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L’anarchosyndicalisme, l’autre socialisme
Jacky Toublet

Orignine : échanges mails avec René Berthier

Proscrits du Parti, parce que non moins révolutionnaires que Vaillant ou Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas, des révoltés de toutes les heures, des hommes sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures — y compris celle du prolétariat — et les amants passionnés de la culture de soi-même…

Purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à payer de nos personnes sur tous les champs de bataille et, après avoir rossé la police et bafoué l’armée, reprenant, impassibles, la besogne syndicale obscure mais féconde […] consentons à poursuivre plus activement, plus méthodiquement et plus obstinément que jamais l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique pour rendre viable une société d’hommes libres.

                                                 

Fernand Pelloutier.

(Lettre aux anarchistes.)

 

La Confédération nationale du travail est bien inspirée, en cette année de centième anniversaire de la C.G.T., de rééditer deux brochures rédigées par Emile Pouget, secrétaire général adjoint de la Confédération générale du travail de 1901 à 1907 et un des plus ardents militants du syndicalisme révolutionnaire  : la Confédération générale du travail et le Parti du travail. De tels textes étaient, à cette époque de grande agitation sociale, publiés en brochures, par les soins de la C.G.T. ou d’éditeurs amis, afin de faire connaître au plus grand nombre les idées de transformation sociale dont la Confédération était porteuse en ces premières années du siècle.

Ce sont de beaux textes, pleins de la détermination, de la conviction et de l’expérience de leur auteur. On remarquera, de plus, la simplicité et la concision de la langue utilisée par Pouget, ainsi que la rigueur du plan qui structure l’exposition des idées. Son objectif n’était pas d’écrire une œuvre littéraire mais de se faire comprendre, sans ambiguïté ni malentendus, de ses camarades de la « Syndicale » et des travailleurs que le syndicalisme cherchait à organiser pour les radicaliser. Il s’agissait de leur fournir une explication, une sorte de mode d’emploi, sur les orientations de la Confédération. Qu’est-ce qu’un syndicat ? Qu’est-ce qu’une Bourse du travail ? Une fédération « corporative » ? Et pourquoi tous ces organismes s’étaient-ils unis dans une confédération ? Quels étaient les buts de cette organisation, et quels moyens comptait-elle utiliser pour réaliser ses objectifs? L’action directe et la grève générale expropriatrice étaient-elles les moyens révolutionnaires adaptés à l’époque moderne ?

Au moment où il rédige ces textes[1], Emile Pouget n’est certes pas un débutant dans l’art difficile de la propagande révolutionnaire.

Il naît à Rodez, en 1860, dans une famille républicaine. A quinze ans, il fonde son premier journal, le Lycéen républicain, dont les exemplaires sont copiés par lui-même sur des feuilles de cahier. Après la mort de son beau-père, quelques mois plus tard, il doit travailler pour gagner sa vie, à Paris, dans un grand magasin.

En 1879, il contribue à créer le premier syndicat parisien des employés. Après l’amnistie de 1881 et le retour des exilés de la Commune, il fréquente un groupe de militants disciples de Bakounine connu sous le nom de Quarteron.

Il est arrêté, au côté de Louise Michel, le 9 mars 1883, après une manifestation organisée par la Chambre syndicale des menuisiers contre le chômage, au cours de laquelle quelques pains sont dérobés. Aux assises, Louise est condamnée à six années de réclusion et Emile à huit ans[2] — il reste trois ans à la centrale de Melun.

A sa sortie de prison, Emile Pouget fonde le Père Peinard, sans doute une des plus remarquables réussites de journalisme populaire. C’est un brûlot hebdomadaire, rédigé en argot truculent, plein de verve mordante, qui obtient un franc succès dans les milieux ouvriers ; on y fustige les patrons, les élections et tous les scandales de la société capitaliste ainsi que la magistrature et la justice de classe ou le militarisme ; les Almanach du Père Peinard sont illustrés par Camille Pissaro, Paul Signac, Maximilien Luce… Certains placards, intitulés le Père Peinard au Populo, sont tirés à plus de 20 000 exemplaires.

Emile Pouget doit s’enfuir à Londres, en 1894, pour échapper à la répression lors du procès dit des Trente, contre les anarchistes. Là, tout en continuant de publier un Père Peinard réduit en pagination, il s’intéresse au syndicalisme anglais et s’informe sur l’histoire du chartisme et des trade unions.

Dès son retour en France, en 1895, il fonde un nouveau journal, la Sociale ; puis, un an plus tard, fait reparaître le Père Peinard qui disparaît définitivement lorsque Pouget devient secrétaire de rédaction, avec Sébastien Faure, au Journal du Peuple.

 

Des préoccupations syndicales

Pourtant, depuis son retour de Londres, les préoccupations syndicales de Pouget sont passées au premier plan. Il participe aux débats d’orientation qui traversent la C.G.T., en particulier sur la question de son unification sans pour autant centraliser sa structure ou bien encore à propos de l’influence grandissante des libertaires au sein des syndicats. Au Congrès de Toulouse de la C.G.T., en 1897, où il représente la Fédération des syndicats de Vienne, il propose au congrès un rapport sur le sabotage et le boycottage qui sera adopté.

Au Ve Congrès, tenu à Paris en 1900, il est élu membre de la commission du journal. La C.G.T. aura un organe de presse, intitulé la Voix du Peuple. Emile Pouget en sera le responsable de la rédaction. Sous son impulsion, l’hebdomadaire deviendra un journal de combat qui diffusera les idées d’action directe et de révolution sociale, tout en suivant au plus près les problèmes que les travailleurs doivent affronter chaque jour, telles les questions des bureaux de placement, du repos hebdomadaire, de la réduction du temps de travail, le fameux « A partir du 1er mai 1906, nous ne ferons plus que huit heures par jour », des retraites ouvrières…

« Tous, nous sommes d’accord, si extrêmes que soient nos opinions, pour vouloir que les vieillards aient la vie assurée. Il reste à trouver les moyens. Pour atteindre en partie ce but, le gouvernement propose un projet qui est une duperie  : il est basé sur une capitalisation qui est une absurdité économique étendue à la société entière. […] Dans l’état actuel des choses, il n’y a qu’un système possible  : c’est celui de la répartition et le gouvernement n’en a pas voulu, il lui a préféré la capitalisation, parce qu’il a en vue non de donner des retraites aux travailleurs, mais de se procurer des ressources extra-budgétaires…[3] »

Désormais, Emile Pouget exercera une grande influence au sein de la C.G.T. « Il ne pensait, témoigne Victor Méric dans la nécrologie qu’il lui a consacrée, qu’à la conquête des syndicats… » Il sera de toutes les luttes et de toutes les campagnes que la C.G.T. organise. Et il n’oublie pas la lutte idéologique  : appui à la lutte antimilitariste, manifestes relatifs à la diffusion de l’idée de la grève générale, combat incessant pour repousser hors de la Confédération les influences partidaires et pour faire grandir le nombre des partisans de l’autonomie syndicale. Il fut notamment un des artisans de la fusion de la Fédération des Bourses et de la Fédération des syndicats ; il l’avait jugée possible lorsque la majorité des deux branches de la C.G.T. fut en accord sur l’essentiel, ce que Pouget appelait « l’unité morale ».

« L’élément révolutionnaire et d’action économique [c’est-à-dire les anarchosyndicalistes] qui avait vivifié la Fédération des Bourses ayant pénétré la Confédération, celle-ci avait rattrapé le temps perdu et les deux sections propagandaient de front.[4] »

Ce « principe de l’unité dont il s’est fait le propagateur », dira Louis Niel, un des membres du comité confédéral, considéré comme réformiste, qui deviendra secrétaire général après la démission de Griffuelhes, « il l’a puisé dans l’étude de l’A.I.T.[5] qu’il est nécessaire de faire revivre en l’appuyant sur le mouvement exclusivement économique des syndicats ».

En 1902, au congrès de Lyon, Victor Griffuelhes est nommé secrétaire général de la C.G.T., Emile Pouget est son adjoint à la section des fédérations et, comme le dit Edouard Dolléans[6] dans son Histoire du mouvement ouvrier, « grâce à la diversité de leurs dons, ces deux militants vont former une équipe parfaite ».

Plus jeune que Pouget (il est né en 1874 à Nérac, en Lot-et-Garonne), Griffuelhes, qui était cordonnier, avait pris une part active, dès son arrivée à Paris en 1893, au Syndicat général de la cordonnerie de la Seine ; en 1899, il devint secrétaire de l’Union des syndicats de la Seine puis, en 1900, secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux.

Griffuelhes avait rallié, vers 1896, la mouvance blanquiste, plus particulièrement l’Alliance communiste révolutionnaire dont le Xe arrondissement de Paris, où il habitait, était un des fiefs. Pourtant lorsqu’il devint secrétaire confédéral, il avait déjà acquis la conviction que l’action syndicale était le seul moyen efficace pour libérer intégralement la classe ouvrière.

 « Ouvrier j’étais, ayant puisé dans une existence souvent difficile, dans des privations multiples, le désir d’y mettre fin ; salarié j’étais, ayant à subir l’exploitation du patron et souhaitant ardemment y échapper. Mais ces désirs et ces souhaits ne pouvaient se concrétiser en une action continue qu’avec le concours des hommes astreints au même sort que moi. Et j’ai été au syndicat pour y lutter contre le patronat responsable direct de mon asservissement et contre l’Etat, défenseur naturel, parce que bénéficiaire, du patronat. C’est au syndicat que j’ai puisé ma force d’action, et c’est là que mes idées ont commencé à se préciser.[7] »

Victor Griffuelhes, selon les témoignages de ceux avec qui il avait travaillé à la C.G.T., possédait les vertus et les travers du chef de guerre ; il était courageux, pugnace et savait décider rapidement. Pierre Monatte soulignait ses qualités de stratège[8]. « Lorsqu’une grève éclatait, Griffuelhes arrivait sur les lieux ; en quelques heures, rapporte Dolléans , il avait démêlé la situation… » Mais il pouvait aussi être cassant et autoritaire, ce qui devait lui créer bien des adversaires parmi les militants…

En ce début de siècle pourtant, le caractère ombrageux du secrétaire général de la C.G.T. et l’intelligence politique de son alter ego Emile Pouget[9] surent protéger la Confédération des tentatives de corruption que le ministère Waldeck-Rousseau - Millerand[10] mettait en œuvre pour, selon le mot de Griffuelhes, « domestiquer » la direction du mouvement syndical. « Nous fûmes deux à protester et… finîmes par faire voir clair aux camarades. L’explosion de vitalité de la C.G.T. résulte de ces événements. Il y eut une coalition d’anarchistes, de guesdistes, de blanquistes, d’allemanistes et d’éléments divers pour isoler du pouvoir les syndicats. »

Il n’est pas sans intérêt de noter que cette volonté d’indépendance réelle de la Confédération ne s’est que rarement répétée ; lorsqu’un gouvernement d’union de la gauche a été constitué en 1981, par exemple, la C.G.T., dirigée par des militants du P.C.F., après avoir appelé à voter pour la coalition de gauche, a soutenu de fait une politique de régression des conditions de vie et de travail des salariés jusqu’au départ des communistes du gouvernement, en 1984, et on peut raisonnablement estimer que cette « domestication » de la direction de la C.G.T. des années 80 a été une des causes importantes de son recul, en effet inverse de l’indépendance farouche de 1901 à 1909, période durant laquelle la Confédération a multiplié le nombre de ses syndiqués par quatre…

En 1902, au Congrès de Montpellier, en outre, une majorité de délégués (392 contre 76) vote contre la représentation proportionnelle, cheval de bataille des réformistes.

Les syndicalistes révolutionnaires défendaient l’idée, au nom du fédéralisme, que chaque syndicat comptait pour une voix, quel que soit son nombre d’adhérents, dans les votes de congrès. Comme le rappelle Roger Hagnauer dans sa brochure Actualité de la Charte d’Amiens, Editions de l’Union des syndicalistes, p. 14, « En fait, il s’agit d’un principe appliqué dans toutes les constitutions fédératives. L’unité, ce n’est pas le syndiqué, mais le syndicat. D’ailleurs, cette représentation égalitaire des organisations est encore appliquée au comité confédéral national où chaque union et chaque fédération ne dispose que d’une voix, quels que soient ses effectifs. C’est à propos de ce débat que Sorel opposa « l’homme abstrait » de la démocratie à « l’homme réel » du syndicalisme, c’est-à-dire le producteur. »

Emile Pouget déclare que « l’approbation de la représentation proportionnelle eût impliqué la négation de toute l’œuvre syndicale qui est la résultante de l’action révolutionnaire des minorités. Or, si l’on admet que la majorité fasse loi, à quel point s’arrêtera-t-on ? […] Ne se peut-il pas que, sous prétexte de proportionnalité, une majorité d’inconscients dénie le droit de grève à une minorité de militants conscients ? »

En 1904 encore, au Congrès de Bourges, les escarmouches continuèrent entre les modérés et les anarchosyndicalistes. Une première attaque est portée par Auguste Keufer[11], secrétaire de la Fédération du livre, qui est tout à la fois « positiviste » et partisan de l’indépendance du mouvement syndical  : le comité confédéral entretient des rapports non statutaires avec les minorités révolutionnaires du Livre ou des Mineurs et la Voix du Peuple a pris parti contre la Fédération du livre, de tendance modérée. Keufer conclut que les militants du comité de la C.G.T. profitent de leur mandat confédéral pour mener une politique anarchiste et non syndicaliste.

Pouget lui répond que Keufer lui-même « a été le premier, dès le début, à lancer le qualificatif d’anarchiste ». « Il sait pourtant, poursuit-il, qu’il n’y a ici que des délégués des syndicats dont les opinions n’ont pas à être examinées. » Puis, il précise qu’il existe dans la C.G.T. des travailleurs qui poursuivent le même but, la suppression du salariat, selon deux stratégies différentes, définies soit comme réformiste soit comme révolutionnaire, et « ceux qui croient ou pratiquent l’entente entre le travail et le capital », affirmation qui vise Keufer et certaines pratiques du Livre qui ne sont pas loin de la collaboration de classes.

Et Pouget continue  : « Ce malaise, ce malentendu viennent non du désaccord entre « réformistes » et « révolutionnaires », mais de ce que certains n’acceptent que du bout des lèvres les principes de la C.G.T. et ne tendent qu’à réaliser l’accord avec le patronat. Qu’on en vienne à poursuivre nettement le but final d’expropriation et on réalisera l’unité morale… »

Guérard[12], des Cheminots, poursuit l’offensive  : il est reproché à Griffuelhes d’être tout à la fois blanquiste et d’avoir cautionné une affiche de la C.G.T. engageant à l’abstention électorale, qui est un acte de propagande anarchiste. Pouget, entre autres, lui répond que tout ce vacarme a pour objectif de faire croire que « la Confédération générale du travail était dirigée par quelques individus en désaccord total avec les syndicats[13] ». Cela, il ne peut l’admettre.

Et la majorité confédérale passe à l’ordre du jour et décide — contre l’opinion de Keufer qui défendait l’idée d’une réduction progressive de la journée de travail, d’abord à dix heures, puis à neuf — d’entreprendre un vaste mouvement d’agitation qui doit aboutir à l’obtention de la journée de huit heures le 1er mai 1906. Pouget estime qu’en prenant une telle décision « le congrès fera œuvre de révolution, car la besogne des révolutionnaires ne consiste pas à tenter des mouvements violents sans tenir compte des contingences, mais à préparer les esprits, afin que ces mouvements éclatent quand des circonstances favorables se présenteront »[14].

 

le Congrès d’Amiens

Le Congrès d’Amiens, qui se tient deux années plus tard, du 8 au 16 octobre 1906, examinera les conditions de la lutte pour les huit heures et les résultats obtenus. Pourtant, une autre question retiendra l’attention des délégués et des militants. En effet, bien que beaucoup de syndicats ne désirent pas rouvrir le débat à propos des rapports syndicat-parti, le représentant de la Fédération du textile, Victor Renard, qui, en guesdiste conséquent, estimait que le syndicat devait être subordonné au parti socialiste, réussira pourtant, en se référant à la constitution, en 1899, d’un organisme électoral par les trade unions, à relancer la discussion[15].

Il importe de noter que l’année précédente, en avril 1905, les différentes fractions du socialisme[16] s’étaient réunies — à l’exception de quelques « personnalités » indépendantes telles que Briand, Millerand, Violet, Viviani, Zévaès, etc., les « ministrables » — en un parti socialiste unifié, section française de l’Internationale ouvrière, organisation qui revendiquait alors 35 000 adhérents et 51 députés. Quelle serait la nature des rapports entre la S.F.I.O. et la C.G.T. ?

Le Congrès d’Amiens rassemble trois cents délégués représentant plus de mille syndicats. La C.G.T. compte environ 300 000 adhérents à ce moment-là sur, selon les statistiques officielles, les 836.134[17] syndiqués recensés par les pouvoirs publics dans tout l’Hexagone.

Quelques chiffres éclaireront la situation des salariés français du commencement du siècle. Vers 1905, la France compte environ 11 millions à 12 millions de salariés (pour 16 millions en Allemagne) ; 3 millions sont des salariés agricoles (il y a 8,2 millions d’agriculteurs), 3,7 millions sont salariés de l’industrie, avec 3,4 millions d’ouvriers ; 3,3 millions sont salariés dans les services ; les fonctionnaires sont 400 000 ; la population active non patronale comprend encore 1,1 million de travailleurs isolés des services et 1,5 million de travailleurs indépendants de l’industrie. La population salariée comprend un nombre important de femmes  : en France environ 40 % des femmes travaillent, le plus fort pourcentage du monde occidental (elles occupent 39 % des postes dans les ministères ; 80 % des 950 000 domestiques sont des femmes ; 60 % des femmes qui travaillent ont des emplois dans l’industrie et un quart parmi elles sont ouvrières d’usine). On compte environ 3 salariés pour 2 patrons et la population salariée représente 60 % des actifs[18].

Durant le Congrès d’Amiens, des accrochages ont lieu sur quasiment tous les points en débat. A l’exception de la motion sur l’esperanto et d’un ordre du jour adressé aux travailleurs de Russie  : malgré les divergences, tous les délégués sont habités par un fort sentiment internationaliste.

C’est pourtant à ce propos des relations internationales que les premiers affrontements ont lieu ; ils montrent combien la solidarité internationale était,en fait, malgré les discours, distendue ; c’est une situation qui annonce le naufrage de 1914.

Les réformistes reprochent au comité confédéral l’absence de la C.G.T. à la Conférence syndicale internationale d’Amsterdam, qui se tint en juin 1905. Pouget leur répond que le secrétariat international avait refusé d’inscrire à l’ordre du jour de ladite conférence internationale les questions de la grève générale, de la journée de huit heures et de l’antimilitarisme, bien que la C.G.T. l’ait demandé au cours de la conférence précédente à Dublin. Pouget ajoute qu’il est « partisan que se continuent les relations internationales, mais à la condition que le secrétariat soit un organisme de transmission […] et non un bureau d’étouffement ». En fait, le secrétariat international avait déjà fait adopter une résolution décidant que seraient « exclues des discussions toutes les questions théoriques et toutes celles qui ont trait aux tendances et à la tactique du mouvement syndical dans les différents pays ». Les social-démocrates marxistes, majoritaires dans l’Internationale syndicale, entendaient contenir cet anarchosyndicalisme, qui leur contestait la direction idéologique de la classe ouvrière, et lui refuser la parole dans les instances internationales, en particulier sur des questions qui pouvaient troubler leur électorat populaire ; ils n’avaient pas oublié que c’était la polémique à propos de la grève générale qui, en France, dans la Fédération des syndicats, avait mis les guesdistes en minorité.

On pourrait, aujourd’hui, ne voir dans cet incident que la péripétie banale d’une ordinaire lutte de tendances — les réformistes français relayant leurs camarades des autres pays pour titiller leurs adversaires communs syndicalistes révolutionnaires. Et, sans doute, tout ce petit monde du syndicalisme prétendu raisonnable pensait-il que c’était de bonne guerre… Il s’agissait bien de guerre, en effet, mais de celle qui se préparait dans les états-majors, et qui allait ravager l’Europe et le monde dans les années suivantes. Cet incident nous paraît tout à fait révélateur des conséquences de la stratégie parlementaire — et par conséquent nationale, chaque organisation ouvrière devant s’adapter à la Constitution politique de « son » Etat — adoptée par les socialistes et les syndicalistes réformistes et de son incapacité à s’opposer à une guerre parce qu’elle refuse de recourir à l’action directe.

Est-il possible de combattre une mobilisation générale, ou a fortiori une conflagration militaire, au moyen des élections, même si on le souhaite ? Bien sûr que non. Il n’est plus question en cette circonstance de se rendre aux urnes, ou de présenter des motions de censure ou quoi que ce soit d’analogue, mais d’endosser l’uniforme  : la loi martiale remplace les droits de l’homme ! Il est nécessaire, si on veut réellement se dresser contre une guerre, de réunir le moment venu des forces vives en nombre suffisant, dans l’appareil économique, l’énergie, les transports, dans la population en général, de lancer des grèves et des manifestations massives pour la paix, sans oublier de gêner le déplacement des forces armées et de répression sur les voies ferrées, sur les ponts, dans les ports, etc.

Pour mener à bien de telles actions, il est indispensable d’entreprendre, bien avant l’heure de vérité, une campagne antimilitariste de longue haleine, accompagnée de propagande internationaliste, d’actions directes et de grèves, ce que les anarchosyndicalistes du commencement du siècle appelaient la gymnastique révolutionnaire. Et il est indispensable que cette politique d’opposition à la guerre se développe au sein des diverses nations concernées par le conflit qui menace.

Une telle stratégie politique risque fort, pourtant, de ternir l’image de ceux qui la pratiquent auprès des classes moyennes et des patriotes — et de leur faire perdre les élections…

Les événements internationaux du second semestre de 1905, au cours desquels, en raison de leurs rivalités coloniales au Maroc, l’Allemagne et la France manquèrent d’entrer en conflit, sont tout à fait significatifs de cette contradiction.

En décembre 1905, les relations s’étaient particulièrement dégradées entre les deux Etats. Le télégraphe avait même été suspendu le 19, afin de pouvoir laisser passer les ordres de mobilisation en cas de besoin, après que le gouvernement allemand eut envoyé un ordre de rappel à son ambassadeur à Paris ; tous s’attendaient à l’embrasement.

Le 16 janvier 1906, Griffuelhes se rend à Berlin pour proposer aux syndicats allemands une collaboration par-dessus les frontières qui permette d’organiser des manifestations simultanées contre la guerre. Les responsables de l’organisation syndicale d’outre-Rhin lui opposent la législation allemande régissant les syndicats qui interdit une action de ce genre et le renvoient au parti social-démocrate. Griffuelhes finira par rencontrer Bebel au Reichstag. Il s’entendra répondre d’abord que le mouvement ouvrier allemand a prévu des manifestations prochaines en faveur de la Russie ; en second lieu que, si la C.G.T. désirait que soit organisée une démonstration internationale contre la guerre, il fallait que le comité confédéral s’entende au préalable avec le parti socialiste de France. Plutôt que de se préoccuper de l’orage de fer et de feu qui s’annonce, les marxistes allemands, comme leurs camarades français, songent d’abord à leur lutte de tendance contre ceux qui considèrent que la voie électorale n’est pas l’axe essentiel de la stratégie du mouvement ouvrier.

La Ve Conférence internationale de Christiania (l’ancien nom d’Oslo), des 15 et 16 septembre 1907, devait adopter la résolution suivante  :

 

« La Conférence considère que les questions du militarisme et de la grève générale appartiennent à celles qui ne sont pas à résoudre par une conférence de fonctionnaires syndicaux, mais exclusivement par la représentation de l’ensemble du prolétariat international, par les congrès socialistes internationaux se tenant régulièrement… La Conférence adresse au prolétariat français l’invitation pressante de débattre les questions en cause conjointement avec l’organisation politique de la classe ouvrière de son propre pays, de coopérer au règlement de ces questions en participant aux congrès socialistes internationaux… »

 

Seuls les partis parlementaires étaient autorisés à réfléchir aux problèmes stratégiques du mouvement ouvrier. Ah, les braves gens !

Malgré le peu d’enthousiasme de la social-démocratie politique et syndicale, le comité confédéral décide d’agir sur le plan national en faisant placarder et distribuer à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires une déclaration intitulée « Guerre à la guerre » dans laquelle il explique que la rivalité franco-allemande peut amener à un conflit armé pouvant se déclencher au moindre incident. « La presse sait ces choses, poursuit la déclaration, et elle se tait. Pourquoi ? C’est parce qu’on veut mettre le peuple dans l’obligation de marcher, prétextant l’honneur national, [et de soutenir une] guerre inévitable parce que défensive… » Et le texte se conclut par un appel « à se refuser à la guerre ».

Puis le congrès vote contradictoirement sur deux textes, un premier des réformistes Keufer, Coupat et Niel demandant qu’on renoue des relations avec le secrétariat international et un second de Griffuelhes et de Delesalle qui propose que les relations soient reprises si les questions litigieuses sont inscrites à l’ordre du jour. Emile Pouget souhaite ajouter un paragraphe à ce dernier texte  : « Au cas où le secrétariat international s’y refuserait, le comité confédéral est invité à entrer en rapports directs avec les centres nationaux affiliés, en passant par-dessus le secrétariat international. » La motion ainsi modifiée est adoptée.

Après ces incidents, avec la lutte pour les huit heures dont Pouget développe largement le bilan dans la C.G.T., ce furent les relations entre ce qu’il est convenu d’appeler le syndical et le politique qui firent l’essentiel des débats.

Les rapports syndicat-parti

Les trois tendances principales s’exprimèrent. Victor Renard insista sur ce qu’il considérait comme des contradictions entre le caractère unitaire du syndicat et les orientations du syndicalisme révolutionnaire.

« Les ouvriers ont à barrer la route à l’action patronale sur le terrain politique. Le syndicat ne peut pas tout faire… […] Que faites-vous lorsque vous votez la grève générale expropriatrice ? Vous ne respectez pas les opinions du radical. Pas plus que vous ne respectez les opinions du nationaliste lorsque vous faites de l’antipatriotisme et de l’antimilitarisme. Ces choses ne peuvent se faire qu’au groupe politique… Nous, nous divisons le travail.[19]  »

Auguste Keufer résuma avec clarté le débat… et proposa sa solution.

« Ce que veulent les libertaires syndicalistes, ce n’est pas seulement repousser le parlementarisme pour lui préférer l’action directe, la pression exercée par les syndicats ; non, leur but final est de supprimer l’Etat, de faire disparaître tout gouvernement des personnes, pour confier aux syndicats, aux fédérations, le gouvernement des choses, la production, la répartition, l’échange, c’est-à-dire le communisme libertaire intégral.

