elles «… forment ensemble un
univers abstrait qui ne permet pas une dialectique ouverte de l’universel,
du particulier et du singulier… le monde dans lequel les sujets
vivent est fait de contraintes surprenantes et incomprises, de totalisations
inabouties ou qui s’égarent » [Vincent 2004,
p. 31-32].
22 Marx critique également le « culte de l’homme
abstrait » (Marx) qui, par ailleurs, n’est pas une spécificité
du protestantisme, comme il le constate, et que l’on trouve
au centre de la plupart des analyses sociologiques de nos jours.
Ceci est le cas car les hommes «… se comportent par
rapport à leurs produits comme à des marchandises,
comme à des valeurs, et sous cette forme matérielle,
ils mettent en rapport leur travail privé comme s’il
s’agissait d’un travail humain équivalent »
[MEW 23, p. 93] [20]. Cet argument nous importe car, selon Marx,
la réciprocité entre les sujets se constitue de cette
manière.
23 Les rapports sociaux et les manières de penser, les visions
du monde tout comme les théories (que l’École
de Francfort a appelées plus tard « théories
traditionnelles ») ressemblent de plus en plus à l’échange
marchand [21]. Bien sûr, cela ne signifie pas que l’on
puisse les réduire à des comportements à caractériser
par la formule « tout se vend et tout s’achète
», mais les rapports sociaux sont conçus comme s’il
s’agissait de rapports marchands. Dans un acte d’échange,
rien ne dépasse, car l’échange est équitable,
la marchandise a un prix que je dois payer pour l’obtenir
et la valeur marchande des marchandises les rend comparables. Dès
que je l’achète, elle n’est plus marchandise
et je peux désormais me rendre compte de sa valeur d’usage.
Si j’ai échangé 5 euros contre un paquet de
cigarettes, je peux le fumer ou partager les cigarettes avec d’autres
ou les jeter. La marchandise est désormais ma propriété
privée et dans le cadre des normes et des valeurs d’une
société donnée, je peux en faire ce que je
veux. L’acte d’échange se termine de cette façon
par la consommation et il peut reprendre dans les mêmes conditions.
De même, je peux échanger mes 5 euros contre un carnet
pour prendre mes notes de lecture. Les valeurs d’usage des
cigarettes et du carnet sont incomparables, mais l’abstraction
de la valeur d’échange et la médiation grâce
à l’argent, le nexus rerum et hominum (Marx), rend
cet échange possible. Il est créateur de rapports
sociaux.
24 La subjectivité dans le capitalisme (bürgerliche
Subjektivität) est en effet fondée sur une contradiction,
la contradiction entre « l’indépendance personnelle
[et] la dépendance vis-à-vis des choses (sachlich)
» [Marx, MEW 42, p. 91]. Cette contradiction se maintient
dans la mesure où les hommes sont soumis à leur besoins
aliénés. C’est dans ce sens que l’homme
est « un être déshumanisé, aussi bien
en ce qui concerne son corps que son esprit… » [Marx,
MEW, Ergb. 1, p. 524].
Les manières de penser et les formes de pensée ainsi
que les visions du monde correspondent de plus en plus aux formes
économiques car le capital qui est un rapport social s’exprime
économiquement [22]. L’idée de « gérer
son couple ou sa carrière », par exemple, fait aujourd’hui
partie des visions du monde habituelles. Ce sont des « formes
objectives des idées » (objektive Gedankenformen),
des « abstractions réelles » (Realabstraktionen).
« La pensée dans sa forme marchande a particulièrement
augmenté la vieille impuissance transmise [par d’autres
époques] ; car le devenir-marchandise capitaliste de tous
les hommes et de toutes les choses leur donne non seulement [le
caractère d’] une aliénation, mais il les éclaire
: la forme de pensée marchandise est elle-même la forme
de pensée accrue, elle est devenue, elle est un fait »
[Bloch 1976, p. 329] [23].
