Proscrits du Parti, parce
que non moins révolutionnaires que Vaillant ou Guesde, aussi résolument
partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous
sommes en outre ce qu’ils ne sont pas, des révoltés de toutes
les heures, des hommes sans dieu, sans maître et sans patrie,
les ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel,
individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures — y
compris celle du prolétariat — et les amants passionnés
de la culture de soi-même…
Purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à
payer de nos personnes sur tous les champs de bataille et, après
avoir rossé la police et bafoué l’armée, reprenant, impassibles,
la besogne syndicale obscure mais féconde […] consentons à poursuivre
plus activement, plus méthodiquement et plus obstinément que jamais
l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique pour rendre
viable une société d’hommes libres.
Fernand Pelloutier.
(Lettre aux anarchistes.)
La
Confédération
nationale du travail est bien inspirée, en cette année
de centième anniversaire de la
C.G.T., de rééditer deux brochures rédigées par
Emile Pouget, secrétaire général adjoint de la
Confédération générale du travail de 1901 à 1907
et un des plus ardents militants du syndicalisme révolutionnaire :
la Confédération générale du travail et le Parti du travail. De tels textes étaient,
à cette époque de grande agitation sociale, publiés en brochures,
par les soins de la
C.G.T. ou d’éditeurs amis, afin de faire connaître
au plus grand nombre les idées de transformation sociale dont
la Confédération
était porteuse en ces premières années du siècle.
Ce sont de beaux textes, pleins de la détermination, de la
conviction et de l’expérience de leur auteur. On remarquera, de
plus, la simplicité et la concision de la langue utilisée par
Pouget, ainsi que la rigueur du plan qui structure l’exposition
des idées. Son objectif n’était pas d’écrire une œuvre littéraire
mais de se faire comprendre, sans ambiguïté ni malentendus, de
ses camarades de la « Syndicale » et des travailleurs
que le syndicalisme cherchait à organiser pour les radicaliser.
Il s’agissait de leur fournir une explication, une sorte de mode
d’emploi, sur les orientations de la
Confédération. Qu’est-ce qu’un syndicat ?
Qu’est-ce qu’une Bourse du travail ? Une fédération « corporative » ?
Et pourquoi tous ces organismes s’étaient-ils unis dans une confédération ?
Quels étaient les buts de cette organisation, et quels moyens
comptait-elle utiliser pour réaliser ses objectifs? L’action directe
et la grève générale expropriatrice étaient-elles les moyens révolutionnaires
adaptés à l’époque moderne ?
Au moment où il rédige ces
textes[1], Emile
Pouget n’est certes pas un débutant dans l’art difficile de la
propagande révolutionnaire.
Il naît à Rodez, en 1860,
dans une famille républicaine. A quinze ans, il fonde son premier
journal, le Lycéen républicain, dont les exemplaires
sont copiés par lui-même sur des feuilles de cahier. Après la
mort de son beau-père, quelques mois plus tard, il doit travailler
pour gagner sa vie, à Paris, dans un grand magasin.
En 1879, il contribue à créer
le premier syndicat parisien des employés. Après l’amnistie de
1881 et le retour des exilés de la
Commune, il fréquente un groupe de militants
disciples de Bakounine connu sous le nom de Quarteron.
Il est arrêté, au côté de
Louise Michel, le 9 mars 1883, après une manifestation organisée
par la Chambre syndicale des menuisiers
contre le chômage, au cours de laquelle quelques pains sont dérobés.
Aux assises, Louise est condamnée à six années de réclusion
et Emile à huit ans[2] — il
reste trois ans à la centrale de Melun.
A sa sortie de prison, Emile
Pouget fonde le Père Peinard,
sans doute une des plus remarquables réussites de journalisme
populaire. C’est un brûlot hebdomadaire, rédigé en argot truculent,
plein de verve mordante, qui obtient un franc succès dans les
milieux ouvriers ; on y fustige les patrons, les élections
et tous les scandales de la société capitaliste ainsi que la magistrature
et la justice de classe ou le militarisme ; les Almanach du Père Peinard sont illustrés
par Camille Pissaro, Paul Signac, Maximilien Luce… Certains placards,
intitulés le Père Peinard
au Populo, sont tirés à plus de 20 000 exemplaires.
Emile Pouget doit s’enfuir
à Londres, en 1894, pour échapper à la répression lors du procès
dit des Trente, contre les anarchistes. Là, tout en continuant
de publier un Père Peinard réduit en pagination, il s’intéresse
au syndicalisme anglais et s’informe sur l’histoire du chartisme
et des trade unions.
Dès son retour en France,
en 1895, il fonde un nouveau journal, la Sociale ; puis, un an plus tard, fait reparaître
le Père Peinard qui
disparaît définitivement lorsque Pouget devient secrétaire de
rédaction, avec Sébastien Faure, au Journal
du Peuple.
Des
préoccupations syndicales
Pourtant, depuis son retour
de Londres, les préoccupations syndicales de Pouget sont passées
au premier plan. Il participe aux débats d’orientation qui traversent
la C.G.T., en particulier sur la question de son unification
sans pour autant centraliser sa structure ou bien encore à propos
de l’influence grandissante des libertaires au sein des syndicats.
Au Congrès de Toulouse de la C.G.T., en 1897, où il représente
la Fédération
des syndicats de Vienne, il propose au congrès un rapport sur
le sabotage et le boycottage qui sera adopté.
Au Ve Congrès, tenu à Paris
en 1900, il est élu membre de la commission du journal. La C.G.T. aura un organe de presse,
intitulé la Voix du Peuple. Emile Pouget en sera le responsable
de la rédaction. Sous son impulsion, l’hebdomadaire deviendra
un journal de combat qui diffusera les idées d’action directe
et de révolution sociale, tout en suivant au plus près les problèmes
que les travailleurs doivent affronter chaque jour, telles les
questions des bureaux de placement, du repos hebdomadaire, de
la réduction du temps de travail, le fameux « A partir du 1er
mai 1906, nous ne ferons plus que huit heures par jour »,
des retraites ouvrières…
« Tous, nous sommes d’accord, si extrêmes que soient nos opinions,
pour vouloir que les vieillards aient la vie assurée. Il reste
à trouver les moyens. Pour atteindre en partie ce but, le gouvernement
propose un projet qui est une duperie : il est basé
sur une capitalisation qui est une absurdité économique étendue
à la société entière. […] Dans l’état actuel des choses, il n’y
a qu’un système possible : c’est celui de la répartition
et le gouvernement n’en a pas voulu, il lui a préféré la capitalisation,
parce qu’il a en vue non de donner des retraites aux travailleurs,
mais de se procurer des ressources extra-budgétaires…[3] »
Désormais, Emile Pouget exercera
une grande influence au sein de la C.G.T. « Il ne pensait, témoigne Victor Méric
dans la nécrologie qu’il lui a consacrée, qu’à la conquête des
syndicats… » Il sera de toutes les luttes et de toutes les
campagnes que la C.G.T. organise. Et il n’oublie
pas la lutte idéologique : appui à la lutte antimilitariste,
manifestes relatifs à la diffusion de l’idée de la grève générale,
combat incessant pour repousser hors de la Confédération les influences
partidaires et pour faire grandir le nombre des partisans de l’autonomie
syndicale. Il fut notamment un des artisans de la fusion de la Fédération des Bourses
et de la Fédération
des syndicats ; il l’avait jugée possible lorsque la majorité
des deux branches de la
C.G.T. fut en accord sur l’essentiel, ce que
Pouget appelait « l’unité morale ».
« L’élément révolutionnaire et d’action économique [c’est-à-dire
les anarchosyndicalistes] qui avait vivifié la Fédération des Bourses
ayant pénétré la
Confédération, celle-ci avait rattrapé le temps
perdu et les deux sections propagandaient de front.[4] »
Ce « principe de l’unité
dont il s’est fait le propagateur », dira Louis Niel, un
des membres du comité confédéral, considéré comme réformiste,
qui deviendra secrétaire général après la démission de Griffuelhes,
« il l’a puisé dans l’étude de l’A.I.T.[5] qu’il
est nécessaire de faire revivre en l’appuyant sur le mouvement
exclusivement économique des syndicats ».
En 1902, au congrès de
Lyon, Victor Griffuelhes est nommé secrétaire général de la C.G.T.,
Emile Pouget est son adjoint à la section des fédérations et,
comme le dit Edouard Dolléans[6]
dans son Histoire du mouvement
ouvrier, « grâce à la diversité de leurs dons, ces deux
militants vont former une équipe parfaite ».
Plus jeune que Pouget (il
est né en 1874 à Nérac, en Lot-et-Garonne), Griffuelhes, qui était
cordonnier, avait pris une part active, dès son arrivée à Paris
en 1893, au Syndicat général de la cordonnerie de la
Seine ; en 1899, il devint secrétaire de
l’Union des syndicats de la
Seine puis, en 1900, secrétaire de la
Fédération des cuirs et peaux.
Griffuelhes avait rallié,
vers 1896, la mouvance blanquiste, plus particulièrement l’Alliance
communiste révolutionnaire dont le Xe arrondissement de Paris,
où il habitait, était un des fiefs. Pourtant lorsqu’il devint
secrétaire confédéral, il avait déjà acquis la conviction que
l’action syndicale était le seul moyen efficace pour libérer intégralement
la classe ouvrière.
« Ouvrier j’étais, ayant
puisé dans une existence souvent difficile, dans des privations
multiples, le désir d’y mettre fin ; salarié j’étais, ayant
à subir l’exploitation du patron et souhaitant ardemment y échapper.
Mais ces désirs et ces souhaits ne pouvaient se concrétiser en
une action continue qu’avec le concours des hommes astreints au
même sort que moi. Et j’ai été au syndicat pour y lutter contre
le patronat responsable direct de mon asservissement et contre
l’Etat, défenseur naturel, parce que bénéficiaire, du patronat.
C’est au syndicat que j’ai puisé ma force d’action, et c’est là
que mes idées ont commencé à se préciser.[7] »
Victor Griffuelhes, selon
les témoignages de ceux avec qui il avait travaillé à la C.G.T., possédait les vertus
et les travers du chef de guerre ; il était courageux, pugnace
et savait décider rapidement. Pierre Monatte soulignait ses qualités
de stratège[8]. « Lorsqu’une
grève éclatait, Griffuelhes arrivait sur les lieux ; en quelques
heures, rapporte Dolléans , il avait démêlé la situation… »
Mais il pouvait aussi être cassant et autoritaire, ce qui devait
lui créer bien des adversaires parmi les militants…
En ce début de siècle pourtant,
le caractère ombrageux du secrétaire général de la C.G.T.
et l’intelligence politique de son alter
ego Emile Pouget[9] surent
protéger la
Confédération des tentatives de corruption que
le ministère Waldeck-Rousseau - Millerand[10] mettait
en œuvre pour, selon le mot de Griffuelhes, « domestiquer »
la direction du mouvement syndical. « Nous fûmes deux à protester
et… finîmes par faire voir clair aux camarades. L’explosion de
vitalité de la C.G.T. résulte de ces événements.
Il y eut une coalition d’anarchistes, de guesdistes, de blanquistes,
d’allemanistes et d’éléments divers pour isoler du pouvoir les
syndicats. »
Il n’est pas sans intérêt de noter que cette volonté d’indépendance
réelle de la
Confédération ne s’est que rarement répétée ;
lorsqu’un gouvernement d’union de la gauche a été constitué en
1981, par exemple, la C.G.T., dirigée par des militants
du P.C.F., après avoir appelé à voter pour la coalition de gauche,
a soutenu de fait une politique de régression des conditions de
vie et de travail des salariés jusqu’au départ des communistes
du gouvernement, en 1984, et on peut raisonnablement estimer que
cette « domestication » de la direction de la
C.G.T. des années 80
a été une des causes importantes de son
recul, en effet inverse de l’indépendance farouche de 1901 à 1909,
période durant laquelle la Confédération a multiplié
le nombre de ses syndiqués par quatre…
En 1902, au Congrès de Montpellier,
en outre, une majorité de délégués (392 contre 76) vote
contre la représentation proportionnelle, cheval de bataille des
réformistes.
Les syndicalistes révolutionnaires défendaient l’idée, au nom du
fédéralisme, que chaque syndicat comptait pour une voix, quel
que soit son nombre d’adhérents, dans les votes de congrès. Comme
le rappelle Roger Hagnauer dans sa brochure Actualité
de la Charte d’Amiens, Editions
de l’Union des syndicalistes, p. 14, « En fait, il s’agit
d’un principe appliqué dans toutes les constitutions fédératives.
L’unité, ce n’est pas le syndiqué, mais le syndicat. D’ailleurs,
cette représentation égalitaire des organisations est encore appliquée
au comité confédéral national où chaque union et chaque fédération
ne dispose que d’une voix, quels que soient ses effectifs. C’est
à propos de ce débat que Sorel opposa « l’homme abstrait »
de la démocratie à « l’homme réel » du syndicalisme,
c’est-à-dire le producteur. »
Emile Pouget déclare que « l’approbation
de la représentation proportionnelle eût impliqué la négation
de toute l’œuvre syndicale qui est la résultante de l’action révolutionnaire
des minorités. Or, si l’on admet que la majorité fasse loi, à
quel point s’arrêtera-t-on ? […] Ne se peut-il pas que, sous
prétexte de proportionnalité, une majorité d’inconscients dénie
le droit de grève à une minorité de militants conscients ? »
En 1904 encore, au Congrès
de Bourges, les escarmouches continuèrent entre les modérés et
les anarchosyndicalistes. Une première attaque est portée par
Auguste Keufer[11], secrétaire
de la Fédération du livre, qui est tout à la fois « positiviste »
et partisan de l’indépendance du mouvement syndical :
le comité confédéral entretient des rapports non statutaires avec
les minorités révolutionnaires du Livre ou des Mineurs et la Voix du Peuple a pris parti contre la Fédération du livre, de
tendance modérée. Keufer conclut que les militants du comité de
la C.G.T. profitent de leur mandat
confédéral pour mener une politique anarchiste et non syndicaliste.
