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Jean Ziegler, rapporteur des Nations unies pour le droit à
l'alimentation :
«L'humanité vit sous le règne de la captation
des richesses»
Par Christian LOSSON
vendredi 25 mars 2005
http://www.liberation.fr/page.php?Article=285036#
rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à
l'alimentation, Jean Ziegler, sociologue suisse, tient de l'électron
libre qui gravite autour de la pensée alter. Il n'hésite
pas à dire tout le mal qu'il pense des Nouveaux Maîtres
du monde (titre de son avant-dernier livre), qui mettent «la
planète en coupe réglée». Entretien décoiffant,
à l'occasion de la parution de son nouvel opus, l'Empire
de la honte (1), traduit dans quatorze langues.
Pourquoi la mondialisation actuelle n'est-elle, selon vous,
qu'un «processus de reféodalisation» ?
Parce qu'on assiste à un formidable bond en arrière,
une forme de négation politique et économique de l'héritage
des Lumières. L'humanité est sortie du règne
de la nécessité pour se fourvoyer dans celui de la
monopolisation et de la captation des richesses. Le commerce mondial
a triplé en vingt ans, le produit mondial brut doublé
en dix ans, la consommation d'énergie double tous les quatre
ans. Pour la première fois de son histoire, l'humanité
connaît une période d'abondance. Parallèlement,
la destruction de la nature n'a jamais été aussi exponentielle
et la perte de la capacité normative de l'Etat aussi évidente.
On tolère l'ordre meurtrier d'un monde qui accepte que les
famines et les épidémies, pourtant évitables,
tuent 100 000 personnes par jour. Et nous, les dominateurs, les
Blancs, les riches, les informés, on reste silencieux, lâches,
complices.
Faut-il éluder les responsabilités des élites
des pays du Sud ?
Non. Les classes compradores («achetées», en
espagnol) au pouvoir dans les pays en développement sont
mentalement et économiquement dépendantes
des multinationales et des gouvernements étrangers. Voilà
pourquoi, trop souvent, elles ne cherchent pas à desserrer
l'étau de la dette odieuse qui interdit tout réel
développement. Elles préfèrent toujours emprunter
à l'étranger plutôt que d'instaurer une fiscalité
progressive. Et pour cause : les compradores profitent toujours
plus via la corruption de la construction d'infrastructures
que de l'amélioration des systèmes éducatif
ou sanitaire... Comme par hasard, quand les sbires du Fonds monétaire
international (FMI) arrivent avec une lettre d'intention pour garrotter
les budgets nationaux, c'est toujours les budgets sociaux qu'on
ampute. Jamais ceux de l'armée ou de la police. Si le FMI
cherche vraiment à aider les pays en crise, pourquoi la pauvreté
augmente dans tous les pays sous plan d'ajustement structurel ?
Selon vous, les «cosmocrates», les grandes
firmes internationales, tirent les ficelles du monde... C'est un
peu facile ?
Les «cosmocrates», les seigneurs de la guerre économique,
organisent par l'absurde «la violence structurelle».
Ils ont ainsi horreur de la gratuité qu'autorise la nature.
Les brevets sur le vivant, les plantes, les OGM, la privatisation
de l'eau, de la terre et même de l'air font partie d'une même
logique : organiser la rareté des services et des biens.
Un exemple ?
Prenons les OGM. En 2002, 14 millions de personnes étaient
menacées de famine en Afrique subsaharienne. Face à
la solution OGM défendue par le Programme alimentaire mondial
(PAM), financé à 60 % par les fonds américains,
la Zambie a été le seul pays à s'opposer au
poison food (la nourriture poison). J'ai alors dit qu'on pouvait
avoir des réserves sur les OGM, en m'appuyant par ailleurs
sur «le principe de précaution» de l'Europe.
Les rétorsions ont été féroces. Monsanto,
dont les semences pèsent 90 % des 70 millions d'hectares
OGM dans le monde, a fait pression sur la Maison Blanche, qui a
diligenté son ambassadeur à l'ONU pour demander ma
tête à Kofi Annan. Idem du côté de l'ambassadeur
américain auprès de l'ONU en Suisse, qui a réclamé
ma révocation à Vieira de Mello, alors haut-commissaire
aux droits de l'homme. Refus. On m'a accusé de provoquer
la famine en Zambie... Le PAM s'est vu obligé de moudre des
grains de maïs avant de les distribuer. Ce qui n'a pas empêché
les biotechs de reprendre leur offensive. Les stratégies
des despotes sont presque toujours victorieuses.
Croyez-vous en un complot ?
Non, mais je constate que les collusions entre les grandes firmes
et le pouvoir politique se multiplient. L'Organisation mondiale
de la santé (OMS) est ainsi infiltrée par les compagnies
pharmaceutiques pour tenter d'édulcorer toute avancée
normative. Les Scandinaves avaient demandé en 2001 que les
délégués de l'OMS révèlent leurs
éventuels liens avec des sociétés pharmaceutiques
? Les Etats-Unis ont fait pression et refusé une telle motion,
au nom de «la souveraineté des Etats». On vit
dans le règne de l'avidité pure, l'impérialisme
du vide, «le but sans but», comme disait Kant. En 2003,
les 500 plus puissantes transnationales privées contrôlaient
52 % du produit mondial brut. Leur unique but est la maximisation
du profit. Le pouvoir de l'oligarchie financière internationale
est le plus puissant jamais enregistré dans l'histoire. Dans
ces sociétés qu'Edgar Morin qualifie d'«idéologiquement
phosphorescentes», les chaînes de l'aliénation
ne nous enserrent plus les chevilles, mais les têtes. Mais,
dans le Sud, l'aliénation se paie en vies humaines... via
la faim ou la dette, véritables armes de destruction massive.
Que pensez-vous de l'arrivée annoncée du
néoconservateur Wolfowitz à la tête de la Banque
mondiale, avec l'aval des Européens et le silence des leaders
du Sud ?
C'est le désir de mettre une fin définitive à
l'idéal de justice sociale globale que la Banque mondiale,
malgré ses faillites et ses faiblesses, commençait
à porter en elle. L'administration Bush ne voit dans les
institutions internationales que le prolongement de sa conception
de la démocratie. A savoir la liberté via le total
libre-échange. Un terme pourtant antinomique avec la justice
sociale. On nous dit que Paul Wolfowitz a une expérience
de développement comme ex-ambassadeur en Indonésie
? Oui, celle de sa proximité avec la dictature de Suharto
et de son hostilité à la société civile
indonésienne. Les Européens sont d'une soumission
et d'une autocastration étonnantes vis-à-vis du mégapouvoir
américain...
Vous êtes pessimiste ?
Non. Sartre disait que, «pour aimer les hommes, il faut détester
fortement ce qui les opprime».
(1) Fayard, 325 pp., 20 €.
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