Enfin la notion marxienne de « la soumission réelle
de la force de travail au capital » (Marx) résume l’intégration
et l’inscription des sujets dans le capital et, vice-versa,
du capital dans la subjectivité des travailleurs. Dans une
perspective chronologique et logique, Marx distingue la «
soumission formelle » de la « soumission réelle
». La soumission formelle consiste à intégrer
les travailleurs dans le processus de production par la violence
extérieure et (surtout) sans que les travailleurs aient intériorisé
leur statut, leur rôle et leur fonction au sein de la production.
Ils « font leur job », forcés et contraints,
pour (sur) vivre et parce qu’ils n’ont pas d’autre
choix, selon leurs visions du monde. Ils sont liés à
la production qui les fait travailler par un lien de violence et,
en même temps, d’extériorité. Le système
technologique, organisationnel et social de la production reste
grosso modo inchangé comparé à la production
artisanale. Elle prend la forme organisationnelle de la manufacture
qui n’est pas une entreprise capitaliste stricto sensu mais
une forme transitoire entre l’atelier artisanal et l’entreprise
capitaliste qui émerge avec « la grande industrie ».
La soumission réelle désigne, en revanche, une situation
sociale dans laquelle l’entreprise est établie et «
l’entreprise prend l’homme entier » [Goetz Briefs],
pour se servir d’une expression de la sociologie de l’entreprise
allemande des années 1930. Dans le processus de production
et dans l’entreprise tout comme dans la société,
le sujet fait désormais réellement partie de l’ensemble
de ces liens sociaux hétéronomes et productifs que
sont non seulement la production et l’entreprise, mais toute
la société. C’est cela l’inscription de
l’individu dans la société et de la société
dans l’individu.
Du fétichisme à l’industrie culturelle
25 Pour mieux comprendre l’importance de la notion de fétichisme
pour la compréhension du social en général
et de l’échange en particulier, on doit également
rappeler que Marx ne développe ni une nouvelle philosophie
ni une nouvelle économie politique. La présentation
de l’objet philosophique ou économique, par exemple,
lui permet le développement de sa critique. Dans la tradition
hégélienne, il ne dénonce pas son objet, car
critiquer signifie dégager dans la présentation de
l’objet la négativité qui réside en lui.
Cela signifie que le phénomène porte en lui le potentiel
d’être autre chose que ce qu’il est actuellement.
Par exemple, l’évocation de la liberté ou de
l’égalité des chances entre les sexes ou entre
des sujets d’origines sociales différentes ne démontre
pas que la liberté ou l’égalité existent,
mais signifie qu’elles pourraient exister. La non-liberté
et l’inégalité portent en elles le potentiel
d’une vie libre et de rapports sociaux entre égaux.
26 C’est surtout la notion de fétiche qui donne accès
à Marx aux particularités de son objet de recherche
: le capital. Il est un ensemble « d’abstractions réelles
» qui ont gagné une certaine autonomie par rapport
aux sujets et qui se conjuguent pour créer la domination
des rapports productifs établis sur les producteurs. C’est
en décrivant ce rapport social concret que Marx envisage
sa critique.
Fétichisme et fantasmagorie
27 On reconnaît facilement dans la notion de fantasmagorie
l’apport de l’idée de la « magie indirecte
» [Hegel]. Hegel [1966] la caractérise comme un rapport
instrumental et utilitariste vis-à-vis des choses. Pour atteindre
un certain but, on attribue à une chose quelconque certaines
qualités et des capacités imaginaires. Ces choses
deviennent par la suite l’objet de l’adoration et du
culte : un fétiche. On constate que chez Hegel, le fétiche
est l’objet archaïque qui permet à l’individu
d’obtenir quelque chose.
28 Pour Marx, en revanche, le fétichisme n’est pas
archaïque. Comme on l’a vu, il souligne son actualité
qui fait que les travailleurs deviennent les « appendices
vivants » de l’autovalorisation de la valeur. Il insiste
également sur le fait que le fétichisme n’est
pas à confondre avec un manque de savoir et de connaissances.