« Le parti socialiste, au contraire, en attendant l’avènement final et très éloigné du pur idéal communiste, poursuit la suppression de la propriété et du patronat, pour instituer l’Etat socialiste-collectiviste, comme le régulateur du travail et le dispensateur de la richesse, par la conquête des pouvoirs publics.

« Il y a entre ces deux solutions une opposition, au fond, irréductible et l’entente ne pourra pas durer longtemps, si elle devait se produire […] et cela d’autant que les anarchistes accusent à l’avance l’Etat collectiviste de devenir plus despotique que l’Etat bourgeois. »

Il exprime ensuite une critique modérée des candidatures ouvrières, parce qu’elles enlèvent des forces au syndicat et laissent supposer aux travailleurs que les militants ne s’engagent dans la défense corporative que pour se sortir du salariat et de la condition ouvrière. Syndicats et partis doivent mener une action séparée  : « Chacun de ces organismes a son terrain d’action tout indiqué, délimité ; leur action sera convergente et non commune ni subordonnée. »

Keufer conclut en déclarant que la Confédération doit observer « une neutralité absolue, non seulement au point de vue politique, mais au point de vue philosophique, en écartant la propagande libertaire, antimilitariste et antipatriotique, idées qui sont exclusivement du domaine individuel. Libre à chacun de les propager ou de les combattre hors des syndicats ».

Nombreux[20] sont ceux qui répondront tant aux guesdistes qu’aux réformistes, en particulier Broutchoux, des Mineurs du Nord, qui affirme que le syndicalisme doit combattre l’Etat parce que ce dernier protège le capitalisme, que le syndicalisme doit être antimilitariste parce que l’armée brise les grèves et que devant la « barrière formée par les baïonnettes, les travailleurs font de l’action directe. […] Quand les bourgeois nous traitent de brigands, ajoute-t-il, c’est que nous faisons de la bonne besogne », ou bien Merrheim, de la Fédération des métaux, qui accuse les socialistes guesdistes de vouloir faire du syndicat « un groupement inférieur, incapable d’agir par lui-même ». « Nous affirmons, au contraire, continue Merrheim, qu’il est un groupement de lutte intégrale, révolutionnaire, et qu’il a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le “droit nouveau” que nous voulons voir sortir de nos luttes. »

Chacune des tendances a présenté une motion, dont voici la teneur quasi intégrale pour la parfaite compréhension des débats.

Motion réformiste  :

« Le congrès considérant  :

« Que dans l’intérêt de l’union nécessaire des travailleurs dans leurs organisations syndicales et fédérales respectives et pour conserver le caractère exclusivement économique de l’action syndicale, il y a lieu de bannir toutes discussions et préoccupations politiques, philosophiques et religieuses au sein de l’organisme confédéral ;

« Que la C.G.T., organe d’union et de coordination de toutes les forces ouvrières, tout en laissant à ses adhérents entière liberté d’action politique hors du syndicat, n’a pas plus à devenir un instrument d’agitation anarchiste et antiparlementaire qu’à établir des rapports officieux ou officiels permanents ou temporaires avec quelque parti philosophique ou politique que ce soit ;

« Affirme que l’action parlementaire doit se faire parallèlement à l’action syndicale, cette double action pouvant contribuer à la défense des intérêts corporatifs. »

Motion des socialistes guesdistes  : « Considérant qu’il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir une législation protectrice du travail qui améliorerait la condition sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi les moyens de lutte contre la classe capitaliste,

« Le congrès invite les syndiqués à user des moyens qui sont à leur disposition en dehors de l’organisation syndicale afin d’empêcher d’arriver au pouvoir législatif les adversaires d’une législation sociale protectrice des travailleurs ;

« Considérant que des[21] élus du parti socialiste ont toujours proposé et voté des lois ayant pour objectif l’amélioration de la condition de la classe ouvrière ainsi que son affranchissement définitif […],

« Le comité confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes, ou permanentes, avec le conseil national du parti socialiste pour faire triompher ces principales réformes ouvrières […]. »

Enfin, Griffuelhes présenta au congrès une contre-motion, qui avait été élaborée la veille de ce 13 octobre 1906 par lui-même, Delesalle, Merrheim, Niel et Pouget, ce dernier tenant la plume.

« Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif de la C.G.T.  : La C.G.T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat… ;

« Le congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classes qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;

« Le congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique  :

« Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.

« Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ;

« Le congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait de tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ;

« Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors ;

« En ce qui concerne les organisations, le congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.[22] »

La résolution de Victor Renard est repoussée par 724 contre, 34 pour et 37 blancs.

Les réformistes se rallient à la motion de Griffuelhes  : Niel demande que sa proposition soit insérée dans le compte rendu des débats, et le Livre, par la voix d’un des camarades de Keufer, Jusserand, déclare qu’il votera la « proposition de Griffuelhes » mais en faisant des réserves sur la grève générale, parce que la Fédération du livre « condamne l’intrusion de toute politique dans les syndicats et au sein de la C.G.T. ». Prise de position qui incite Pierre Monatte à lui répondre que son Syndicat des correcteurs, adhérent de la même fédération, votera la proposition de Griffuelhes « sans faire aucune réserve ».

L’ordre du jour de Griffuelhes est adopté par 834 voix pour, 8 contre[23] et 1 blanc. La quasi-unanimité. C’est le triomphe du syndicalisme révolutionnaire, plus apparent, hélas ! que réel. Ce résultat donne tout de même une image de son impact sur les militants du congrès ainsi que de la méfiance qui entoure les idées de subordination du syndicat au parti défendues par Jules Guesde et ses camarades.

Les réformistes de la tendance de Keufer ont refusé de se compter — après la restriction énoncée par Jusserand à propos de la grève générale, ils pouvaient sans vergogne considérer que leurs intérêts de tendance avaient été préservées.

 

Lutte de classes, unité et neutralité syndicales

On a souvent dit que la plume qui avait écrit la résolution d’Amiens était experte. C’était celle d’Emile Pouget. En six éléments, sont exprimées les idées-forces qui « permettent d’affirmer […] que la Charte d’Amiens conserve toute sa valeur doctrinale et que ses principes restent les seuls qui soient de nature à permettre au syndicalisme son unité et sa vigueur »[24].

« 1. Affirmation d’unité ;

« 2. Affirmation de lutte de classes ;

« 3. Affirmation de la nécessité de la lutte quotidienne dans le régime actuel ;

« 4. Affirmation de la capacité d’action révolutionnaire des syndicats et fixation de leur rôle social avant et après la révolution ;

« 5. Affirmation d’autonomie et d’indépendance ;

« 6. Affirmation d’action directe et de neutralité envers les partis et les groupements philosophiques[25].

« Non seulement la Charte d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme vis-à-vis des partis, mais encore elle l’exige du syndiqué dans le syndicat. Elle déclare très nettement que la qualité de membre d’un parti ou d’un groupement philosophique ne peut être ni une cause d’admission privilégiée ni une cause spéciale de radiation de la part du syndicat. Elle place ainsi le producteur en première ligne, au-dessus du citoyen, continue Pierre Besnard, mais quelle que soit […] son évidente clarté, elle ne parvient pas à dissiper toutes les équivoques[26]. »

Quelles sont donc ces équivoques ? On peut les résumer en quelques points principaux  :

La Charte d’Amiens affirme dans ses premiers paragraphes une orientation de transformation sociale et de lutte de classes, basée sur l’organisation fédérative des salariés, dont l’outil est le syndicat et le moyen la grève générale expropriatrice considérée comme l’achèvement des tactiques d’action directe ; cette orientation est gradualiste, articulée sur une progression cumulative où les luttes partielles sont comprises comme un entraînement à l’affrontement général et où les améliorations obtenues par l’action comme une préfiguration de la société à construire ; elle trouve son origine dans la confiance que les travailleurs ont de leur force et de leur capacité à déterminer eux-mêmes une stratégie et des tactiques révolutionnaires ; en outre, cette stratégie n’est pas introduite de l’extérieur dans le mouvement syndical, comme le serait un projet dont les pratiques seraient inhabituelles, étrangères au comportement social des salariés, le rassemblement solidaire et l’arrêt de travail étant la forme traditionnelle, quasi immémoriale de défense des travailleurs.

 Les principes affirmés dans les premiers paragraphes du texte d’Amiens sont le plus souvent regardés comme l’orientation de toute la C.G.T. de l’époque — et cela paraît vrai à l’examen du décompte des voix qui se sont portées sur lui (834 voix contre 8, 1 blanc et quelques refus de votes)[27] — alors qu’ils ne sont qu’une formulation acceptée ou défendue par une partie, certes fort importante, du mouvement syndical d’alors, composée de militants ouvriers d’origines diverses, anarchistes plutôt mais aussi socialistes révolutionnaires, notamment allemanistes ou blanquistes, voire même anciens guesdistes, qui se sont coalisés pour dynamiser le mouvement syndical compris comme l’authentique parti du travail. La formulation syndicaliste révolutionnaire ne concerne en rien les socialistes qui considèrent que la lutte ouvrière déterminante passe par le suffrage universel et la conquête parlementaire des pouvoirs publics ; on peut déduire sans peine des débats que ces socialistes parlementaires ne supportent qu’avec peine l’idéologie syndicaliste révolutionnaire, à défaut de pouvoir l’anéantir ; quant aux réformistes — dont on devine à lire les interventions qu’ils s’estiment les seuls authentiques syndicalistes — ils demeurent des pragmatiques sans finalité de transformation sociale, ils entendent seulement contrarier les effets nocifs du capitalisme sur les conditions de vie des travailleurs sans jamais tenter de s’attaquer à ses causes.

 La quasi-unanimité qui se porte sur la Charte d’Amiens s’explique par l’aspiration à l’autonomie de l’action et à l’indépendance de la réflexion syndicales, préoccupations qui sont partagées, à ce moment-là, par la majorité des syndiqués et des militants. Seuls les guesdistes, en France, à cette période, récusent le principe d’indépendance du mouvement syndical  : ils proclament avec netteté la supériorité du parti politique sur le syndicat et réclament, comme conséquence, un rôle de direction sur ce dernier, en conformité avec leur conception du socialisme, très influencée par le marxisme de la social-démocratie allemande. Avant le premier conflit mondial, les théories dirigeantistes du guesdisme étaient minoritaires tant dans le mouvement syndical que dans la S.F.I.O.[28] A partir de 1920, et jusqu’à aujourd’hui, dans le déroulement des faits sinon dans les résolutions de congrès, le guesdisme a pris une bien longue revanche avec la popularisation des thèses de Lénine sur le mouvement syndical naturellement « trade-unioniste », c’est-à-dire réformiste.

L’accord sur la neutralité du mouvement syndical exprime une volonté commune de minoriser dans la Confédération cette conception de subordination à un groupement extérieur. C’est l’expression d’une coalition contre un adversaire commun. Parce que les syndicalistes révolutionnaires comme les réformistes entendent développer leur politique propre, à l’intérieur de la Confédération comme sur le terrain social, sans en référer à la S.F.I.O., non plus qu’à toute autre organisation, ou en attendre des consignes ou des orientations. Hors ce rejet, la neutralité proclamée est comprise de manière complètement différente par les deux tendances.

Pour les syndicalistes révolutionnaires, il s’agit d’être indépendants des partis et des sectes[29], d’être insensibles à leurs consignes, et non pas d’être indifférents aux activités de la société humaine qui ne relèvent pas des questions professionnelles… Emile Pouget écrit dans la C.G.T. que la Confédération est « neutre du point de vue politique » mais que cette « neutralité affirmée n’implique point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’ordre général, d’ordre social ; il n’est nullement question d’un neutralisme qui réduirait la Confédération à évoluer dans les cadres d’un corporatisme étroit et à ne rien voir au-delà des besognes momentanées et restreintes d’une défense professionnelle s’adaptant à la société capitaliste ».

C’est une critique ouverte du réformisme syndical. « Ainsi s’éclaire, continue-t‑il, et se définit la neutralité du syndicalisme français, en face des problèmes d’ordre général ; sa neutralité n’implique pas sa passivité. La Confédération n’abdique devant aucun problème social non plus que politique (en donnant à ce mot son sens large). Ce qui la distingue des partis démocratiques, c’est qu’elle ne participe pas à la vie parlementaire  : elle est a-parlementaire, comme elle est a-religieuse, et aussi comme elle est a-patriotique. Mais son indifférence en matière parlementaire ne l’empêche pas de réagir contre le gouvernement, et l’expérience a prouvé l’efficacité de son action, exercée contre les pouvoirs publics, par pression extérieure. » Quelques lignes plus haut, il avait déjà précisé que « la fonction et le but de la Confédération sont définis par ses statuts  : elle groupe les salariés pour la défense de leurs intérêts moraux, matériels, économiques et professionnels. Cette définition englobe toutes les manifestations de la vie humaine. Ainsi, par son acte constitutif, la Confédération affirme nettement que son action n’est pas limitée à l’étroitesse des intérêts purement corporatifs et que le devenir social ne lui est pas indifférent ».

Toute différente se définit la conception de la neutralité syndicale dont se réclament les réformistes. On le comprend sans peine en relisant la motion présentée par Auguste Keufer, qui récuse qu’on se préoccupe au syndicat de ce qui n’est pas le professionnel[30]. Ces deux visions de la neutralité syndicale, en particulier pour ce qui concerne la partie propositionnelle de chacun des programmes, sont évidemment antagoniques.

Emile Pouget et Victor Griffuelhes craignaient sans doute qu’une confusion s’installe dans la C.G.T. et parmi les travailleurs — et ils insérèrent dans leur texte une déclaration sur la lutte de classes « qui oppose les travailleurs en révolte contre les formes d’exploitation et d’oppression mises […] en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière », affirmation qui rend tout à fait incongrue la conception réformiste de la neutralité. La C.G.T. de 1906 était neutre à l’égard des partis politiques, elle n’était pas neutre face à l’exploitation !

 Cette idée de la neutralité syndicale, concernant les individus ou les organisations, si mal comprise dans la C.G.T. d’aujourd’hui, est l’expression d’une volonté de maintenir l’unité organique de la Confédération malgré la pluralité politique de ses composantes. Il importe, en effet, de toujours avoir à l’esprit, lorsqu’on raisonne sur le mouvement syndical français d’avant la Première Guerre mondiale, la préoccupation permanente qui habitait le plus grand nombre de militants syndicalistes, révolutionnaires ou réformistes, à savoir préserver l’unité organique. La C.G.T. s’était construite, pour une part importante, en réaction contre la division et les chicanes qui déchiraient les diverses chapelles socialistes. Le syndicat avait permis l’unité ouvrière, synonyme de puissance et de dynamisme. L’unité était indispensable pour continuer à fédérer toujours plus de syndicats et accroître ainsi la force de la classe ouvrière organisée.

Si les syndicalistes révolutionnaires ont rassemblé d’abord des minorités, en référence à l’article premier qui déclare que la Confédération rassemble les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat, ils n’ont pas, pour autant, refusé les masses lorsqu’elles étaient présentes. Le Syndicat des maçons de Paris a réuni 15 000 à 17 000 syndiqués, celui des terrassiers, 10 000, et des syndicats groupaient quelquefois des pourcentages importants de travailleurs, comme celui des tanneurs de Fougères, avec 80 à 90 % des ouvriers. En 1912, la C.G.T. groupait à peu près 600 000 travailleurs. La progression a été la suivante  : Congrès de Montpellier, 1902, 100 000 syndiqués ; Congrès de Bourges, 1904, 132 000 ; celui d’Amiens, 1906, 300 000 ; celui de Marseille, 1908, 400 000. En dix ans, de 1902 à 1912, la C.G.T. a multiplié ses effectifs par 6.

Outre ces considérations d’efficacité immédiate, rappelons également que pour les syndicalistes révolutionnaires, le mouvement syndical était l’embryon de la société socialiste. Pouget déclare, dans la C.G.T., que l’objectif du syndicalisme est d’ » absorber » l’Etat, après l’avoir « brisé », réduit « à zéro », en « transportant dans les organismes syndicaux les quelques fonctions utiles qui font illusion sur sa valeur » et en supprimant les autres. Une telle conception, où le mouvement syndical, en résumant à l’extrême, deviendrait dans l’avenir l’organisation publique, implique la plus grande unité organique possible.

Enfin, la neutralité affirmée permettait de pouvoir appliquer cet autre principe du syndicalisme de la C.G.T.  : le syndicat est le groupement essentiel ; tous peuvent y adhérer et tous les militants, de quelque bord qu’ils soient, ont le devoir de s’affilier au mouvement syndical.

 

La Charte d’Amiens ne résume pas
le syndicalisme révolutionnaire

La Charte d’Amiens a codifié, après avoir rappelé quelques principes, une sorte de règle de conduite à l’intérieur de la C.G.T. C’est un texte sur les rapports syndicat-parti, qui définit les relations entre des groupements qui exercent leurs activités parmi la classe laborieuse, en conclusion d’un débat à l’ordre du jour d’un congrès syndical. Il apparaît également très important de prendre note que cette résolution et les règles de fonctionnement qu’elle proposait, en conclusion des déclarations sur la nature et les objectifs de l’organisation, s’adressaient aussi, et peut-être surtout, aux militants confédéraux eux-mêmes. Il n’est pas exclu de penser, sur le fond des questions posées et en dernière analyse, comme on dit, que ce document de congrès était presque un texte interne, qui tentait d’établir une cohabitation moins conflictuelle entre les militants, qui recherchait la pacification des luttes de tendances déchirant les rangs de la Confédération — entre ceux qui voulaient que le syndicalisme fût seulement un instrument d’amélioration sociale et ceux qui aspiraient à ce qu’il demeurât en priorité un outil de transformation sociale, ainsi qu’entre ceux qui pensaient que la conquête parlementaire des pouvoirs publics était la voie du socialisme et ceux qui jugeaient qu’une telle stratégie ne pouvait avoir d’autre issue que le renforcement matériel et moral du capitalisme.

Si chacun joue le jeu, si chaque militant et chaque syndicat appliquent la lettre et l’esprit des recommandations d’Amiens, l’unité organique peut se maintenir entre les diverses tendances du mouvement syndical, tel est le message que voulait faire passer, sans doute, les rédacteurs de la Charte. Moins de lutte de tendances, plus de lutte de classes !

Par la suite, la Charte est devenue bien plus que ce code de bonne conduite entre militants de sensibilités différentes, elle devint une référence comprise presque comme une refondation de la Confédération — elle allait, pour nombre de militants, résumer le syndicalisme révolutionnaire[31] et surtout symboliser l’indépendance syndicale. L’action directe et la grève générale devinrent progressivement des rappels rituels, une sorte de coup de chapeau aux ancêtres fondateurs avant d’être systématiquement combattues par la direction proche du P.C.F. d’après la Seconde Guerre mondiale.

Le texte d’Amiens ne résumait pas le syndicalisme révolutionnaire et son programme, ce n’était pas là son objet. Dans ce programme, la Charte d’Amiens a sélectionné quelques éléments, théoriques comme la lutte de classes, pratiques comme l’indépendance ou la neutralité. Lorsque sa formulation apparut, à tort, comme un résumé synthétique sur lequel on fabriqua d’innombrables textes d’explication et de formation, on négligea, on oublia même ses autres éléments. Pas un mot dans la Charte à propos de la lutte contre l’Etat et de la dénonciation contre ceux qui prétendent qu’il peut devenir un instrument de libération, rien non plus concernant les analyses à produire à l’encontre des partis politiques et des illusions parlementaires.

Louis Niel, lors des débats du Congrès d’Amiens, avait demandé que les anarchistes « cessent leur guerre contre les socialistes », c’est-à-dire que les anarchosyndicalistes arrêtent de s’opposer à la stratégie de conquête des pouvoirs publics par les élections et aux organisations qui s’en faisaient les propagandistes.

Au nom de l’unité, et de la force potentielle que le maintien de cette unité recelait, les libertaires syndicalistes et leurs alliés acceptèrent de modérer leurs critiques à ce propos. Et nombre de socialistes parlementaires jugèrent la Charte comme l’expression d’un recul des anarchosyndicalistes. « Les anarchistes qui prédominent à la C.G.T. ont consenti à se mettre une muselière », déclare Victor Renard au congrès socialiste de Limoges un mois après le congrès confédéral d’Amiens. Quant à Edouard Vaillant, il souligne à ce même congrès que [la neutralité votée à Amiens] constitue une victoire sur les anarchistes. La lutte de tendances ne s’éteignit pas, elle prit une autre tournure.

 

Les thèmes négligés
du syndicalisme révolutionnaire

Nous avons réuni ci-dessous, à l’aide de quelques citations de Pouget, quelques-uns de ces thèmes, peu à peu oubliés, du syndicalisme révolutionnaire.

« La Confédération, commence Pouget dans la C.G.T., s’identifie […] avec l’idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale » ; elle formulait cet idéal « expurgé de toutes les superfétations doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour n’en conserver que l’essence ». L’objectif de Pouget et de ses camarades était que le syndicalisme révolutionnaire — l’idée — et la Confédération générale du travail — le moyen — réalisent dans l’activité effective une sorte de synthèse des débats et des expériences du mouvement ouvrier depuis son origine, résolvent, dépassent les antagonismes doctrinaux, corporatifs, personnels par la lutte solidaire commune. Tel est le sens qu’il faut donner à l’idée que la C.G.T. est le parti du travail.

« Le syndicalisme, continue-t-il, sans se manifester par une participation directe à la vie parlementaire, n’en a pas moins pour objet de ruiner l’Etat moderne, de le briser, de l’absorber. […] La lutte contre les pouvoirs publics n’est pas menée sur le terrain parlementaire […] parce que le syndicalisme ne vise pas à une simple modification du personnel gouvernemental », à la différence des partis socialistes du passé et du présent, ajouterons-nous.

La révolte décisive, la grève générale, sera « concomitante à la prise de l’outillage social et à une réorganisation sur le plan communiste, effectuées par les cellules sociales que sont les syndicats. […] Les organismes corporatifs devenus les foyers de la vie nouvelle disloqueront et ruineront ces foyers de l’ancienne société que sont l’Etat et les municipalités ».

Le mouvement syndical, le parti du travail, « se différencie […] des autres partis » en groupant ceux qui travaillent « contre ceux qui vivent d’exploitation humaine » ; il coordonne « des intérêts et non des opinions », alors que les autres partis amalgament, selon la similitude des opinions, des « exploiteurs et des exploités ». « Cette anomalie n’est pas particulière aux partis démocratiques bourgeois. Elle est aussi la tare des partis socialistes qui, une fois engagés sur la pente glissante du parlementarisme, en arrivent à dépouiller les caractéristiques du socialisme et à n’être plus que des partis démocratiques, d’allure simplement plus accentuée. »

On a beaucoup déformé et critiqué cette position des syndicalistes révolutionnaires, en la qualifiant de sectaire, d’ouvriériste, de réductrice. C’est un des dénigrements les plus acerbes des militants du P.C.F. contre la vieille C.G.T., qui répètent à l’envi que les salariés ne doivent pas s’isoler d’alliés possibles parmi les couches non salariées. L’objectif des syndicalistes révolutionnaires n’était ni sectaire ni réducteur. Ils entendaient que les travailleurs en chair et en os aient la maîtrise de leur organisation, de leur parti du travail, et que ce dernier ne devienne pas le porte-parole d’autres intérêts que les leurs ou bien encore le marchepied d’aventuriers politiques, dont la figure la plus marquante vers 1900 fut celle d’Aristide Briand. Ils voulaient faire en sorte qu’au sein des syndicats les travailleurs, souvent placés en situation de subordination dans leur travail et manipulés de diverses manières par les organes de communication de la classe dirigeante, puissent faire entre eux, à égalité de culture et de référence, leur apprentissage de l’activité sociale collective, de la vie publique. Il s’agissait d’une tentative de donner naissance — par le débat, la prise de décision collective, l’analyse des actions et la confrontation — à une authentique pensée ouvrière. Pour atteindre ce but, ou s’en approcher, la structure de l’organisation devait neutraliser les politiciens professionnels beaux parleurs et les théoriciens en quête de troupes fraîches. C’est en Espagne, au sein de la C.N.T., que cette démarche pédagogique eut les meilleurs résultats, en engendrant plusieurs générations de militants ouvriers capables tout à la fois d’organiser des luttes d’une grande efficacité et, le moment venu, de gérer les régions où le putsch des militaires fascistes avait été écrasé.

La direction actuelle de la C.G.T. combat en permanence ce souvenir parce qu’il est en contradiction avec le dogme léniniste — qui prétend que les travailleurs ne peuvent atteindre seuls la conscience socialiste révolutionnaire, que pour cela ils ont besoin du parti, considéré comme intellectuel collectif — et avec les intérêts du P.C.F. qui cherche à gagner des électeurs dans toutes les classes sociales.

La démocratie, même la plus radicale, poursuivaient les syndicalistes révolutionnaires, le suffrage universel[32], la représentation parlementaire, les municipalités, etc., n’ont pas d’influence sur l’état de la société de classes, la société marchande, sur le régime de la propriété industrielle et commerciale. C’est une croyance sans fondement de penser que la démocratie politique moderne peut changer quoi que ce soit de la structure de la société actuelle, quoi que ce soit dans les rapports qui subordonnent le travailleur au patron et au dirigeant.

Pourtant, sans utiliser les moyens de la démocratie politique, le syndicalisme révolutionnaire n’est pas « indifférent à la forme du pouvoir, continue Pouget ; il le veut moins oppressif, le moins possible, et il travaille en ce sens par une action sociale qui, pour se manifester du dehors [du Parlement], n’en est pas moins efficace. A la tactique de pénétration, [il] préfère la tactique de la pression extérieure qui dresse le prolétariat en bloc de « classe » sur le terrain économique ».

Enfin, parmi les thèmes du syndicalisme révolutionnaire qui furent peu à peu oubliés, on trouve aussi l’idée rappelée par Merrheim, au cours des débats d’Amiens, et de pure tradition proudhonienne, selon laquelle le syndicalisme a pour objet, entre autres, de briser la légalité actuelle et de donner naissance à un droit nouveau, de préparer le code de régulation de la société du travail émancipé.

L’autonomie et la souveraineté des organismes de base de l’édifice social, la double structure territoriale et professionnelle, les liens fédératifs qui se créent entre les parties constitutives élaborent la pratique et le droit, basés sur l’exigence de la liberté et de la justice, du monde nouveau, en face de l’Etat bourgeois centralisé et son droit de défense des propriétaires. Entre les éléments du mouvement syndical fédératif se tissent également des procédures juridiques de concertation, de débats, de prises de décision, de règlement des contestations conçues selon un autre modèle que la tradition centraliste régalienne et jacobine.