Pouget lui répond que Keufer
lui-même « a été le premier, dès le début, à lancer le qualificatif
d’anarchiste ». « Il sait pourtant, poursuit-il, qu’il
n’y a ici que des délégués des syndicats dont les opinions n’ont
pas à être examinées. » Puis, il précise qu’il existe dans
la C.G.T.
des travailleurs qui poursuivent le même but, la suppression du
salariat, selon deux stratégies différentes, définies soit comme
réformiste soit comme révolutionnaire, et « ceux qui croient
ou pratiquent l’entente entre le travail et le capital »,
affirmation qui vise Keufer et certaines pratiques du Livre qui
ne sont pas loin de la collaboration de classes.
Et Pouget continue :
« Ce malaise, ce malentendu viennent non du désaccord entre
« réformistes » et « révolutionnaires », mais
de ce que certains n’acceptent que du bout des lèvres les principes
de la C.G.T. et ne tendent qu’à réaliser
l’accord avec le patronat. Qu’on en vienne à poursuivre nettement
le but final d’expropriation et on réalisera l’unité morale… »
Guérard[12], des Cheminots, poursuit l’offensive :
il est reproché à Griffuelhes d’être tout à la fois blanquiste
et d’avoir cautionné une affiche de la C.G.T. engageant à l’abstention
électorale, qui est un acte de propagande anarchiste. Pouget,
entre autres, lui répond que tout ce vacarme a pour objectif de
faire croire que « la
Confédération générale du travail était dirigée
par quelques individus en désaccord total avec les syndicats[13] ». Cela, il ne peut l’admettre.
Et la majorité confédérale
passe à l’ordre du jour et décide — contre l’opinion
de Keufer qui défendait l’idée d’une réduction progressive de
la journée de travail, d’abord à dix heures, puis à neuf — d’entreprendre
un vaste mouvement d’agitation qui doit aboutir à l’obtention
de la journée de huit heures le 1er mai 1906. Pouget estime
qu’en prenant une telle décision « le congrès fera œuvre
de révolution, car la besogne des révolutionnaires ne consiste
pas à tenter des mouvements violents sans tenir compte des contingences,
mais à préparer les esprits, afin que ces mouvements éclatent
quand des circonstances favorables se présenteront »[14].
le Congrès d’Amiens
Le Congrès d’Amiens, qui se
tient deux années plus tard, du 8 au 16 octobre 1906, examinera
les conditions de la lutte pour les huit heures et les résultats
obtenus. Pourtant, une autre question retiendra l’attention des
délégués et des militants. En effet, bien que beaucoup de syndicats
ne désirent pas rouvrir le débat à propos des rapports syndicat-parti,
le représentant de la Fédération du textile,
Victor Renard, qui, en guesdiste conséquent, estimait que le syndicat
devait être subordonné au parti socialiste, réussira pourtant,
en se référant à la constitution, en 1899,
d’un organisme électoral par les trade
unions, à relancer la discussion[15].
Il importe de noter que l’année
précédente, en avril 1905, les différentes fractions du socialisme[16] s’étaient
réunies — à l’exception de quelques « personnalités »
indépendantes telles que Briand, Millerand, Violet, Viviani, Zévaès,
etc., les « ministrables » — en un parti socialiste
unifié, section française de l’Internationale ouvrière, organisation
qui revendiquait alors 35 000 adhérents et 51 députés. Quelle
serait la nature des rapports entre la
S.F.I.O. et la
C.G.T. ?
Le Congrès d’Amiens rassemble
trois cents délégués représentant plus de mille syndicats. La C.G.T. compte environ 300 000
adhérents à ce moment-là sur, selon les statistiques officielles,
les 836.134[17] syndiqués
recensés par les pouvoirs publics dans tout l’Hexagone.
Quelques chiffres éclaireront
la situation des salariés français du commencement du siècle.
Vers 1905, la
France compte environ 11 millions à 12 millions
de salariés (pour 16 millions en Allemagne) ; 3 millions
sont des salariés agricoles (il y a 8,2 millions d’agriculteurs),
3,7 millions sont salariés de l’industrie, avec 3,4 millions
d’ouvriers ; 3,3 millions sont salariés dans les services ;
les fonctionnaires sont 400 000 ; la population active
non patronale comprend encore 1,1 million de travailleurs
isolés des services et 1,5 million de travailleurs indépendants
de l’industrie. La population salariée comprend un nombre important
de femmes : en France environ 40 % des femmes
travaillent, le plus fort pourcentage du monde occidental (elles
occupent 39 % des postes dans les ministères ; 80 %
des 950 000 domestiques sont des femmes ; 60 %
des femmes qui travaillent ont des emplois dans l’industrie et
un quart parmi elles sont ouvrières d’usine). On compte environ
3 salariés pour 2 patrons et la population salariée
représente 60 % des actifs[18].
Durant le Congrès d’Amiens,
des accrochages ont lieu sur quasiment tous les points en débat.
A l’exception de la motion sur l’esperanto
et d’un ordre du jour adressé aux travailleurs de Russie : malgré les divergences, tous les délégués sont habités par un fort
sentiment internationaliste.
C’est pourtant à ce propos
des relations internationales que les premiers affrontements ont
lieu ; ils montrent combien la solidarité internationale
était,en fait, malgré les discours, distendue ; c’est une
situation qui annonce le naufrage de 1914.
Les réformistes reprochent
au comité confédéral l’absence de la
C.G.T. à la
Conférence syndicale internationale d’Amsterdam,
qui se tint en juin 1905. Pouget leur répond que le secrétariat
international avait refusé d’inscrire à l’ordre du jour de ladite
conférence internationale les questions de la grève générale,
de la journée de huit heures et de l’antimilitarisme, bien que
la C.G.T.
l’ait demandé au cours de la conférence précédente à Dublin. Pouget
ajoute qu’il est « partisan que se continuent les relations
internationales, mais à la condition que le secrétariat soit un
organisme de transmission […] et non un bureau d’étouffement ».
En fait, le secrétariat international avait déjà fait adopter
une résolution décidant que seraient « exclues des discussions
toutes les questions théoriques et toutes celles qui ont trait
aux tendances et à la tactique du mouvement syndical dans les
différents pays ». Les social-démocrates marxistes, majoritaires
dans l’Internationale syndicale, entendaient contenir cet anarchosyndicalisme,
qui leur contestait la direction idéologique de la classe ouvrière,
et lui refuser la parole dans les instances internationales, en
particulier sur des questions qui pouvaient troubler leur électorat
populaire ; ils n’avaient pas oublié que c’était la polémique
à propos de la grève générale qui, en France, dans la Fédération des syndicats,
avait mis les guesdistes en minorité.
On pourrait, aujourd’hui,
ne voir dans cet incident que la péripétie banale d’une ordinaire
lutte de tendances — les réformistes français relayant
leurs camarades des autres pays pour titiller leurs adversaires
communs syndicalistes révolutionnaires. Et, sans doute, tout ce
petit monde du syndicalisme prétendu raisonnable pensait-il que
c’était de bonne guerre… Il s’agissait bien de guerre, en effet,
mais de celle qui se préparait dans les états-majors, et qui allait
ravager l’Europe et le monde dans les années suivantes. Cet incident
nous paraît tout à fait révélateur des conséquences de la stratégie
parlementaire — et par conséquent nationale, chaque
organisation ouvrière devant s’adapter à la Constitution politique
de « son » Etat — adoptée par les socialistes
et les syndicalistes réformistes et de son incapacité à s’opposer
à une guerre parce qu’elle refuse de recourir à l’action directe.
Est-il possible de combattre
une mobilisation générale, ou a
fortiori une conflagration militaire, au moyen des élections,
même si on le souhaite ? Bien sûr que non. Il n’est plus
question en cette circonstance de se rendre aux urnes, ou de présenter
des motions de censure ou quoi que ce soit d’analogue, mais d’endosser
l’uniforme : la loi martiale remplace les droits de
l’homme ! Il est nécessaire, si on veut réellement se dresser
contre une guerre, de réunir le moment venu des forces vives en
nombre suffisant, dans l’appareil économique, l’énergie, les transports,
dans la population en général, de lancer des grèves et des manifestations
massives pour la paix, sans oublier de gêner le déplacement des
forces armées et de répression sur les voies ferrées, sur les
ponts, dans les ports, etc.
Pour mener à bien de telles
actions, il est indispensable d’entreprendre, bien avant l’heure
de vérité, une campagne antimilitariste de longue haleine, accompagnée
de propagande internationaliste, d’actions directes et de grèves,
ce que les anarchosyndicalistes du commencement du siècle appelaient
la gymnastique révolutionnaire. Et il est
indispensable que cette politique d’opposition à la guerre se
développe au sein des diverses nations concernées par le conflit
qui menace.
Une telle stratégie politique
risque fort, pourtant, de ternir l’image de ceux qui la pratiquent
auprès des classes moyennes et des patriotes — et de
leur faire perdre les élections…
Les événements internationaux
du second semestre de 1905, au cours desquels, en raison de leurs
rivalités coloniales au Maroc, l’Allemagne et la France manquèrent d’entrer
en conflit, sont tout à fait significatifs de cette contradiction.
En décembre 1905, les relations
s’étaient particulièrement dégradées entre les deux Etats. Le
télégraphe avait même été suspendu le 19, afin de pouvoir laisser
passer les ordres de mobilisation en cas de besoin, après que
le gouvernement allemand eut envoyé un ordre de rappel à son ambassadeur
à Paris ; tous s’attendaient à l’embrasement.
Le 16 janvier 1906, Griffuelhes
se rend à Berlin pour proposer aux syndicats allemands une collaboration
par-dessus les frontières qui permette d’organiser des manifestations
simultanées contre la guerre. Les responsables de l’organisation
syndicale d’outre-Rhin lui opposent la législation allemande régissant
les syndicats qui interdit une action de ce genre et le renvoient
au parti social-démocrate. Griffuelhes finira par rencontrer Bebel
au Reichstag. Il s’entendra répondre d’abord que le mouvement
ouvrier allemand a prévu des manifestations prochaines en faveur
de la Russie ; en second lieu que, si la C.G.T.
désirait que soit organisée une démonstration internationale contre
la guerre, il fallait que le comité confédéral s’entende au préalable
avec le parti socialiste de France. Plutôt que de se préoccuper
de l’orage de fer et de feu qui s’annonce, les marxistes allemands,
comme leurs camarades français, songent d’abord à leur lutte de
tendance contre ceux qui considèrent que la voie électorale n’est
pas l’axe essentiel de la stratégie du mouvement ouvrier.
La Ve Conférence internationale de Christiania (l’ancien nom
d’Oslo), des 15 et 16 septembre 1907, devait adopter la résolution
suivante :
« La Conférence considère que
les questions du militarisme et de la grève générale appartiennent
à celles qui ne sont pas à résoudre par une conférence de fonctionnaires
syndicaux, mais exclusivement par la représentation de l’ensemble
du prolétariat international, par les congrès socialistes internationaux
se tenant régulièrement… La Conférence adresse au
prolétariat français l’invitation pressante de débattre les questions
en cause conjointement avec l’organisation politique de la classe
ouvrière de son propre pays, de coopérer au règlement de ces questions
en participant aux congrès socialistes internationaux… »
Seuls
les partis parlementaires étaient autorisés à réfléchir aux problèmes
stratégiques du mouvement ouvrier. Ah, les braves gens !
Malgré le peu d’enthousiasme
de la social-démocratie politique et syndicale, le comité confédéral
décide d’agir sur le plan national en faisant placarder et distribuer
à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires une déclaration
intitulée « Guerre à la guerre » dans laquelle il explique
que la rivalité franco-allemande peut amener à un conflit armé
pouvant se déclencher au moindre incident. « La presse sait
ces choses, poursuit la déclaration, et elle se tait. Pourquoi ?
C’est parce qu’on veut mettre le peuple dans l’obligation de marcher,
prétextant l’honneur national, [et de soutenir une] guerre inévitable
parce que défensive… » Et le texte se conclut par un appel
« à se refuser à la guerre ».
Puis le congrès vote contradictoirement
sur deux textes, un premier des réformistes Keufer, Coupat et
Niel demandant qu’on renoue des relations avec le secrétariat
international et un second de Griffuelhes et de Delesalle qui
propose que les relations soient reprises si les questions litigieuses
sont inscrites à l’ordre du jour. Emile Pouget souhaite ajouter
un paragraphe à ce dernier texte : « Au cas où
le secrétariat international s’y refuserait, le comité confédéral
est invité à entrer en rapports directs avec les centres nationaux
affiliés, en passant par-dessus le secrétariat international. »
La motion ainsi modifiée est adoptée.
Après ces incidents, avec
la lutte pour les huit heures dont Pouget développe largement
le bilan dans la C.G.T., ce furent les relations entre ce qu’il
est convenu d’appeler le syndical et le politique qui firent l’essentiel
des débats.
Les
rapports syndicat-parti
Les trois tendances principales
s’exprimèrent. Victor Renard insista sur ce qu’il considérait
comme des contradictions entre le caractère unitaire du syndicat
et les orientations du syndicalisme révolutionnaire.