Même si le fétichisme est compris, il reste actif [24].
C’est une « folie » [Marx, MEW 23, p. 90] qui
domine la vie des individus et qui domine également ceux
qui ont compris ce qu’est le fétichisme et qui en souffrent.
Ni Marx ni les autres analystes de la société ne peuvent
s’autonomiser par rapport à la société
dans laquelle ils vivent et échapper à la domination
du fétichisme.
29 Évidemment, on ne peut pas transposer directement les
analyses marxiennes dans notre société d’aujourd’hui
sans prendre en compte les changements sociaux, culturels, psychiques
et économiques intervenus depuis la fin du xixe siècle.
On tomberait dans l’essentialisme. Toutefois, le fétichisme
n’a pas disparu depuis les analyses de Marx. Il persiste dans
notre société et s’est même considérablement
renforcé. On pourrait (re) lire dans cette perspective, comme
fantasmagories, par exemple, le livre de N. Alter [Alter, 2009]
qui analyse subtilement la nécessité du don pour que
l’entreprise existe, mais aussi l’effort que font les
sujets pour établir le « donner-recevoir-rendre »
dans l’entreprise. Il décrit brillamment la complexité
de cette réciprocité ainsi que les efforts que demande
l’établissement de la situation de don. En effet, cette
situation ne s’établit pas naturellement ; il faut
la vouloir, il faut donner, recevoir et rendre, et enfin : il faut
prendre sur soi. Cependant, la volonté des uns ne suffit
pas pour l’établir, il faut encore que les autres aussi
la veuillent. Les travailleurs, par exemple, demandent cette situation
sur la base de l’échange marchand ; les managers répondent
selon la même logique, mais pas toujours avec les mêmes
arguments et les mêmes critères. Ils peuvent également
refuser la situation de don ou s’avérer incapables
de donner-recevoir-rendre.
30 On pourrait également se référer à
des travaux plus classiques, par exemple ceux de Kracauer ou de
Benjamin [25], qui se servent explicitement de la notion marxienne
de « fantasmagorie ». On trouve dans ces textes d’autres
« cas exemplaires » (Kracauer) de fantasmagories et
des « chiffons et rebus » (Benjamin) traînant
dans les rues de la vie quotidienne qui dévoilent des fantasmagories.
Brecht, quant à lui, les a mis en scène, par exemple,
dans son opéra « Grandeur et déclin de la ville
de Mahagonny ».
Dans les situations les plus différentes de la vie quotidienne,
le fétichisme de la marchandise s’exprime, il s’objective
dans les comportements, les « ornements » [Kracauer
2008] et dans les visions du monde des sujets. Il forme un ensemble
de « formes objectives des idées » et d’«
abstractions réelles » ainsi que d’objectivations
: le monde fantasmagorique du capitalisme. Les sujets adhèrent
à ce monde fantasmagorique, ils veulent y vivre et ainsi
ils s’efforcent d’y trouver leur place.
Caractère social et industrie culturelle
31 Dans la tradition de ces pensées marxiennes, deux conceptions
de l’École de Francfort, la conception du caractère
social et celle de l’industrie culturelle, complètent
les éléments de réponse aux questions que Marx
a posées. Pourquoi les sujets peuvent-ils et veulent-ils
vivre dans la société existante ? Pourquoi ne pensent-ils
qu’exceptionnellement au dépassement de cette société
? Pourquoi le « donner-recevoir-rendre » selon la logique
marchande est-il considéré dans leurs visions du monde
comme normal et naturel, sachant que dans leurs visions du monde,
cette forme de la réciprocité correspond à
l’échange marchand ?
