"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2015

Moteur de recherche
interne avec Google
Jean Ziegler, rapporteur des Nations unies pour le droit à l'alimentation:
«L'humanité vit sous le règne de la captation des richesses»

Jean Ziegler, rapporteur des Nations unies pour le droit à l'alimentation :
«L'humanité vit sous le règne de la captation des richesses»
Par Christian LOSSON
vendredi 25 mars 2005

http://www.liberation.fr/page.php?Article=285036#

rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation, Jean Ziegler, sociologue suisse, tient de l'électron libre qui gravite autour de la pensée alter. Il n'hésite pas à dire tout le mal qu'il pense des Nouveaux Maîtres du monde (titre de son avant-dernier livre), qui mettent «la planète en coupe réglée». Entretien décoiffant, à l'occasion de la parution de son nouvel opus, l'Empire de la honte (1), traduit dans quatorze langues.

Pourquoi la mondialisation actuelle n'est-elle, selon vous, qu'un «processus de reféodalisation» ?

Parce qu'on assiste à un formidable bond en arrière, une forme de négation politique et économique de l'héritage des Lumières. L'humanité est sortie du règne de la nécessité pour se fourvoyer dans celui de la monopolisation et de la captation des richesses. Le commerce mondial a triplé en vingt ans, le produit mondial brut doublé en dix ans, la consommation d'énergie double tous les quatre ans. Pour la première fois de son histoire, l'humanité connaît une période d'abondance. Parallèlement, la destruction de la nature n'a jamais été aussi exponentielle et la perte de la capacité normative de l'Etat aussi évidente. On tolère l'ordre meurtrier d'un monde qui accepte que les famines et les épidémies, pourtant évitables, tuent 100 000 personnes par jour. Et nous, les dominateurs, les Blancs, les riches, les informés, on reste silencieux, lâches, complices.

Faut-il éluder les responsabilités des élites des pays du Sud ?

Non. Les classes compradores («achetées», en espagnol) au pouvoir dans les pays en développement sont ­ mentalement et économiquement ­ dépendantes des multinationales et des gouvernements étrangers. Voilà pourquoi, trop souvent, elles ne cherchent pas à desserrer l'étau de la dette odieuse qui interdit tout réel développement. Elles préfèrent toujours emprunter à l'étranger plutôt que d'instaurer une fiscalité progressive. Et pour cause : les compradores profitent toujours plus ­ via la corruption ­ de la construction d'infrastructures que de l'amélioration des systèmes éducatif ou sanitaire... Comme par hasard, quand les sbires du Fonds monétaire international (FMI) arrivent avec une lettre d'intention pour garrotter les budgets nationaux, c'est toujours les budgets sociaux qu'on ampute. Jamais ceux de l'armée ou de la police. Si le FMI cherche vraiment à aider les pays en crise, pourquoi la pauvreté augmente dans tous les pays sous plan d'ajustement structurel ?

Selon vous, les «cosmocrates», les grandes firmes internationales, tirent les ficelles du monde... C'est un peu facile ?

Les «cosmocrates», les seigneurs de la guerre économique, organisent par l'absurde «la violence structurelle». Ils ont ainsi horreur de la gratuité qu'autorise la nature. Les brevets sur le vivant, les plantes, les OGM, la privatisation de l'eau, de la terre et même de l'air font partie d'une même logique : organiser la rareté des services et des biens.

Un exemple ?

Prenons les OGM. En 2002, 14 millions de personnes étaient menacées de famine en Afrique subsaharienne. Face à la solution OGM défendue par le Programme alimentaire mondial (PAM), financé à 60 % par les fonds américains, la Zambie a été le seul pays à s'opposer au poison food (la nourriture poison). J'ai alors dit qu'on pouvait avoir des réserves sur les OGM, en m'appuyant par ailleurs sur «le principe de précaution» de l'Europe. Les rétorsions ont été féroces. Monsanto, dont les semences pèsent 90 % des 70 millions d'hectares OGM dans le monde, a fait pression sur la Maison Blanche, qui a diligenté son ambassadeur à l'ONU pour demander ma tête à Kofi Annan. Idem du côté de l'ambassadeur américain auprès de l'ONU en Suisse, qui a réclamé ma révocation à Vieira de Mello, alors haut-commissaire aux droits de l'homme. Refus. On m'a accusé de provoquer la famine en Zambie... Le PAM s'est vu obligé de moudre des grains de maïs avant de les distribuer. Ce qui n'a pas empêché les biotechs de reprendre leur offensive. Les stratégies des despotes sont presque toujours victorieuses.

Croyez-vous en un complot ?

Non, mais je constate que les collusions entre les grandes firmes et le pouvoir politique se multiplient. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) est ainsi infiltrée par les compagnies pharmaceutiques pour tenter d'édulcorer toute avancée normative. Les Scandinaves avaient demandé en 2001 que les délégués de l'OMS révèlent leurs éventuels liens avec des sociétés pharmaceutiques ? Les Etats-Unis ont fait pression et refusé une telle motion, au nom de «la souveraineté des Etats». On vit dans le règne de l'avidité pure, l'impérialisme du vide, «le but sans but», comme disait Kant. En 2003, les 500 plus puissantes transnationales privées contrôlaient 52 % du produit mondial brut. Leur unique but est la maximisation du profit. Le pouvoir de l'oligarchie financière internationale est le plus puissant jamais enregistré dans l'histoire. Dans ces sociétés qu'Edgar Morin qualifie d'«idéologiquement phosphorescentes», les chaînes de l'aliénation ne nous enserrent plus les chevilles, mais les têtes. Mais, dans le Sud, l'aliénation se paie en vies humaines... via la faim ou la dette, véritables armes de destruction massive.

Que pensez-vous de l'arrivée annoncée du néoconservateur Wolfowitz à la tête de la Banque mondiale, avec l'aval des Européens et le silence des leaders du Sud ?

C'est le désir de mettre une fin définitive à l'idéal de justice sociale globale que la Banque mondiale, malgré ses faillites et ses faiblesses, commençait à porter en elle. L'administration Bush ne voit dans les institutions internationales que le prolongement de sa conception de la démocratie. A savoir la liberté via le total libre-échange. Un terme pourtant antinomique avec la justice sociale. On nous dit que Paul Wolfowitz a une expérience de développement comme ex-ambassadeur en Indonésie ? Oui, celle de sa proximité avec la dictature de Suharto et de son hostilité à la société civile indonésienne. Les Européens sont d'une soumission et d'une autocastration étonnantes vis-à-vis du mégapouvoir américain...

Vous êtes pessimiste ?

Non. Sartre disait que, «pour aimer les hommes, il faut détester fortement ce qui les opprime».


(1) Fayard, 325 pp., 20 €.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=285036