Malheureusement, cette préoccupation fut oubliée quasi totalement par les générations suivantes de militants, qui pensaient que le modèle soviétique — ou le cadre juridique bourgeois s’agissant des réformistes — avait déjà réglé ce genre de problèmes. Comme on le sait maintenant, il n’en était rien. Les bolcheviques ne conçurent leur dictature qu’en termes d’utilisation de la force policière ou militaire. En dehors de la préservation de leur pouvoir, de leur rôle dirigeant, plus exactement du pouvoir discrétionnaire du Politburo et du Secrétaire général, ils n’avaient rigoureusement aucune idée en matière de relations juridiques socialistes, aucune conception du droit et des garanties juridiques pour les citoyens ou les parties constitutives de l’Union, les soviets, les régions, les républiques[33]. Lorsqu’il devint utile, sur le plan international, de présenter un corpus juridique, un habillage inspiré du droit bourgeois fut élaboré, jamais appliqué dans les faits, alors que demeurait comme seule régulation la volonté de la direction du parti relayée par les « organes » d’exécution.

 

Un syndicalisme
révolutionnaire atténué

Il serait sans doute paradoxal d’affirmer qu’à partir du Congrès d’Amiens s’est refondé au sein de la C.G.T. un syndicalisme révolutionnaire atténué — alors que, dans le même temps, tous les publicistes célébraient ce congrès comme une victoire de ce même syndicalisme révolutionnaire. Pourtant, la recherche de l’unité avec les réformistes et les parlementaires émoussa progressivement, dès cet instant, son tranchant.

La C.G.T., avec son idéologie de lutte de classes, son fonctionnement fédéraliste et la Charte d’Amiens comme règlement intérieur, tentative de créer une organisation unique pour la classe laborieuse, ne pouvait être unitaire qu’à la condition que chacun se conformât à cette orientation. C’est-à-dire qu’il aurait été nécessaire que les partisans de la stratégie électorale abandonnent dans le mouvement syndical la lutte pour convaincre les ouvriers de voter pour eux. Il aurait été tout autant indispensable que les réformistes ne recherchent pas avant tout l’entente avec les pouvoirs publics et le patronat. C’était espérer que les militants de tous les courants joueraient loyalement le jeu du syndicat, parce qu’ils le jugeaient « le groupement essentiel », avis que tous ne partageaient pas.

L’esprit de la Charte d’Amiens ne pouvait être opératoire qu’à la condition que les syndicalistes révolutionnaires conservent les postes de responsabilité de la Confédération.

Pierre Besnard tirait les enseignements suivants de l’abandon des principes unitaires du document d’Amiens  :

« Dès qu’on a cessé de reconnaître que la lutte de classes est un fait indéniable, pour pratiquer ou tenter de pratiquer la collaboration continue du Travail et du Capital par en haut, on a créé une tendance qui ne permettait plus à la C.G.T. de grouper en son sein, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat. Une partie d’entre eux en étaient exclue idéologiquement, moralement. […] Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la première scission[34].

« La confiance mise par la C.G.T. dans la démocratie et l’Etat bourgeois, pendant et après la guerre[35], pour réaliser une partie du programme syndicaliste était en opposition flagrante avec la Charte d’Amiens, qui rompait publiquement avec cette démocratie et son Etat et n’attendait rien que de l’action directe des travailleurs.

« Il y a d’autres causes, mais celle-ci est l’essentielle. […] Le premier divorce des fractions de la C.G.T. vient de là et non d’ailleurs. Il était inévitable, parce que les principes fondamentaux d’un mouvement sont au-dessus de la loi de la majorité et qu’ils doivent y demeurer[36]

« Lorsque le rôle révolutionnaire du syndicalisme, sa valeur revendicative, son indépendance, son autonomie fonctionnelle, sa capacité d’action furent contestés par un parti et ses adeptes qui voulaient que le syndicalisme rompît sa neutralité en faveur de ce parti jusqu’à en devenir l’appendice, contrairement d’ailleurs à ce qu’affirmait Karl Marx lui-même à Genève en 1866, la deuxième scission[37], déjà en germe lors de la première, se produisit.

« A ce moment, la C.G.T.U., pas plus que la C.G.T., ne pouvait plus grouper dans son sein, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat. […] Et ce fut la seconde scission, parce que, une fois encore, les principes fondamentaux du syndicalisme cessaient d’être respectés et qu’ils ne pouvaient être modifiés par une majorité inspirée extérieurement par le parti communiste. Il en eût été de même, s’il se fut agi d’un autre parti ou d’un groupement philosophique.

« On peut donc dire, aujourd’hui, que les principes d’Amiens sont niés, dans leur intégralité, soit par l’une, soit par l’autre C.G.T. Faut-il en conclure que l’unité est à tout jamais impossible ? Peut-être, hélas ! si on continue de tels errements.[38] »

Notre lecteur trouvera peut-être ces commentaires sur le texte d’Amiens bien longs ou trop érudits. Pourtant, la compréhension de ce document ainsi que des objectifs de ses rédacteurs et de ses partisans est indispensable pour celui qui veut voir dans l’histoire de la C.G.T. et du mouvement syndical français autre chose que des débats abscons suivis de scissions à répétition.

Les syndicalistes révolutionnaires, libertaires pour leur plus grand nombre avec Emile Pouget comme porte-parole principal, mais aussi socialistes révolutionnaires tel Griffuelhes, construisirent, au commencement du siècle, au prix de compromis non négligeables, un édifice conceptuel permettant effectivement l’unité des organisations de salariés ; l’unité, avec son cortège de polémiques, mais aussi de luttes exemplaires et glorieuses, fut opératoire tant qu’ils demeurèrent aux commandes de l’organisme confédéré. C’est leur honneur, et ils sont notre fierté.

Fritz Brupbacher[39] rencontra, dans les premiers mois de 1906, lors d’une visite en France, les syndicalistes révolutionnaires  :

« Une véritable différence de nature distinguait ces leaders ouvriers de ceux de Suisse et d’Allemagne. C’étaient des chefs de guerre marchant devant leurs troupes, tandis que les autres se traînaient derrière les masses […]. Les syndicalistes révolutionnaires voyaient au contraire leur devoir dans un effort ayant toujours pour but d’entraîner les ouvriers ; ils avaient le constant souci d’éveiller, dans les masses, le diable qu’elles pouvaient avoir dans le corps, tandis que les nôtres ne concevaient pas de plus noble tâche que de faire entrer dans leurs caisses syndicales le plus d’argent possible et de l’y conserver jalousement. […] Les leaders syndicalistes français se sentaient, eux, les camarades de tous les ouvriers, et les nôtres les tuteurs de la masse, qu’ils regardaient de haut comme un fonctionnaire de l’assistance un misérable orphelin…

« Avec beaucoup d’intelligence, Griffuelhes me dit  : « Il faut que nous tâtions le pouls aux ouvriers ; il ne faut pas que nous leur demandions un effort supérieur à celui que leur cœur peut fournir. Mais tout l’effort qu’ils peuvent fournir, il faut que nous le leur demandions. »

Après la grève de Draveil et les événements sanglants de Villeneuve-Saint-Georges, en 1908, Pouget fut incarcéré à la prison de Corbeil sous l’inculpation de « rébellion, violence et coups envers les agents de l’autorité », mais rien de tout cela ne ne put être prouvé.

Au cours d’une grève du bâtiment à Draveil-Vigneux, non loin de Paris, dans la matinée du 2 juin 1908, des gendarmes blessèrent, d’un coup de revolver, un gréviste au bras. L’après-midi du même jour, des grévistes furent de nouveau attaqués par des gendarmes qui prétendaient, toujours les mêmes mensonges, que le blessé les avait agressés ; des coups de feu furent tirés dans une salle de réunion et plusieurs personnes furent blessées ; puis, à court de munitions, les gendarmes agresseurs s’enfuirent sous les pierres et les quolibets.

Quelques jours plus tard, une manifestation, convoquée par la C.G.T. en solidarité avec les victimes de Draveil-Vigneux, se dirigeait vers Villeneuve-Saint-Georges au chant de l’Internationale quand elle fut chargée par un régiment de cuirassiers et de dragons  : quatre morts et plusieurs dizaines de blessés. Le gouvernement fit arrêter douze responsables de la C.G.T.

Basly, député du Nord, celui-là même contre qui Broutchoux avait constitué le Jeune Syndicat des mineurs, écrivit dans le journal socialiste le Réveil du Nord  : « Nous n’hésitons pas à nous dégager une fois de plus de la poignée d’anarchistes qui, sous le prétexte insensé de préparer pour demain la Révolution sanglante définitive, poussent les ouvriers aux pires folies, à l’émeute comme à Draveil… »

Peu après son retour à la liberté, Pouget démissionnera de sa responsabilité syndicale ; il était parmi les membres du comité confédéral les plus âgés et il commençait à souffrir de la maladie de cœur dont il mourra.

En 1909, Pouget et la tendance syndicaliste révolutionnaire lancèrent un quotidien, la Révolution, qui parut durant cinquante-six numéros. Cet échec découragea Pouget. « A la longue, écrira Paul Delesalle à son propos, la lutte telle qu’il la concevait use quelque peu son homme… »

Pouget se retira à Lozère, en Seine-et-Oise, et vécut à l’écart du mouvement ; il ne revoyait que quelques amis ; il y mourut le 21 juillet 1931.

Griffuelhes, quant à lui, démissionna, en février 1909, à la suite d’une « affaire » qu’on avait montée contre lui.

« Expulsée de la Bourse du travail parisienne en 1905, la C.G.T. […] put acheter, grâce à un prêt de Robert Louzon, l’immeuble situé 33, rue de la Grange-aux-Belles au nom de la « Société Victor Griffuelhes et Compagnie ». Un « trou » avait été opéré, pour ce faire, dans la comptabilité du trésorier Levy alors en prison. Lorsqu’il sortit en avril 1908, une coalition se constitua autour de lui, faite de réformistes et de révolutionnaires mécontents, qui furent les instruments, conscients ou non, du gouvernement Briand[40]. Griffuelhes, voyant son autorité contestée, démissionna […]. Dès lors, il limita son action syndicale au journalisme et c’est ainsi qu’il fut l’un des fondateurs de la Bataille syndicaliste, en 1911.

« Durant la guerre, sa germanophobie et le blanquisme de ses origines contribuèrent à le faire se rallier à un certain défensisme puis sa position se nuança et, au lendemain de la révolution russe de 1917, il retrouva un certain optimisme révolutionnaire, fit le voyage en Russie en 1918 et se lia avec les comités syndicalistes révolutionnaires. Début 1922 toutefois, sa mauvaise santé le contraignit à se retirer à Saclas (Seine-et-Oise) chez son vieil ami Garnery où il mourut le 30 juin[41]. »

 

Le syndicalisme révolutionnaire,

parti du travail

Le point de vue que développe Emile Pouget dans le second texte que la C.N.T. propose à la réflexion de ses adhérents, de ses sympathisants et, plus largement, de tous les travailleurs et les militants, le Parti du travail, bien qu’il soit dérangeant pour les idées reçues, représente sans doute une des meilleures approches du syndicalisme révolutionnaire. En particulier, parce qu’il souligne avec force et insistance que l’objectif des militants et des organisations syndicalistes révolutionnaires ne se réduit pas à promouvoir des revendications et à rechercher l’amélioration des conditions de vie des salariés, cette part de leur activité, au demeurant indispensable, ne représentant qu’un premier volet de leur programme. Le but, la finalité du syndicalisme révolutionnaire est la transformation de la société, l’abolition de la division de l’humanité en classes antagonistes.

Le syndicalisme révolutionnaire prend une position en regard de ce problème des inégalités sociales et des groupes sociaux en conflits, il se préoccupe de la société humaine tout entière, c’est-à-dire qu’il fait de la politique, « en donnant à ce mot son sens large », comme dit Emile Pouget. Il n’est pas osé de prétendre que le syndicalisme révolutionnaire est une des plus pertinentes tentatives de donner naissance à une authentique politique ouvrière ou plutôt, afin de s’exprimer le plus clairement possible, d’élaborer une politique qui prenne réellement en compte les intérêts matériels et moraux des êtres humains soumis à un état de dépendance par le système économique actuel  : en premier lieu, les salariés de l’industrie, du commerce, des services et les personnes privées d’emploi parce que l’organisation économique actuelle ne peut leur en fournir, mais aussi les artisans, les petits agriculteurs réduits à une condition de quasi-servage par le système bancaire, les paysans sans terre des pays de grande propriété ou ceux qui sont expulsés de leur lopin par la capitalisation de l’agriculture dans les pays du Sud. « Tout individu qui vit exclusivement de son travail, qui n’exploite personne […], l’ouvrier de l’industrie ou de la terre, l’artisan des villes ou des champs — qu’il travaille ou non avec sa famille — l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail », comme le définit Pierre Besnard, partagent la même caractéristique de ne percevoir de rémunération, sous des formes diverses, qu’en contrepartie d’un travail fourni à la société. Cette analogie des situations permet de coaliser ces intérêts et ces destins communs.

Se différencient d’eux les individus qui, partiellement ou totalement, vivent du travail de leurs semblables — en prélevant, pour leur usage personnel ou pour renforcer leur patrimoine, des signes monétaires lors de la commercialisation des produits fabriqués par les individus du premier groupe. Ils appartiennent à l’autre classe, au capitalisme, et occupent, pour la plupart, des positions dominantes dans la société humaine.

Dans les pays développés, la forme principale du prélèvement des groupes dominants est le profit, comme la situation la plus développée de la rémunération de la force de travail est le salaire, et la répartition inégalitaire de la vente de la production s’opère entre les propriétaires du capital et les salariés. Le couple profit-salaire est la cause principale de l’inégalité de la société moderne, même si perdurent encore dans les régions peu développées des formes d’exploitation précapitalistes.

L’affirmation qui consiste à prétendre que les classes sociales — et l’opposition d’intérêts qui les fait parfois s’affronter — sont en voie de disparition dans la société dite « postindustrielle », par exemple parce que le pourcentage d’ouvriers industriels, les blue collars, se réduit progressivement ou encore parce que s’est constituée une middle class à la fonction de production ou d’administration et au statut salarié mais au mode de vie et aux aspirations proches des possédants ou de la petite bourgeoisie, ne tient aucun compte de l’existence bien réelle des modes antagoniques de rémunérations constitutifs du capitalisme ; ce n’est qu’une contre-vérité propagandiste. Il y a tout lieu de penser, au contraire, que les classes sociales fondamentales du capitalisme perdureront tant que ce dernier existera, même si leur forme historique se modifie ; quant aux affrontements sociaux, leur acuité sera fonction du degré de résistance que rencontreront les volontés patronales et managériales, et les sujets de révolte ne manqueront pas avec le développement continu de l’économie de marché et la réalisation progressive d’une zone unique de production et de vente à l’échelle de la planète.

La différence de statut générée par les situations contradictoires de salariés ou de propriétaires de parts du capital est la source de la plupart des inégalités actuelles de la condition humaine  : ces inégalités sont perceptibles dans la culture et la formation professionnelle, le développement personnel, la liberté individuelle, la sûreté, le lieu de vie, les disponibilités que l’individu peut accorder à sa famille, à ses enfants, à ses amis, ou dans ses possibilités d’accéder aux soins médicaux, dans sa longévité même…

La réapparition dans les nations industrialisées, depuis maintenant près de vingt ans, d’un chômage de masse — un nombre important de personnes, 10 à 20 %, parfois plus, de la population active, privées d’emploi et de salaire — doit se percevoir comme un moyen de perpétuer la société de classes, le patronat et le salariat, aussi paradoxale que puisse apparaître une telle affirmation. Toutes les sociétés hiérarchisées et inégalitaires de l’histoire ont contraint une partie de leur population à vivre — si l’on ose employer un tel mot pour décrire de si grandes précarités — tout à la fois dans un état de grand dénuement matériel et moral et sans statut social ou, à tout le moins, avec un statut très infériorisé. La situation que vivaient les esclaves des mines et des moulins à Rome, ou bien les hors-castes de la société indienne traditionnelle, ou encore les mendiants de la féodalité ou les galériens du prétendu Grand Siècle, sans oublier les zeks de l’ex-monde du pseudo-socialisme soviétique, et qu’endurent aujourd’hui les S.D.F. et autres homeless de l’Occident, a pour mission d’effrayer les autres. Ce qu’il est convenu de nommer le peuple, la racaille que fustigeait ce grand bourgeois de Voltaire, ceux qui ne sont ni patriciens, ni barons, ni brahmanes ou kshatriyas, ni patrons ou hauts fonctionnaires ou hommes d’Etat — il importe de leur montrer que si difficile ou fastidieuse que soient la condition du paysan attaché à la glèbe ou celle du salarié condamné au métro-boulot-dodo, existe un sort bien pire encore, et gare à la dégringolade si on n’est pas suffisamment sages !

Il s’agit aujourd’hui de la création bien terrestre d’un enfer d’indigence et d’humiliations, reflet laïc et moderne de la géhenne chrétienne de jadis, dans lequel des damnés sont réduits à la misère et au malheur. Et cet abîme, on le montre à tous, aux inconscients-bienheureux comme aux mécontents-pécheurs du monde du Bon Dieu Marchandise, pour leur édification !

Qui serait assez crédule pour penser que ceux qui utilisent cette situation comme repoussoir, après en avoir favorisé la venue, pourraient tenter quoi que ce soit, dans les faits, dans le réel, pour favoriser le retour du plein emploi et par là même se priver de ce terrible moyen de pression sur les non-possesseurs de parts du capital ? Ces derniers, pour obtenir quelque progrès en cette question, devront l’arracher de vive force !

Produit de la révolte contre cette inégalité et moyen de la combattre, le syndicalisme révolutionnaire, en tentant d’organiser les personnes soumises au salariat comme celles qui en sont exclues, entend tout à la fois réaliser des améliorations immédiates et abolir les conditions qui rendent cette inégalité possible. Mais il n’est pas le seul groupement à avoir cette prétention.

En quoi le syndicalisme révolutionnaire est-il différent de tous les autres organismes qui se réclament des mêmes buts, en particulier les partis socialistes et communistes ?

Son originalité réside autant dans son type de recrutement que dans les moyens qu’il propose de mettre en œuvre.

 

Quelle politique pour
le parti du travail ?

Le mouvement syndicaliste révolutionnaire, parti du travail, n’aspire à organiser dans ses rangs, comme l’affirme de nombreuses fois Emile Pouget, que des travailleurs manuels et intellectuels en activité, en chômage ou en retraite, à la différence des autres organisations, les partis politiques traditionnels, quelle que soit leur idéologie — il est, selon l’expression de Pierre Besnard, une organisation de classe dans son sens le plus pur.

C’est durant le XIXe siècle que, peu à peu, au cours des bouleversements politiques — en France à partir de juin 1848, avec les événements de l’Empire et de la Commune ; en Allemagne, avec la constitution de groupes lassalliens et marxistes après l’échec de la révolution allemande de 1848 ; en Angleterre avec le chartisme et le trade-unionisme — que s’est forgée la conviction que les salariés, à l’époque surtout composés d’ouvriers manuels, devaient constituer des organisations indépendantes des groupes et des partis de gauche, démocrates ou républicains[42], dont l’idéologie n’était pas socialiste en ce sens qu’ils ne répudiaient pas la propriété privée de l’appareil économique. Les syndicalistes révolutionnaires poussèrent ce principe de séparation des classes jusqu’ à sa conclusion ultime.

Les diverses sections de l’Association internationale des travailleurs ont été la première tentative de quelque ampleur de se séparer, d’un point de vue physique comme d’une manière conceptuelle, des organisations de la bourgeoisie de gauche en créant des groupes de salariés[43] et des fédérations ouvrières qui tentèrent de formuler des programmes politiques. Le préambule des statuts de l’Internationale est parfaitement clair à ce propos  :

« Considérant que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ;

« Que l’assujettissement du travailleur au capital est le source de toute servitude  : politique, morale et matérielle ;

« Que, pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ; […]

« Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national, qu’au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées…[44] »

Il n’est pas inutile d’attirer l’attention du lecteur sur le caractère spécifique de cette « scission », de cette séparation d’avec la démocratie bourgeoise, dans chacune des cultures nationales. En France, par exemple, les événements du XIXe siècle, au cours desquels la bourgeoisie libérale n’hésita pas à employer des moyens révolutionnaires pour réaliser ses objectifs, de la révolution de 1830 à la création de la IIIe République, ont accrédité, de manière durable, l’idée d’une possibilité d’alliance progressiste entre les classes sociales. Et il a été très difficile de rompre avec cette bourgeoisie révolutionnaire  :

 

« Comment refuser ce qualificatif à une classe qui de 1789 à 1848 a déclenché trois révolutions ? Avec l’aide du peuple, il est vrai. Mais justement, du fait de ce front révolutionnaire réalisé à trois reprises en un demi-siècle, le modèle politique dominant des couches populaires en France est celui de l’union de la gauche. Il faudrait même dire “représentation politique dominante”, tellement la figure de cette coalition, sous le nom de tiers état en 1789, de parti du National en 1830, de parti des démocrates sociaux en 1849, de Bloc des gauches aux beaux temps de la troisième République, de Front populaire en 1936, de programme commun en 1972, s’impose à la conscience populaire. […] Il s’agit toujours d’une alliance politique des diverses couches populaires (ouvriers, petits paysans, artisans, petits-bourgeois) avec une partie de la bourgeoisie, qualifiée de progressiste ou d’éclairée pour la circonstance, sous la direction des intellectuels. Le programme commun de 1972 ressemble comme un frère à celui des “démoc. soc.” de 1849, preuve qu’entre-temps l’application de ce programme n’a guère avancé : nationalisations, accroissement du nombre des fonctionnaires, réforme de l’enseignement et même abolition de la peine de mort.

« C’est l’éternelle union de la gauche éternelle[45]. »

Cette scission d’avec la démocratie bourgeoise, en France et ailleurs, ne pouvait s’opérer que par la mise en œuvre, par les fédérations ouvrières, d’une nouvelle politique, d’une action en rupture avec les objectifs et les méthodes des républicains et des démocrates.

On sait que sur cette question de l’action à entreprendre, de la « politique » à réaliser, l’A.I.T. se brisa en deux tronçons  : ceux qui choisirent comme stratégie la conquête du pouvoir politique et ceux qui voulaient la destruction du pouvoir politique.

On lira ci-dessous les textes qui expriment les positions des deux groupes en conflit telles qu’elles se sont exprimées aux Congrès de La Haye et de Saint-Imier, tous deux tenus en septembre 1872  ; rappelons, en outre, que durant le Congrès de La Haye une majorité préfabriquée expulsera de l’A.I.T. Bakounine, Guillaume et Schwitzguébel[46] .

1. Celui des partisans de Marx  :

« Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes dominantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ;

« Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but suprême, l’abolition des classes ;

« La coalition des forces ouvrières, déjà obtenues par les luttes économiques, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans la lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs ;

« Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat[47]. »

2. Celui des partisans de Bakounine  :

« [Considérant] que les aspirations du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes ;

« Considérant que toute organisation politique ne peut être rien d’autre que l’organisation de la domination au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe dominante et exploitante ;

« Le congrès réuni à Saint-Imier déclare  :

« 1° Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ;

« 2° Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd’hui.[48]  »

En quelques paragraphes, les deux politiques socialistes opposées et concurrentes sont définies.

La première, celle des marxistes, soutient que la réalisation de la finalité de la révolution sociale, l’abolition des classes, implique que le prolétariat doive constituer un parti politique distinct et opposé à ceux de la démocratie bourgeoise, avec comme objectif la conquête par ce parti du pouvoir politique.

La seconde, celle des bakouninistes, formule une critique de cette première orientation  : la constitution d’un pouvoir politique, même provisoire et soi-disant révolutionnaire, par le parti du prolétariat aura pour conséquence la naissance d’une « classe dominante et exploitante[49] », issue de ses rangs, qui sera aussi dangereuse pour le prolétariat que « tous les gouvernements existant aujourd’hui » ; et propose une autre politique  : l’action directe du prolétariat lui-même et l’organisation d’une fédération des corps de métiers et des communes autonomes qui détruira et remplacera le pouvoir politique.

Chacune des deux écoles, en fonction de l’objectif jugé prioritaire et de la stratégie suivie pour l’atteindre, privilégiera un certain nombre de moyens.

Un examen attentif de la société moderne, depuis le développement du machinisme, montre que les moyens d’action collective réelle, soit de gestion, d’amélioration ou de transformation, se réduisent à un nombre limité de possibilités.

Nous pouvons citer en premier lieu l’activité proprement économique, celle qui concerne le système productif de fabrication, ainsi que la distribution, la commercialisation ; le mouvement ouvrier et populaire a, par exemple, donné naissance au mouvement coopératif, de production ou de consommation, et à la mutualité, prolongement des sociétés de secours mutuels, surtout implantée dans la protection sociale et les services.

Ces secteurs, regroupés sous l’appellation d’économie sociale, ont en gestion une partie des besoins des individus, surtout des classes laborieuses, tâches dont ils s’acquittent souvent avec bonheur, compétence et dévouement. Le développement de ce type d’économie, où le profit ne rémunère pas le capital mais est réinvesti, a toujours été bloqué par la législation des Etats capitalistes et surveillé par les organisations patronales. Il a, en outre, souvent été soumis à une concurrence très dure de la part des groupes capitalistes implantés dans les mêmes branches économiques. L’économie sociale n’est pas un moyen de transformer la société humaine dominée par le capitalisme mais elle peut être un point d’appui matériel et le témoignage de la possibilité d’une économie non concurrentielle et solidaire.

Le deuxième moyen qui permet d’agir dans la société industrielle actuelle relève de l’utilisation, par un groupe de personnes ayant un projet ou des intérêts communs, des divers systèmes de représentation institutionnalisés par l’organisation politique en place, avec comme objectif de prendre la direction des pouvoirs publics, aux niveaux local, régional, national, continental, c’est-à-dire de ce qu’il est convenu d’appeler les moyens politiques… Actuellement, dans les nations développées, il s’agit de la démocratie politique, sous une forme républicaine ou bien encore de monarchie parlementaire, comprenant le suffrage universel, la possibilité légale de créer des associations et des partis politiques, etc.

La société humaine moderne n’a pas réussi à rendre obsolète le troisième moyen d’action sociétaire, le plus ancien sans doute, l’utilisation de la violence ou de la force, qui a constitué le plus usité des moyens politiques de la période historique de la vie de l’humanité. L’inégalité des conditions de vie doit être regardée comme la cause la plus importante de la tentation de la violence qu’on perçoit à chaque confrontation sociale et politique, la peur des possédants répondant à la frustration des pauvres et à la révolte des dominés.

Si la force est l’ultima ratio[50] des groupes domi­nants, et la méthode dernière pour imposer leur pouvoir, la violence représente, également, un moyen de défense des opprimés. En Europe, pour ne prendre que cet exemple, pendant les siècles de la féodalité, des sociétés à ordres et de la monarchie, le temps du « bon plaisir », elle a représenté pour le peuple des paysans et des artisans le seul moyen possible de résistance ouverte à l’oppression et à l’avidité des grands, de l’Eglise et du monarque  : c’est par l’insurrection que l’Ancien Régime a été jeté à bas, et le souvenir de ce temps de misère fit inscrire dans la Constitution française de 1793 le droit à l’insurrection contre la tyrannie[51].