32 Le monde fantasmagorique basé sur le fétichisme
forge également la subjectivité des individus. Il
ne reste pas à l’extérieur d’eux comme
une sorte de décor sociétal. Les sujets de notre époque
disposent d’un caractère social spécifique,
ancré dans notre époque, appelé dans la tradition
de l’École de Francfort « caractère autoritaire
» [Adorno et alii, 1952] ou « caractère sadomasochiste
» [Fromm 1941/1963]. Le caractère social est leur «
matrice psychique » [Fromm]. Le caractère est aussi
peu naturel que les rapports sociaux, il est «… la forme
spécifique dans laquelle l’énergie humaine est
modelée par l’adaptation des besoins humains au mode
d’existence particulier à une société.
Le caractère, à son tour, détermine la pensée,
le sentiment et la volonté des individus » [Fromm 1941/1963,
p. 224]. Ainsi, on peut comprendre la structure du caractère
non seulement comme relativement stable et durable ; elle est surtout
un potentiel d’action en tant qu’«… agence
de médiation entre les influences sociologiques et l’idéologie…
une structure dans l’individu ; quelque chose qui est capable
d’agir sur l’environnement social et de choisir dans
la multitude des stimuli que cet environnement dégage »
[Adorno et alii, 1952, p. 8]. Surtout, Fromm a montré dans
une longue suite d’études comment ce caractère
social s’est constitué [26].
On aimerait en retenir seulement un des résultats : «
afin d’assurer le bon fonctionnement d’une société
donnée, ses membres doivent acquérir un type de caractère
qui les fasse vouloir agir exactement comme ils doivent agir en
tant que membres de cette société ou d’une de
ses classes. Il faut qu’ils désirent faire ce que,
objectivement, il est nécessaire qu’ils fassent. La
pression extérieure se trouve alors remplacée par
la contrainte intérieure, et par cette énergie particulière
qui est canalisée dans les traits du caractère »
[Fromm 1944, p. 38]. Les sujets se situent individuellement par
rapport aux exigences de la société au sein de laquelle
ils vivent ; ils internalisent ces exigences pour les traduire en
dispositions et potentiels d’action. Ils agissent comme s’ils
étaient des acteurs du marché. Voilà, l’objectivation
du fétichisme dans la subjectivité !
33 La force de la notion d’industrie culturelle dans la tradition
de l’École de Francfort consiste dans le fait qu’elle
explique comment le fétichisme a profondément pénétré
la sphère culturelle, qui était jadis la sphère
d’expression de la liberté, de la quête de sens,
de la vérité et du dépassement possible. La
culture n’a pas disparu, elle s’est pervertie. Les mythes
n’ont pas disparu non plus, ils sont devenus fonctionnels.
La culture est « industrialisée » dans le sens
marxien car, comme on l’a vu, Marx appelle « grande
industrie » les entreprises capitalistes solidement établies.
Les lieux de production de cette culture sont des entreprises ou
des institutions qui obéissent à la même logique
que les entreprises. Ensuite, la logique de la production de marchandise,
de la valorisation et ainsi le fétichisme ont pénétré
la culture. Enfin, cette culture n’est pas seulement le produit
de la production standardisée, elle a également l’obligation
de permettre aux individus de s’identifier avec le général.
Elle est fétichisante. Elle développe ainsi une pseudo-individualité
qui est seulement une variante du général : la fantasmagorie.
« Chaque produit se donne comme un produit individuel ; l’individualité
sert au renforcement de l’idéologie en donnant l’impression
que tout ce qui est chosifié et médié serait
un abri pour l’immédiateté et pour la vie »
[Adorno, 1967, p. 339]. En son sein, tout ressemble à un
commerce entre des biens échangeables « car la civilisation
confère à tout un air de ressemblance » [Horkheimer/Adorno
1947/1967, p. 129] à l’image des marchandises. Bien
sûr, l’industrie culturelle «… montre aux
hommes le modèle de leur culture : la fausse identité
du général et du particulier. La culture de masse…
est identique et son squelette, le squelette de notions préfabriquées
par le monopole [c’est-à-dire, la forme actuelle du
capital], prend forme » [ibid., p. 144-145]. Comme les acteurs
de l’échange marchand, les sujets sont adaptables et
remplaçables. Ils n’ont d’intérêt
qu’en tant qu’employés, consommateurs et clients.