« Les ouvriers ont à barrer la route à l’action patronale sur
le terrain politique. Le syndicat ne peut pas tout faire… […]
Que faites-vous lorsque vous votez la grève générale expropriatrice ?
Vous ne respectez pas les opinions du radical. Pas plus que vous
ne respectez les opinions du nationaliste lorsque vous faites
de l’antipatriotisme et de l’antimilitarisme. Ces choses ne peuvent
se faire qu’au groupe politique… Nous, nous divisons le travail.[19] »
Auguste Keufer résuma avec
clarté le débat… et proposa sa solution.
« Ce que veulent les libertaires syndicalistes, ce n’est pas
seulement repousser le parlementarisme pour lui préférer l’action
directe, la pression exercée par les syndicats ; non, leur
but final est de supprimer l’Etat, de faire disparaître tout gouvernement
des personnes, pour confier aux syndicats, aux fédérations, le
gouvernement des choses, la production, la répartition, l’échange,
c’est-à-dire le communisme libertaire intégral.
« Le parti socialiste, au contraire, en attendant l’avènement
final et très éloigné du pur idéal communiste, poursuit la suppression
de la propriété et du patronat, pour instituer l’Etat socialiste-collectiviste,
comme le régulateur du travail et le dispensateur de la richesse,
par la conquête des pouvoirs publics.
« Il y a entre ces deux solutions une opposition, au fond, irréductible
et l’entente ne pourra pas durer longtemps, si elle devait se
produire […] et cela d’autant que les anarchistes accusent à l’avance
l’Etat collectiviste de devenir plus despotique que l’Etat bourgeois. »
Il
exprime ensuite une critique modérée des candidatures ouvrières,
parce qu’elles enlèvent des forces au syndicat et laissent supposer
aux travailleurs que les militants ne s’engagent dans la défense
corporative que pour se sortir du salariat et de la condition
ouvrière. Syndicats et partis doivent mener une action séparée :
« Chacun de ces organismes a son terrain d’action tout indiqué,
délimité ; leur action sera convergente et non commune ni
subordonnée. »
Keufer conclut en déclarant
que la
Confédération doit observer « une neutralité
absolue, non seulement au point de vue politique, mais au point
de vue philosophique, en écartant la propagande libertaire, antimilitariste
et antipatriotique, idées qui sont exclusivement du domaine individuel.
Libre à chacun de les propager ou de les combattre hors des syndicats ».
Nombreux[20] sont
ceux qui répondront tant aux guesdistes qu’aux réformistes, en
particulier Broutchoux, des Mineurs du Nord, qui affirme que le
syndicalisme doit combattre l’Etat parce que ce dernier protège
le capitalisme, que le syndicalisme doit être antimilitariste
parce que l’armée brise les grèves et que devant la « barrière
formée par les baïonnettes, les travailleurs font de l’action
directe. […] Quand les bourgeois nous traitent de brigands, ajoute-t-il,
c’est que nous faisons de la bonne besogne », ou bien Merrheim,
de la Fédération des métaux,
qui accuse les socialistes guesdistes de vouloir faire du syndicat
« un groupement inférieur, incapable d’agir par lui-même ».
« Nous affirmons, au contraire, continue Merrheim, qu’il
est un groupement de lutte intégrale, révolutionnaire, et qu’il
a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter
le “droit nouveau” que nous voulons voir sortir de nos luttes. »
Chacune des tendances a présenté
une motion, dont voici la teneur quasi intégrale pour la parfaite
compréhension des débats.
Motion
réformiste :
« Le congrès considérant :
« Que dans l’intérêt de l’union nécessaire des travailleurs
dans leurs organisations syndicales et fédérales respectives et
pour conserver le caractère exclusivement économique de l’action
syndicale, il y a lieu de bannir toutes discussions et préoccupations
politiques, philosophiques et religieuses au sein de l’organisme
confédéral ;
« Que la C.G.T.,
organe d’union et de coordination de toutes les forces ouvrières,
tout en laissant à ses adhérents entière liberté d’action politique
hors du syndicat, n’a pas plus à devenir un instrument d’agitation
anarchiste et antiparlementaire qu’à établir des rapports officieux
ou officiels permanents ou temporaires avec quelque parti philosophique
ou politique que ce soit ;
« Affirme que l’action parlementaire doit se faire parallèlement
à l’action syndicale, cette double action pouvant contribuer à
la défense des intérêts corporatifs. »
Motion
des socialistes guesdistes : « Considérant
qu’il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour
but d’établir une législation protectrice du travail qui améliorerait
la condition sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi
les moyens de lutte contre la classe capitaliste,
« Le congrès invite les syndiqués à user des moyens qui sont
à leur disposition en dehors de l’organisation syndicale afin
d’empêcher d’arriver au pouvoir législatif les adversaires d’une
législation sociale protectrice des travailleurs ;
« Considérant que des[21] élus du parti socialiste ont toujours
proposé et voté des lois ayant pour objectif l’amélioration de
la condition de la classe ouvrière ainsi que son affranchissement
définitif […],
« Le comité confédéral est invité à s’entendre toutes les fois
que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes,
ou permanentes, avec le conseil national du parti socialiste pour
faire triompher ces principales réformes ouvrières […]. »
Enfin, Griffuelhes présenta
au congrès une contre-motion, qui avait été élaborée la veille
de ce 13 octobre 1906 par lui-même, Delesalle, Merrheim, Niel
et Pouget, ce dernier tenant la plume.
« Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2, constitutif
de la C.G.T. : La C.G.T. groupe, en dehors de toute
école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte
à mener pour la disparition du salariat et du patronat… ;
« Le congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance
de la lutte de classes qui oppose, sur le terrain économique,
les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation
et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre
par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;
« Le congrès précise, par les points suivants, cette affirmation
théorique :
« Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit
la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être
des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates,
telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation
des salaires, etc.
« Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ;
il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que
par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen
d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui
groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de
production et de répartition, base de réorganisation sociale ;
« Le congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et
d’avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la
classe ouvrière et qui fait de tous les travailleurs, quelles
que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques,
un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ;
« Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le congrès
affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors
du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant
à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander,
en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions
qu’il professe au dehors ;
« En ce qui concerne les organisations, le congrès décide qu’afin
que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique
doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations
confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à
se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté,
peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.[22] »
La résolution de Victor Renard
est repoussée par 724 contre, 34 pour et 37 blancs.
Les réformistes se rallient
à la motion de Griffuelhes : Niel demande que sa proposition
soit insérée dans le compte rendu des débats, et le Livre, par
la voix d’un des camarades de Keufer, Jusserand, déclare qu’il
votera la « proposition de Griffuelhes » mais en faisant
des réserves sur la grève générale, parce que la
Fédération du livre « condamne l’intrusion
de toute politique dans les syndicats et au sein de la
C.G.T. ». Prise de position qui incite Pierre
Monatte à lui répondre que son Syndicat des correcteurs, adhérent
de la même fédération, votera la proposition de Griffuelhes « sans
faire aucune réserve ».
L’ordre du jour de Griffuelhes
est adopté par 834 voix pour, 8 contre[23] et 1 blanc. La quasi-unanimité.
C’est le triomphe du syndicalisme révolutionnaire, plus apparent,
hélas ! que réel. Ce résultat donne tout de même une image
de son impact sur les militants du congrès ainsi que de la méfiance
qui entoure les idées de subordination du syndicat au parti défendues
par Jules Guesde et ses camarades.
Les réformistes
de la tendance de Keufer ont refusé de se compter — après
la restriction énoncée par Jusserand à propos de la grève générale,
ils pouvaient sans vergogne considérer que leurs intérêts de tendance
avaient été préservées.
Lutte
de classes, unité et neutralité syndicales
On a souvent dit que la plume
qui avait écrit la résolution d’Amiens était experte. C’était
celle d’Emile Pouget. En six éléments, sont exprimées les idées-forces
qui « permettent d’affirmer […] que la Charte d’Amiens conserve toute sa valeur doctrinale
et que ses principes restent les seuls qui soient de nature à
permettre au syndicalisme son unité et sa vigueur »[24].
« 1. Affirmation d’unité ;
« 2. Affirmation de lutte de classes ;
« 3. Affirmation de la nécessité de la lutte quotidienne dans
le régime actuel ;
« 4. Affirmation de la capacité d’action révolutionnaire des
syndicats et fixation de leur rôle social avant et après la révolution ;
« 5. Affirmation d’autonomie et d’indépendance ;
« 6. Affirmation d’action directe et de neutralité envers les
partis et les groupements philosophiques[25].
« Non seulement la
Charte d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme
vis-à-vis des partis, mais encore elle l’exige du syndiqué dans
le syndicat. Elle déclare très nettement que la qualité de membre
d’un parti ou d’un groupement philosophique ne peut être ni une
cause d’admission privilégiée ni une cause spéciale de radiation
de la part du syndicat. Elle place ainsi le producteur en première
ligne, au-dessus du citoyen, continue Pierre Besnard, mais quelle
que soit […] son évidente clarté, elle ne parvient pas à dissiper
toutes les équivoques[26]. »
Quelles sont donc ces équivoques ?
On peut les résumer en quelques points principaux :
La Charte d’Amiens affirme dans
ses premiers paragraphes une orientation de transformation sociale
et de lutte de classes, basée sur l’organisation fédérative des
salariés, dont l’outil est le syndicat et le moyen la grève générale
expropriatrice considérée comme l’achèvement des tactiques d’action
directe ; cette orientation est gradualiste, articulée sur
une progression cumulative où les luttes partielles sont comprises
comme un entraînement à l’affrontement général et où les améliorations
obtenues par l’action comme une préfiguration de la société à
construire ; elle trouve son origine dans la confiance que
les travailleurs ont de leur force et de leur capacité à déterminer
eux-mêmes une stratégie et des tactiques révolutionnaires ;
en outre, cette stratégie n’est pas introduite de l’extérieur
dans le mouvement syndical, comme le serait un projet dont les
pratiques seraient inhabituelles, étrangères au comportement social
des salariés, le rassemblement solidaire et l’arrêt de travail
étant la forme traditionnelle, quasi immémoriale de défense des
travailleurs.
Les principes
affirmés dans les premiers paragraphes du texte d’Amiens sont
le plus souvent regardés comme l’orientation de toute la
C.G.T. de l’époque — et cela paraît
vrai à l’examen du décompte des voix qui se sont portées sur lui
(834 voix contre 8, 1 blanc et quelques refus de votes)[27] — alors
qu’ils ne sont qu’une formulation acceptée ou défendue par une
partie, certes fort importante, du mouvement syndical d’alors,
composée de militants ouvriers d’origines diverses, anarchistes
plutôt mais aussi socialistes révolutionnaires, notamment allemanistes
ou blanquistes, voire même anciens guesdistes, qui se sont coalisés
pour dynamiser le mouvement syndical compris comme l’authentique
parti du travail. La
formulation syndicaliste révolutionnaire ne concerne en rien les
socialistes qui considèrent que la lutte ouvrière déterminante
passe par le suffrage universel et la conquête parlementaire des
pouvoirs publics ; on peut déduire sans peine des débats
que ces socialistes parlementaires ne supportent qu’avec peine
l’idéologie syndicaliste révolutionnaire, à défaut de pouvoir
l’anéantir ; quant aux réformistes — dont on devine
à lire les interventions qu’ils s’estiment les seuls authentiques
syndicalistes — ils demeurent des pragmatiques sans
finalité de transformation sociale, ils entendent seulement contrarier
les effets nocifs du capitalisme sur les conditions de vie des
travailleurs sans jamais tenter de s’attaquer à ses causes.
La quasi-unanimité
qui se porte sur la
Charte d’Amiens s’explique par l’aspiration à
l’autonomie de l’action et à l’indépendance de la réflexion syndicales,
préoccupations qui sont partagées, à ce moment-là, par la majorité
des syndiqués et des militants. Seuls les guesdistes, en France,
à cette période, récusent le principe d’indépendance du mouvement
syndical : ils proclament avec netteté la supériorité
du parti politique sur le syndicat et réclament, comme conséquence,
un rôle de direction sur ce dernier, en conformité avec leur conception
du socialisme, très influencée par le marxisme de la social-démocratie
allemande. Avant le premier conflit mondial, les théories dirigeantistes
du guesdisme étaient minoritaires tant dans le mouvement syndical
que dans la S.F.I.O.[28] A partir de 1920, et jusqu’à aujourd’hui,
dans le déroulement des faits sinon dans les résolutions de congrès,
le guesdisme a pris une bien longue revanche avec la popularisation
des thèses de Lénine sur le mouvement syndical naturellement « trade-unioniste »,
c’est-à-dire réformiste.
L’accord sur la neutralité
du mouvement syndical exprime une volonté commune de minoriser
dans la Confédération cette
conception de subordination à un groupement extérieur. C’est l’expression
d’une coalition contre un adversaire commun. Parce que les syndicalistes
révolutionnaires comme les réformistes entendent développer leur
politique propre, à l’intérieur de la
Confédération comme sur le terrain social, sans
en référer à la S.F.I.O., non plus qu’à toute
autre organisation, ou en attendre des consignes ou des orientations.
Hors ce rejet, la neutralité proclamée est comprise de manière
complètement différente par les deux tendances.