La démocratie parlementaire, née du choc révolutionnaire qui a bousculé les monarchies à ordres et les grandes propriétés nobiliaires et ecclésiastiques, a repris à son compte, avec une intensité supérieure, l’obligation de paix civile imposée à l’ancienne société féodale par l’Etat monarchique. Le pacte constitutionnel des démocraties modernes prétend bannir la violence de la résolution des conflits ainsi que de la confrontation des options politiques divergentes  : il garantirait, en théorie, par le droit de vote et la représentation parlementaire, le libre débat, comme il offrirait des recours juridiques aux citoyens et aux divers groupements, sans oublier les possibilités d’expression publique, telles que la liberté de la presse ou les droits de manifester, de pétitionner et d’interpeller les pouvoirs publics ; seul, l’Etat se réserve l’usage de la force, considéré à cette condition comme licite. L’ensemble de ces dispositions est présenté par les groupes politiques dominants, les médias, les publicistes, l’éducation d’Etat, comme la forme la meilleure, indépassable même, de l’organisation publique humaine. La chute de l’Union soviétique a fourni à ces affirmations une apparence de preuve, qui a beaucoup impressionné l’opinion publique. Telle est, rapidement esquissée, l’argumentation des libéraux, des démocrates bourgeois et maintenant des social-démocrates en soutien à la démocratie représentative, l’objectif étant de supprimer totalement tout contre-argumentaire qui pourrait justifier la résistance active ou la révolte des pauvres et des salariés contre le chômage, la précarité, la baisse du niveau de vie…

Dans le réel quotidien et dans les rapports de forces qui encadrent la société actuelle, la démocratie parlementaire et les pactes républicains ou démocrates sont l’expression politique du pouvoir des groupes capitalistes dominants et de leurs alliés que sont les grands corps constitués des Etats, ces derniers ayant pour tâche de mettre à la disposition des premiers des foules de salariés obéissants et de consommateurs dociles. Parce que ce pouvoir de classe, au sens rigoureux d’organisation collective de défense des intérêts matériels et moraux des individus détenteurs de parts du capital ou de fonctions dirigeantes au sein des pouvoirs publics, n’a pas toujours pris une forme dictatoriale et qu’en ce cas il permette une certaine expression de la contestation politique et sociale et l’existence d’une opinion publique ; parce qu’il donne l’impression que, puisque les citoyens élisent les dirigeants de l’Etat, ils pourraient aussi choisir quelle politique ils vont appliquer ; parce qu’en regard des régimes autoritaires religieux, militaires ou fascistes, que quelquefois il combat pour son propre intérêt, il apparaisse comme humaniste ou progressiste, les idées reçues suggèrent à nos contemporains que, quels que soient ses travers actuels, ce régime-là serait améliorable, perfectible à l’infini — il suffirait pour ce faire de plus de « démocratie », d’un peu plus de bonne volonté et de conscience solidaire. Or la perfectibilité de la démocratie bourgeoise s’arrête définitivement là où commencent la répartition des richesses et l’égalité sociale, comme le prouve le plus succinct coup d’œil sur un Code du travail ou un Code pénal, ou encore sur l’histoire récente, au Chili, par exemple, en Indonésie ou au Nicaragua ; mais il importe que les citoyens, tout le monde, vous et moi si possible, croient cette fable que la démocratie bourgeoise permettra, peu à peu, d’égaliser les conditions de vie des êtres humains ou, au moins, d’éradiquer le paupérisme, en étant seulement un peu plus à gauche, ou un peu plus libérale, ou un peu plus centriste[52]… C’est là un de ses meilleurs systèmes de défense.

Le même procédé de miroir aux alouettes idéologique fut utilisé avec la loi Le Chapelier de 1791. On se souvient que cette dernière, en rendant illégaux les groupements corporatifs de salariés ou d’employeurs de la monarchie, institua une fiction juridique d’individus libres et égaux en droits, en droits seulement et non pas en fait, réglant l’activité économique générale à l’aide de contrats librement négociés sous la houlette du nouvel Etat de droit naturel et pour cela garant des droits « sacrés » de la propriété ; ce système, sous le fallacieux prétexte d’interdire le renaissance des corporations de l’Ancien Régime, empêcha, en France, de manière quasi absolue, toute organisation collective des travailleurs salariés, qui furent livrés à l’arbitraire des « donneurs d’ouvrage » pendant près de cent ans.

Ces trois moyens que sont le coopérativisme, le parlementarisme et la lutte armée, les syndicalistes révolutionnaires — en particulier les anarchosyndicalistes, de formation bakouninienne — en connaissaient les caractéristiques et les limites.

James Guillaume, dans l’Egalité du 29 janvier 1870, ne considérait pas le coopérativisme comme un moyen de s’opposer au capitalisme  :

« C’est une chimère que de prétendre que la classe ouvrière, dans sa lutte contre la bourgeoisie, peut opposer capital à capital ; qu’elle peut se passer de banquiers bourgeois, et devenir elle-même son propre banquier. »

Et il concluait  : « Il n’y a qu’un seul moyen de fournir gratuitement à tous les ouvriers du monde les instruments de travail auxquels ils ont droit. Ce moyen, le bon sens l’indique. […] Il faut prendre où il y a ; il faut exproprier la bourgeoisie au profit de la collectivité.[53]  »

La pratique concrète des candidatures ouvrières, dès cette époque, avait elle aussi confirmé les plus vives craintes des fédéralistes de l’A.I.T., celles exposées, entre autres, par Bakounine  :

« … le suffrage universel, dis-je, est l’exhibition à la fois la plus large et le plus raffinée du charlatanisme politique de l’Etat ; un instrument dangereux, sans doute, et qui demande une grande habileté de la part de celui qui s’en sert, mais qui, si on sait s’en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer les masses à l’édification de leur propre prison. Napoléon III a fondé toute sa puissance sur le suffrage universel, qui n’a jamais trompé sa confiance.

« Est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ? Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage universel, considéré à lui seul et agissant dans une société fondée sur l’inégalité économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais qu’un odieux mensonge, l’instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l’éternelle domination des classes exploitantes et possédantes.

« Nous nions par conséquent que le suffrage universel soit même un instrument dont le peuple puisse se servir pour conquérir la justice ou l’égalité économique et sociale.[54]  »

Ou encore la mise en garde rédigée par Paul Robin dans l’Egalité du 4 décembre 1869  : « Le jour où elle tomberait dans le parlementarisme, c’en serait fait de l’avenir de la classe ouvrière, elle serait prise dans l’engrenage de la politique dite progressiste.[55] » Les travailleurs, continue-t-il en définissant une orientation stratégique qui sera, trente ans plus tard, la même que celle des syndicalistes révolutionnaires, ne doivent réclamer des gouvernements que « la liberté indispensable à leur organisation séparée. Et quand les travailleurs, à qui l’on ne peut refuser ce droit, en auront complètement usé, leur nouvelle organisation n’aura pas besoin de s’arranger avec le vieil Etat autoritaire, elle le remplacera ».

Les analyses critiques que les anarchosyndicalistes, après les fédéralistes de la Première Internationale, adressaient aux partis socialistes parlementaires se sont vérifiées par l’observation, de manière quasi expérimentale si on ose dire, tout au long du siècle  : l’organisation même de ces partis s’est coulée dans le moule national, en fonction du cadre législatif qui régit le suffrage universel, selon le mode de scrutin, le découpage électoral, la périodicité, le caractère même de la Constitution politique, régime parlementaire, prési­dentiel, etc.

Le ou les partis parlementaire dits ouvriers ont pris part, en France, en Allemagne, en Angleterre, à la défense présentée comme nationale, quelquefois ils ont soutenu la répression armée que menaient l’Etat et les classes dirigeantes contre les révoltes coloniales, y compris le P.C.F. qui avait commencé sa carrière politique comme antimilitariste et anticolonialiste. Le parti politique ouvrier, qui était supposé se détacher des organisations démocrates bourgeoises afin de pouvoir élaborer une politique ouvrière, s’est retrouvé contraint à appliquer le même fonctionnement interne, la même division entre dirigeants et dirigés, la même délégation permanente de pouvoir, la même infantilisation des adhérents.

On a vu, en France, récemment, avec l’instauration de l’élection au suffrage direct du président de la République — fonction à laquelle est conféré un pouvoir énorme, à telle enseigne qu’on a pu comparer la Ve Répu­blique à une monarchie élective — tous les partis politiques prétendus ouvriers ou socialistes présenter à qui mieux mieux des candidats à ce poste et, en conséquence, dans les faits, accepter cette forme de pouvoir quasi bonapartiste, la cautionner, lui accorder un caractère positif et la rendre crédible auprès de la population laborieuse. Alors que les uns se réclament de Lénine et du pouvoirs des soviets et les autres trouvent leur inspiration dans les socialismes de Guesde ou de Jaurès, tout de même très éloignés du régime présidentiel actuel[56]. Ce simple exemple montre sans ambiguïté que les partis politiques parlementaires ne peuvent mener une véritable opposition au capitalisme et que la plupart de leurs dirigeants sont prêts à beaucoup, sinon à tout, pour conserver leur respectabilité, gage de leur réélection, et… une place dans un groupe parlementaire.

Enfin, parce qu’ils cherchent des électeurs dans toutes les classes de la société — et certains citoyens considèrent le socialisme égalitaire comme contraire à leurs intérêts de grands ou petits propriétaires, de grands ou petits patrons, de dirigeants des grandes entreprises privées ou publiques, de hauts fonctionnaires, de mandarins universitaires, de membres des professions libérales — ou encore parce qu’ils tentent de gagner les voix de personnes influencées par les Eglises, la morale et les valeurs traditionnelles, les partis socialistes ou communistes parlementaires ont « adouci », édulcoré le programme socialiste, particulièrement tout ce qui avait trait à la collectivisation de l’économie, à l’autogestion et à l’idée de l’égalité sociale. Leurs propositions, aujourd’hui, se confondent avec celles des républicains.

Les syndicalistes révolutionnaires espéraient, à l’encontre des dérives nationales, voire nationalistes, des partis ouvriers parlementaires, que l’organisation progressive d’unions professionnelles internationales, sous l’égide d’une Internationale syndicaliste, favoriserait le développement de l’esprit inter­nationaliste ; ils escomptaient que l’organisation de la lutte économique et que la solidarité ouvrière qui l’accompagnerait déborderaient les frontières nationales ; ils avaient l’espoir ainsi de faire apparaître les vraies oppositions, celles qui dressent l’une contre l’autre les classes sociales, et minorer au yeux de la population travailleuse les rivalités, orchestrées par les Etats, des peuples et des nations ; ils estimaient également que le programme socialiste serait mieux compris et mieux préservé par les adhérents des organisations syndicales, nationales et internationales, parce qu’ils n’avaient pas d’intérêt personnel à voir maintenus la propriété capitaliste ou les privilèges des classes moyennes, des rentiers et des gérants de l’appareil d’Etat.

Quant à la violence, à ce que nous appellerions aujourd’hui la lutte armée, les militants n’oubliaient pas les journées de juin 1848 et surtout la terrible saignée de la Commune, événement, à ce moment-là, encore très proche dans le temps. Fernand Pelloutier, en 1894, estimait qu’ » en présence de la puissance militaire mise au service du capital, une insurrection à main armée n’offrirait aux classes dirigeantes qu’une occasion nouvelle d’étouffer les revendications sociales dans le sang des travailleurs[57] ». Et, lors de toute grève importante, chacun pouvait observer que le gouvernement, sans vergogne, faisait donner la troupe ; souvent coulait le sang ouvrier.

Durant les dernières années du XIXe siècle, dans toute l’Europe, les socialistes révolutionnaires et les anarchistes — surtout les anarchistes — n’avaient pas ménagé leur peine pour tenter de radicaliser les mouvements de protestation populaires en révoltes ouvertes, en insurrections, sans donner de résultats suffisamment significatifs pour ébranler le pouvoir de la bourgeoisie[58]. Au cours de ces luttes, beaucoup de groupements et de militants avaient été brisés par l’arsenal bien au point de la répression policière  : les surveillances, infiltrations et provocations qui menaient à la prison, à l’interdiction de séjour, au bagne, à la relégation et, quelquefois, à la mort.

Vers 1890, la plupart de ceux qui allaient s’engager dans le syndicalisme révolutionnaire estimaient toujours que le régime de classes ne disparaîtrait pas sans affrontement. Mais, pour l’heure, s’agissant de l’action immédiate à mener, il fallait innover, élaborer et mettre en œuvre une stratégie qui donne du temps au mouvement ouvrier révolutionnaire. Du temps pour s’organiser et s’enraciner dans les différentes couches de salariés et dans les diverses nations, pour faire connaître à la population laborieuse ses analyses et ses propositions, sans pour autant abandonner — comme étaient en train de le faire les socialistes parlementaires — sa finalité de transformation économique et sociale. Il fallait, de nouveau, donner chair aux paroles de James Guillaume, au Congrès de La Haye de la défunte Internationale, qui souligna, en réponse aux marxistes, que le terme d’abstentionniste, qui avait été introduit par Proudhon dans le vocabulaire socialiste, ne correspondait pas à la conception des fédéralistes de l’A.I.T. Ces derniers, continuait le compagnon de Bakounine, ne se reconnaissaient pas dans une quelconque indifférence politique, sentiment qu’on leur prêtait, à tort  : ils entendaient, au contraire, se battre pour une politique nouvelle — différente de celle des démocrates bourgeois et des soi-disant démocrates socialistes, qui se préparaient à suivre le même chemin — une politique qui soit bien « négatrice de la politique bourgeoise ». Ils voulaient une vraie « politique du travail[59] », et Guillaume concluait que cette politique novatrice se caractérisait, en particulier, par son objectif de destruction du pouvoir politique.

Quel pouvait être le cheminement vers cet objectif ? Quels moyens pouvait utiliser l’organisation fédérative des corps de métiers, que le Congrès de Saint-Imier considérait comme l’embryon du socialisme, pour se construire ? Et quel langage devait-elle tenir qui rende crédible, possible, aux yeux du plus grand nombre, ce but désigné comme l’aboutissement des revendications sociales des travailleurs ? Ni les moyens du mutuellisme, de la coopération qui ne pouvaient concurrencer avec succès le capitalisme ; ni le suffrage universel et l’accession d’ouvriers ou de militants socialistes aux postes de responsabilité de l’Etat[60], pratique qui, au lieu de mettre le pouvoir politique au service des travailleurs, renforçaient au contraire la mainmise de l’Etat, et donc du capitalisme, sur ceux-là mêmes qu’il s’agissait d’émanciper.

Le moyen de la politique ouvrière, ce serait l’action directe économique, opérée au sein du système de production et de distribution par les travailleurs eux-mêmes.

Griffuelhes, dans le Mouvement socialiste de janvier 1905, donnait de l’action directe la définition suivante  :

 

« Action directe veut dire action des ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire action directement exercée par les intéressés. C’est le travailleur qui accomplit lui-même son effort ; il l’exerce personnellement sur les puissances qui le dominent, pour obtenir d’elles les avantages réclamés. Par l’action directe, l’ouvrier crée lui-même sa lutte ; c’est lui qui la conduit, décidé à ne pas s’en rapporter à d’autres qu’à lui-même du soin de le libérer. »

Cette action qui s’exerçait par des moyens économiques sur les employeurs — généralisation, théorisation, systématisation de la pratique de résistance des travailleurs depuis des temps immémoriaux, et qu’eux seuls peuvent appliquer du fait même de leur situation d’opérateurs dans la production, la consommation, le transport, la communication, la maintenance, l’énergie, etc. — elle devait être, comme le disait Pouget, « continuelle », devenir une « bataille de tous les jours, sans trêve ni répit, contre les forces d’oppression et d’exploitation ». Il en graduait les formes tout en les énumérant  : les grèves revendicatives partielles ou corporatives, soit offensives soit défensives, les grèves « de dignité » pour obtenir la suppression de pratiques humiliantes, les grèves de solidarité ; le boycottage et l’institution de labels, parce que les travailleurs sont aussi des consommateurs ; le sabotage, c’est-à-dire la mise en pratique de la maxime « à mauvaise paye, mauvais travail ».

L’action directe exercée par les travailleurs pouvait être tout à fait pacifique ou « très vigoureuse » et « fort violente », en fonction surtout des moyens employés contre les travailleurs par les autorités. Elle ne laissait pas de côté l’Etat  : à l’encontre du parlementarisme, l’action directe syndicaliste exerçait contre l’Etat une pression de l’extérieur de ses institutions, à l’aide de mouvements de masse, « combinaison, précisait Pouget, des modes d’action partiels, grève, boycottage et sabotage, […] qui, en soulevant, en unanime protestation, tout ou partie de la classe ouvrière contre les pouvoirs publics, obligent ceux-ci à tenir compte des volontés prolétariennes[61]  ».

Il s’agissait bien d’une stratégie gradualiste, moins radicale, moins volontariste que l’appel à la révolte de la première période de l’anarchisme. Une action directe, quelles que soient sa forme et la revendication qu’elle portait, se concluait, un instant, par un accord, un compromis, après des négociations, accord qui, selon l’expression consacrée, mesurait l’état du rapport des forces entre les classes sociales. Les syndicalistes révolutionnaires, progres­sivement, ont réhabilité la revendication et la lutte quotidiennes, en contradiction avec l’opinion de Proudhon et des premiers propagandistes de la grève générale ; le combat de tous les jours pour améliorer les conditions de vie n’impliquait pas un ralliement au réformisme ou à la collaboration de classes ; il donnait confiance aux salariés, accroissait la compréhension et la solidarité entre ceux qui osaient défier l’autorité patronale ; il était une petite révolte, un pas vers la prise de conscience révolutionnaire. Griffuelhes avait la conviction que la « lutte quotidienne prépare, organise et réalise la révolution[62] ».

Pouget, dans la C.G.T., note que grâce à l’action engagée lors du 1er  mai 1906 — grèves et manifestations puis négociations — les ouvriers coiffeurs avaient imposé la fermeture des salons de coiffure un jour par semaine ; les ouvriers terrassiers obtinrent, quant à eux, que, « dans les prochaines adjudications serait tentée la journée de huit heures, et, pour une spécialité (les tubistes travaillant à l’air comprimé), la journée, qui était de douze heures », avait été « ramenée à huit heures, avec le même salaire ». L’organisation syndicale des terrassiers passait, à la suite de ces succès, de 800 à 3 000 adhérents.

Dans une autre partie du même ouvrage, on verra que Pouget, à l’aide de statistiques, montre que l’organisation de la Confédération et la clarification de son orientation avaient accru de manière importante les résultats positifs des grèves. En 1900, 56 pour 100 des grèves avaient connu une issue favorable aux travailleurs ; en 1905, le pourcentage de mouvements où les grévistes avaient obtenu des avantages s’élevait à 65,67 pour 100. « La raison de cet accroissement graduel de victoires ouvrières, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans le développement de la conscience ouvrière et de la puissance de l’organisation confédérale », conclut-il.

Il s’agissait bien de la gestion quotidienne des revendications des salariés dans les différents aspects de leur vie — cette gestion constituait le socle de la politique ouvrière, politique qui s’opposait dans les faits à la politique favorable aux employeurs et aux possesseurs de parts du capital mise en œuvre par les divers niveaux du pouvoir d’Etat.

Le développement de la conscience ouvrière et de la puissance de l’organisation confédérale devait aboutir à la « révolte décisive » que « sera la grève générale » ; le plus grand nombre des syndicalistes révolutionnaires se représentaient la grève générale comme une crise révolutionnaire, « l’arrêt concerté du travail [qui s’étendrait] à tout le pays et à toutes les corporations — ou du moins [engloberait] les services publics et les industries clés »[63] — arrêt qui serait le prélude à la « prise de possession des richesses sociales mises en valeur par les corporations, en l’espèce les syndicats, au profit de tous[64] ».

Griffuelhes affirmait ensuite, dans le même texte, que « cette grève générale, ou révolution, sera violente ou pacifique selon les résistances à vaincre », déclaration qui exprimait l’existence, au sein de la C.G.T. et du mouvement syndicaliste, de divergences à propos du caractère non violent ou insurrectionnel de la grève générale.

« Les premiers temps, l’idée est plutôt simpliste  : il suffit aux producteurs de se croiser les bras tous en même temps pour obtenir satisfaction et pour que le régime bourgeois s’effondre. Elle est souvent liée au rejet de la politique et des politiciens.

« Avec les anarchistes, elle prendra une forme plus catastrophique, c’est la grève violente, expropriatrice.

« Pour Pelloutier — et Briand — la grève générale est un moyen révolutionnaire, mais pacifique et légal, s’appuyant sur le droit de grève et l’existence légale des organisations syndicales. […] Ainsi au Ve Congrès de la C.G.T., en septembre 1900, on retrouve la thèse de Briand dans le rapport de Girard[65] […]  : « La grève générale présente sur les autres procédés révolutionnaires un avantage incontestable. Elle donne aux travailleurs plus de confiance et de courage ; elle présente aux militants cet avantage, elle a ceci de séduisant, qu’elle est en somme l’exercice d’un droit incontestable. C’est une révolution dans la légalité avec la légalité.[66] »

D’autres voix, venant souvent des anarchosyndicalistes, s’étaient élevées contre ces illusions pacifistes ; Paul Delesalle, par exemple, dans les Temps nouveaux, en 1898  : « Quelques-uns la prétendent « l’insurrection des bras croisés » ; c’est là une grave erreur dont il faut cesser de leurrer la classe ouvrière. Grève générale doit être synonyme de révolution sociale[67] ».

Pouget, quant à lui, rappelait dans le Parti du travail qu’ « il n’y aura, en effet, intégralité d’émancipation que si disparaissent les exploiteurs et les dirigeants et si table rase est faite de toutes les institutions capitalistes et étatistes. Une telle besogne ne peut être menée à bien pacifiquement — et encore moins légalement ! L’Histoire nous apprend que, jamais, les privilégiés n’ont sacrifié leurs privilèges sans y être contraints et forcés par leurs victimes révoltées. Il est improbable que la bourgeoisie ait une exceptionnelle grandeur d’âme et abdique de bon gré… Il sera nécessaire de recourir à la force qui, comme l’a dit Karl Marx, est l’accoucheuse des sociétés ».

La politique du travail, politique qui devait prendre en charge les intérêts quotidiens des travailleurs et ouvrir la voie de l’émancipation de tous les salariés, celle qui devait mener à la révolution sociale, bouleversement égalitaire dont bénéficierait la majorité de la population, à la différence des révolutions politiques qui seulement opèrent quelques changements dans le personnel gouvernemental, les syndicalistes révolutionnaires estimaient sinon l’avoir découverte mais en avoir dessiné à grands traits les lignes directrices.

Cette ébauche avait des fondations solides  : l’organisation de la lutte revendicative construisait peu à peu le mouvement qui affronterait le capitalisme au moyen de la grève générale insurrectionnelle.

D’abord, la C.G.T. s’adressait à tous ceux qui travaillaient pour vivre, sans oublier les agriculteurs des exploitations familiales ; tous avaient leur place dans ce projet, dans l’organisation, la Confédération, qui donnait vie et force à l’idée ; on les y appelait à défendre leurs intérêts, non selon le mode égoïste, à la manière de l’individualisme bourgeois, mais ensemble, de façon solidaire, comme sont solidaires les adhérents d’un syndicat ou ceux qui organisent une grève parce que, depuis longtemps, ils avaient appris que seule la solidarité peut contrebattre la concurrence que le capitalisme s’efforce de développer entre les travailleurs, pour les diviser et les dominer ; seul serait obtenu ce pour quoi on se battrait, s’agissant des grandes comme des petites choses ; il n’était pas question, demain, de sortir avec son fusil de chasse et de courir aller s’affronter avec l’infanterie de ligne, formée de pauvres jeunes gars quasi décervelés par les beuglements des culottes de peau ; il était question de s’organiser entre soi, avec patience et obstination, sérieusement, ici et ailleurs, au-delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées aussi, partout où c’était possible, puis de tester sa force et leur résistance — un jour, quand ce serait possible, les travailleurs s’arrêteraient tous ensemble et prendraient tout, les champs, les ateliers, les villes, les ports, sans oublier les banques… ; en attendant, il fallait engranger ce qu’on pouvait arracher et cette lutte était un entraînement pour la grande explication à venir.

Son projet d’organisation économique et sociale, cette fédération agricole et industrielle qui devait prendre en main la production, l’échange et la consommation, avec sa double structuration territoriale et professionnelle ainsi que son système d’autogestion syndicale, ne manquait pas de réalisme, comme l’a montré, quelques années plus tard, les réalisations des anarchosyndicalistes de la C.N.T. d’Espagne pendant la guerre civile. Quel aurait été le devenir de la révolution russe et de la République des soviets si, au lieu de se déterminer pour la centralisation étatique de l’économie, Lénine avait choisi, comme le lui proposaient Chliapnikov, Kollontaï et l’Opposition ouvrière[68], au Xe Congrès du parti communiste de Russie, en mars 1921, la gestion syndicale de l’appareil de production ?

Le syndicalisme révolutionnaire se présentait bien comme un modèle complet de socialisme, qui avait bâti sa stratégie révolutionnaire et son projet de société sur l’affirmation de la Première Internationale, selon laquelle l’émancipation des travailleurs ne pourrait être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. C’est-à-dire sur ce pari que les individus venus au monde, par le hasard de la naissance, parmi les pauvres et les salariés trouveraient, en eux-mêmes et par eux-mêmes, la lucidité, la force et le courage de s’affronter victorieusement aux défenses que les privilégiés de la fortune et du pouvoir avaient édifiées, au cours du temps, pour maintenir leur domination.

Quelques remarques sur

les idées-forces

du syndicalisme révolutionnaire

L’action directe et la grève générale des syndicalistes révolutionnaires, politique gradualiste allant de la revendication à la révolution, ont été souvent mal comprises, surtout après l’apparent succès de la révolution russe.

Les conditions historiques dans lesquelles sont nées ces deux idées-forces et les simplifications de la propagande ont favorisé des incompréhensions. Ainsi, contrairement à l’acception actuelle, l’action directe contre l’employeur ou l’Etat n’était pas synonyme d’action violente groupusculaire ; si des heurts se produisaient entre les protagonistes d’un conflit au cours duquel l’action directe était employée par les travailleurs, ils n’étaient pas l’essentiel de la pression ; celle-ci, pour être efficace, devait s’attaquer aux intérêts économiques de la partie adverse. Ces deux aspects de la lutte d’action directe — la violence, par exemple, contre les jaunes, ou la résistance nécessaire à organiser quelquefois contre la force publique, excellente leçon de choses sur la nature répres­sive de la société libérale, comme la recherche du préju­­­dice économique maximal à l’encontre de l’employeur — devaient être impérativement maîtrisés. L’action directe, de ce point de vue, est un moyen à utiliser pendant les conflits du travail, qui élève la conscience et la combativité des travailleurs et exerce une pression sur la partie adverse, et non un acte désespéré de rupture irréversible avec la société.