« Dans tous les cas, ils resteront des objets » [ibid.,
1947, p. 156].
34 L’industrie culturelle se donne ouvertement une forme
marchande, comme si elle était le résultat de la rencontre
de l’offre correspondant à la demande des consommateurs
exprimant leurs besoins ; comme si elle correspondait aux besoins
des consommateurs qu’elle a produits. « Immanquablement
chaque manifestation de l’industrie culturelle reproduit les
hommes tels que les a modelés cette industrie dans son ensemble
» [id., p. 136]. La technique, si présente dans l’industrie
culturelle, est intimement liée au pouvoir et à la
domination qu’elle impose à ses consommateurs. «
Le client n’est pas roi, comme l’industrie culturelle
veut le faire croire, il n’est pas le sujet mais l’objet
» [Adorno, 1967, p. 337]. Les biens culturels ressemblent
de plus en plus aux autres marchandises (à la nourriture
ou aux vêtements, aux voitures, etc.), comme on peut facilement
le constater en comparant les discours politiques, par exemple.
Ce sont l’interchangeabilité, « la liberté
du toujours pareil » [Horkheimer/Adorno 1947, p. 195] et la
médiocrité qui y règnent. « L’œuvre
médiocre s’en est toujours tenue à sa similitude
avec d’autres, à un succédané d’identité.
Dans l’industrie culturelle, cette imitation devient finalement
un absolu » [id., p. 139].
Rien d’étonnant au fait que désormais dominent
les clichés, les stéréotypes, les effets et
le clinquant ! Kracauer [1930/1971] ou la toute jeune École
de Francfort dans son enquête sur les ouvriers et les petits
employés en Allemagne l’avaient déjà
constaté au début des années 1930. Cependant,
on ne peut pas réduire l’industrie culturelle à
une sorte d’immense show-biz, « mais l’affinité
qui existait à l’origine entre les affaires et l’amusement
apparaît dans les objectifs qui lui sont assignés ;
faire l’apologie de la société. S’amuser
signifie être d’accord, ne penser à rien, oublier
la souffrance même là ou elle est montrée [c’est
également]… une fuite devant la dernière volonté
de résistance que cette réalité peut encore
avoir laissé subsister en chacun » [Horkheimer/Adorno,
1947/1967, p. 153].
Les argumentations, les réflexions, les critiques et les
répliques raisonnables perdent dans cette situation leur
raison d’être. Ce qui s’affiche comme «
idée dominante » est creux. « La prétendue
idée dominante est comme un classeur qui permet de mettre
de l’ordre dans les papiers mais elle ne crée aucune
relation cohérente entre eux. » [id., p. 150]. Pourtant,
l’idéologie produite par l’industrie culturelle
est puissante. Profondément positiviste et utilitariste,
elle «… a pour objet le monde tel qu’il est. Elle
utilise le culte du fait en se contentant – par une représentation
aussi précise que possible – d’élever
la réalité déplaisante au rang des mondes des
faits… Ainsi se confirme le caractère immuable des
circonstances » [id., p. 157].
Enfin…
35 L’industrie culturelle est la culture de notre époque
exprimant l’ensemble des fantasmagories du capitalisme. «…
l’industrie culturelle dispose de son ontologie [qui est]
un échafaudage de catégories de base inertes et conservatrices…
[En outre,] ce qui apparaît dans l’industrie culturelle
comme le progrès, l’éternelle nouveauté
qu’elle offre, reste le déguisement du ‘toujours
pareil’; partout, le changement cache un squelette qui change
aussi peu le motif de profit depuis qu’il domine la culture
» [Adorno 1967, p. 339]. C’est pour cette raison que
nous pouvons nous référer aux notions marxiennes développées
plus haut sans tomber pour autant dans l’essentialisme.