Pour les syndicalistes révolutionnaires,
il s’agit d’être indépendants des partis et des sectes[29], d’être
insensibles à leurs consignes, et non pas d’être indifférents
aux activités de la société humaine qui ne relèvent pas des questions
professionnelles… Emile Pouget écrit dans la C.G.T.
que la
Confédération est « neutre du point de vue
politique » mais que cette « neutralité affirmée n’implique
point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’ordre
général, d’ordre social ; il n’est nullement question d’un
neutralisme qui réduirait la Confédération à évoluer
dans les cadres d’un corporatisme étroit et à ne rien voir au-delà
des besognes momentanées et restreintes d’une défense professionnelle
s’adaptant à la société capitaliste ».
C’est une critique ouverte
du réformisme syndical. « Ainsi s’éclaire, continue-t‑il,
et se définit la neutralité du syndicalisme français, en face
des problèmes d’ordre général ; sa neutralité n’implique
pas sa passivité. La Confédération n’abdique
devant aucun problème social non plus que politique (en donnant
à ce mot son sens large). Ce qui la distingue des partis démocratiques,
c’est qu’elle ne participe pas à la vie parlementaire :
elle est a-parlementaire, comme elle est a-religieuse, et aussi
comme elle est a-patriotique. Mais son indifférence en matière
parlementaire ne l’empêche pas de réagir contre le gouvernement,
et l’expérience a prouvé l’efficacité de son action, exercée contre
les pouvoirs publics, par pression extérieure. » Quelques
lignes plus haut, il avait déjà précisé que « la fonction
et le but de la
Confédération sont définis par ses statuts :
elle groupe les salariés pour la défense de leurs intérêts moraux,
matériels, économiques et professionnels. Cette définition englobe
toutes les manifestations de la vie humaine. Ainsi, par son acte
constitutif, la
Confédération affirme nettement que son action
n’est pas limitée à l’étroitesse des intérêts purement corporatifs
et que le devenir social ne lui est pas indifférent ».
Toute différente se définit
la conception de la neutralité syndicale dont se réclament les
réformistes. On le comprend sans peine en relisant la motion présentée
par Auguste Keufer, qui récuse qu’on se préoccupe au syndicat
de ce qui n’est pas le professionnel[30]. Ces
deux visions de la neutralité syndicale, en particulier pour ce
qui concerne la partie propositionnelle de chacun des programmes,
sont évidemment antagoniques.
Emile Pouget et Victor Griffuelhes
craignaient sans doute qu’une confusion s’installe dans la C.G.T.
et parmi les travailleurs — et ils insérèrent dans leur
texte une déclaration sur la lutte de classes « qui oppose
les travailleurs en révolte contre les formes d’exploitation et
d’oppression mises […] en œuvre par la classe capitaliste contre
la classe ouvrière », affirmation qui rend tout à fait incongrue
la conception réformiste de la neutralité. La
C.G.T. de 1906 était neutre à l’égard des partis
politiques, elle n’était pas neutre face à l’exploitation !
Cette idée de la
neutralité syndicale, concernant les individus ou les organisations,
si mal comprise dans la
C.G.T. d’aujourd’hui, est l’expression d’une
volonté de maintenir l’unité organique de la
Confédération malgré la pluralité politique de
ses composantes. Il importe, en effet, de toujours avoir à l’esprit,
lorsqu’on raisonne sur le mouvement syndical français d’avant
la Première
Guerre mondiale, la préoccupation permanente
qui habitait le plus grand nombre de militants syndicalistes,
révolutionnaires ou réformistes, à savoir préserver l’unité organique.
La C.G.T. s’était construite, pour
une part importante, en réaction contre la division et les chicanes
qui déchiraient les diverses chapelles socialistes. Le syndicat
avait permis l’unité ouvrière, synonyme de puissance et de dynamisme.
L’unité était indispensable pour continuer à fédérer toujours
plus de syndicats et accroître ainsi la force de la classe ouvrière
organisée.
Si les syndicalistes révolutionnaires ont rassemblé d’abord des minorités,
en référence à l’article premier qui déclare que la Confédération rassemble
les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition
du patronat et du salariat, ils n’ont pas, pour autant, refusé
les masses lorsqu’elles étaient présentes. Le Syndicat des maçons
de Paris a réuni 15 000 à 17 000 syndiqués, celui des
terrassiers, 10 000, et des syndicats groupaient quelquefois
des pourcentages importants de travailleurs, comme celui des tanneurs
de Fougères, avec 80 à 90 % des ouvriers. En 1912, la C.G.T. groupait à peu près 600 000
travailleurs. La progression a été la suivante : Congrès
de Montpellier, 1902, 100 000 syndiqués ; Congrès
de Bourges, 1904, 132 000 ; celui d’Amiens, 1906, 300 000 ;
celui de Marseille, 1908, 400 000. En dix ans, de 1902
à 1912, la C.G.T. a multiplié ses effectifs
par 6.
Outre ces considérations d’efficacité
immédiate, rappelons également que pour les syndicalistes révolutionnaires,
le mouvement syndical était l’embryon de la société socialiste.
Pouget déclare, dans la C.G.T., que l’objectif du syndicalisme est
d’ » absorber » l’Etat, après l’avoir « brisé »,
réduit « à zéro », en « transportant dans les organismes
syndicaux les quelques fonctions utiles qui font illusion sur
sa valeur » et en supprimant les autres. Une telle conception,
où le mouvement syndical, en résumant à l’extrême, deviendrait
dans l’avenir l’organisation publique, implique la plus grande
unité organique possible.
Enfin, la neutralité affirmée
permettait de pouvoir appliquer cet autre principe du syndicalisme
de la C.G.T. : le syndicat
est le groupement essentiel ; tous peuvent y adhérer et tous
les militants, de quelque bord qu’ils soient, ont le devoir de
s’affilier au mouvement syndical.
La Charte d’Amiens ne résume pas
le syndicalisme révolutionnaire
La Charte
d’Amiens a codifié, après avoir rappelé quelques principes, une
sorte de règle de conduite à l’intérieur de la
C.G.T. C’est un texte sur les rapports syndicat-parti,
qui définit les relations entre des groupements qui exercent leurs
activités parmi la classe laborieuse, en conclusion d’un débat
à l’ordre du jour d’un congrès syndical. Il apparaît également
très important de prendre note que cette résolution et les règles
de fonctionnement qu’elle proposait, en conclusion des déclarations
sur la nature et les objectifs de l’organisation, s’adressaient
aussi, et peut-être surtout, aux militants confédéraux eux-mêmes.
Il n’est pas exclu de penser, sur le fond des questions posées
et en dernière analyse, comme on dit, que ce document de congrès
était presque un texte interne, qui tentait d’établir une cohabitation
moins conflictuelle entre les militants, qui recherchait la pacification
des luttes de tendances déchirant les rangs de la Confédération — entre
ceux qui voulaient que le syndicalisme fût seulement un instrument
d’amélioration sociale et ceux qui aspiraient à ce qu’il demeurât
en priorité un outil de transformation sociale, ainsi qu’entre
ceux qui pensaient que la conquête parlementaire des pouvoirs
publics était la voie du socialisme et ceux qui jugeaient qu’une
telle stratégie ne pouvait avoir d’autre issue que le renforcement
matériel et moral du capitalisme.
Si chacun joue le jeu, si
chaque militant et chaque syndicat appliquent la lettre et l’esprit
des recommandations d’Amiens, l’unité organique peut se maintenir
entre les diverses tendances du mouvement syndical, tel est le
message que voulait faire passer, sans doute, les rédacteurs de
la Charte. Moins de lutte
de tendances, plus de lutte de classes !
Par la suite, la Charte est devenue bien plus
que ce code de bonne conduite entre militants de sensibilités
différentes, elle devint une référence comprise presque comme
une refondation de la Confédération — elle
allait, pour nombre de militants, résumer le syndicalisme révolutionnaire[31] et
surtout symboliser l’indépendance syndicale. L’action directe
et la grève générale devinrent progressivement des rappels rituels,
une sorte de coup de chapeau aux ancêtres fondateurs avant d’être
systématiquement combattues par la direction proche du P.C.F.
d’après la Seconde Guerre mondiale.
Le texte d’Amiens ne résumait
pas le syndicalisme révolutionnaire et son programme, ce n’était
pas là son objet. Dans ce programme, la
Charte d’Amiens a sélectionné quelques éléments,
théoriques comme la lutte de classes, pratiques comme l’indépendance
ou la neutralité. Lorsque sa formulation apparut, à tort, comme
un résumé synthétique sur lequel on fabriqua d’innombrables textes
d’explication et de formation, on négligea, on oublia même ses
autres éléments. Pas un mot dans la Charte à propos de la lutte
contre l’Etat et de la dénonciation contre ceux qui prétendent
qu’il peut devenir un instrument de libération, rien non plus
concernant les analyses à produire à l’encontre des partis politiques
et des illusions parlementaires.
Louis Niel, lors des débats
du Congrès d’Amiens, avait demandé que les anarchistes « cessent
leur guerre contre les socialistes », c’est-à-dire que les
anarchosyndicalistes arrêtent de s’opposer à la stratégie de conquête
des pouvoirs publics par les élections et aux organisations qui
s’en faisaient les propagandistes.
Au nom de l’unité, et de la
force potentielle que le maintien de cette unité recelait, les
libertaires syndicalistes et leurs alliés acceptèrent de modérer
leurs critiques à ce propos. Et nombre de socialistes parlementaires
jugèrent la Charte comme l’expression
d’un recul des anarchosyndicalistes. « Les anarchistes qui
prédominent à la C.G.T. ont consenti à se mettre
une muselière », déclare Victor Renard au congrès socialiste
de Limoges un mois après le congrès confédéral d’Amiens. Quant
à Edouard Vaillant, il souligne à ce même congrès que [la neutralité
votée à Amiens] constitue une victoire sur les anarchistes. La
lutte de tendances ne s’éteignit pas, elle prit une autre tournure.
Les
thèmes négligés
du syndicalisme révolutionnaire
Nous avons réuni ci-dessous,
à l’aide de quelques citations de Pouget, quelques-uns de ces
thèmes, peu à peu oubliés, du syndicalisme révolutionnaire.
« La Confédération, commence
Pouget dans la C.G.T., s’identifie […] avec l’idéal posé
par toutes les écoles de philosophie sociale » ; elle
formulait cet idéal « expurgé de toutes les superfétations
doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour
n’en conserver que l’essence ». L’objectif de Pouget et de
ses camarades était que le syndicalisme révolutionnaire — l’idée — et
la Confédération générale
du travail — le moyen — réalisent dans l’activité
effective une sorte de synthèse des débats et des expériences
du mouvement ouvrier depuis son origine, résolvent, dépassent
les antagonismes doctrinaux, corporatifs, personnels par la lutte
solidaire commune. Tel est le sens qu’il faut donner à l’idée
que la C.G.T.
est le parti du travail.
« Le syndicalisme, continue-t-il,
sans se manifester par une participation directe à la vie parlementaire,
n’en a pas moins pour objet de ruiner l’Etat moderne, de le briser,
de l’absorber. […] La lutte contre les pouvoirs publics n’est
pas menée sur le terrain parlementaire […] parce que le syndicalisme
ne vise pas à une simple modification du personnel gouvernemental »,
à la différence des partis socialistes du passé et du présent,
ajouterons-nous.
La révolte décisive, la grève
générale, sera « concomitante à la prise de l’outillage social
et à une réorganisation sur le plan communiste, effectuées par
les cellules sociales que sont les syndicats. […] Les organismes
corporatifs devenus les foyers de la vie nouvelle disloqueront
et ruineront ces foyers de l’ancienne société que sont l’Etat
et les municipalités ».
Le mouvement syndical, le
parti du travail, « se différencie […] des autres partis »
en groupant ceux qui travaillent « contre ceux qui vivent
d’exploitation humaine » ; il coordonne « des intérêts
et non des opinions », alors que les autres partis amalgament,
selon la similitude des opinions, des « exploiteurs et des
exploités ». « Cette anomalie n’est pas particulière
aux partis démocratiques bourgeois. Elle est aussi la tare des
partis socialistes qui, une fois engagés sur la pente glissante
du parlementarisme, en arrivent à dépouiller les caractéristiques
du socialisme et à n’être plus que des partis démocratiques, d’allure
simplement plus accentuée. »
On a beaucoup déformé et critiqué cette position des syndicalistes
révolutionnaires, en la qualifiant de sectaire, d’ouvriériste,
de réductrice. C’est un des dénigrements les plus acerbes des
militants du P.C.F. contre la vieille C.G.T., qui répètent à l’envi
que les salariés ne doivent pas s’isoler d’alliés possibles parmi
les couches non salariées. L’objectif des syndicalistes révolutionnaires
n’était ni sectaire ni réducteur. Ils entendaient que les travailleurs
en chair et en os aient la maîtrise de leur organisation, de leur
parti du travail, et que ce dernier ne devienne pas le porte-parole
d’autres intérêts que les leurs ou bien encore le marchepied d’aventuriers
politiques, dont la figure la plus marquante vers 1900 fut celle
d’Aristide Briand. Ils voulaient faire en sorte qu’au sein des
syndicats les travailleurs, souvent placés en situation de subordination
dans leur travail et manipulés de diverses manières par les organes
de communication de la classe dirigeante, puissent faire entre
eux, à égalité de culture et de référence, leur apprentissage
de l’activité sociale collective, de la vie publique. Il s’agissait
d’une tentative de donner naissance — par le débat,
la prise de décision collective, l’analyse des actions et la confrontation — à
une authentique pensée ouvrière. Pour atteindre ce but, ou s’en
approcher, la structure de l’organisation devait neutraliser les
politiciens professionnels beaux parleurs et les théoriciens en
quête de troupes fraîches. C’est en Espagne, au sein de la C.N.T., que cette démarche pédagogique
eut les meilleurs résultats, en engendrant plusieurs générations
de militants ouvriers capables tout à la fois d’organiser des
luttes d’une grande efficacité et, le moment venu, de gérer les
régions où le putsch des militaires fascistes avait été écrasé.