Il importe également d’insister sur la différence de caractère entre l’action telle que la concevaient les syndicalistes du commencement du siècle et celle qui a lieu aujourd’hui ou, plutôt, celle qui s’est développée au cours de la période d’expansion qui a suivi la Seconde Guerre mondiale  : dans les premières années du siècles, les grèves, souvent de toute une profession, dans une région ou une ville, donnaient lieu à des affrontements longs et intenses. Plus tard, surtout après 1950, les grèves devinrent surtout des actes de démonstration  : les syndicats devaient montrer la conviction des salariés d’obtenir la satisfaction de revendications, par le moyen de pétitions, de manifestations, de grèves de courte durée, sans chercher à entraver trop l’activité économique de l’entreprise ; si la demande atteignait un certain niveau de masse, la patronat ou l’Etat négociait ; il s’est agi de ce qu’on a appelé, avec une cuistrerie bien inutile, la fonction tribunicienne des syndicats, c’est-à-dire que ces derniers exerceraient, à l’instar du tribun du peuple de la République romaine, une fonction institutionnelle d’exposition et de défense publiques des revendications du peuple travailleur. Après 1980, le patronat ne céda plus devant cette forme de revendication. Sans doute, dans l’avenir, la grève, si elle veut redevenir efficace, devra rechercher de nouveau à causer des préjudices économiques réels aux l’employeurs.

Quant à la grève générale, que les syndicalistes révolutionnaires opposaient à la prétendue voie parlementaire au socialisme, l’histoire du XXe siècle nous a appris qu’elle n’était nullement suffisante pour réaliser la révolution sociale. Pas plus que l’action directe n’accroissait de manière fatale et nécessaire la conscience de classe des travailleurs, la grève générale ne déclenchait, lorsqu’elle explosait, une soudaine détermination de la majorité des travailleurs à changer la société, à prendre les usines, à transformer les unions locales en municipalités ouvrières et à organiser la production et l’échange communistes.

En juin 1936, quelques jours après la victoire électorale du Rassemblement populaire, une grève générale gigantesque, tout à fait spontanée, balaya l’Hexagone comme un raz de marée  : des millions de travailleurs occupèrent leurs usines. Le gouvernement nouvellement élu, présidé par Léon Blum, secrétaire de la S.F.I.O., s’empressa d’organiser une concertation entre la C.G.T. réunifiée et le patronat avec, comme résultats, des avantages certains pour la classe ouvrière (congés payés, quarante heures, délégués d’atelier, augmentations de salaire…).

Cette avancée sociale indiscutable occulta pour la plupart des concernés l’autre réalité de cet événement qui avait surpris tout le monde. Les conditions d’une transformation sociale semblaient réunies, si on peut dire, deux fois, tant à la façon de Guesde qu’à la manière de Pelloutier  : la gauche était majoritaire à la Chambre et le chef du gouvernement était socialiste ; la C.G.T. était unifiée, ou quasiment, et la vraie grève générale était bien là, frissonnante de vie et d’espoir.

Mais les minorités agissantes que la C.G.T. avaient naguère réunies et organisées s’étaient dispersées ou découragées avec la guerre mondiale ; ceux qui occupaient pour partie leur place, les militants du P.C.F., considéraient, au mieux, l’anarchosyndicalisme comme du romantisme révolutionnaire et l’avaient remplacé par la discipline dite « de fer » du bolchevisme — pour leur chef, le génial Staline, l’heure était à l’alliance avec la République française et non à sa subversion. Quant à Léon Blum, il était surtout préoccupé par son accord gouvernemental avec les radicaux.

La C.G.T.S.R. et la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert ne rassemblaient que trop peu de forces pour pousser le mouvement en avant. L’histoire européenne ne fut pas changée ; dans les mois qui suivirent, commença le massacre des révolutionnaires espagnols.

La grève générale de mai 1968, au développement aussi spontané et irrésistible qu’en 1936, et le mouvement de révolte de la jeunesse qui l’accompagna trouvèrent coalisés contre eux la presque totalité des corps constitués de la société française, à l’évidence la droite politique mais aussi les « grands » partis de gauche et les syndicats représentatifs. Toute l’activité de ces derniers, durant ces ardentes semaines, consista à tenter de contrôler cette contestation inattendue qui suggérait si fort à la population que leur radicalité, pour la C.G.T. et la C.F.D.T.[69], et son indépendance, pour Force ouvrière, proclamées à grands cris, s’accompagnaient d’une collaboration de classes résolue et systématique.

Le débat qui s’ensuivit au sein d’un mouvement révolutionnaire renaissant montra combien les esprits étaient dominés par les événements et les idées de la révolution russe ; le syndicalisme révolutionnaire avait été balayé des mémoires ouvrières et étudiantes ; spontanéité libertaire et marxisme-léninisme constituèrent les deux pôles entre lesquels se cantonnèrent les polémiques entre les groupes « gauchistes ». Dès 1974, la gauche réformiste, P.C.F. compris, en proposant à une opinion publique crédule une tactique de conquête électorale des pouvoirs publics, « la programme commun de la gauche », avec une grande habileté manœuvrière, avait récupéré l’élan populaire vers le changement né avec Mai 68.

Les syndicalistes révolutionnaires auraient-ils « survalorisé » la grève générale comme souvent on le leur reproche ? Lui auraient-ils attribué plus de vertus et plus de possibilités qu’elle n’en recelait réellement ? On peut lire dans les textes de Pouget quelques phrases sur lesquelles pourraient s’appuyer ces critiques, telles que  : « … il était fatal que le prolétariat parvienne à prendre conscience de ses intérêts de classe », ou encore « cette transformation est une inéluctable fatalité » et « il coordonne des intérêts et non des opinions. [Aussi,] fatalement,[70] y a-t-il en son sein unité de vues », qui laissent supposer une trop grande confiance en un effet mécanique des structures et des analyses de classe sur les conceptions des militants et des adhérents de la C.G.T.

On découvre aussi, en prolongement de ce raisonnement apparemment mécaniste, ce qui s’est révélé être une illusion sur la possibilité des travailleurs syndiqués à contrôler les responsables syndicaux de la C.G.T.[71]  : « Par cela seul que sa base constitutive est l’intérêt de classe du prolétariat, que son action se manifeste dans le plan économique, il est impossible à des individualités de s’appuyer sur lui, ou de se réclamer de lui, pour la satisfaction d’ambition personnelle. La contradiction est formelle et irréductible. En effet, l’assouvissement d’ambitions personnelles ne pouvant se réaliser que dans le domaine de la « politique », ceux qui tentent de semblables manœuvres et poursuivent, au sein du Parti du travail, un but particulier et égoïste, n’arrivent qu’à un résultat  : s’éliminer du bloc ouvrier. » Or, dès 1911, si la Confédération[72] décidait que « tout camarade investi d’un mandat politique ne pourra faire partie du comité confédéral », le principe de réégibilité des permanents syndicaux était adopté, à la conférence extraordinaire du 22 au 24 juin, contre la campagne organisée par certains anarchistes partisans de la rotation statutaire des mandats syndicaux. A la suite de cette décision, un appareil de professionnels du syndicalisme, attentifs à leurs intérêts spécifiques, a pu se constituer, dont la plupart des membres sont dévoués à défendre leurs anciens camarades de travail et efficaces pour la négociation autour du tapis vert, mais qui sont très éloignés des militants syndicalistes de 1900 qui, comme le disait Brupbacher[73], « étaient des chefs de guerre marchant devant leurs troupes ».

Ne donnons pas à ces scories, ou à ces illusions, trop d’importance. Le projet des syndicalistes révolutionnaires, celui de Pelloutier, de Pouget, de Griffuelhes, d’Yvetot, s’articulait autour de quelques idées-forces  : l’organisation syndicale fédérative et autogérée représente la forme d’association la meilleure qui puisse permettre aux travailleurs salariés de prendre conscience de leur situation politique, économique et sociale dans la société capitaliste moderne — où ils occupent la même place que les esclaves dans la société antique — et la solidarité qu’ils y construisent leur montre peu à peu la force collective qu’ils représentent. Ce regroupement entend s’affronter au système capitaliste, propriétaire et étatiste parce qu’il l’estime inhumain, inégalitaire, liberticide et, de surcroît, inamendable. Sa véritable amélioration en matière d’égalité signifierait son remplacement par un monde nouveau.

Le syndicalisme entend combattre ce système d’oppression et d’exploitation au moyen de l’action directe économique, jusques et y compris la grève générale expropriatrice et insurrectionnelle. Au cours des luttes sociales, de la plus infime à la plus importante, l’organisation syndicale structure ceux des salariés qui cherchent la voie vers une société nouvelle, égalitaire et libre, et l’expérience a montré que, à l’intérieur de la société capitaliste, il ne peut s’agir que d’une minorité, bien que la plus élémentaire raison suggère aux révolutionnaires de faire en sorte que cette minorité, en même temps qu’agissante, soit la plus nombreuse possible afin qu’elle puisse entraîner les masses.

Ces trois thèmes — la nature de l’organisation, le but et les moyens, les acteurs — sont inséparables  : supprimer un seul d’entre eux revient à abandonner le tout ou à le dénaturer jusqu’à le rendre incompréhensible. Que signifie l’action directe sans les travailleurs ? La grève générale sans les minorités agissantes n’est-elle pas qu’un mouvement aux potentialités énormes qui, si rien ne le pousse en avant, s’affaisse vite ? Même si ceux qui, par bonheur, ont vécu un tel événement ne peuvent oublier ces magnifiques moments durant lesquels les travailleurs sont tout à coup libres et vivent une vie vraiment humaine… Enfin, représentent-elles une force, les minorités révolutionnaires, même agissantes, sans l’organisation syndicale qui les relie à toute la population laborieuse ?

Il n’y avait rien de mécanique dans les propositions des syndicalistes révolutionnaires ; elles étaient au contraire une dynamique et un appel à la volonté consciente.

Et c’était avec la même volonté consciente que les syndicalistes révolutionnaires recherchaient le moyen de dépasser les querelles idéologiques, tâche sans doute très ardue, même si nombre des chicaneries ne trouvaient leur origine que dans les rivalités personnelles des leaders des divers partis socialistes.

Cette constante préoccupation s’accompagnait de démarches suffisamment non sectaires pour permettre une collaboration entre tous ceux, de sensibilités diverses, qui se reconnaissaient dans le nouveau syndicalisme. De ce point de vue, le syndicalisme révolutionnaire, par sa « neutralité », a été la formulation d’un plus petit commun dénominateur entre les révolutionnaires, sans, pour autant, que cette plate-forme minimale rende la vie impossible aux réformistes.

Sa grande force aura été l’unité dans l’action, et sa grande faiblesse aussi, puisque les vraies questions de fond — parlementarisme ou non, conquête ou destruction du pouvoir d’Etat — demeuraient en suspens. Cet appel à l’action fut entendu  : la politique du travail qu’ils formulèrent et mirent en œuvre, essentiellement l’action directe économique, allait entraîner dans la nouvelle orientation révolutionnaire beaucoup de travailleurs, très au-delà de la mouvance anarchiste. On pourra constater le pluralisme de la C.G.T. d’alors par les quelques exemples ci-dessous  :

Jean-Pierre Hirou cite dans son ouvrage, Parti socialiste ou C.G.T. ?[74], plusieurs militants socialistes qui se réclamaient, au moins en partie, du syndicalisme révolutionnaire  : Klemczynski, des Cheminots, « veut à la fois « défendre le syndicalisme et défendre le parti socialiste » ; [il considère] « le syndicalisme révolutionnaire comme « de pure essence marxiste » et critique Renard comme retardaire ».

Un autre militant de la S.F.I.O., Gaston Lévy, des Employés, « déclare attacher « à l’action syndicale une valeur révolutionnaire » et estime que Merrheim, Griffuelhes et Broutchoux n’ont pas une « thèse bien différente de la nôtre ». C’est-à-dire de la majorité jauressiste du parti socialiste.

Edouard Berth, disciple de Sorel qui se déclarait lui aussi marxiste, rappelait, dans son livre Du « Capital » aux « Réflexions sur la violence »[75], les phrases suivantes de Karl Marx  :

« Les syndicats ne doivent jamais être associés à un groupement politique ni dépendre de celui-ci ; autrement, ils ne rempliraient pas leur tâche et recevraient un coup mortel… Les partis politiques, quels qu’ils soient, n’enthousiasment les masses travailleuses que passagèrement, pour quelque temps seulement, tandis que les syndicats les retiennent d’une façon durable, et ce sont eux seulement qui peuvent représenter un vrai parti ouvrier et opposer un rempart à la puissance du capital. »

« On ne peut pas être plus explicite, et nos politiciens soi-disant marxistes, continue Berth, qu’ils se soient appelés Guesde ou Vaillant, ou qu’ils s’appellent aujourd’hui Staline ou Trotski, se moquent de nous et de la classe ouvrière, quand ils prétendent incarner l’esprit de Marx, et, du haut de leur marxisme doctrinaire, regardent avec dédain les syndicats, comme une puissance subalterne et insignifiante — comme l’école primaire du socialisme. Les syndicats, au contraire, sont l’épine dorsale d’un vrai parti ouvrier, Marx le déclare expressément. »

Berth aimait à rappeler que Sorel, en outre, répétait[76] « qu’il restait beaucoup d’utopie dans le marxisme ; il faut débarrasser le marxisme de ces survivances utopiques, et du blanquisme latent, que ces survivances impliquaient, poursuivait Sorel, pour en faire la théorie du mouvement ouvrier autonome, c’est-à-dire du syndicalisme révolution­naire ».

Un autre marxiste bien connu à l’époque, Amédée Dunois, qui fut membre du parti socialiste et ami des syndicalistes révolutionnaires, quant à lui, écrivait[77]  :

« Après trente années d’incertitudes et d’efforts quelquefois perdus, il semble que la classe ouvrière se décide à donner aux idées qui inspirèrent Bakounine dans les dernières années de sa vie une éclatante démonstration. Qu’est-ce que le syndicalisme révolutionnaire avec sa méthode d’action directe et son mépris du parlementarisme bourgeois sinon un retour à l’esprit et aux principes de l’Internationale, et particulièrement de cette Fédération jurassienne que Bakounine avait si profondément imprégnée de lui-même, et qui a maintenu si haut et si ferme, dans les années qui suivirent la victoire allemande, le drapeau du socialisme ouvrier ? »

Ce mouvement ouvrier révolutionnaire, unifié par le mouvement syndical, représente, sans doute, pour nous, aujourd’hui, une sorte d’énigme, tant nos habitudes de pensée sont différentes.

Observons par comparaison, malgré les importantes évolutions historiques, les événements politiques et les pratiques militantes qui ont suivi la grève de mai-juin 1968. Une sensibilité révolutionnaire idéaliste, romantique, insolente, presque adolescente encore, était apparue dans la jeunesse étudiante, lycéenne et ouvrière durant ce bref retour du refus de l’ordre des puissants[78]. Les difficultés et les revers commençaient à faire mûrir cette nouvelle génération, et des possibilités existaient d’enraciner dans les entreprises, les quartiers et les faubourgs un nouveau mouvement révolutionnaire.

Or, très rapidement, les rivalités permanentes des divers groupes politiques d’extrême gauche, trotskistes ou stalino-maoïstes, pour obtenir à tout prix « le rôle dirigeant » sur une partie du nouveau mouvement social — rôle dirigeant exercé, en fait, par quelques « révolutionnaires professionnels » en apprentissage, dont la préoccupation principale consistait à empêcher les autres « partis », dénoncés comme social-traîtres ou capitulards, de leur « piquer » leur « base » — minèrent ces regroupements en formation, par leur sectarisme, leurs vaines querelles et leur incompréhension quasi totale des conditions de vie des salariés, dont souvent ils ne se souciaient guère.

Ce renouvellement, après Mai 1968, d’un léninisme caricatural, plus proche de l’hypokhâgne que de l’Institut Smolny, n’est pas, à l’évidence, la seule cause de l’incapacité de la nouvelle génération qui se proclamait révolutionnaire à engendrer quelque chose qui aurait rappelé les minorités agissantes syndicalistes de 1895 — et de commencer à construire un mouvement et des pratiques avec lesquels les réformistes, le patronat et le pouvoir politique auraient dû compter.

Mais il a pesé de tout son poids dans l’effritement des années 70.

Syndicalisme révolutionnaire
et léninisme

Après la Première Guerre mondiale, la révolution russe de février et octobre 1917, la victoire de l’Entente sur les Empires centraux et les diverses tentatives révolutionnaires en Allemagne du Nord, en Bavière, en Hongrie dans les années qui suivirent, le syndicalisme révolutionnaire fut confronté à un nouveau modèle socialiste révolutionnaire, issu des conceptions politiques et organisationnelles de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, maître à penser et principal dirigeant d’une des deux tendances du parti ouvrier social-démocrate de Russie, dont la victoire dans l’ancien Empire des tsars renouvela complètement le débat sur les structures d’organisation, la voie et les moyens du socialisme.

Comme son concurrent de l’avant-première guerre, le socialisme parlementaire de la Deuxième Internationale, le syndicalisme révolutionnaire n’avait pas réussi à empêcher la guerre ; de plus, nombre de ceux qui s’étaient reconnus en lui appelèrent ou collaborèrent à l’ » union sacrée »[79], y compris la majorité de la direction de la C.G.T.

« … le revirement de la C.G.T. en juillet 1914 ne fut pas un événement isolé et inattendu ; […] il importe de marquer nettement que cette évolution n’impliquait pas la renonciation à la lutte contre la guerre, ni même à la tactique de la grève générale  : à condition toutefois qu’elle fût internationale ; or, les syndicalistes, depuis le voyage de Griffuelhes à Berlin (1906), les socialistes, depuis le Congrès de Stuttgart (1907), ont les doutes les plus sérieux sur la résolution des Allemands. Dès lors, Jaurès comme la C.G.T. bluffent », affirme Jacques Julliard dans son ouvrage sur l’Autonomie ouvrière, études sur le syndicalisme d’action directe, en reprenant un mot d’Yvetot au Congrès de Toulouse de 1910.

La C.G.T, continue‑t-il, « a toujours éludé la question décisive  : ferait-elle la grève générale dans le cas où la France serait attaquée ? […] Ce problème décisif, les dirigeants syndicalistes l’escamotent dans les années qui précèdent la guerre ; ils espèrent que le temps travaillera pour eux. […] Finalement, il est bien vrai que la C.G.T. a non seulement échoué, mais qu’au dernier moment elle a capitulé devant le déchaînement des nationalismes. Est-ce cela qui, comme on le dit souvent, a sonné le glas du syndicalisme révolutionnaire ? — mais le recours aux armes a été une défaite pour le mouvement ouvrier tout entier, pour le socialisme tout entier »[80].

La résistance à la guerre et la tentative de renouer des liens internationalistes entre des militants ouvriers et socialistes des pays belligérants — attitude qui exigea un réel héroïsme pour ceux qui s’y risquèrent en ces temps de chauvinisme exacerbé — ne rassemblèrent, dans les premières temps du conflit, que d’étroites minorités. A la C.G.T., Merrheim et Monatte commencèrent une opposition très minoritaire parmi les responsables confédéraux. En novembre 1914, Merrheim, au nom des Métaux, proposa que la C.G.T. assiste, à Copenhague, à une conférence des socialistes des pays neutres ; la proposition fut repoussée. Monatte décida alors de démissionner afin d’extérioriser l’opposition confédérale à la guerre. Il fut mobilisé et envoyé sur le front.

« Les travailleurs conscients des nations belligérantes ne peuvent accepter dans cette guerre la moindre responsabilité ; elle pèse, entière, sur les épaules des dirigeants de leur pays. Et, loin d’y découvrir des raisons de se rapprocher d’eux, ils ne peuvent qu’y retremper leur haine du capitalisme et des Etats. Il faut aujourd’hui, il faudrait plus que jamais conserver jalousement notre indépendance, tenir résolument aux conceptions qui sont les nôtres, qui sont notre raison d’être. »[81]

« Il faudra près d’un an avant que n’apparaissent les premiers et timides symptômes de l’effort anti-guerrier. C’est sous les auspices du Comité pour la reprise des relations internationales, auquel adhèrent Merrheim, Bourderon, Chaverot, Sirolle, Souvarine, etc., et où Trotski, encore à Paris, joue un rôle prépondérant, que s’organise l’action contre la guerre.[82] » Plus tard, un Comité de défense syndicaliste fut constitué.

Des conférences contre la guerre eurent lieu en Suisse. La première à Zimmerwald, en septembre 1915, où une déclaration appelant à la paix et soulignant que « cette guerre n’est pas notre guerre » fut rédigée par la délégation française, formée des syndicalistes Merrheim et Bourderon, ce dernier de la Fédération du tonneau, et la délégation allemande, composée de deux députés social-démocrates, Ledebourg et Hoffman[83]. Durant les échanges de vues, Lénine proposa de constituer immédiatement une nouvelle Internationale. Une seconde conférence se tint ensuite à Kienthal, en avril 1916, avec quarante participants (français, italiens, russes, polonais, serbes, portugais, allemands, anglais et suisses), et adopta un manifeste contre « cette guerre criminelle ».

Ces manifestations de résistance, initiées par de petits groupes de militants et relayées ensuite par les minorités pacifistes des pays d’Europe qui s’affrontaient, se trouvèrent tout d’un coup, avec l’irruption des masses populaires russes dans l’Histoire, soutenues, approuvées, magnifiées même par les millions de personnes que les massacres de la guerre avaient dégoûtées et qui aspiraient à un monde de paix  : la vague de patriotisme enthousiaste des premiers mois du conflit avait disparu depuis longtemps avec les restrictions et les immenses pertes humaines.

Il n’est pas si courant, dans l’Histoire humaine, qu’un tel courage et qu’une telle fidélité aux principes humanistes et internationalistes se voient approuvés, ratifiés par les faits sociaux, si fort et surtout si vite, qu’il ne vaille la peine de le souligner. Il importe pourtant d’avoir conscience que ce retour, pour quelques années, d’une partie importante de la population européenne à l’idée de révolution sociale, après l’engouement pour la défense nationale en août 1914, résulte, plutôt que de la guerre elle-même, de l’exemple de la révolution russe victorieuse, conséquence de l’incapacité de l’Etat tsariste à organiser, durant le conflit, des conditions de survie minimales tant dans la société civile que dans ses forces armées.

S’associer, être solidaires de cette révolution, la soutenir contre vents et marées, apparut aux militants qui avaient refusé l’embrigadement et le chauvinisme comme le premier des devoirs. En France, ce soutien prit un tour particulier, passionné, en réaction de l’engagement « social-chauvin » tant de la C.G.T. que de la S.F.I.O. Pierre Monatte et le groupe éditeur de la Vie ouvrière — Charbit, Hasfeld, Martinet, Monmousseau, Rosmer, Sémard, etc. — sont représentatifs de l’évolution de cette partie des syndicalistes révolutionnaires.

Fritz Brupbacher, ami des syndicalistes révolutionnaires et internationaliste convaincu, résume cette période de la manière suivante  :

« C’est l’époque à laquelle, par enthousiasme pour la révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire accomplit son propre suicide. La révolution d’Octobre nous avait plongés dans une telle joie que, tous tant que nous étions, nous oubliâmes ce que nous savions pourtant depuis toujours  : que les bolcheviques n’auraient rien de plus pressé que de nous étouffer dès qu’ils auraient, avec notre aide, écrasé la bourgeoisie. Nous fûmes beaucoup, alors, à suivre la même route que Pierre Monatte. […] Il avait accepté l’idée de la dictature du prolétariat, dont au reste le syndicalisme révolutionnaire avait été l’anticipation. De même, il avait fait sienne l’idée de l’Etat telle que Lénine la définit dans son livre l’Etat et la Révolution. […] L’organisation résultant de la dictature et de l’existence de l’Etat prolétarien, nous la voulions plus large, plus démocratique, plus libre, plus conforme aux principes même des soviets. A nos yeux, ce n’était pas un appareil central constitué de telle manière, qui devait former la base de l’organisation dans la société nouvelle, mais bien la masse des individus eux-mêmes. Le syndicalisme révolutionnaire a toujours proclamé qu’une minorité dirigeante doit entraîner les masses. En 1921, Monatte pensait que le parti communiste était peut-être capable d’être cette minorité dirigeante.[84]  »

Dans son livre l’Etat et la Révolution, Lénine prétend avoir reformulé la véritable doctrine marxiste de l’Etat, dénaturée par la social-démocratie opportuniste et réformiste, en particulier sur deux points, le caractère spécifique de « l’Etat prolétarien » de « dictature du prolétariat » ainsi que la théorie du « dépérissement de l’Etat ». Pour opérer cette reconstruction, le chef des bolcheviques a sélectionné dans les écrits de Marx et d’Engels divers extraits lui permettant de justifier sa propre doctrine et de la placer sous l’autorité des créateurs du prétendu socialisme scientifique.

Lénine n’oublie pas, l’ouvrage étant rédigé en août et septembre 1917, c’est-à-dire durant une période de grande agitation révolutionnaire en Russie, d’y condamner la Deuxième Internationale et sa stratégie parlementaire, dont la critique, regrette-t‑il, avait été malencontreusement abandonnée aux seuls anarchistes, et de rappeler que la révolution prolétarienne devra — comme l’a montré, dit-il, la Commune de Paris — détruire l’Etat bourgeois et le remplacer par une nouvelle forme d’organisation publique. Ce sera, affirme Lénine, une nouvelle sorte d’Etat[85], un Etat qui, dès sa constitution, aura commencé à dépérir[86] puisqu’une de ses premières initiatives sera, comme le dit Marx, « d’arracher peu à peu toute espèce de capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’Etat — du prolétariat organisé en classe dominante[87] », c’est-à-dire d’avoir entrepris la tâche qui, une fois achevée, rendra l’Etat inutile, puisque les classes sociales auront disparu avec la phase supérieure du communisme.

« Entre la société capitaliste et la société communiste, continue Lénine en citant Marx, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-ci en celle-là. A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. » Cette dictature, « période de transition au communisme, […] établira pour la première fois une démocratie pour le peuple, pour la majorité, parallèlement à la répression nécessaire d’une minorité d’exploiteurs » ; cette répression nécessaire, « le peuple » l’exercera « avec une machine très simple, presque sans machine, sans appareil spécial, par la simple organisation des masses (comme, dirons-nous par anticipation, les soviets des députés ouvriers et soldats)[88] ».

Cette organisation des masses sera centralisée  : « … si le prolétariat et la paysannerie pauvre prennent en main le pouvoir d’Etat, s’organisent en toute liberté au sein des communes et unissent l’action de toutes les communes pour frapper le Capital, écraser la résistance des capitalistes, remettre à toute la nation, à toute la société, la propriété privée des chemins de fer, des fabriques, de la terre, etc., ne sera-ce pas là du centralisme ? Ne sera-ce pas là le centralisme démocratique le plus conséquent et, qui plus est, un centralisme prolétarien.[89] »

« Le prolétariat, continue-t-il, a besoin du pouvoir d’Etat, d’une organisation centralisée de la force, d’une organisation de la violence, aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs que pour diriger (c’est Lénine qui souligne) la grande masse de la population — paysannerie, petite bourgeoisie, semi-prolétaires — dans la « mise en place » de l’économie socialiste.