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Notes
[1 ] Au sujet du développement des théories utilitaristes
cf., bien sûr, Laval [2007]. Retour
[2 ] Signalons également la publication d’un autre
texte classique : Roubine [2009]. Retour
[3 ] Au sujet de la notion de travail chez Marx, cf. Spurk 2003.
Retour
[4 ] Cf. par exemple, Althusser 1973. Retour
[5 ] Cf. également Spurk [2003]. Retour
[6 ] Cf. surtout le § 73. Retour
[7 ] Notons qu’en allemand aliéner signifie entäussern
et entfremden. Retour
[8 ] MEW 1, p. 93-123. Retour
[9 ] MEW 1, p. 347-377. Retour
[10 ] « Die Individuen sind immer von sich ausgegangen, gehen
immer von sich aus. Ihre Verhältnisse sind Verhältnisse
ihres wirklichen Lebensprozesses. Woher kommt es, dass ihre Verhältnisse
sich gegen sie verselbstandigen ? dass die Mächte ihres eigenen
Lebens übermächtig gegen sie werden ?” (MEW 3, p.
540). Retour
[11 ] Nous nous référons aux notices de Marx de 1845
(MEW 3, p. 5-7) et non pas à la version retravaillée
par Engels (1888, MEW 3, p. 533-535). Retour
[12 ] Cf. également 5e thèse, MEW 3, p. 6. Retour
[13 ] Il reprend presque mot à mot une position hégélienne.
Hegel critique ainsi les « philosophies réflexives
de la subjectivité » (Hegel). Retour
[14 ] Cf. à ce sujet Vincent [1987] et Spurk [2003]. Retour
[15 ] Cf. lettre à A. Ruge du 20/3/1842. Retour
[16 ] MEW 1, p. 378-391. Retour
[17 ] « Die Gleichheit der menschlichen Arbeiten erhält
die sachliche Form der gleichen Wertgegenständlichkeit der
Arbeitsprodukte… » (MEW 23, p. 86). Retour
[18 ] « Nachdenken über die Formen des menschlichen
Lebens… beginnt post festum und daher mit den fertigen Resultaten
des Entwicklungsprozesses » (MEW 23, p. 89). Retour
[19 ] « Es sind gesellschaftliche gütige, also objektive
Gedankenformen für die Produktionsverhältnisse dieser
historisch bestimmten gesellschaftlichen Produktionsweise, der Warenproduktion
» (MEW 23, p. 90). Retour
[20 ] «… sich zu ihren Produkten als Waren, als Werten,
zu verhalten und in dieser sachlichen Form ihre Privatarbeit auf
einander beziehen als gleiche menschliche Arbeit » (MEW 23,
p. 93). Retour
[21 ] Cf. MEW 23, p. 649 et MEW Ergb.1, p. 373, 517-518, 548. Retour
[22 ] L’École de Francfort a particulièrement
bien développé cette argumentation ; cf. également
Spurk [2003], p. 33-98. Retour
[23 ] « Das Denken in Warenform hat diese alt übernommene
Ohnmacht besonders gesteigert ; denn das kapitalistische Zur-Ware-Werden
aller Menschen und Dinge gibt ihnen nicht nur Entfremdung, sondern
es erhellt : die Denkform Ware ist selber die gesteigerte Denkform
Gewordenheit, Faktum » (Bloch 1976, p. 329). Retour
[24 ] Cf. MEW 23, p. 88. Retour
[25 ] Cf. surtout « sens unique « et « Paris,
capitale du xixe siècle ». Retour
[26] Cf. Spurk [2003], p. 38-55.Retour
Jan Spurk « Le noyau dur de la théorie sociale de
Marx : du fétichisme et de ses conséquences »,
Revue du MAUSS 2/2009 (n° 34), p. 209-229.
URL : www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-2-page-209.htm.
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