La direction actuelle de la
C.G.T. combat en permanence ce souvenir parce
qu’il est en contradiction avec le dogme léniniste — qui
prétend que les travailleurs ne peuvent atteindre seuls la conscience
socialiste révolutionnaire, que pour cela ils ont besoin du parti,
considéré comme intellectuel collectif — et avec les
intérêts du P.C.F. qui cherche à gagner des électeurs dans toutes
les classes sociales.
La démocratie, même la plus
radicale, poursuivaient les syndicalistes révolutionnaires, le
suffrage universel[32], la
représentation parlementaire, les municipalités, etc., n’ont pas
d’influence sur l’état de la société de classes, la société marchande,
sur le régime de la propriété industrielle et commerciale. C’est
une croyance sans fondement de penser que la démocratie politique
moderne peut changer quoi que ce soit de la structure de la société
actuelle, quoi que ce soit dans les rapports qui subordonnent
le travailleur au patron et au dirigeant.
Pourtant, sans utiliser les
moyens de la démocratie politique, le syndicalisme révolutionnaire
n’est pas « indifférent à la forme du pouvoir, continue Pouget ;
il le veut moins oppressif, le moins possible, et il travaille
en ce sens par une action sociale qui, pour se manifester du dehors
[du Parlement], n’en est pas moins efficace. A la tactique de
pénétration, [il] préfère la tactique de la pression extérieure
qui dresse le prolétariat en bloc de « classe » sur
le terrain économique ».
Enfin, parmi les thèmes du
syndicalisme révolutionnaire qui furent peu à peu oubliés, on
trouve aussi l’idée rappelée par Merrheim, au cours des débats
d’Amiens, et de pure tradition proudhonienne, selon laquelle le
syndicalisme a pour objet, entre autres, de briser la légalité
actuelle et de donner naissance à un droit nouveau, de préparer
le code de régulation de la société du travail émancipé.
L’autonomie et la souveraineté
des organismes de base de l’édifice social, la double structure
territoriale et professionnelle, les liens fédératifs qui se créent
entre les parties constitutives élaborent la pratique et le droit,
basés sur l’exigence de la liberté et de la justice, du monde
nouveau, en face de l’Etat bourgeois centralisé et son droit de
défense des propriétaires. Entre les éléments du mouvement syndical
fédératif se tissent également des procédures juridiques de concertation,
de débats, de prises de décision, de règlement des contestations
conçues selon un autre modèle que la tradition centraliste régalienne
et jacobine.
Malheureusement, cette préoccupation
fut oubliée quasi totalement par les générations suivantes de
militants, qui pensaient que le modèle soviétique — ou
le cadre juridique bourgeois s’agissant des réformistes — avait
déjà réglé ce genre de problèmes. Comme on le sait maintenant,
il n’en était rien. Les bolcheviques ne conçurent leur dictature
qu’en termes d’utilisation de la force policière ou militaire.
En dehors de la préservation de leur pouvoir, de leur rôle dirigeant, plus exactement du pouvoir
discrétionnaire du Politburo et du Secrétaire général, ils n’avaient
rigoureusement aucune idée en matière de relations juridiques
socialistes, aucune conception du droit et des garanties juridiques
pour les citoyens ou les parties constitutives de l’Union, les
soviets, les régions, les républiques[33]. Lorsqu’il
devint utile, sur le plan international, de présenter un corpus
juridique, un habillage inspiré du droit bourgeois fut élaboré,
jamais appliqué dans les faits, alors que demeurait comme seule
régulation la volonté de la direction du parti relayée par les
« organes » d’exécution.
Un
syndicalisme
révolutionnaire atténué
Il serait sans doute paradoxal
d’affirmer qu’à partir du Congrès d’Amiens s’est refondé au sein
de la C.G.T. un syndicalisme révolutionnaire
atténué — alors que, dans le même temps, tous les publicistes
célébraient ce congrès comme une victoire de ce même syndicalisme
révolutionnaire. Pourtant, la recherche de l’unité avec les réformistes
et les parlementaires émoussa progressivement, dès cet instant,
son tranchant.
La C.G.T.,
avec son idéologie de lutte de classes, son fonctionnement fédéraliste
et la Charte d’Amiens comme règlement
intérieur, tentative de créer une organisation unique pour la
classe laborieuse, ne pouvait être unitaire qu’à la condition
que chacun se conformât à cette orientation. C’est-à-dire qu’il
aurait été nécessaire que les partisans de la stratégie électorale
abandonnent dans le mouvement syndical la lutte pour convaincre
les ouvriers de voter pour eux. Il aurait été tout autant indispensable
que les réformistes ne recherchent pas avant tout l’entente avec
les pouvoirs publics et le patronat. C’était espérer que les militants
de tous les courants joueraient loyalement le jeu du syndicat,
parce qu’ils le jugeaient « le groupement essentiel »,
avis que tous ne partageaient pas.
L’esprit de la Charte d’Amiens ne pouvait
être opératoire qu’à la condition que les syndicalistes révolutionnaires
conservent les postes de responsabilité de la Confédération.
Pierre Besnard tirait les enseignements suivants de l’abandon des
principes unitaires du document d’Amiens :
« Dès qu’on a cessé de reconnaître que la lutte de classes est
un fait indéniable, pour pratiquer ou tenter de pratiquer la collaboration
continue du Travail et du Capital par en haut, on a créé une tendance
qui ne permettait plus à la
C.G.T. de grouper en son sein, en dehors de toute
école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte
à mener pour la disparition du patronat et du salariat. Une partie
d’entre eux en étaient exclue idéologiquement, moralement. […]
Il ne faut pas chercher ailleurs la cause de la première scission[34].
« La confiance mise par la C.G.T. dans la démocratie et l’Etat bourgeois, pendant
et après la guerre[35], pour
réaliser une partie du programme syndicaliste était en opposition
flagrante avec la
Charte d’Amiens, qui rompait publiquement avec
cette démocratie et son Etat et n’attendait rien que de l’action
directe des travailleurs.
« Il y a d’autres causes, mais celle-ci est l’essentielle. […]
Le premier divorce des fractions de la C.G.T. vient de là et non d’ailleurs. Il était inévitable,
parce que les principes
fondamentaux d’un mouvement sont au-dessus de la loi de la majorité
et qu’ils doivent y demeurer[36]…
« Lorsque le rôle révolutionnaire du syndicalisme, sa valeur
revendicative, son indépendance, son autonomie fonctionnelle,
sa capacité d’action furent contestés par un parti et ses adeptes
qui voulaient que le syndicalisme rompît sa neutralité en faveur
de ce parti jusqu’à en devenir l’appendice, contrairement d’ailleurs
à ce qu’affirmait Karl Marx lui-même à Genève en 1866, la deuxième
scission[37], déjà
en germe lors de la première, se produisit.
« A ce moment, la
C.G.T.U., pas plus que la C.G.T., ne pouvait plus grouper dans son sein, en
dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients
de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat.
[…] Et ce fut la seconde scission, parce que, une fois encore,
les principes fondamentaux du syndicalisme cessaient d’être respectés
et qu’ils ne pouvaient être modifiés par une majorité inspirée
extérieurement par le parti communiste. Il en eût été de même,
s’il se fut agi d’un autre parti ou d’un groupement philosophique.
« On peut donc dire, aujourd’hui, que les principes d’Amiens
sont niés, dans leur intégralité, soit par l’une, soit par l’autre
C.G.T. Faut-il en conclure que l’unité est à tout jamais impossible ?
Peut-être, hélas ! si on continue de tels errements.[38] »
Notre lecteur trouvera peut-être
ces commentaires sur le texte d’Amiens bien longs ou trop érudits.
Pourtant, la compréhension de ce document ainsi que des objectifs
de ses rédacteurs et de ses partisans est indispensable pour celui
qui veut voir dans l’histoire de la
C.G.T. et du mouvement syndical français autre
chose que des débats abscons suivis de scissions à répétition.
Les syndicalistes révolutionnaires,
libertaires pour leur plus grand nombre avec Emile Pouget comme
porte-parole principal, mais aussi socialistes révolutionnaires
tel Griffuelhes, construisirent, au commencement du siècle, au
prix de compromis non négligeables, un édifice conceptuel permettant
effectivement l’unité des organisations de salariés ; l’unité,
avec son cortège de polémiques, mais aussi de luttes exemplaires
et glorieuses, fut opératoire tant qu’ils demeurèrent aux commandes
de l’organisme confédéré. C’est leur honneur, et ils sont notre
fierté.
Fritz Brupbacher[39] rencontra,
dans les premiers mois de 1906, lors d’une visite en France, les
syndicalistes révolutionnaires :
« Une véritable différence de nature distinguait ces leaders
ouvriers de ceux de Suisse et d’Allemagne. C’étaient des chefs
de guerre marchant devant leurs troupes, tandis que les autres
se traînaient derrière les masses […]. Les syndicalistes révolutionnaires
voyaient au contraire leur devoir dans un effort ayant toujours
pour but d’entraîner les ouvriers ; ils avaient le constant
souci d’éveiller, dans les masses, le diable qu’elles pouvaient
avoir dans le corps, tandis que les nôtres ne concevaient pas
de plus noble tâche que de faire entrer dans leurs caisses syndicales
le plus d’argent possible et de l’y conserver jalousement. […]
Les leaders syndicalistes français se sentaient, eux, les camarades
de tous les ouvriers, et les nôtres les tuteurs de la masse, qu’ils
regardaient de haut comme un fonctionnaire de l’assistance un
misérable orphelin…
« Avec beaucoup d’intelligence, Griffuelhes me dit :
« Il faut que nous tâtions le pouls aux ouvriers ; il
ne faut pas que nous leur demandions un effort supérieur à celui
que leur cœur peut fournir. Mais tout l’effort qu’ils peuvent
fournir, il faut que nous le leur demandions. »
Après la grève de Draveil
et les événements sanglants de Villeneuve-Saint-Georges, en 1908,
Pouget fut incarcéré à la prison de Corbeil sous l’inculpation
de « rébellion, violence et coups envers les agents de l’autorité »,
mais rien de tout cela ne ne put être prouvé.
Au cours d’une grève du bâtiment à Draveil-Vigneux, non loin de Paris,
dans la matinée du 2 juin 1908, des gendarmes blessèrent, d’un
coup de revolver, un gréviste au bras. L’après-midi du même jour,
des grévistes furent de nouveau attaqués par des gendarmes qui
prétendaient, toujours les mêmes mensonges, que le blessé les
avait agressés ; des coups de feu furent tirés dans une salle
de réunion et plusieurs personnes furent blessées ; puis,
à court de munitions, les gendarmes agresseurs s’enfuirent sous
les pierres et les quolibets.
Quelques jours plus tard, une manifestation, convoquée par la C.G.T. en solidarité avec les
victimes de Draveil-Vigneux, se dirigeait vers Villeneuve-Saint-Georges
au chant de l’Internationale quand elle fut chargée par un régiment
de cuirassiers et de dragons : quatre morts et plusieurs
dizaines de blessés. Le gouvernement fit arrêter douze responsables
de la C.G.T.
Basly, député du Nord, celui-là même contre qui Broutchoux avait
constitué le Jeune Syndicat des mineurs, écrivit dans le journal
socialiste le Réveil du Nord : « Nous
n’hésitons pas à nous dégager une fois de plus de la poignée d’anarchistes
qui, sous le prétexte insensé de préparer pour demain la Révolution sanglante définitive,
poussent les ouvriers aux pires folies, à l’émeute comme à Draveil… »
Peu après son retour à la
liberté, Pouget démissionnera de sa responsabilité syndicale ;
il était parmi les membres du comité confédéral les plus âgés
et il commençait à souffrir de la maladie de cœur dont il mourra.
En 1909, Pouget et la tendance
syndicaliste révolutionnaire lancèrent un quotidien, la Révolution,
qui parut durant cinquante-six numéros. Cet échec découragea
Pouget. « A la longue, écrira Paul Delesalle à son propos,
la lutte telle qu’il la concevait use quelque peu son homme… »
Pouget se retira à Lozère,
en Seine-et-Oise, et vécut à l’écart du mouvement ; il ne
revoyait que quelques amis ; il y mourut le 21 juillet 1931.
Griffuelhes, quant à lui,
démissionna, en février 1909, à la suite d’une « affaire »
qu’on avait montée contre lui.
« Expulsée de la
Bourse du travail parisienne en 1905, la C.G.T. […] put acheter, grâce
à un prêt de Robert Louzon, l’immeuble situé 33, rue de la Grange-aux-Belles au nom
de la « Société Victor Griffuelhes et Compagnie ». Un
« trou » avait été opéré, pour ce faire, dans la comptabilité
du trésorier Levy alors en prison. Lorsqu’il sortit en avril 1908,
une coalition se constitua autour de lui, faite de réformistes
et de révolutionnaires mécontents, qui furent les instruments,
conscients ou non, du gouvernement Briand[40]. Griffuelhes,
voyant son autorité contestée, démissionna […]. Dès lors, il limita
son action syndicale au journalisme et c’est ainsi qu’il fut l’un
des fondateurs de la Bataille syndicaliste, en
1911.