« En éduquant le parti ouvrier, conclut-il, le marxisme éduque une avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et de mener le peuple tout entier (c’est encore Lénine qui souligne) au socialisme, de diriger et d’organiser un régime nouveau, d’être l’éducateur, le guide et le chef de tous les travailleurs et exploités pour l’organisation de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie[90]. »

Il n’est pas dans notre intention de nous appesantir sur la question de savoir si Lénine a restitué, ou non, à la doctrine marxiste de l’Etat son caractère authentique. Mais d’insister sur deux éléments  : primo, la thèse que Lénine développe dans son texte est écartelée par une contradiction insurmontable ; secundo, son argumentation s’appuie sur une grave falsification historique.

1. Deux logiques en effet s’affrontent dans l’Etat et la Révolution, avant d’ailleurs de s’affronter sur le terrain de la lutte de classes  : la logique des conseils et de la « démocratie pour le peuple », ce que Lénine nomme l’organisation des masses, et la logique du parti éduqué par le marxisme.

La première de ces logiques implique le pouvoir du peuple en révolution tout entier, c’est-à-dire la pluralité des opinions et des groupes politiques, l’organisation pluraliste de la défense, la recherche de la solution des conflits par le débat, l’échange réciproque entre les conseils des villes et ceux des campagnes pour la production et la consommation. Dans cette logique, le peuple justifie sa souveraineté sur lui-même et sur la société parce qu’il est la somme des individus, à l’exception des quelques anciens exploiteurs.

La seconde logique sous-entend le pouvoir du parti sur la grande masse de la population grâce à l’organisation de la violence, comme Lénine le dit lui-même (« les paysans, les petits bourgeois, les semi-prolétaires », sans oublier les ouvriers qui n’auront pas été éduqués correctement par le marxisme, cela fera beaucoup de monde contre qui il sera nécessaire d’employer la force…), c’est-à-dire l’établissement d’une sorte de despotisme partidaire qui s’autoproclame éclairé et progressiste et dont la raison ultime, comme d’autres pouvoirs avant lui, sera les canons. Dans cette logique, la souveraineté appartient au parti, qui justifie cette exorbitante prétention parce qu’il aurait réuni une « avant-garde » éduquée par le marxisme et capable, par le fait même qu’elle est éduquée, de « mener le peuple tout entier vers le socialisme, de diriger et d’organiser un régime nouveau, d’être l’éducateur », etc. Comme nous le verrons plus loin, cette conception de l’homme, ou du groupe, porteur, par son savoir, de la science historique n’est pas une exception dans le marxisme.

Le conflit entre ces deux logiques — chacune, en 1917, représentée par des groupes sociaux  : d’un côté les paysans, avides de terre ; les ouvrierset les travailleurs en général, désireux de maîtriser leur travail et d’améliorer leur vie ; les citadins, souhaitant participer à la gestion de leur lieu de vie ; de l’autre côté, les intellectuels, dont le savoir-faire et les connaissances n’avaient jamais trouvé à s’employer sous le tsarisme et qui s’enflamment pour le nouveau messianisme athée — , qu’on le caractérise comme une lutte de classes entre le peuple producteur et une bureaucratie devenue vite exploiteuse ou comme un conflit de la modernité démocratique contre un archaïsme quasi théocratique, a eu raison de la forme sociale née de la révolution russe, après soixante-dix ans d’une existence qui a causé un mal immense à l’idée même de socialisme.

2. Lénine a opéré une falsification presque complète des orientations politiques de la Commune de Paris — il a dû le faire pour justifier théoriquement, à partir des textes de Marx, la nécessité, tout à fait controversée par la plupart des marxistes de son époque, d’une révolution violente, armée, qui briserait « la machine bureaucratique et militaire » de l’Etat bourgeois pour construire autre chose en remplacement, à savoir, pour Lénine, son Etat prolétarien  : il devait, en analysant la Commune à sa manière, justifier par avance la prise du pouvoir qu’il envisageait avant la tenue de l’Assemblée constituante et la dictature du parti qui la suivrait.

Ce qui est piquant, c’est qu’il a dû reconstruire un message politique étatiste, « centraliste » à partir d’un texte, écrit sans doute par son maître à penser, mais tout à fait hétérodoxe, voire même contradictoire, avec les thèmes principaux du marxisme. Quelques exemples succincts suffiront à le montrer. La Commune de Paris, peut-on lire dans la Guerre civile en France[91], texte que Marx écrivit pour le Conseil géné­ral de l’As­so­ciation internationale des travailleurs en mai 1871, préconisait la production coopérative  : une coordination des « associations coopératives unies [devait] régler la production nationale sur un plan commun ». « Que serait-ce, sinon du communisme, du très « possible » communisme ? », s’interroge Marx[92] à propos de cette structure économique. La Constitution de la France devait être communaliste, et cette organisation des communes de France « devait devenir, affirme la Guerre civile, une réalité par la destruction du pouvoir d’Etat[93] ».

La Commune de Paris n’a pas attendu une « phase supérieure de la production » pour commencer à détruire l’Etat centralisé ; quant à l’organisation qu’elle préconise, elle a pour base des coopératives « unies », initiées par les associations de travailleurs. Ces orientations politiques sont parfaitement contradictoires avec l’essentiel du message de Marx, Engels et consorts qui préconisaient succes­sivement  : 1. la conquête du pouvoir d’Etat, et non sa désarticulation en structures communales ; 2. la cen­tralisation de tous les instruments de production entre les mains de l’Etat, et non la prise de possession de ces instruments par les associations de producteurs ; 3. dans un avenir plus ou moins lointain, les différences de classes ayant été abolies du fait de ce collectivisme d’Etat, l’Etat s’éteindra ; alors que la Commune, de par sa déclaration aux Communes de France et ses décisions concernant l’armée permanente, remplacée par les citoyens en armes, et la bureaucratie, dont les quelques fonctions utiles seraient assurées par des mandataires communaux élus et révocables, a tenté de briser, comme premier acte fondateur, la centralisation de l’Etat.

Franz Mehring, sans doute un des plus célèbres biographes de Marx, écrivait à propos de la Guerre civile en France  :

« Aussi brillants que fussent ces développements pris en détail, ils n’en étaient pas moins en contradiction certaine avec les idées que Marx et Engels avaient représentées depuis un quart de siècle et qu’ils avaient déjà rendu publiques dans le Manifeste communiste. D’après leur conception, il y avait, bien entendu, parmi les conséquences ultimes de la future révolution prolétarienne, la dissolution de l’organisation politique connue sous le nom d’Etat, mais il ne s’agissait cependant que d’une dissolution progressive… Pour atteindre ce but et les autres objectifs encore importants de la future révolution sociale, Marx et Engels insistaient en même temps sur la nécessité pour la classe ouvrière de s’emparer du pouvoir organisé de l’Etat. Cette conception, formulée dans le Manifeste communiste, ne pouvait s’accorder avec les louanges » que le texte de Marx « décernait à la Commune de Paris pour avoir commencé à extirper radicalement l’Etat parasite »[94].

Lénine d’ailleurs rappelait, avec indignation, dans l’Etat et la Révolution, que Bernstein, le révisionniste, estimait que le programme exposé par Marx dans la Guerre civile, « par son contenu politique, accuse, dans tous ses détails essentiels, une ressemblance frappante avec le fédéralisme de Proudhon »[95].

Cette falsification n’est pas qu’une anecdote mineure de l’histoire politique — si elle n’était que cela, elle ne présenterait que peu d’intérêt. La falsification que Lénine opère sur l’orientation politique de la Commune de Paris marque le début d’une longue série de contrefaçons et de trucages — tant dans le domaine des idées, en histoire, en sciences, en sociologie, que dans l’activité pratique, s’agissant, par exemple, de la démocratie des soviets ou des camps de travail[96] — qui ont construit peu à peu une image complètement faussée de la réalité de la révolution russe. Cette reconstruction, tant de l’image du réel de la révolution bolchevique que de l’argumentation politique qui en justifiait le cours, donna ainsi naissance à un nouveau mythe émancipateur, accrocheur et démagogique, qui établissait une prétendue filiation entre les héroïques Communards, massacrés par la bourgeoisie, et l’Etat-Commune soviétique, qui, lui, a su résister à ses ennemis, de l’extérieur comme de l’intérieur, et qui s’affirme l’état-major et le fer de lance d’une révolution prolétarienne dynamique, généreuse et libératrice. Lénine et son parti n’avaient-ils pas réussi là où le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme parlementaire avaient échoué…

C’est à cette image qu’ont adhéré des centaines de milliers de travailleurs. Beaucoup de militants, pour cette image, et par une haine de la société bourgeoise que les massacres du conflit mondial justifiaient amplement, décidèrent de prendre les bolcheviques pour modèles ; ils formèrent, par la suite, l’ossature des partis communistes. Et c’est cette image-là qui, pendant au moins un demi-siècle, a hypnotisé presque complètement l’opinion progressiste du monde.

S’agissant des syndicalistes révolutionnaires, on peut découvrir et comprendre des raisons supplémentaires à leur adhésion au bolchevisme. D’abord le réquisitoire sévère que les léninistes dressaient, dans les années vingt, contre le parlementarisme, auquel ils opposaient le système des soviets[97], qu’on présentait comme plus démocratique — et, un instant, durant la phase ascendante de la révolution russe, il représenta un accroissement du pouvoir réel de la population. De plus, la structure soviétique paraissait être une structure qui permettait une information réciproque entre « l’avant-garde » et les masses, entre les minorités agissantes et les travailleurs, comme le syndicalisme révolutionnaire avait essayé d’en construire avant la guerre mondiale. Enfin, elle pouvait présenter une garantie contre les risques de dérive. Notamment contre la plus dangereuse, celle qui risquait de transformer le changement radical du système économique et politique, commencé en février 1917, en une simple permutation du personnel dirigeant de l’Etat, c’est-à-dire de transformer une révolution sociale en révolution politique.

Plus tard, Léon Trotski, dont un des objectifs était de faire entrer les syndicalistes révolutionnaires dans le « parti », avec sa science de la formule, développa l’idée qu’on percevrait entre le syndicalisme révolutionnaire et le communisme bolchevique une relation analogue à celle qui existe entre l’ébauche et le produit fini  :

« La théorie de la minorité agissante était par essence une théorie incomplète du parti prolétarien. Dans toute sa pratique, le syndicalisme révolutionnaire était un embryon de parti révolutionnaire ; de même, dans sa lutte contre l’opportunisme, le syndicalisme révolutionnaire fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire. Les faiblesses de l’anarchosyndicalisme, même dans sa période classique, était l’absence d’un fondement théorique correct [avec] comme résultat une incompréhension de la nature de l’Etat et de son rôle dans la lutte de classes. […] Après la guerre, le syndicalisme français trouva dans le communisme à la fois sa réfutation, son dépassement et son achèvement.[98] »

Cette argumentation, bien sûr, ne pouvait s’appuyer que sur quelques analogies d’apparence entre ce que les syndicalistes révolutionnaires appelaient la minorité agissante et les léninistes l’avant-garde ; analogie de forme parce que les deux types de militants n’émanaient pas du même groupe de population  : le « parti du travail » syndicaliste révolutionnaire ne recrutait que des salariés, du plus récent des syndiqués jusqu’au secrétaire général, et sa militancia, l’ossature des syndicat, des unions et des fédérations, n’était formée que des plus actifs, des plus dévoués, des plus déterminés des syndiqués[99]. Il n’existait pas de structure différente entre les « révolutionnaires », qui n’étaient pas des professionnels rémunérés mais des militants, et les « ouvriers ».

Au contraire, le parti léniniste « doit[100] englober avant tout et principalement des hommes dont la profession est l’action révolutionnaire […]. Devant cette caractéristique commune aux membres d’une telle organisation, doit absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels ». Et cette absence de distinction signifiait concrètement la monopolisation de la direction du parti par les intellectuels — à titre d’exemple, lors du congrès du parti social-démocrate russe tenu à Bruxelles, en 1902, il n’y avait que quatre ouvriers parmi les cinquante délégués[101]. De plus, la théorie léniniste juxtaposait ou plutôt hiérarchisait deux organisations, celle des révolutionnaires professionnels et celle des ouvriers, la première dirigeant la seconde par la pratique du noyautage.

« La définition du noyautage, telle qu’elle est donnée dans la Maladie infantile du communisme, est en tout point conforme à la résolution du IXe Congrès du parti (avril 1919) […]  :

« Le parti exerce son influence sur les larges couches des travailleurs restant en dehors du parti par les fractions et cellules communistes dans toutes les autres organisations ouvrières, avant tout dans les syndicats.

« La dictature du prolétariat et l’édification du socialisme ne sont assurées que tant que les syndicats, tout en demeurant officiellement en dehors du parti, deviennent communistes par leur essence et font la politique du parti communiste.

« C’est pour cela que dans chaque syndicat doit agir une fraction disciplinée, organisée des communistes. Toute fraction du parti est une partie de l’organisation locale subordonnée au comité du parti. La fraction du conseil central national des syndicats est subordonnée au comité central du Parti communiste de Russie. Toutes les décisions du C.C.N. des syndicats relatives aux conditions et à l’organisation du travail sont obligatoires pour les membres du parti qui y militent, et ne peuvent être abrogées par aucun organisme du parti autre que le comité central du parti. Les comités locaux, tout en dirigeant entièrement l’action idéologique des syndicats, ne doivent aucunement avoir recours à une tutelle minutieuse sur ces derniers.[102] »

Ce dirigisme rigoureux est tout à fait étranger à la tradition des syndicalistes révolutionnaires.

Au cours de la révolution, ce centralisme devait encore s’exacerber. Léon Trotski, par exemple, au cours du débat sur les syndicats qui eut lieu en 1919 et 1920, outra à l’excès la position de Lénine et proposa qu’on « militarise » les syndicats et le travail  :

« Nous nous orientons désormais vers un mode de travail socialement organisé en fonction d’un plan économique, obligatoire pour tout le pays et pour tous les travailleurs. C’est le fondement même du socialisme… La militarisation du travail, selon la définition que j’en ai donnée, est la base indispensable de l’organisation de notre potentiel de travail… Est-il vrai que le travail forcé est toujours improductif ? C’est là un préjugé libéral, le plus misérable et le plus ridicule  : le servage lui-même était productif. Le travail obligatoire des serfs ne résulte pas de la volonté mauvaise des seigneurs féodaux. Il fut (en son temps) un phénomène progressiste.[103] »

Les divergences entre le syndicalisme révolutionnaire et le léninisme ne s’arrêtaient pas là.

La politique qu’entendaient mener les deux groupements étaient également très différente ; pour les syndicalistes révolutionnaires, il s’agissait, comme on l’a vu, d’utiliser l’action directe économique contre les employeurs et l’Etat jusqu’à la grève générale.

Pour ce qui concerne le « parti », à l’exception des périodes d’agitation sociale intense où il préparait l’insur­rection — situation tout de même assez rare — il n’avait pas, dans les pays capitalistes où existaient les libertés démocratiques, une politique substanciellement différente de celle des autres partis social-démocrates (préparer les élections et faire de la propagande ; tenter de contrôler, à l’aide du noyautage, des syndicats ou d’autres organisations de masse afin d’accroître son influence et de se renforcer). Quand Trotski parlait de lutter contre l’opportunisme [des partis socialistes], il n’entendait pas la même chose que les syndicalistes révolutionnaires. Les seconds refusaient le parlementarisme, source de cet opportunisme ; le premier croyait qu’il était possible de conduire une politique parlementaire non opportuniste, « de classe ». Or l’expérience du mouvement ouvrier de tous les pays montre que les partis « ouvriers » ou socialistes adoptant le parlementarisme comme stratégie, principale ou accessoire, ont fini par considérer leur groupe parlementaire et les élections comme plus importants que les luttes sociales, pour devenir bientôt un groupement s’accommodant, dans les faits, de la société de classes dont ils étaient supposés préparer la subversion.

Mais c’est avec l’examen et la comparaison des modes d’organisation qu’on perçoit la racine des divergences qui opposent les deux théories révolutionnaires.

Le syndicalisme révolutionnaire s’organisait selon le mode fédératif, c’est-à-dire que la partie constitutive, en l’occurrence le syndicat, conservait la maîtrise de son orientation ; il n’existait pas pour lui d’obligation statutaire, organique d’appliquer la consigne de l’union locale de syndicats, de la fédération, de la confédération. S’il se ralliait à une position ou se joignait à une action, c’était de sa propre volonté. Ce fédéralisme s’accompagnait d’une réelle pluralité idéologique et politique  : les uns étaient marxistes, ou bien blanquistes, d’autres se référaient à l’anarchisme, d’autres encore se proclamaient syndicalistes.

Au contraire, le parti léniniste se voulait rigoureusement centralisé ; la partie devait s’aligner sur le tout, d’ailleurs l’unité constitutive était le parti tout entier — la ruche était l’image de référence  : la cellule, le rayon, l’ensemble. C’était la direction qui déterminait l’orientation de tout le parti, de toutes ses organisations, de tous ses militants, qui étaient des révolutionnaires professionnels ; cette orientation, la direction la déterminait à partir du marxisme, ou plutôt de la version du marxisme jugée bonne par ladite direction, c’est‑à-dire par Vladimir Ilitch lui-même et, après lui, par Joseph Staline…

Ces deux éléments  : le fait, à savoir la centralisation, et la philosophie, c’est-à-dire le marxisme, étaient dans l’esprit de Lénine reliés l’un à l’autre comme la conséquence à la cause. La conséquence, c’était la centralisation ; la cause, c’étaient les analyses que la théorie mettait à la disposition de ceux qui pouvaient la comprendre.

Et Lénine avait construit sa vision du marxisme sur les interprétations qu’en faisait la social-démocratie allemande, en particulier Karl Kautsky. En voici, extraite de Que faire ?, la partie le plus importante  :

« Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de classe du prolétariat ; autant que cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la misère des masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science économique est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois  : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l’introduisirent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément.[104]  »

Comme première conséquence, Lénine affirmait  :

« Les ouvriers […] ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. » Puis Lénine reprenait l’argumentation de Kautsky, en insistant plus particulièrement sur les intellectuels  : « … en Russie […], la doctrine théorique de la social-démocratie […] fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes »[105] .

Les inventeurs du socialisme sont des intellectuels « bourgeois », éduqués, et le résultat de leurs cogitations relève de la « science », et cette science socialiste, qu’on pourrait, sans doute, assimiler aux mathématiques ou à la biologie, doit être importée parmi les travailleurs par un moyen ou un autre.

Mais la théorie de Lénine implique une autre conséquence  :

« Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi  : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu ; […] dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait exister d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes. […] On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise […], car le mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme […] ; or le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie.[106] »

« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers.[107] »

Non seulement les travailleurs doivent être éduqués mais ils doivent être mis à l’abri de leur inclination naturelle à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie — pour cela, ils doivent être dirigés par les « éduqués », réunis en avant-garde, et ils ne peuvent l’être que d’une manière rigoureusement centralisée, si on tient compte du rapport numérique entre la classe et son avant-garde, ainsi que du poids propagandiste des moyens de communication de la bourgeoisie et des réformistes.

Cette théorie d’organisation se résumait, bien sûr, à « justifier la dictature de fait des théoriciens du parti auxquels devait appartenir le pouvoir suprême dans le parti »[108].

Elle impliquait, en matière d’élaboration politique, une pratique généralisée de substitution  : à la classe ouvrière se substituait sa prétendue représentation, qualifiée d’avant-garde, et de comman­dement  : les intellectuels de la direction commandait la population ouvrière. Une sorte de pyramide hiérarchique s’est constituée, dont la base était formée par les travailleurs, la population en général, et le sommet par l’interprète le plus compétent de la science socialiste.

Entre les deux, des degrés inter­médiaires — l’appareil du parti — qui faisaient appliquer par les premiers les décisions arrêtées par le second. Dans les faits, et depuis les premiers jours de la prise de pouvoir par le parti bolchevique, le parti, sa direction plutôt, imposa sa volonté aux travailleurs et aux habitants de la Russie, sans qu’existent de recours, de procédure de débat ou de contestation. Les orientations du parti, c’est-à-dire celles qui avaient été déterminées par sa direction, devaient s’appliquer, y compris en employant la force et le terrorisme de masse.

Léon Trotski, qui avait critiqué la position de Lénine lorsqu’il était jeune militant, s’y rallia ensuite avec fanatisme  : « Nous devons prendre conscience de la mission historique du parti. Le parti est contraint de maintenir sa dictature, sans tenir compte de flottements provisoires dans la réaction spontanée des masses, ni même des hésitations spontanées de la classe ouvrière. […] La dictature ne repose pas, à chaque moment, sur le principe formel de la démocratie ouvrière… », dit-il au cours du Xe Congrès du parti, qui se tint pendant l’insurrection de Cronstadt [109].

« La crise éclata en février 1921, lorsqu’une vague de grèves et de manifestations balaya Petrograd pour culminer, en mars, avec l’insurrection des marins de la vase navale de Kronstadt.

« Cette insurrection dressa définitivement le parti contre le peuple. Même les centralistes et l’Opposition ouvrière s’alignèrent contre les ouvriers et les marins. En fin de compte, le loyalisme envers le parti se révéla plus puissant que toute autre considération.

« La guerre fut ouvertement déclarée à l’idée du socialisme radical libertaire et à la démocratie prolétarienne. Seule demeurait l’idée du parti. Isolé de sa raison d’être, le parti ne reposait plus que sur un dogme. Il était devenu une secte et symbolisait le fanatisme sous sa forme la plus classique[110]. »

Existèrent, pourtant, dans le parti et uniquement dans ses rangs, durant les premières années de la révolution, des possibilités de débats à propos de l’orientation politique. Mais, bientôt, dès la fin de la guerre civile, le principe de substitution s’appliqua au parti lui-même  : au parti se substitua sa direction.

« Au Xe Congrès du parti, Lénine introduisit soudain deux résolutions interdisant la formation de groupes ou « factions » […] au sein du parti. Dès lors la police secrète entreprit la suppression systématique des groupes d’opposition qui refusaient de se dissoudre.

« Mais son chef, Dzerjinski, s’aperçut que de nombreux membres du parti les considéraient comme des camarades et refusaient de témoigner contre eux. Il s’adressa au Politburo pour obtenir un décret officiel stipulant que les membres du parti avaient le devoir de dénoncer leurs collègues engagés dans une action contre les dirigeants. Trotski fit ressortir que la dénonciation des éléments hostiles constituait une obligation « élémentaire[111]. »

Avec la lutte pour le pouvoir qui suivit la mort de Lénine, un dictateur se substitua à la direction du parti…

« En détruisant la tendance « démocratique » à l’intérieur du parti communiste, Lénine laissait le champ libre aux manipulateurs. L’appareil bureaucratique devait désormais être la plus puissante et, par la suite, l’unique force du parti. La question  : « Qui gouvernera la Russie ? » devint  : « Qui l’emportera dans une lutte de factions confinée à une section étroite du gouvernement ? » Les candidats au pouvoir s’étaient déjà manifestés. Tandis que Lénine moribond attendait la fin de sa longue agonie, ils étaient déjà dans l’arène pour la première manche du combat qui devait se terminer par la grande épuration. »

Sans s’appesantir trop sur les résultats de cette « lutte de factions » pour l’obtention du pouvoir total sur le parti, l’Union soviétique et le mouvement communiste international, conséquence de l’absence de démocratie prolétarienne à l’intérieur de ces trois ensembles et du principe de substitution qui s’y appliquait, il importe néanmoins de rappeler sa réalité chiffrée  :

« La Russie post-soviétique évoque les victimes du stalinisme en parlant des « Vingt Millions », une expression qui ne peut évidemment prétendre donner une estimation exacte ; mais l’ordre de grandeur est vraisemblable[112]. »

« Lors du procès du parti communiste [qui s’est tenu en Russie en mars 1992], le réquisitoire final citait [le chiffre de] « dix-neuf millions huit cent quarante mille ennemis du peuple [qui] avaient été arrêtés entre le 1er janvier 1935 et le 22 juin 1941. Sur ces chiffres, sept millions furent exécutés en prison, et la majorité des autres périrent dans les camps »[113].

« Le général Volkogonov, chef de la commission parlementaire sur la réhabilitation, a affirmé en se fondant sur les documents du K.G.B. qu’ » entre 1929 et 1953 […], la répression toucha vingt et un millions et demi de personnes. Le tiers de cet effectif a été exécuté, les autres ont été condamnés à la détention, au cours de laquelle un grand nombre a trouvé la mort. […] Il ne fait de doute que la pire époque fut celle ce la Grande Terreur de 1937-1938. On a procédé […] à l’estimation du nombre d’arrestations effectués au cours de ces deux seules années, en se fondant sur les numéros de dossiers de prisonniers et d’autres dénombrements opérés en prisons. Le chiffre obtenu se situait aux alentours de sept millions. » Différentes études laissent à penser qu’il y aurait eu « deux ou trois millions d’internés dans les camps de travail au cours de cette période » et le chiffre des victimes d’exécution « ne peut être inférieur à trois millions, et il fut probablement supérieur ».

« Quant à ceux qui furent envoyés dans les camps, bien peu d’entre eux survécurent — les sources écrites soviétiques ont longtemps établi un taux de survie de 5 p. 100 environ.[114] »

Lénine et tous les partis qui se sont réclamés de lui — staliniens, poststaliniens, trotskistes, bordiguistes, titistes, stalino-maoïstes, castristes — n’ont jamais remis en question ce principe d’organisation que Lénine développe dans Que faire ? et son application pratique  : le rôle dirigeant du parti, c’est-à-dire de sa direction, sur les travailleurs et leurs organisations.

Lénine n’a pas varié dans son appréciation idéologique durant toutes les années où il a dirigé la construction de l’Union soviétique, bien que, comme le rappelle Jacques Julliard, « les masses ouvrières ne [soient] pas toujours spontanément trade-unionistes ; en période révolutionnaire, elles se montraient même spontanément anarcho­syndicalistes[115] ». On peut penser que la condamnation par Lénine des thèses de l’Opposition ouvrière relevait du même présupposé idéologique qui exigeait que l’Etat dit prolétarien, c’est-à-dire, en application du principe de substitution, l’appareil économique central sis à Moscou, organisât la production ; cette prise en main par l’Etat, pensait peut-être Lénine, était la condition sine qua non de sa future disparition — alors que la proposition de Chliapnikov et Kollontaï reprenait un des principes de l’anarcho­syndicalisme.