« Durant la guerre, sa germanophobie et le blanquisme de ses
origines contribuèrent à le faire se rallier à un certain défensisme
puis sa position se nuança et, au lendemain de la révolution russe
de 1917, il retrouva un certain optimisme révolutionnaire, fit
le voyage en Russie en 1918 et se lia avec les comités syndicalistes
révolutionnaires. Début 1922 toutefois, sa mauvaise santé le contraignit
à se retirer à Saclas (Seine-et-Oise) chez son vieil ami Garnery
où il mourut le 30 juin[41]. »
Le syndicalisme révolutionnaire,
parti du travail
Le point de vue que développe
Emile Pouget dans le second texte que la C.N.T. propose à la réflexion
de ses adhérents, de ses sympathisants et, plus largement, de
tous les travailleurs et les militants, le
Parti du travail, bien qu’il soit dérangeant pour les idées
reçues, représente sans doute une des meilleures approches du
syndicalisme révolutionnaire. En particulier, parce qu’il souligne
avec force et insistance que l’objectif des militants et des organisations
syndicalistes révolutionnaires ne se réduit pas à promouvoir des
revendications et à rechercher l’amélioration des conditions de
vie des salariés, cette part de leur activité, au demeurant indispensable,
ne représentant qu’un premier volet de leur programme. Le but,
la finalité du syndicalisme révolutionnaire est la transformation
de la société, l’abolition de la division de l’humanité en classes
antagonistes.
Le syndicalisme révolutionnaire
prend une position en regard de ce problème des inégalités sociales
et des groupes sociaux en conflits, il se préoccupe de la société
humaine tout entière, c’est-à-dire qu’il fait de la politique,
« en donnant à ce mot son sens large », comme dit Emile
Pouget. Il n’est pas osé de prétendre que le syndicalisme révolutionnaire
est une des plus pertinentes tentatives de donner naissance à
une authentique politique ouvrière ou plutôt, afin de s’exprimer
le plus clairement possible, d’élaborer une politique qui prenne
réellement en compte les intérêts matériels et moraux des êtres
humains soumis à un état de dépendance par le système économique
actuel : en premier lieu, les salariés de l’industrie,
du commerce, des services et les personnes privées d’emploi parce
que l’organisation économique actuelle ne peut leur en fournir,
mais aussi les artisans, les petits agriculteurs réduits à une
condition de quasi-servage par le système bancaire, les paysans
sans terre des pays de grande propriété ou ceux qui sont expulsés
de leur lopin par la capitalisation de l’agriculture dans les
pays du Sud. « Tout individu qui vit exclusivement de son
travail, qui n’exploite personne […], l’ouvrier de l’industrie
ou de la terre, l’artisan des villes ou des champs — qu’il
travaille ou non avec sa famille — l’employé, le fonctionnaire,
le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain,
l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail »,
comme le définit Pierre Besnard, partagent la même caractéristique
de ne percevoir de rémunération, sous des formes diverses, qu’en
contrepartie d’un travail fourni à la société. Cette analogie
des situations permet de coaliser ces intérêts et ces destins
communs.
Se différencient d’eux les
individus qui, partiellement ou totalement, vivent du travail
de leurs semblables — en prélevant, pour leur usage
personnel ou pour renforcer leur patrimoine, des signes monétaires
lors de la commercialisation des produits fabriqués par les individus
du premier groupe. Ils appartiennent à l’autre classe, au capitalisme,
et occupent, pour la plupart, des positions dominantes dans la
société humaine.
Dans les pays développés,
la forme principale du prélèvement des groupes dominants est le
profit, comme la situation la plus développée de la rémunération
de la force de travail est le salaire, et la répartition inégalitaire
de la vente de la production s’opère entre les propriétaires du
capital et les salariés. Le couple profit-salaire est la cause
principale de l’inégalité de la société moderne, même si perdurent
encore dans les régions peu développées des formes d’exploitation
précapitalistes.
L’affirmation qui consiste
à prétendre que les classes sociales — et l’opposition
d’intérêts qui les fait parfois s’affronter — sont en
voie de disparition dans la société dite « postindustrielle »,
par exemple parce que le pourcentage d’ouvriers industriels, les
blue collars, se réduit
progressivement ou encore parce que s’est constituée une middle
class à la fonction de production ou d’administration et au
statut salarié mais au mode de vie et aux aspirations proches
des possédants ou de la petite bourgeoisie, ne tient aucun compte
de l’existence bien réelle des modes antagoniques de rémunérations
constitutifs du capitalisme ; ce n’est qu’une contre-vérité
propagandiste. Il y a tout lieu de penser, au contraire, que les
classes sociales fondamentales du capitalisme perdureront tant
que ce dernier existera, même si leur forme historique se modifie ;
quant aux affrontements sociaux, leur acuité sera fonction du
degré de résistance que rencontreront les volontés patronales
et managériales, et les sujets de révolte ne manqueront pas avec
le développement continu de l’économie de marché et la réalisation
progressive d’une zone unique de production et de vente à l’échelle
de la planète.
La différence de statut générée
par les situations contradictoires de salariés ou de propriétaires
de parts du capital est la source de la plupart des inégalités
actuelles de la condition humaine : ces inégalités
sont perceptibles dans la culture et la formation professionnelle,
le développement personnel, la liberté individuelle, la sûreté,
le lieu de vie, les disponibilités que l’individu peut accorder
à sa famille, à ses enfants, à ses amis, ou dans ses possibilités
d’accéder aux soins médicaux, dans sa longévité même…
La réapparition dans les nations industrialisées, depuis maintenant
près de vingt ans, d’un chômage de masse — un nombre
important de personnes, 10 à 20 %, parfois plus, de la population
active, privées d’emploi et de salaire — doit se percevoir
comme un moyen de perpétuer la société de classes, le patronat
et le salariat, aussi paradoxale que puisse apparaître une telle
affirmation. Toutes les sociétés hiérarchisées et inégalitaires
de l’histoire ont contraint une partie de leur population à vivre — si
l’on ose employer un tel mot pour décrire de si grandes précarités — tout
à la fois dans un état de grand dénuement matériel et moral et
sans statut social ou, à tout le moins, avec un statut très infériorisé.
La situation que vivaient les esclaves des mines et des moulins
à Rome, ou bien les hors-castes de la société indienne traditionnelle,
ou encore les mendiants de la féodalité ou les galériens du prétendu
Grand Siècle, sans oublier les zeks
de l’ex-monde du pseudo-socialisme soviétique, et qu’endurent
aujourd’hui les S.D.F. et autres homeless de l’Occident, a pour mission
d’effrayer les autres. Ce qu’il est convenu de nommer le peuple,
la racaille que fustigeait ce grand bourgeois de Voltaire, ceux
qui ne sont ni patriciens, ni barons, ni brahmanes ou kshatriyas,
ni patrons ou hauts fonctionnaires ou hommes d’Etat — il
importe de leur montrer que si difficile ou fastidieuse que soient
la condition du paysan attaché à la glèbe ou celle du salarié
condamné au métro-boulot-dodo, existe un sort bien pire encore,
et gare à la dégringolade si on n’est pas suffisamment sages !
Il s’agit aujourd’hui de la création bien terrestre d’un enfer d’indigence
et d’humiliations, reflet laïc et moderne de la géhenne chrétienne
de jadis, dans lequel des damnés sont réduits à la misère et au
malheur. Et cet abîme, on le montre à tous, aux inconscients-bienheureux
comme aux mécontents-pécheurs du monde du Bon Dieu Marchandise,
pour leur édification !
Qui serait assez crédule pour penser que ceux qui utilisent cette
situation comme repoussoir, après en avoir favorisé la venue,
pourraient tenter quoi que ce soit, dans les faits, dans le réel,
pour favoriser le retour du plein emploi et par là même se priver
de ce terrible moyen de pression sur les non-possesseurs de parts
du capital ? Ces derniers, pour obtenir quelque progrès en
cette question, devront l’arracher de vive force !
Produit de la révolte contre
cette inégalité et moyen de la combattre, le syndicalisme révolutionnaire,
en tentant d’organiser les personnes soumises au salariat comme
celles qui en sont exclues, entend tout à la fois réaliser des
améliorations immédiates et abolir les conditions qui rendent
cette inégalité possible. Mais il n’est pas le seul groupement
à avoir cette prétention.
En quoi le syndicalisme révolutionnaire
est-il différent de tous les autres organismes qui se réclament
des mêmes buts, en particulier les partis socialistes et communistes ?
Son originalité
réside autant dans son type de recrutement que dans les moyens
qu’il propose de mettre en œuvre.
Quelle politique pour
le parti du travail ?
Le mouvement syndicaliste
révolutionnaire, parti du travail, n’aspire à organiser dans ses
rangs, comme l’affirme de nombreuses fois Emile Pouget, que des
travailleurs manuels et intellectuels en activité, en chômage
ou en retraite, à la différence des autres organisations, les
partis politiques traditionnels, quelle que soit leur idéologie — il
est, selon l’expression de Pierre Besnard, une organisation de
classe dans son sens le plus pur.
C’est durant le XIXe siècle que, peu à peu, au cours
des bouleversements politiques — en France à partir
de juin 1848, avec les événements de l’Empire et de la Commune ; en Allemagne,
avec la constitution de groupes lassalliens et marxistes après
l’échec de la révolution allemande de 1848 ; en Angleterre
avec le chartisme et le trade-unionisme — que s’est
forgée la conviction que les salariés, à l’époque surtout composés
d’ouvriers manuels, devaient constituer des organisations indépendantes
des groupes et des partis de gauche, démocrates ou républicains[42], dont
l’idéologie n’était pas socialiste en ce sens qu’ils ne répudiaient
pas la propriété privée de l’appareil économique. Les syndicalistes
révolutionnaires poussèrent ce principe de séparation des classes
jusqu’ à sa conclusion ultime.
Les diverses sections de l’Association internationale des travailleurs
ont été la première tentative de quelque ampleur de se séparer,
d’un point de vue physique comme d’une manière conceptuelle, des
organisations de la bourgeoisie de gauche en créant des groupes
de salariés[43] et
des fédérations ouvrières qui tentèrent de formuler des programmes
politiques. Le préambule des statuts de l’Internationale est parfaitement
clair à ce propos :
« Considérant que l’émancipation des travailleurs doit être
l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; que les efforts des
travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre
à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous
les mêmes droits et les mêmes devoirs ;
« Que l’assujettissement du travailleur au capital est le source
de toute servitude : politique, morale et matérielle ;
« Que, pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs
est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;
[…]
« Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème
simplement local ou national, qu’au contraire ce problème intéresse
toutes les nations civilisées…[44] »
Il
n’est pas inutile d’attirer l’attention du lecteur sur le caractère
spécifique de cette « scission », de cette séparation
d’avec la démocratie bourgeoise, dans chacune des cultures nationales.
En France, par exemple, les événements du XIXe siècle, au
cours desquels la bourgeoisie libérale n’hésita pas à employer
des moyens révolutionnaires pour réaliser ses objectifs, de la
révolution de 1830 à la création de la IIIe République, ont accrédité,
de manière durable, l’idée d’une possibilité d’alliance progressiste
entre les classes sociales. Et il a été très difficile de rompre
avec cette bourgeoisie révolutionnaire :
« Comment refuser ce qualificatif à une classe qui de 1789 à
1848 a déclenché trois révolutions ?
Avec l’aide du peuple, il est vrai. Mais justement, du fait de
ce front révolutionnaire réalisé à trois reprises en un demi-siècle,
le modèle politique dominant des couches populaires en France
est celui de l’union de la gauche. Il faudrait même dire “représentation
politique dominante”, tellement la figure de cette coalition,
sous le nom de tiers état en 1789, de parti du National
en 1830, de parti des démocrates sociaux en 1849, de Bloc
des gauches aux beaux temps de la troisième République, de Front
populaire en 1936, de programme commun en 1972, s’impose à la
conscience populaire. […] Il s’agit toujours d’une alliance politique
des diverses couches populaires (ouvriers, petits paysans, artisans,
petits-bourgeois) avec une partie de la bourgeoisie, qualifiée
de progressiste ou d’éclairée pour la circonstance, sous la direction
des intellectuels. Le programme commun de 1972 ressemble comme
un frère à celui des “démoc. soc.” de 1849, preuve qu’entre-temps
l’application de ce programme n’a guère avancé : nationalisations,
accroissement du nombre des fonctionnaires, réforme de l’enseignement
et même abolition de la peine de mort.
« C’est l’éternelle union de la gauche éternelle[45]. »
Cette scission d’avec la démocratie
bourgeoise, en France et ailleurs, ne pouvait s’opérer que par
la mise en œuvre, par les fédérations ouvrières, d’une nouvelle
politique, d’une action en rupture avec les objectifs et les méthodes
des républicains et des démocrates.
On sait que sur cette question
de l’action à entreprendre, de la « politique » à réaliser,
l’A.I.T. se brisa en deux tronçons : ceux qui choisirent
comme stratégie la conquête
du pouvoir politique et ceux qui voulaient la
destruction du pouvoir politique.
On lira ci-dessous les textes qui expriment les positions des deux
groupes en conflit telles qu’elles se sont exprimées aux Congrès
de La Haye et de Saint-Imier, tous
deux tenus en septembre 1872 ; rappelons, en outre,
que durant le Congrès de La
Haye une majorité préfabriquée expulsera de l’A.I.T.
Bakounine, Guillaume et Schwitzguébel[46] .
1.
Celui des partisans de Marx :
« Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes dominantes,
le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant
lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens
partis formés par les classes possédantes ;
« Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable
pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but suprême,
l’abolition des classes ;
« La coalition des forces ouvrières, déjà obtenues par les luttes
économiques, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe
dans la lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs ;
« Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours
de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs
monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir
politique devient le grand devoir du prolétariat[47]. »
2.