Même après sa première attaque, lorsqu’il revint aux affaires dans les derniers mois de 1922, Lénine ne remit pas en question sa vision politique, bien qu’il commençât à se rendre compte « avec stupeur des progrès de l’arbitraire bureaucratique, notamment dans l’affaire de Géorgie, dont Staline était responsable[116]  ».

Bon nombre de commentateurs politiques ont estimé qu’avec sa méthode Lénine avait rompu avec le marxisme  : « … en proclamant l’incapacité des ouvriers à dépasser par eux-mêmes les idées bourgeoises, en faisant du socialisme un apport intellectuel extérieur, Lénine rompt définitivement avec le matérialisme de Marx qui fait de la conscience le produit des conditions économiques et sociales.

« S’il en est ainsi, alors l’émancipation des travailleurs ne saurait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes […]. Nous sommes en plein idéalisme. […] Que faire ? fonde en théorie le droit pour une classe intellectuelle[117] de bureaucrates et de technocrates d’exercer le pouvoir au nom du prolétariat. Que faire ? est le manuel de l’imposture qui légitime, pour des générations d’apparatchiks brutaux et autoritaires, le pouvoir qu’ils s’arrogent sur le peuple en dehors de tout contrôle démocratique.[118] »

Il existe pourtant une filiation entre les positions de Marx, celles de Kautsky et le parti « substitutionniste » de Lénine. Les communistes de Marx ne revendiquent-ils pas, « sur le reste du prolétariat, l’avantage d’une intelligence claire des conditions de la marche et des fins générales du mouvement prolétaire » et, parmi eux, n’y a-t-il pas cette catégorie d’intellectuels bourgeois qui « à force de travail se sont élevés jusqu’à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique »[119]?

Cette primauté de l’intellectuel, qui, de proche en proche, allait amener l’intelligentsia à réclamer le pouvoir pour elle-même, avait d’ailleurs fait l’objet d’une critique sévère d’un théoricien marxiste italien proche du syndicalisme révolutionnaire, Arturo Labriola  :

« En fait, si la vérité est connue seulement du penseur révolutionnaire, il acquiert sur les masses et sur le cours historique un pouvoir qu’on n’aurait jamais soupçonné. Par-dessus le devenir historique inconscient, il surgit, conducteur conscient du char de l’Histoire, qu’il dirige vers un destin sûr et prévu de lui. Un nouveau joug n’est-il pas ainsi préparé aux masses ? Le pouvoir tyrannique de la social-démocratie n’est-il pas contenu en germe dans la doctrine marxiste des catégories économiques ? Quand nous considérons l’importance que ce parti a prise dans le mouvement socialiste et que nous nous rappelons qu’il est dirigé par un certain nombre d’hommes, nous ne pouvons nous empêcher de réfléchir que la source lointaine de cette déviation est dans le rôle que le marxisme attribue au « penseur révolutionnaire ». Dans le marxisme, par l’idéalisme hégélien, s’est infiltré un élément vicieux. Cet élément, c’est le rôle assigné à l’Idéologue.[120] »

« Dans la conception syndicaliste révolutionnaire, le prolétariat est, au contraire, regardé comme une personne majeure et parfaitement autonome, qui n’a pas d’utopies toutes faites à réaliser par décret, mais qui entend parfaire son émancipation par lui-même et à son idée.[121] »

Telle était la différence fondamentale entre le syndicalisme révolutionnaire et le léninisme  : c’est une divergence sur l’origine de l’idée socialiste qui implique un désaccord sur le cheminement de l’émancipation. Les syndicalistes révolutionnaires, quelles que soient les nuances de leur pensée, partageaient tous la conception exprimée par Kropotkine  : « Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple. Si quelques penseurs, issus de la bourgeoisie, sont venus lui apporter la sanction de la science et l’appui de la philosophie, le fond des idées qu’ils ont énoncées n’en est pas moins un produit de l’esprit collectif du peuple travailleur. Ce socialisme rationnel de l’Internationale, qui fait aujourd’hui notre meilleure force, n’a-t‑il pas été élaboré dans les organisations ouvrières, sous l’influence directe des masses ? Et les quelques écrivains qui ont prêté leur concours à ce travail d’élaboration ont-ils fait autre chose que de trouver la formule des aspirations qui déjà se faisaient jour parmi les ouvriers ?[122] »

« L’autre grande différence entre les syndicalistes révolutionnaires et les bolcheviques tient à la nature des moyens employés. Tandis que Lénine, profondément sceptique sur les ressources de la société civile, et méfiant à l’égard de la spontanéité ouvrière, qu’il soupçonnait de réformisme invétéré, se ralliait aux techniques blanquistes de l’action minoritaire et clandestine ainsi que du coup d’Etat, les syndicalistes révolutionnaires étaient en quelque sorte contraints par la nature démocratique de la société d’agir au grand jour. De plus, défiants à l’égard du risque de confiscation de la révolution inhérente à toute action politique, ils entendaient la cantonner dans le domaine économique. Persuadés que les résultats de l’action collective sont déterminés par la nature des moyens employés, ils entendaient faire de leur action la préfiguration de la société qu’ils cherchaient à instituer. Ils furent les seuls à tenter d’appliquer à la lettre la vieille maxime de la Première Internationale, pour qui l’émancipation du prolétariat ne saurait être que l’œuvre du prolérariat lui-même[123]. »

Le socialisme, le communisme, l’anarchisme, le syndicalisme, quelle que soit l’appellation de l’aspiration humaine à une société égalitaire et libre, pensaient les syndicalistes révolutionnaires comme beaucoup d’autres socialistes et humanistes, a été, est et sera une création collective de toute l’humanité, et surtout de la population laborieuse. Ça a été un rêve, et ça le sera longtemps encore ; c’est un espoir et une volonté qui furent partagées par des millions de personnes, depuis qu’existent des sociétés de classes peut-être…

Est-ce scientifique[124] ? Qu’est-ce qui est scientifique ? L’aspiration à l’égalité ? Quelle est l’explication « scientifique » de la dérive sanglante et despotique de la révolution russe ? La volonté de domination du Secrétaire général est un fait indubitable  : quelle est la réponse « scientifique » à un tel problème? Une première approche, sinon scientifique mais de bon sens, laisse entendre que la résultante nécessaire, assurée et certaine de la dictature n’est pas la liberté — et, ça, on le sait depuis l’antiquité grecque et romaine, au moins.

La révolution russe prouve qu’on ne peut contrôler la dictature ; la dictature a dévoré la révolution et les révolutionnaires, tous les révolutionnaires, y compris les « dictateurs » eux-mêmes, à l’exception d’un seul, et de ses courtisans. Que pensaient Bou­­kha­rine, Kamenev, Zinoviev, quelques minutes avant que la balle de l’exécuteur leur détruise le cerveau ?

Le léninisme s’est révélé être, au cours des deux générations où il fut dynamique, la doctrine d’une groupe de combat adaptée à la conquête, à la terreur et à la guerre tant contre la population qu’il dominait qu’entre Etats.

Dans sa lutte contre l’Empire des Romanov, il hérita quelques-uns des caractères du tsarisme, son machiavélisme policier, son cynisme et son mépris de barines, son goût du secret et surtout sa propension à résoudre tous les problèmes par la force. Ce qui a ponctué son histoire, ce sont des batailles gagnées — la guerre civile, Stalingrad, Koursk — ou perdues, la Pologne, l’Afghanistan.

Les victoires qu’il remporta sur les champs de bataille, il les perdit ensuite dans la paix. Parce que le socialisme, c’est la paix ; la démocratie réelle, directe ; l’égalité ; le respect de l’être humain ; la forme supérieure de l’humanisme ; et rien de durablement humain, c’est-à-dire de libre, ne peut se bâtir avec les moyens de la guerre.

Il restera pourtant dans l’histoire du socialisme que les bolcheviques surent résister pendant plus de soixante-dix ans aux pressions et aux agressions du monde capitaliste, avant de s’y laissé dissoudre et de perdre dans la paix ce qu’ils avaient gagné par l’usage des armes.

Auraient-ils pu, sur le territoire que leurs armées contrôlaient, selon la formule consacrée, transformer leurs épées en socs de charrue ? Et pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?

Les bolcheviques, comme Marx lui-même, n’avaient pas suffisamment approfondi le sens exact de la question que posait Bakounine pendant les débats de l’Internationale  :

« Que signifie le prolétariat élevé au rang de classe dominante ? Serait-ce le prolétariat entier qui se mettrait à la tête du gouvernement ? […] Le peuple entier gouvernera et il n’y aura pas de gouvernés. Mais alors il n’y aura pas de gouvernement, il n’y aura pas d’esclaves ; tandis que s’il y a Etat, il y aura des gouvernés, il y aura des esclaves.[125] »

« Ce sera un Etat provisoire », nous répondait-on. Et Lénine ajoutait  : « Un Etat qui commence immédiatement à s’éteindre, qui ne puisse point ne pas s’éteindre… »

Or cet Etat, prétendu prolétarien et soviétique, s’est renforcé sans cesse, accroissant toujours sa bureaucratie, sa police et ses forces armées permanentes ; la dictature, le gouvernement de la force sans droit, sans garantie et sans recours pour les citoyens, a engendré des comportements sociaux qui relèvent plus du despotisme asiatique d’autrefois que des Etat modernes, même capitalistes. Car la dictature, c’est l’arbitraire et la cruauté, l’abus, le privilège et la corruption, des larmes et du sang.

Dans une lettre à un journal trotskiste belge, dénommé la Lutte ouvrière, Victor Serge rappelait qu’il avait posé, vers 1938, la question suivante à Trotski  : « Quand et comment le bolchevisme a-t-il commencé à dégénérer ? » En complétant la question par l’appréciation suivante  : « Le moment n’est-il pas venu de constater que le jour de l’année glorieuse 1918 où le comité central du parti décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine de mort sur procédure secrète, sans entendre les accusés qui ne pouvaient se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là, le comité central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute. Il n’appartenait pas nécessairement à un parti socialiste victorieux de commettre cette faute-là. La révolution pouvait se défendre à l’intérieur — et même impitoyablement — sans cela. Elle se serait mieux défendue sans cela.[126] »

Victor Serge aurait pu ajouter qu’en 1921 les effectifs de la Tchéka (sigle formé pour désigner la Commission extraordinaire panrusse de lutte contre la sabotage et la contre-révolution), créée le 7 décembre 1917 et directement rattachée au Conseil des commissaires du peuple, le Sovnarkom, s’élevaient à environ 250 000 hommes. Durant ses quatre années d’existence, avant d’être remplacée par le Guépéou, la Tchéka exécuta environ 140 000 personnes, auxquelles il faut ajouter 140 000 morts lors de la répression des divers soulèvements.

« Des tentatives de législation eurent lieu à plusieurs reprises, visant à transférer à des tribunaux révolutionnaires certains des pouvoirs de la Tchéka, mais celle-ci ne fut jamais que nominalement soumise aux lois. Comme Lénine le reconnut ouvertement, elle avait constamment exécuté ses victimes et pratiquer la répression en masse depuis février 1918 au moins. »

La Tchéka administrait également les camps de travail forcé. Ces camps furent institués le 15 avril 1919, mais la réclusion par la Tchéka existait bien avant la législation. « En octobre 1922, il y avait 132 camps où étaient détenues environ 60 000 personnes. »[127]

Voilà qui nous éclaire sur les conditions réelles de la dictature « presque sans machine, sans appareil spécial » de Lénine et de ses compagnons.

Aujourd’hui, près de quatre-vingts ans après la révolution d’Octobre, avec l’exposition par tous les médias de la planète du résultat humain, économique, écologique, éthique du « socialisme soviétique », nous commençons à prendre la mesure de la régression qu’ont subie les idées d’émancipation des travailleurs et de transformation sociale à la suite de l’hégémonie sur le mouvement ouvrier des conceptions élaborées par Lénine au commencement du siècle — en préservant l’homme de tout opprobre pourtant, tant sa sincérité fut complète, et ardent son dévouement à une cause qu’il contribua néanmoins à affaiblir grandement.

après la guerre

Les bouleversements de la guerre mondiale et de la révolution russe, l’irruption des partis communistes léninistes, les changements intervenus dans divers pays d’Europe amenèrent des mutations importantes dans les conceptions des syndicalistes révolutionnaires, surtout celles qui concernaient les relations du mouvement syndical avec les partis politiques de gauche et « ouvriers ». Alexandre Schapiro, anarchosyndicaliste russe qui occupa diverses responsabilités dans l’Internationale syndicaliste révolutionnaire, pouvait écrire en 1937[128]  : « La Grande Guerre balaya la charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut son écho — à la distance de presque un demi-siècle — dans la scission historiquement inévitable au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre. Contre la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences de partis politiques dénommés « ouvriers », un nouveau mouvement, basé sur l’action directe des masses en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes de la guerre de 1914-1918. L’anarchosyndicalisme réalisait la seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et contre l’Etat, et d’une réédification, sur les ruines des régimes déchus, d’une vie sociale libertaire. »

Comme l’exposa aussi Arthur Lehning, cette approche nouvelle du syndicalisme révolutionnaire, cet « anarcho­syndicalisme était un courant libertaire qui s’était formé sous l’influence du déroulement de la révolution russe. Ce n’était pas une doctrine spécifique, mais la synthèse d’une pensée anarchiste claire et d’une tactique syndicaliste précise.

« Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le syndicalisme avait adopté une position de neutralité à l’égard des idéologies politiques ou philosophiques. Les anarchistes « anarcho-syndicalistes[129] » pensaient que la lutte révolutionnaire contre le capitalisme était liée à des principes sociaux qui devaient animer toute les manifestations de la vie économique et sociale. A l’encontre de la politique de tous les partis ouvriers qui veulent toujours se servir du mouvement ouvrier pour leurs fins spécifiques, l’anarchosyndicalisme préconisait l’action directe des masses en dehors de tous les partis politiques et, au besoin, contre eux. Il poussait les ouvriers et les paysans à sauvegarder leur indépendance et à créer des organisations autonomes et démocratiques pour lutter contre le capitalisme et l’Etat. Ainsi l’anarchosyndicalisme apportait un complément à l’anarchisme social, tandis que d’autre part il donnait au syndicalisme une base libertaire et anti-étatique[130]. »

Cette reformulation du syndicalisme révolutionnaire, qui ne posait plus l’unité organique comme un principe premier, s’illustra surtout avec la Confederacion nacional del trabajo d’Espagne ; constituée en 1910 en s’inspirant de la C.G.T. française, elle réussit, bien au-delà de son modèle, à incarner le meilleur du syndicalisme révolutionnaire, en radicalisant son inspiration communiste libertaire. Ses réalisations économiques durant la révolution qui accompagna la lutte contre le coup d’Etat des militaires fascistes, à partir du juillet 1936, sont extrêmement intéressantes comme exemples de collectivisme non étatique.

Qu’il nous soit permis de rappeler ici la mémoire de ceux des militants syndicalistes révolutionnaires français — Pierre Besnard et ses camarades surtout — qui tentèrent de résister à la « bolchevisation » du mouvement ouvrier français et de maintenir vivante d’idée d’un mouvement syndical révolutionnaire, fédéraliste et indépendant.

Qui connaît aujourd’hui leurs noms et leurs engagements ? Qui sait qu’on doit les compter, dans le camp ouvrier, dans le camp révolutionnaire, parmi les premiers à avoir perçu quels résultats donnerait la politique suivie par les nouveaux maîtres de la Russie ? Qui se souvient qu’après avoir compris ils eurent le courage tenace de s’élever — à contre-courant, sous les injures et les calomnies — contre ce qui était en train de devenir la plus sombre tragédie du XXe siècle et, pour un temps, le tombeau du socialisme ?

Bien-être…

Le syndicalisme révolutionnaire représente un des essais les plus énergiques du mouvement ouvrier réellement existant de se doter d’une idéologie et d’une organisation révolutionnaires. Il exprime également une tentative du mouvement ouvrier français et européen, qui a duré plusieurs dizaines d’années, de résister à l’intégration au sein du système politique de la bourgeoisie démocrate et républicaine, caractérisé par la reconnaissance idéologique et politique de l’Etat-nation, du parlementarisme et d’un système législatif garantissant tout à la fois la défense de la propriété, de l’économie de marché et la subordination du salariat. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que cette absorption sera réussie quasi complètement, soit sous la forme social-démocrate, soit à l’aide des partis communistes staliniens.

La contre-culture que le syndicalisme révolutionnaire avait promue — la solidarité ouvrière contre la concurrence capitaliste, l’égalité des salaires contre la hiérarchie des revenus, le syndicat contre le parti, l’action directe contre le parlementarisme et la délégation de pouvoir, le producteur contre le citoyen, l’internationalisme de classe contre l’Etat et le nationalisme — n’influencera plus que quelques groupes minoritaires.

Le syndicalisme révolutionnaire fut enfin l’ébauche concrète d’une politique authentiquement ouvrière, élaborée et mise en œuvre par des travailleurs afin de prendre en charge les intérêts du salariat.

Les groupes humains composés des travailleurs salariés de l’industrie, des services ou de l’agriculture ainsi que les paysans des exploitations familiales ou les artisans sont par excellence des classes sociales non gouvernementales — à la différence des grands propriétaires fonciers, des possesseurs de parts du capital, des membres de l’intelligentsia ou encore de ceux qui occupent des fonctions proprement d’Etat, tels les avocats, les juges ou les militaires, dont les membres fournissent aux Etats leurs dirigeants. Il s’agit d’un fait d’observation qu’on peut constater depuis la période dite néolithique et l’invention de la division du travail. La fonction de production, directe ou indirecte, a impliqué et implique encore aujourd’hui la sujétion.

On a pu observer des gouvernements de guerriers, de scribes ou de mandarins, de prêtres et de prophètes, de latifundiaires ou d’aristocrates, d’avocats et de professeurs.

Tous ces gouvernements ont eu comme politique de promouvoir les intérêts matériels de leur groupe social, c’est‑à-dire d’organiser une répartition inégalitaire des biens et des services en faveur des membres de leur groupe d’origine et des voisins et alliés, pratique qui permettait aux privilégiés de conserver le pouvoir de mettre en œuvre une telle distribution inégale. Ils ont dû, en outre, quels que soient l’origine sociale et la politique de ces gouvernements ou le niveau d’évolution des techniques de production, contraindre la partie productrice de la population à leur céder une partie, plus ou moins importante, des produits de son travail, soit en l’échangeant contre une protection, soit par la force, soit par la tromperie, l’idéologie républicaine qui prétend faire la mesure égale entre le salariat et le patronat, par exemple.

Et, au cours de l’histoire, la coercition et la loi, les deux tranchants de la force de l’Etat, furent utilisées sans mesure pour arracher à l’artisan, à l’ouvrier, au paysan le fruit de son travail ; de l’esclavage au salariat, les maîtres assujettirent les producteurs à la nécessité du travail.

L’émancipation des producteurs des biens et des services, aujourd’hui en grande majorité les travailleurs salariés, signifie la disparition de ces prélèvements et de ces contraintes. En ce sens, le gouvernementalisme, toute forme de gouvernementalisme, est néfaste pour les producteurs, puisque tout gouvernement, pour perdurer et assurer sa subsistance, doit continuer les prélèvements et se donner les moyens de les opérer.

L’émancipation des travailleurs salariés ne peut se réaliser par un quelconque gouvernement et des méthodes gouvernementales — administrative, militaire ou régle­mentaire — mais par la modification du rôle qu’ils assurent dans les opérations de production et de gestion de cette production, c’est-à-dire par une nouvelle organisation du travail dans laquelle les décisions de gestion, de conditions et de méthodes de travail soient prises par les travailleurs eux-mêmes, accompagnée d’une répartition des biens et des services effectuée selon les besoins, sans qu’une minorité opère des prélèvements inégalitaires.

D’une manière analogue, l’appropriation des divers aspects de leur vie par les individus qui composent ces classes non gouvernementales se situe également à l’endroit où se déroule leur existence  : ils doivent pouvoir décider tout ce qui concerne ce lieu, sa gestion, son aménagement, etc.

On ne peut négliger, sans doute, la coordination de toutes ces cellules de la vie sociale. Et le contrôle que l’ensemble des habitants devra pouvoir exercer sur les mandataires qui organisent la coordination. Et telle est précisément la recherche opérée par les anarchosyndicalistes pour qui l’organisation sociale ne peut être que fédéraliste.

« Dans cette perspective, qu’exprima à un moment donné Proudhon, la classe ouvrière est la classe anti­gouvernementale par excellence. […] La célèbre « capacité politique des classes ouvrières » n’est pas autres chose que leur aptitude, vraie ou supposée, à faire advenir une conception non gouvernementale de la politique.[131]  »

La révolution à laquelle aspiraient les syndicalistes révolutionnaires, les anarchosyndicalistes, concrétisation de cette politique non gouvernementale, se voulait directe et égalitaire, naguère nous aurions dit autogestionnaire, sans dictature, sans délégation de pouvoir et alertée à ne pas se laisser confisquer les libertés durement conquises par une nouvelle clique d’aspirants dirigeants.

Il importe sans doute de rappeler qu’une telle aspiration n’a pas existé que dans les syndicats de la C.G.T. française.

Outre-Pyrénées, ce sont les méthodes et le « modèle » anarchosyndicalistes qui organisèrent le mouvement syndical et populaire, qui formèrent et motivèrent suffisamment de militants et de travailleurs pour qu’ils trouvent la détermination de s’opposer, pendant trois années, tant aux troupes des fascistes et des militaires factieux qu’aux manœuvres de basse police et aux assassinats des négrinistes et des staliniens.

En outre, pendant les années de la guerre civile de 1936-1939, les anarchosyndicalistes de la C.N.T. appliquèrent leur programme économique et social avec succès. La collectivisation agricole et industrielle ainsi que l’autogestion syndicale concernèrent plusieurs millions de travailleurs[132] dans les régions demeurées républicaines, et ces réalisations constructives furent un des bastions de la résistance au fascisme et au stalinisme.

... et liberté

Les travailleurs, avec lesquels la C.G.T. a mis debout[133] le syndicalisme révolutionnaire, ont tellement évolué que les commentateurs, dans leur ensemble, estiment impossible toute réapparition, toute résurgence, parmi les salariés comme au sein de leurs organisations, d’une pensée tout à la fois contestataire, constructive et dynamique.

Le mouvement syndical existant aujourd’hui est, il est vrai, en plein désarroi, s’agissant de son orientation comme de ses structures. Il a dû s’adapter durant le siècle à tant de variations et de mutations, passant du syndicalisme de métier au syndicalisme d’entreprise, avec une longue étape de syndicalisme d’industrie. Dans le même temps, il a glissé du syndicalisme révolutionnaire à un réformisme, plus gesticulatoire que revendicatif, que ne respectent plus guère le patronat et l’Etat.

Quelle forme organique pourrait réunir les fragments épars de ce salariat éclaté aux quatre vents par les efforts conjugués d’un patronat aux ambitions mondialistes et d’un appareil gouvernemental, de droite ou de gauche, seulement préoccupé de bonne gestion capitaliste ? Quels liens fédératifs serait-il possible de tisser avec les associations de chômeurs, de précaires et de sans-logis ? Si le syndicalisme est le groupement essentiel, il doit faire en sorte que tous ceux qui ont quelque chose à revendiquer aux puissants, aux riches, aux propriétaires de parts du capital, à l’Etat et ses gérants, trouvent leur place aux côtés des salariés des divers secteurs de production, de consommation et de services.

La vieille C.G.T., éparpillée en de nombreux tronçons ennemis et concurrents, saura-t-elle se redresser, reprendre vigueur. Pourra-t-elle redevenir la vraie C.G.T., celle de l’indépendance, de l’action directe et de la lutte de classes ?

« Etre la C.G.T. telle qu’elle se définit[134] », proclama un congrès il y a une quinzaine d’années. C’était une belle formule, qui signifiait, en creux, que la C.G.T. ne devait pas être autre chose qu’une confédération syndicale de travailleurs, ni la courroie de transmission, ni l’école d’on ne sait quel parti politique, ni son réservoir d’électeurs. Mais peut-on se définir par une négation ? Maintenant qu’elle cherche une nouvelle voie, la C.G.T. saura-t-elle se souvenir de son glorieux printemps ?

Et si elle ne le peut, d’autres sauront-ils le faire ?

L’histoire de la révolte des ouvriers, des salariés, des pauvres n’est pas terminée, en France, en Europe, dans le monde entier ; de nouvelles pages en seront écrites, bientôt peut-être.

Faisons en sorte que les révoltés de demain découvrent dans leurs luttes l’anarchosyndicalisme, son organisation fédérative, ses tactiques d’action directe, sa stratégie de grève générale et son projet de communisme libre. Faisons-le pour qu’ils aient, pour que nous ayons quelque chance de gagner lorsque l’Histoire écrira le prochain chapitre du grand livre de la libération humaine.

Sans doute aurons-nous beaucoup à reconstruire et à repenser. Tout a changé, ou presque. L’objectif d’éman­cipation demeure pourtant ; et il vaut bien quelques efforts.

Quand vous déambulerez dans notre vénérable Bourse du travail de Paris et que vous y lirez les noms que les militants syndicalistes ont donnés à ses salles de réunion  : Eugène Varlin, Eugène Pottier, Louise Michel, Fernand Pelloutier, Francisco Ferrer, Jean Jaurès même, et même Ambroise Croizat, vous vous souviendrez peut-être de ces quelques mots de Georges Sorel  :

« Si l’on échoue, c’est la preuve que l’apprentissage a été insuffisant ; il faut se remettre à l’œuvre avec plus de courage, d’insistance et de confiance qu’autrefois ; la pratique du travail a appris aux ouvriers que c’est par la voie du patient apprentissage qu’on peut devenir un vrai compagnon ; et c’est aussi la seule manière de devenir un vrai révolutionnaire. »

                                  Jacques Toublet






[1]Le Parti du travail a été édité une première fois, fin 1905 ou début 1906 (Histoire du mouvement anarchiste, de Maitron, t. Ier, p. 303), par la Bibliothèque syndicaliste. L’exemplaire que nous reproduisons date de 1922 et a été publié par la Librairie du travail. Ce sont les éditions Marcel-Rivière qui font paraître, en 1908 (Histoire du mouvement ouvrier, de Dolléans, Librairie Armand-Collin édit., t. II, p. 124), la Confédération générale du travail. Nous en présentons la deuxième édition, parue soit à la fin de 1909, soit au commencement de 1910, chez le même éditeur, en tout cas avant le congrès de Toulouse d’octobre 1910, puisque tous les chiffres cités font référence adu congrès de Marseille de 1908.


[2] La police a trouvé chez lui des brochures antimilitaristes.


[3] Compte rendu des travaux du congrès de Lyon, p. 139 et 140, où Pouget était porteur des mandats des Employés de la Seine, des Travailleurs de l’industrie lainière de Reims, des Employés de commerce et des Correcteurs de Paris. On voit qu’en 1901 les problèmes du salariat n’étaient pas si éloignés de ceux d’aujourd’hui.