Celui des partisans de Bakounine :
« [Considérant] que les aspirations du prolétariat ne peuvent
avoir d’autre objet que l’établissement d’une organisation et
d’une fédération économiques absolument libres, fondées sur le
travail et l’égalité de tous et absolument indépendantes de tout
gouvernement politique, et que cette organisation et cette fédération
ne peuvent être que le résultat de l’action spontanée du prolétariat
lui-même, des corps de métiers et des communes autonomes ;
« Considérant que toute organisation politique ne peut être
rien d’autre que l’organisation de la domination au profit d’une
classe et au détriment des masses, et que le prolétariat, s’il
voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe
dominante et exploitante ;
« Le congrès réuni à Saint-Imier déclare :
« 1° Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier
devoir du prolétariat ;
« 2° Que toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant
provisoire et révolutionnaire pour amener cette destruction ne
peut être qu’une tromperie de plus et serait aussi dangereuse
pour le prolétariat que tous les gouvernements existant aujourd’hui.[48] »
En quelques paragraphes, les deux politiques socialistes opposées
et concurrentes sont définies.
La première, celle des marxistes, soutient que la réalisation de
la finalité de la révolution sociale, l’abolition des classes,
implique que le prolétariat doive constituer un parti politique
distinct et opposé à ceux de la démocratie bourgeoise, avec comme
objectif la conquête par ce parti du pouvoir politique.
La seconde, celle des bakouninistes, formule une critique de cette
première orientation : la constitution d’un pouvoir
politique, même provisoire et soi-disant révolutionnaire, par
le parti du prolétariat aura pour conséquence la naissance d’une
« classe dominante et exploitante[49] »,
issue de ses rangs, qui sera aussi dangereuse pour le prolétariat
que « tous les gouvernements existant aujourd’hui » ;
et propose une autre politique : l’action directe du
prolétariat lui-même et l’organisation d’une fédération des corps
de métiers et des communes autonomes qui détruira et remplacera
le pouvoir politique.
Chacune des deux écoles, en
fonction de l’objectif jugé prioritaire et de la stratégie suivie
pour l’atteindre, privilégiera un certain nombre de moyens.
Un examen attentif de la société
moderne, depuis le développement du machinisme, montre que les
moyens d’action collective réelle, soit de gestion, d’amélioration
ou de transformation, se réduisent à un nombre limité de possibilités.
Nous pouvons citer en premier
lieu l’activité proprement économique, celle qui concerne le système
productif de fabrication, ainsi que la distribution, la commercialisation ;
le mouvement ouvrier et populaire a, par exemple, donné naissance
au mouvement coopératif, de production ou de consommation, et
à la mutualité, prolongement des sociétés de secours mutuels,
surtout implantée dans la protection sociale et les services.
Ces secteurs, regroupés sous
l’appellation d’économie sociale, ont en gestion une partie des
besoins des individus, surtout des classes laborieuses, tâches
dont ils s’acquittent souvent avec bonheur, compétence et dévouement.
Le développement de ce type d’économie, où le profit ne rémunère
pas le capital mais est réinvesti, a toujours été bloqué par la
législation des Etats capitalistes et surveillé par les organisations
patronales. Il a, en outre, souvent été soumis à une concurrence
très dure de la part des groupes capitalistes implantés dans les
mêmes branches économiques. L’économie sociale n’est pas un moyen
de transformer la société humaine dominée par le capitalisme mais
elle peut être un point d’appui matériel et le témoignage de la
possibilité d’une économie non concurrentielle et solidaire.
Le deuxième moyen qui permet
d’agir dans la société industrielle actuelle relève de l’utilisation,
par un groupe de personnes ayant un projet ou des intérêts communs,
des divers systèmes de représentation institutionnalisés par l’organisation
politique en place, avec comme objectif de prendre la direction
des pouvoirs publics, aux niveaux local, régional, national, continental,
c’est-à-dire de ce qu’il est convenu d’appeler les moyens politiques…
Actuellement, dans les nations développées, il s’agit de la démocratie
politique, sous une forme républicaine ou bien encore de monarchie
parlementaire, comprenant le suffrage universel, la possibilité
légale de créer des associations et des partis politiques, etc.
La société humaine moderne
n’a pas réussi à rendre obsolète le troisième moyen d’action sociétaire,
le plus ancien sans doute, l’utilisation de la violence ou de
la force, qui a constitué le plus usité des moyens politiques
de la période historique de la vie de l’humanité. L’inégalité
des conditions de vie doit être regardée comme la cause la plus
importante de la tentation de la violence qu’on perçoit à chaque
confrontation sociale et politique, la peur des possédants répondant
à la frustration des pauvres et à la révolte des dominés.
Si la force est l’ultima ratio[50]
des groupes dominants, et la méthode dernière pour imposer
leur pouvoir, la violence représente, également, un moyen de défense
des opprimés. En Europe, pour ne prendre que cet exemple, pendant
les siècles de la féodalité, des sociétés à ordres et de la monarchie,
le temps du « bon plaisir », elle a représenté pour
le peuple des paysans et des artisans le seul moyen possible de
résistance ouverte à l’oppression et à l’avidité des grands, de
l’Eglise et du monarque : c’est par l’insurrection
que l’Ancien Régime a été jeté à bas, et le souvenir de ce temps
de misère fit inscrire dans la Constitution française
de 1793 le droit à l’insurrection contre la tyrannie[51].
La démocratie parlementaire, née du choc révolutionnaire qui a bousculé
les monarchies à ordres et les grandes propriétés nobiliaires
et ecclésiastiques, a repris à son compte, avec une intensité
supérieure, l’obligation de paix civile imposée à l’ancienne société
féodale par l’Etat monarchique. Le pacte constitutionnel des démocraties
modernes prétend bannir la violence de la résolution des conflits
ainsi que de la confrontation des options politiques divergentes : il
garantirait, en théorie, par le droit de vote et la représentation
parlementaire, le libre débat, comme il offrirait des recours
juridiques aux citoyens et aux divers groupements, sans oublier
les possibilités d’expression publique, telles que la liberté
de la presse ou les droits de manifester, de pétitionner et d’interpeller
les pouvoirs publics ; seul, l’Etat se réserve l’usage de
la force, considéré à cette condition comme licite. L’ensemble
de ces dispositions est présenté par les groupes politiques dominants,
les médias, les publicistes, l’éducation d’Etat, comme la forme
la meilleure, indépassable même, de l’organisation publique humaine.
La chute de l’Union soviétique a fourni à ces affirmations une
apparence de preuve, qui a beaucoup impressionné l’opinion publique.
Telle est, rapidement esquissée, l’argumentation des libéraux,
des démocrates bourgeois et maintenant des social-démocrates en
soutien à la démocratie représentative, l’objectif étant de supprimer
totalement tout contre-argumentaire qui pourrait justifier la
résistance active ou la révolte des pauvres et des salariés contre
le chômage, la précarité, la baisse du niveau de vie…
Dans le réel quotidien et dans les rapports de forces qui encadrent
la société actuelle, la démocratie parlementaire et les pactes
républicains ou démocrates sont l’expression politique du pouvoir
des groupes capitalistes dominants et de leurs alliés que sont
les grands corps constitués des Etats, ces derniers ayant pour
tâche de mettre à la disposition des premiers des foules de salariés
obéissants et de consommateurs dociles. Parce que ce pouvoir de
classe, au sens rigoureux d’organisation collective de défense
des intérêts matériels et moraux des individus détenteurs de parts
du capital ou de fonctions dirigeantes au sein des pouvoirs publics,
n’a pas toujours pris une forme dictatoriale et qu’en ce cas il
permette une certaine expression de la contestation politique
et sociale et l’existence d’une opinion publique ; parce
qu’il donne l’impression que, puisque les citoyens élisent les
dirigeants de l’Etat, ils pourraient aussi choisir quelle politique
ils vont appliquer ; parce qu’en regard des régimes autoritaires
religieux, militaires ou fascistes, que quelquefois il combat
pour son propre intérêt, il apparaisse
comme humaniste ou progressiste, les idées reçues suggèrent à
nos contemporains que, quels que soient ses travers actuels, ce
régime-là serait améliorable, perfectible à l’infini — il
suffirait pour ce faire de plus de « démocratie », d’un
peu plus de bonne volonté et de conscience solidaire. Or la perfectibilité
de la démocratie bourgeoise s’arrête définitivement là où commencent
la répartition des richesses et l’égalité sociale, comme le prouve
le plus succinct coup d’œil sur un Code du travail ou un Code
pénal, ou encore sur l’histoire récente, au Chili, par exemple,
en Indonésie ou au Nicaragua ; mais il importe que les citoyens,
tout le monde, vous et moi si possible, croient cette fable que
la démocratie bourgeoise permettra, peu à peu, d’égaliser les
conditions de vie des êtres humains ou, au moins, d’éradiquer
le paupérisme, en étant seulement un peu plus à gauche, ou un
peu plus libérale, ou un peu plus centriste[52]… C’est là un de ses meilleurs
systèmes de défense.
Le même procédé de miroir aux alouettes idéologique fut utilisé avec
la loi Le Chapelier de 1791. On se souvient que cette dernière,
en rendant illégaux les groupements corporatifs de salariés ou
d’employeurs de la monarchie, institua une fiction juridique d’individus
libres et égaux en droits, en droits seulement et non pas en fait,
réglant l’activité économique générale à l’aide de contrats librement
négociés sous la houlette du nouvel Etat de droit naturel et pour
cela garant des droits « sacrés » de la propriété ;
ce système, sous le fallacieux prétexte d’interdire le renaissance
des corporations de l’Ancien Régime, empêcha, en France, de manière
quasi absolue, toute organisation collective des travailleurs
salariés, qui furent livrés à l’arbitraire des « donneurs
d’ouvrage » pendant près de cent ans.
Ces trois moyens que sont
le coopérativisme, le parlementarisme et la lutte armée, les syndicalistes
révolutionnaires — en particulier les anarchosyndicalistes,
de formation bakouninienne — en connaissaient les caractéristiques
et les limites.
James Guillaume, dans l’Egalité du 29 janvier 1870, ne considérait
pas le coopérativisme comme un moyen de s’opposer au capitalisme :
« C’est une chimère que de prétendre que la classe ouvrière,
dans sa lutte contre la bourgeoisie, peut opposer capital à capital ;
qu’elle peut se passer de banquiers bourgeois, et devenir elle-même
son propre banquier. »
Et il concluait : « Il n’y a qu’un seul moyen de
fournir gratuitement à tous les ouvriers du monde les instruments
de travail auxquels ils ont droit. Ce moyen, le bon sens l’indique.
[…] Il faut prendre où il y a ; il faut exproprier la bourgeoisie
au profit de la collectivité.[53] »
La pratique concrète des candidatures
ouvrières, dès cette époque, avait elle aussi confirmé les plus
vives craintes des fédéralistes de l’A.I.T., celles exposées,
entre autres, par Bakounine :
« … le suffrage universel, dis-je, est l’exhibition à la fois
la plus large et le plus raffinée du charlatanisme politique de
l’Etat ; un instrument dangereux, sans doute, et qui demande
une grande habileté de la part de celui qui s’en sert, mais qui,
si on sait s’en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer
les masses à l’édification de leur propre prison. Napoléon III
a fondé toute sa puissance sur le suffrage universel, qui n’a
jamais trompé sa confiance.
« Est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires, nous
ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions
soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ?
Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage universel,
considéré à lui seul et agissant dans une société fondée sur l’inégalité
économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un leurre ;
que, de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais qu’un
odieux mensonge, l’instrument le plus sûr pour consolider, avec
une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts
et de la liberté populaires, l’éternelle domination des classes
exploitantes et possédantes.
« Nous nions par conséquent que le suffrage universel soit même
un instrument dont le peuple puisse se servir pour conquérir la
justice ou l’égalité économique et sociale.[54] »
Ou encore la mise en garde
rédigée par Paul Robin dans l’Egalité
du 4 décembre 1869 : « Le jour où elle
tomberait dans le parlementarisme, c’en serait fait de l’avenir
de la classe ouvrière, elle serait prise dans l’engrenage de la
politique dite progressiste.[55] »
Les travailleurs, continue-t-il en définissant une orientation
stratégique qui sera, trente ans plus tard, la même que celle
des syndicalistes révolutionnaires, ne doivent réclamer des gouvernements
que « la liberté indispensable à leur organisation séparée.
Et quand les travailleurs, à qui l’on ne peut refuser ce droit,
en auront complètement usé, leur nouvelle organisation n’aura
pas besoin de s’arranger avec le vieil Etat autoritaire, elle
le remplacera ».
Les analyses critiques que
les anarchosyndicalistes, après les fédéralistes de la Première Internationale,
adressaient aux partis socialistes parlementaires se sont vérifiées
par l’observation, de manière quasi expérimentale si on ose dire,
tout au long du siècle : l’organisation même de ces
partis s’est coulée dans le moule national, en fonction du cadre
législatif qui régit le suffrage universel, selon le mode de scrutin,
le découpage électoral, la périodicité, le caractère même de la
Constitution politique, régime parlementaire,
présidentiel, etc.
Le ou les partis parlementaire
dits ouvriers ont pris part, en France, en Allemagne, en Angleterre,
à la défense présentée comme nationale, quelquefois ils ont soutenu
la répression armée que menaient l’Etat et les classes dirigeantes
contre les révoltes coloniales, y compris le P.C.F. qui avait
commencé sa carrière politique comme antimilitariste et anticolonialiste.