[4] Cité par Christian de Goustine, Pouget, les matins noirs du syndicalisme, Edition de la tête de feuilles, p. 95.


[5] C’est-à-dire la Première Internationale.


[6] Dolléans, op. cit., t. II, p. 116.


[7] ibidem, t. II, p. 125.


[8] Ibidem, t. II, p. 118.


[9] « Comme me l’a dit un jour Pierre Monatte  :  » Le cheval de flèche, c’était Griffuelhes  : il avait l’art de l’offensive ; le Père Peinard voyait plus large ; son regard embrassait, par-delà les motifs immédiats, les grandes causes profondes et leur répercussion », ibidem, p. 120.


[10]Il s’agit de Millerand, député socialiste de Paris, qui entre en 1899 dans le ministère d’union républicaine de Waldeck-Rousseau au portefeuille du Commerce ; le ministre de la Guerre est le marquis de Gallifet, fusilleur des Communards. Jules Guesde, à cette occasion, déclare  :  » Le parti socialiste, parti de classe, ne saurait être, ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Il n’a pas à partager le pouvoir avec la bourgeoisie, dans les mains de laquelle l’Etat ne peut être qu’un instrument de conservation et d’oppression sociales. Sa mission est de le lui arracher, pour en faire l’instrument de la libération et de la révolution sociale. » Cité par Jean Bron, Histoire du mouvement ouvrier français, Editions ouvrières, t. II, p. 95.


[11] « Autoritaire sans doute, Keufer fut un remarquable organisateur d’une parfaite honnêteté personnelle et la Fédération du livre est son œuvre. Si on voulait le définir par rapport aux collectivistes qui veulent conquérir l’Etat et aux anarchistes qui veulent le détruire, on pourrait dire qu’il s’affirme pour la lutte quotidienne par le syndicat ouvrier qui permettra, non de spéculer sur la société future mais, par la grève s’il le faut, d’obtenir les améliorations indispensables résultant des progrès de la législation sociale, d’une part, et, d’autre part, des conventions collectives de travail négociées avec la patronat », Jean Maitron, 1906, le congrès de la Charte d’Amiens, Institut d’histoire de la C.G.T., p. 72. Keufer était aussi vice-président de la Société positiviste internationale. Il faut ajouter que Keufer, malgré ses déclarations appelant à la « neutralité absolue », politique et philosophique, de la Confédération, avait signé une déclaration, en faisant suivre son nom de sa responsabilité de secrétaire de la Fédération du livre, qui approuvait l’entrée de Millerand au gouvernement. Les anarchosyndicalistes lui rappelèrent cette indépendance à éclipses au Congrès d’Amiens.


[12] Secrétaire général des Cheminots de 1891 à 1909 et membre du comité confédéral en 1901, c’est un militant du parti socialiste qui a d’abord été broussiste puis allemaniste. 1906, op. cit., p. 478.


[13] Goustine, op. cit., p. 99.


[14] Ibidem, p. 100.


[15] Dans son Mouvement socialiste, Payot, t. Ier, p. 152, Georges Lefranc résume ainsi les thèses de Jules Guesde concernant le syndicalisme  : « … l’action syndicale est obligée de se mouvoir dans le cadre imposé par le patronat ; elle ne peut, en aucune manière, le briser. Elle ne touche pas à l’ordre capitaliste. Le syndicalisme est condamné au réformisme. Il n’a pas à engager une action théorique. S’il quitte son terrain propre, s’il se mêle d’avoir un credo, il devient un instrument de division. En dehors du Parti […], s’emparant de l’Etat, il n’y a pas de transformation possible de la société et pas d’émancipation du travail. »


[16] Avant cette date, les principaux partis socialistes étaient  : à partir de 1901, le parti socialiste de France qui unifiait la « gauche socialiste » collectiviste et marxiste, c’est-à-dire guesdistes, allemanistes et blanquistes, avec Guesde, Vaillant, Cachin, qui s’opposaient, en principe, à l’Etat bourgeois et refusaient toute collaboration avec lui ; à partir de 1902, le parti socialiste français, plus modéré, avec Jaurès — qui a soutenu Millerand — et Briand, parti qui ne rejetait pas l’éventualité de participer à un gouvernement si la défense de la République l’exigeait. Dans le parti unifié, l’influence de Jaurès sera sans cesse plus importante…


[17] Dolléans, op. cit., p. 147 ; il existait nombre de syndicats non confédérés.


[18] 1906, op. cit., p. 15 à 23 ; à titre de comparaison, au début des années 90, on dénombre en France moins de 8 millions d’ouvriers (4.300 000 dans l’industrie, 300 000 dans l’agriculture, 2.500 000 dans l’artisanat), un peu plus de 7 millions d’employés et les agriculteurs sont un peu moins d’un million (source Insee).


[19] Les citations des débats du Congrès d’Amiens sont extraites du compte rendu intégral tel que l’a réédité l’Institut d’histoire de la C.G.T.


[20] On peut lire dans le compte rendu des débats (p. 151) les lignes suivantes, entre bien d’autres  : « David, au nom du Prolétariat de l’Isère, demande à défendre ledit prolétariat contre les appréciations de Renard. »


[21] Voilà un « des élus » qui signifie sans doute que tous les élus socialistes n’ont pas « toujours proposé ou voté des lois ayant pour objectif l’amélioration », etc.


[22] Il s’agit de ce que l’on appellera plus tard la Charte d’Amiens.


[23] Ce sont des syndicats du textile du Nord, le Livre de Lille et de Bordeaux, le Papier de Paris,…


[24] P. Besnard, article « Confédération générale du travail » de l’Encyclopédie anarchiste, p. 410.


[25] P. Besnard, ibidem.


[26] P. Besnard, ibidem, p. 401 et 402.


[27] On trouve une indication de l’influence syndicaliste révolutionnaire réelle avec les résultats du vote de la motion antimilitariste proposée par Yvetot qui souhaitait que « la propagande antimilitariste devienne toujours plus intense et toujours plus audacieuse ». Pour cette motion 484, contre 300, blancs 49, nuls 39. Les syndicats qui approuvent la motion Yvetot sont tous les syndicats agricoles, la majorité de ceux de l’alimentation, de l’ameublement, du bâtiment, de la bijouterie, des bûcherons, des cuirs et peaux, de la maçonnerie, de la métallurgie (pour 39, contre 8), des mineurs, des mouleurs, des peintres, des ports et docks, des travailleurs municipaux, des verriers. Ceux qui repoussent la motion sont en majorité ceux du chemin de fer, des employés, du livre (contre 57, pour 3, blancs 3), des mécaniciens, du textile (contre 46, pour 10).


[28] « En dépit des résistances guesdistes, l’année suivante, au congrès du parti socialiste, à Nancy (11 au 14 août), la motion dite de la Dordogne fut battue ; elle affirmait que l’action corporative ou syndicale ne saurait suffire à l’émancipation de la classe laborieuse ; cette résolution, soutenue par 141 voix, eut contre elle une majorité de 167 voix [qui affirmait notamment que] l’action politique et l’action syndicale seront d’autant plus efficaces que l’organisme politique et l’organisme économique auront leur pleine autonomie », Dolléans, op. cit., p. 136.


[29] On a dit que les sectes évoquées étaient la franc-maçonnerie et les groupes anarchistes.


[30] La neutralité des syndicalistes réformistes n’est pas complètement indifférente à la forme de l’Etat et de la législation, puisqu’ils appuient avec raison les régimes politiques qui permettent le syndicalisme indépendant, hors de la tutelle publique ou du corporatisme institutionnel, par exemple celui qui entendrait rendre obligatoires des organisations professionnelles comprenant des salariés et des employeurs.


[31] Roger Hagnauer dans sa brochure sur la Charte (voir note 13), s’il évoque un instant l’idée que le syndicalisme doit se développer en dehors de la légalité et de l’Etat bourgeois, résume pourtant le syndicalisme révolutionnaire à l’application du texte d’Amiens.


[32] Partiellement universel  : à cette époque, les femmes ne votaient pas.


[33] Il en fut de même s’agissant de la gestion de l’appareil de production et de consommation, qui fut décalqué du vivant même de Lénine du système de planification économique mis en place en Allemagne durant la Première Guerre mondiale  : l’Orgplan et le « commandement administratif ».


[34] Celle de 1921, qui donna naissance à la C.G.T.U.


[35] Celle de 1914-1918.


[36] C’est Pierre Besnard qui souligne.


[37] Celle qui, par regroupements successifs, donna naissance à la C.G.T.S.R.


[38] P. Besnard, article Confédération générale du travail de l’Encyclopédie anarchiste, t. Ier, p. 411.


[39] Fritz Brupbacher, Socialisme et liberté, Edition de la Baconnière, Neuchâtel, p. 215 et 216. Fritz Brupbacher (1874-1945) fut l’une des figures les plus attachantes du mouvement de rénovation sociale d’extrême gauche. Médecin zurichois, il participa, dans toute l’Europe, aux luttes et aux expériences sociales de la première moitié du XXe siècle. Il fut ami avec les syndicalistes révolutionnaires et tout particulièrement avec Pierre Monatte, soutint l’opposition à la guerre de 1914-1918, voyagea plusieurs fois en Russie, adhéra à l’Internationale communiste, dont il fut exclu en 1933, tout en gardant sa liberté de jugement.


[40] Au Congrès de Toulouse, Merrheim évoque la campagne de calomnies contre Griffuelhes  : « La campagne la plus ignoble qui puisse être menée contre un militant fut menée contre moi au même titre que Griffuelhes, dont on voulait faire disparaître la personnalité gênante… » Cité par E. Dolléans, op. cit., p. 156, qui ajoute en note  : « Campagne organisée par les ministres avec lesquels « Latapie était en relations suivies et étroites, Briand et Viviani, dont, au lendemain de Villeneuve-Saint-Georges, les instances seules purent amener Clemenceau à déchirer le mandat d’arrêt contre Latapie ».


[41] 1906, le congrès de la Charte d’Amiens, op. cit., article de Maitron sur les hommes de la Charte, p. 77.


[42] Voir à ce propos Georges Sorel, Exégèses proudhoniennes dans Matériaux d’une théorie du prolétariat, éditions Ressources, Paris-Genève, p. 415 à 425.


[43] « Il faut que le monde se partage une dernière fois en deux camps, en deux partis différents  : d’un côté le travail à des conditions égales pour tous, l’humanité triomphante, la Révolution ; de l’autre, le privilège, le monopole, la domination, l’oppression et l’éternelle exploitation », M. Bakounine, « Lettre à la commission du journal », l’Egalité, 1868, cité par G. Leval, la Pensée constructive de Bakounine, Spartacus éditeur, p. 169.

 


[44] Préambule aux statuts de l’A.I.T., adoptés définitivement au Congrès de Genève, en 1866. Le troisième paragraphe de la version française fera l’objet d’une polémique, entre un texte dit « parisien » conforme à la compréhension des bakouninistes, et la version de Longuet, qui ajoute à ce paragraphe… comme moyen, interprétation favorable à la branche marxiste. J. Guillaume, l’Internationale, documents et souvenirs, réédition Gérard-Lebovici, t. Ier, p. 11, 12 et 13.


[45] J. Julliard, Autonomie ouvrière, études sur le syndicalisme d’action directe, Gallimard - le Seuil, p. 25.


[46] J. Guillaume, op. cit., t. II, p. 340.


[47] J. Guillaume, ibidem.


[48] J. Guillaume, op. cit., t. III, p. 8.


[49] Il importe de souligner l’extraordinaire prescience, quasi prophétique, de ces quelques phrases, qui paraissent décrire à l’avance l’évolution tragique de la révolution russe et la transformation du parti révolutionnaire en une nouvelle classe dominatrice et exploiteuse, la nomenklatura.


[50] Ultima ratio regum, Dernier argument des rois, devise que Louis XIV avait fait graver sur ses canons…


[51] Les Montagnards ont voulu que la Constitution fasse de « l’insurrection… le plus sacré et le plus indispensable des devoirs » (art. 35), au cas où le gouvernement violerait « les droits du peuple » ou opprimerait celui-ci, même dans la personne « d’un seul de ses membres » (art. 34), J. Godechot, les Constitutions de la France depuis 1789, Flammarion, p. 74.


[52] Georges Sorel refusait « qu’on enseignât aux masses, en dépit de la vérité historique, cette sorte de fatalisme du progrès qui […] amènerait une ère nouvelle de liberté entière, débarrassée des contraintes autrefois subies. Il abominait les sophismes du scientisme historique affirmant qu’ » une force irrésistible entraîne le monde moderne vers l’égalité ». Ce qu’il combattait dans la démocratie, c’était le mensonge dont les faux esprits l’habillaient, faisant croire à la plèbe que l’égalité sortirait nécessairement du régime, que l’égalité était l’aboutissement fatal de la démocratie. Une telle croyance entraîne les masses à l’immobilité et à la soumission, ce que veulent précisément les dirigeants ». J. Rennes, Georges Sorel et le syndicalisme révolutionnaire, Editions Liberté, Paris (1936), p. 97.


[53] J. Guillaume, op. cit., t. Ier, p. 277.


[54] François Muñoz, Bakounine, la liberté, choix de textes, J.-J.-Pauvert éditeur, p. 221 et 222.


[55] J. Guillaume, op. cit., t. Ier, p. 240.


[56] Les derniers venus en politique, les Verts et les écologistes, partisans, il semblerait, de l’autogestion et de la décentralisation, n’ont nullement contesté ce type d’élection et le pouvoir exorbitant qu’il donne à un individu ; on a même cru un instant, en 1995, que l’ambition effrénée de certains de leurs dirigeants allait faire en sorte qu’ils y présentent trois candidats…


[57] R. Brécy, la Grève générale en France, préface de J. Maitron, p. VII et VIII.


[58] « … Ce fut… l’erreur des anarchistes de 1881. Lorsque les révolutionnaires russes eurent tué le tsar… les anarchistes européens s’imaginèrent qu’il suffirait désormais d’une poignée de révolutionnaires ardents, armés de quelques bombes, pour faire la révolution sociale… Un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos de dynamite », P. Kropotkine, la Révolte, n° 32, 18‑24 mars 1891.


[59] J. Guillaune, op. cit., t. II, p. 342.


[60] « Des hommes qui ont été les démocrates les plus rouges, les révoltés les plus furibonds, lorsqu’ils se sont trouvés dans la masse des gouvernés, deviennent des conservateurs excessivement modérés dès qu’ils sont montés au pouvoir. On attribue ordinairement ces palinodies à la trahison. C’est une erreur ; elles ont pour cause principale le changement de perspective et de position […]. Si, demain, on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un Parlement, exclusivement composé d’ouvriers, ces ouvriers, qui sont aujourd’hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient après-demain des aristocrates déterminés, des adorateurs hardis ou timides du principe d’autorité, des oppresseurs et des exploiteurs […] », M. Bakounine, les Ours de Berne et de Saint-Pétersbourg (1870).


[61] Dans la C.G.T.


[62] R. Brécy, op.cit., p. 6.


[63] R. Brécy, op. cit., p. 5.


[64] Griffuelhes, Réponse à l’enquête du Mouvement socialiste, juin-juillet 1904, cité par R. Brécy, op. cit., p. 6.


[65] Dans son ouvrage sur la grève générale, voir note 54, R. Brécy publie un document qui laisserait entendre que Girard était indicateur de police.


[66] R. Brécy, op. cit., p. 4.


[67] Ibidem, p. 5.


[68] « L’organisation de la gestion de l’économie nationale appartient au congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui élisent un organisme central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale de la République », résumé de la position de l’Opposition ouvrière faite par Lénine au cours de ce congrès, Marx, Engels, Lénine, sur l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme, Editions du Progrès, Moscou, 1973, p. 362.


[69] Il faudrait sans doute nuancer cette affirmation pour certains secteurs et militants de la C.F.D.T. du moment, particulièrement tout ce qui concerne le regretté Eugène Descamps.


[70] C’est nous qui soulignons.


[71] Dans le Parti du travail.


[72] J.-P. Hirou, Parti socialiste ou C.G.T. (1905-1914), éditions Acratie, p. 119 et 120. A notre connaissance, seul dans la C.G.T. le Syndicat des correcteurs, le syndicat de Pierre Monatte, pratique encore cette rotation des mandats ; il est vrai que l’influence des syndicalistes révolutionnaires — ceux du noyau de la Révolution prolétarienne — et des libertaires y a toujours été suffisante pour faire échouer les tentatives de prise de contrôle tant des membres du P.C.F. que, après 1968, des trotskistes, en particulier des « lambertistes ».


[73] Voir supra.


[74] Op. cit., p. 121.


[75] Marcel-Rivière éditeur (1932), p. 16.


[76] Ibidem, p. 16.


[77] G. Leval, la Pensée constructive de Bakounine, Spartacus éditeur, p. 171.


[78] Ceux qui ont lu la description que fait Pierre Kropotkine de la génération des jeunes Russes de la génération de 1860 et du mouvement « Aller au peuple » ont sans doute remarqué des similitudes dans la volonté commune de ces deux jeunesses, séparées par tant d’années et de distance, de passer toutes les conventions sociales au crible de la raison et de l’éthique libertaire et égalitaire. Voir P. Kropotkine, Autour d’une vie, Stock éditeur (1921), p. 307 à 312.


[79] « Jules Guesde devint ministre d’Etat et Marcel Sembat ministre des Travaux publics.  », Jean Ellenstein, Histoire mondiale des socialismes, Armand Collin éditeur, t. III, p. 13. Léon Jouhaux, le secrétaire général de la C.G.T., obtint de ne pas partir pour l’armée et milita activement pour l’effort de guerre. En septembre 1914, à la demande de Guesde, il accepta le mandat de commissaire à la nation, à titre personnel et sans engager la C.G.T.


[80] J. Julliard, op. cit., p. 110 et 111.


[81] Extraits de la lettre de démission de Monatte, citée par Dolléans, op. cit., p. 227 et 228.


[82] Art. C.G.T. de l’Encyclopédie anarchiste.


[83] Les Anglais sont absents parce que le gouvernement britannique leur a refusé un passeport.


[84] F. Brupbacher, op. cit., p. 264. Il n’est pas sans intérêt de noter que Brupbacher écrit minorité « dirigeante » et non « agissante » ; le léninisme était bien déjà dans les têtes. Précisons aussi que Monatte n’a jamais accepté l’idée de soumission du syndicat au parti et devait être exclu de ce dernier en 1924.


[85] « Le prolétariat n’a besoin de l’Etat que pour un temps. Nous ne sommes pas le moins du monde en désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’Etat en tant que but », V. Lénine, l’Etat et la Révolution, Editions en langues étrangères, Moscou, p. 72.


[86] « Le prolétariat a besoin de l’Etat — tous les opportunistes, les social-chauvins et les kautskistes le répètent en assurant que telle est la doctrine de Marx — mais ils « oublient » d’ajouter […] que d’après Marx il ne faut au prolétariat qu’un Etat en voie d’extinction, c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence immédiatement à s’éteindre et ne puisse pas ne point s’éteindre », V. Lénine, op. cit., p. 28 et 29.


[87] K. Marx, Manifeste communiste, Œuvres complètes, la Pléiade, Economie, t. Ier, p. 182 et 183.


[88] V. Lénine, op. cit., p. 108.


[89] V. Lénine, op. cit., p. 64.


[90] V. Lénine, op. cit., p. 31


[91] Bakounine écrivit, dans le journal de Bruxelles, la Liberté, à propos de la Gerre civile  : « … les marxiens dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent plus  : à l’encontre de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment bouffon, mais forcé, ils avaient dû le faire, sous peine de se voir débordés et abandonnés de tous ». Cité par A. Lehning, Anarchisme et marxisme dans la révolution russe, Spartacus éditeur, p. 36.


[92] K. Marx, la Guerre civile en France, les Editions sociales, p. 57.


[93] Ibidem, p. 53.


[94] Cité par A. Lehning, op. cit., p. 45


[95] V. Lénine, op. cit., p. 62.


[96] S’agissant des camps du travail forcé, bien connus aujourd’hui sous le nom de Goulag, les soi-disant communistes ont commencé par nier leur existence puis, lorsque de trop nombreux témoignages les ont obligés à se rétracter, ils affirmèrent qu’ils étaient des établissements de rééducation à caractère humanitaire. Un des historiens britanniques de la terreur stalinienne, Robert Conquest, cite, dans son ouvrage la Grande Terreur (Robert Laffont - Bouquins, p. 981), l’extrait suivant d’un article de Pierre Daix, alors rédacteur en chef des Lettres françaises  : « Les camps de rééducation de l’Union soviétique ont réussi à supprimer totalement l’exploitation de l’homme par l’homme. Ils sont un signe décisif des efforts faits par le socialisme victorieux pour libérer l’homme de cette exploitation en libérant même les oppresseurs, esclaves de leur propre oppression. »


[97] Les plus anciens militants du noyau de la Révolution prolétarienne racontaient que, durant les années vingt et trente, un des slogans des manifestants du P.C.F. était  : « Des soviets partout ! » Ce rappel montre combien l’illusion du pouvoir effectif des soviets a perduré, contre l’évidence. Les camarades de la R.P. y ajoutaient, en criant très fort, par manière d’amère plaisanterie, mais pas seulement  : « Même en Russie ! »…


[98] L. Trotski, Classe ouvrière, parti et syndicats, Classiques rouges n° 4, p. 31.


[99] Pour essayer de résoudre le problème de la place où pouvaient s’intégrer et militer les membres des classes dirigeantes qui, après avoir rompu avec leur classe d’origine, se ralliaient au mouvement ouvrier révolutionnaire, les anarchosyndicalistes espagnols avaient constitué, au sein de la C.N.T., des syndicats des professions libérales.


[100] V. Lénine, Que faire ? Editions sociales, p. 113. Les parties en italique sont soulignées par Lénine.


[101] Cité par J. Julliard, op. cit., p. 151.


[102] J. Julliard, op. cit., p. 158 et 159.


[103] J. Julliard, op. cit., p. 162.


[104] V. Lénine, Que faire ? Editions sociales, p. 41. Kautsky avait publié ce texte dans Neue Zeit, 1902-1903.


[105] Ibidem, p. 33.


[106] Ibidem, p. 42.


[107] Ibidem, P. 40.


[108] Martov, in le dossier de Que faire ? dans l’édition du Seuil, p. 287.


[109] Cité par J. Julliard, op. cit., p. 166. Julliard remarque au même endroit que « la dictature du parti est ainsi de « droit historique » comme la monarchie française était de « droit divin ».


[110] R. Conquest, op. cit., p. 384.


[111] Ibidem, p. 382 et 383.


[112] Ibidem, p. III de la Préface à l’édition française.


[113] Ibidem, p. 994.


[114] Ibidem, p. 995.


[115] J. Julliard, op. cit., p. 159.


[116] Ibidem, p. 168. « Il est possible, ajoute Julliard, que si Lénine avait vécu, il se fût efforcé d’empêcher que le cours de la révolution ne se coupât complètement de sa source prolétarienne et démocratique. »


[117] L’anarchiste communiste russe Piotr Archinov, compagnon de Nestor Makhno, exprimait la même idée à propos des origines du bolchevisme  : « Le bolchevisme est l’héritier direct et le porte-parole puissant, non pas des aspirations révolutionnaires des ouvriers et des paysans, mais de la lutte politique qui fut menée, tout un siècle, par la couche des intellectuels démocrates russes (l’intelligentsia démocratique) contre le système politique du tsarisme, en vue de conquérir pour elle certains droits politiques. […] Ayant réussi, dans la révolution, à se faire cette situation de maître, [le bolchevisme] revint à son point de départ et restaura l’édifice de la domination de classe, sur la base d’un asservissement forcé et d’une exploitation imposée des masses travailleuses. » Voir l’article « bolchevisme » de l’Encyclopédie anarchiste, p. 258 à 262.


[118] J. Julliard, op. cit., p. 152.


[119] Michel Collinet, la Tragédie du marxisme, Calmann-Lévy éditeurs, p. 101, les citations de Marx sont extraites du Manifeste.


[120] Arturo Labriola, Karl Marx, cité par E. Berth, Du « Capital » aux « Réflexions sur la violence », Rivière éditeur, p. 110.


[121] E. Berth, op. cit., p. 112 et 113.


[122] P. Kropotkine, les Temps nouveaux, 1913.


[123] J. Julliard, op. cit., p. 33.


[124] Georges Sorel estimait que « le socialisme est une question morale, en ce sens qu’il apporte au monde une nouvelle manière de juger tous les actes humains et, pour employer une célèbre expression de Nietzsche, une nouvelle évaluation de toutes les valeurs… Il se pose devant le monde bourgeois comme un adversaire irréconciliable, le menaçant d’une catastrophe morale, plus encore que d’une catastrophe matérielle ». Le socialisme, continuait Sorel en citant le socialiste libertaire Saverio Merlino, est « une acquisition de la conscience humaine » qui ne doit pas être déduite de « doctrines scientifiques particulières mais de l’observation des besoins et des tendances de la société dans laquelle nous vivons ». G. Sorel la Décomposition du marxisme, recueils de textes réunis par Thierry Paquot, P.U.F., p. 35, 44 et 45.


[125] M. Bakounine, Etatisme et anarchie, cité par Gaston Leval dans Bakounine et l’Etat marxiste, les Cahiers de Contre-courant, p. 17.


[126] Cette lettre a été publiée en annexe d’un ouvrage de Rocker, la Faillite du communisme d’Etat, éditions Spartacus. Trotski répondit que « Victor Serge lui-même traverse « une crise », que ses idées s’embrouillent désespérément, cela se voit. Mais la crise de Victor Serge n’est pas la crise du marxisme ».


[127] L. Schapiro, les Révolutions russes de 1917, Flammarion, p. 271 et 272


[128] Cité par l’Anarchosyndicalisme, aperçu historique et théorique, supplément au n° 58 de Solidarité ouvrière, p. 14.


[129] « Ce furent d’abord les marxistes qui caractérisèrent le syndicalisme de la première avant-guerre comme un « anarchosyndicalisme ». L’expression, polémique à l’origine, a si bien fini par désigner la vieille C.G.T. qu’elle a, pour l’essentiel, perdu sa connotation péjorative. Mais dans la bouche ou sous la plume d’un communiste, la volonté de dénigrement n’est pas douteuse », J. Julliard, op. cit., p. 10.


« Les communistes traitent les syndicalistes d’anarchosyndicalistes ; et, en effet, le syndicalisme révolutionnaire, on le sait bien, est né de l’irruption des anarchistes dans les syndicats, où ils ont apporté leur goût très vif pour la liberté et leur horreur pour toute étatisation », E. Berth, op. cit., p. 57.


[130] A. Lehning, op. cit., p. 14.


[131] J. Julliard, op. cit., p. 39.


[132] F. Mintz, l’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Maspéro édit., p. 188.


[133] Pour parler comme notre vieux compagnon Yvetot.


[134] 40e Congrès, tenu à Grenoble en 1978, le secrétaire était Georges Séguy.