Le parti politique ouvrier, qui était supposé se détacher des
organisations démocrates bourgeoises afin de pouvoir élaborer
une politique ouvrière, s’est retrouvé contraint à appliquer le
même fonctionnement interne, la même division entre dirigeants
et dirigés, la même délégation permanente de pouvoir, la même
infantilisation des adhérents.
On a vu, en France, récemment, avec l’instauration de l’élection
au suffrage direct du président de la République — fonction à laquelle est conféré
un pouvoir énorme, à telle enseigne qu’on a pu comparer la Ve République à une monarchie
élective — tous
les partis politiques prétendus ouvriers ou socialistes présenter
à qui mieux mieux des candidats à ce poste et, en conséquence,
dans les faits, accepter cette forme de pouvoir quasi bonapartiste,
la cautionner, lui accorder un caractère positif et la rendre
crédible auprès de la population laborieuse. Alors que les uns
se réclament de Lénine et du pouvoirs des soviets et les autres
trouvent leur inspiration dans les socialismes de Guesde ou de
Jaurès, tout de même très éloignés du régime présidentiel actuel[56]. Ce simple exemple montre sans
ambiguïté que les partis politiques parlementaires ne peuvent
mener une véritable opposition au capitalisme et que la plupart
de leurs dirigeants sont prêts à beaucoup, sinon à tout, pour
conserver leur respectabilité, gage de leur réélection, et… une
place dans un groupe parlementaire.
Enfin, parce qu’ils cherchent
des électeurs dans toutes les classes de la société — et
certains citoyens considèrent le socialisme égalitaire comme contraire
à leurs intérêts de grands ou petits propriétaires, de grands
ou petits patrons, de dirigeants des grandes entreprises privées
ou publiques, de hauts fonctionnaires, de mandarins universitaires,
de membres des professions libérales — ou encore parce
qu’ils tentent de gagner les voix de personnes influencées par
les Eglises, la morale et les valeurs traditionnelles, les partis
socialistes ou communistes parlementaires ont « adouci »,
édulcoré le programme socialiste, particulièrement tout ce qui
avait trait à la collectivisation de l’économie, à l’autogestion
et à l’idée de l’égalité sociale. Leurs propositions, aujourd’hui,
se confondent avec celles des républicains.
Les syndicalistes révolutionnaires
espéraient, à l’encontre des dérives nationales, voire nationalistes,
des partis ouvriers parlementaires, que l’organisation progressive
d’unions professionnelles internationales, sous l’égide d’une
Internationale syndicaliste, favoriserait le développement de
l’esprit internationaliste ; ils escomptaient que l’organisation
de la lutte économique et que la solidarité ouvrière qui l’accompagnerait
déborderaient les frontières nationales ; ils avaient l’espoir
ainsi de faire apparaître les vraies oppositions, celles qui dressent
l’une contre l’autre les classes sociales, et minorer au yeux
de la population travailleuse les rivalités, orchestrées par les
Etats, des peuples et des nations ; ils estimaient également
que le programme socialiste serait mieux compris et mieux préservé
par les adhérents des organisations syndicales, nationales et
internationales, parce qu’ils n’avaient pas d’intérêt personnel
à voir maintenus la propriété capitaliste ou les privilèges des
classes moyennes, des rentiers et des gérants de l’appareil d’Etat.
Quant à la violence, à ce
que nous appellerions aujourd’hui la lutte armée, les militants
n’oubliaient pas les journées de juin 1848 et surtout la terrible
saignée de la Commune, événement, à ce
moment-là, encore très proche dans le temps. Fernand Pelloutier,
en 1894, estimait qu’ » en présence de la puissance
militaire mise au service du capital, une insurrection à main
armée n’offrirait aux classes dirigeantes qu’une occasion nouvelle
d’étouffer les revendications sociales dans le sang des travailleurs[57] ».
Et, lors de toute grève importante, chacun pouvait observer que
le gouvernement, sans vergogne, faisait donner la troupe ;
souvent coulait le sang ouvrier.
Durant les dernières années
du XIXe siècle,
dans toute l’Europe, les socialistes révolutionnaires et les anarchistes — surtout
les anarchistes — n’avaient pas ménagé leur peine pour
tenter de radicaliser les mouvements de protestation populaires
en révoltes ouvertes, en insurrections, sans donner de résultats
suffisamment significatifs pour ébranler le pouvoir de la bourgeoisie[58]. Au
cours de ces luttes, beaucoup de groupements et de militants avaient
été brisés par l’arsenal bien au point de la répression policière :
les surveillances, infiltrations et provocations qui menaient
à la prison, à l’interdiction de séjour, au bagne, à la relégation
et, quelquefois, à la mort.
Vers 1890, la plupart de ceux
qui allaient s’engager dans le syndicalisme révolutionnaire estimaient
toujours que le régime de classes ne disparaîtrait pas sans affrontement.
Mais, pour l’heure, s’agissant de l’action immédiate à mener,
il fallait innover, élaborer et mettre en œuvre une stratégie
qui donne du temps au mouvement ouvrier révolutionnaire. Du temps
pour s’organiser et s’enraciner dans les différentes couches de
salariés et dans les diverses nations, pour faire connaître à
la population laborieuse ses analyses et ses propositions, sans
pour autant abandonner — comme étaient en train de le
faire les socialistes parlementaires — sa finalité de
transformation économique et sociale. Il fallait, de nouveau,
donner chair aux paroles de James Guillaume, au Congrès de La
Haye de la défunte Internationale, qui souligna,
en réponse aux marxistes, que le terme d’abstentionniste, qui avait été introduit
par Proudhon dans le vocabulaire socialiste, ne correspondait
pas à la conception des fédéralistes de l’A.I.T. Ces derniers,
continuait le compagnon de Bakounine, ne se reconnaissaient pas
dans une quelconque indifférence politique, sentiment qu’on leur
prêtait, à tort : ils entendaient, au contraire, se
battre pour une politique nouvelle — différente de celle
des démocrates bourgeois et des soi-disant démocrates socialistes,
qui se préparaient à suivre le même chemin — une politique
qui soit bien « négatrice de la politique bourgeoise ».
Ils voulaient une vraie « politique du travail[59] »,
et Guillaume concluait que cette politique novatrice se caractérisait,
en particulier, par son objectif de destruction du pouvoir politique.
Quel pouvait être le cheminement
vers cet objectif ? Quels moyens pouvait utiliser l’organisation
fédérative des corps de métiers, que le Congrès de Saint-Imier
considérait comme l’embryon du socialisme, pour se construire ?
Et quel langage devait-elle tenir qui rende crédible, possible,
aux yeux du plus grand nombre, ce but désigné comme l’aboutissement
des revendications sociales des travailleurs ? Ni les moyens
du mutuellisme, de la coopération qui ne pouvaient concurrencer
avec succès le capitalisme ; ni le suffrage universel et
l’accession d’ouvriers ou de militants socialistes aux postes
de responsabilité de l’Etat[60], pratique
qui, au lieu de mettre le pouvoir politique au service des travailleurs,
renforçaient au contraire la mainmise de l’Etat, et donc du capitalisme,
sur ceux-là mêmes qu’il s’agissait d’émanciper.
Le moyen de la politique ouvrière,
ce serait l’action directe économique, opérée au sein du système
de production et de distribution par les travailleurs eux-mêmes.
Griffuelhes,
dans le Mouvement socialiste
de janvier 1905, donnait de l’action directe la définition
suivante :
« Action directe veut dire action des ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire
action directement exercée par les intéressés. C’est le travailleur
qui accomplit lui-même son effort ; il l’exerce personnellement
sur les puissances qui le dominent, pour obtenir d’elles les avantages
réclamés. Par l’action directe, l’ouvrier crée lui-même sa lutte ;
c’est lui qui la conduit, décidé à ne pas s’en rapporter à d’autres
qu’à lui-même du soin de le libérer. »
Cette action qui s’exerçait
par des moyens économiques sur les employeurs — généralisation,
théorisation, systématisation de la pratique de résistance des
travailleurs depuis des temps immémoriaux, et qu’eux seuls peuvent
appliquer du fait même de leur situation d’opérateurs dans la
production, la consommation, le transport, la communication, la
maintenance, l’énergie, etc. — elle devait être, comme
le disait Pouget, « continuelle », devenir une « bataille
de tous les jours, sans trêve ni répit, contre les forces d’oppression
et d’exploitation ». Il en graduait les formes tout en les
énumérant : les grèves revendicatives partielles
ou corporatives, soit offensives soit défensives, les grèves « de
dignité » pour obtenir la suppression de pratiques humiliantes,
les grèves de solidarité ; le boycottage et l’institution
de labels, parce que les travailleurs sont aussi des consommateurs ;
le sabotage, c’est-à-dire la mise en pratique de la maxime « à
mauvaise paye, mauvais travail ».
L’action directe exercée par
les travailleurs pouvait être tout à fait pacifique ou « très
vigoureuse » et « fort violente », en fonction
surtout des moyens employés contre les travailleurs par les autorités.
Elle ne laissait pas de côté l’Etat : à l’encontre
du parlementarisme, l’action directe syndicaliste exerçait contre
l’Etat une pression de l’extérieur de ses institutions, à l’aide
de mouvements de masse, « combinaison, précisait Pouget,
des modes d’action partiels, grève, boycottage et sabotage, […]
qui, en soulevant, en unanime protestation, tout ou partie de
la classe ouvrière contre les pouvoirs publics, obligent ceux-ci
à tenir compte des volontés prolétariennes[61] ».
Il s’agissait bien d’une stratégie
gradualiste, moins radicale, moins volontariste que l’appel à
la révolte de la première période de l’anarchisme. Une action
directe, quelles que soient sa forme et la revendication qu’elle
portait, se concluait, un instant, par un accord, un compromis,
après des négociations, accord qui, selon l’expression consacrée,
mesurait l’état du rapport des forces entre les classes sociales.
Les syndicalistes révolutionnaires, progressivement, ont réhabilité
la revendication et la lutte quotidiennes, en contradiction avec
l’opinion de Proudhon et des premiers propagandistes de la grève
générale ; le combat de tous les jours pour améliorer les
conditions de vie n’impliquait pas un ralliement au réformisme
ou à la collaboration de classes ; il donnait confiance aux
salariés, accroissait la compréhension et la solidarité entre
ceux qui osaient défier l’autorité patronale ; il était une
petite révolte, un pas vers la prise de conscience révolutionnaire.
Griffuelhes avait la conviction que la « lutte quotidienne
prépare, organise et réalise la révolution[62] ».
Pouget, dans la C.G.T., note que grâce à l’action engagée
lors du 1er mai 1906 — grèves et manifestations
puis négociations — les ouvriers coiffeurs avaient imposé
la fermeture des salons de coiffure un jour par semaine ;
les ouvriers terrassiers obtinrent, quant à eux, que, « dans
les prochaines adjudications serait tentée la journée de huit
heures, et, pour une spécialité (les tubistes travaillant à l’air
comprimé), la journée, qui était de douze heures », avait
été « ramenée à huit heures, avec le même salaire ».
L’organisation syndicale des terrassiers passait, à la suite de
ces succès, de 800 à 3 000 adhérents.
Dans une autre partie du même ouvrage, on verra que Pouget, à l’aide
de statistiques, montre que l’organisation de la Confédération et la
clarification de son orientation avaient accru de manière importante
les résultats positifs des grèves. En 1900, 56 pour 100 des grèves
avaient connu une issue favorable aux travailleurs ; en 1905,
le pourcentage de mouvements où les grévistes avaient obtenu des
avantages s’élevait à 65,67 pour 100. « La raison de cet
accroissement graduel de victoires ouvrières, il ne faut pas la
chercher ailleurs que dans le développement de la conscience ouvrière
et de la puissance de l’organisation confédérale », conclut-il.
Il s’agissait bien de la gestion
quotidienne des revendications des salariés dans les différents
aspects de leur vie — cette gestion constituait le socle
de la politique ouvrière, politique qui s’opposait dans
les faits à la politique favorable aux employeurs et aux possesseurs
de parts du capital mise en œuvre par les divers niveaux du pouvoir
d’Etat.
Le développement de la conscience ouvrière et de la puissance de l’organisation confédérale devait
aboutir à la « révolte décisive » que « sera la
grève générale » ; le plus grand nombre des syndicalistes
révolutionnaires se représentaient la grève générale comme une
crise révolutionnaire, « l’arrêt concerté du travail [qui
s’étendrait] à tout le pays et à toutes les corporations — ou
du moins [engloberait] les services publics et les industries
clés »[63] — arrêt
qui serait le prélude à la « prise de possession des richesses
sociales mises en valeur par les corporations, en l’espèce les
syndicats, au profit de tous[64] ».
Griffuelhes affirmait ensuite,
dans le même texte, que « cette grève générale, ou révolution,
sera violente ou pacifique selon les résistances à vaincre »,
déclaration qui exprimait l’existence, au sein de la
C.G.T. et du mouvement syndicaliste, de divergences
à propos du caractère non violent ou insurrectionnel de la grève
générale.
« Les premiers temps, l’idée est plutôt simpliste : il
suffit aux producteurs de se croiser les bras tous en même temps
pour obtenir satisfaction et pour que le régime bourgeois s’effondre.
Elle est souvent liée au rejet de la politique et des politiciens.
« Avec les anarchistes, elle prendra une forme plus catastrophique,
c’est la grève violente, expropriatrice.
« Pour Pelloutier — et Briand — la grève
générale est un moyen révolutionnaire, mais pacifique et légal,
s’appuyant sur le droit de grève et l’existence légale des organisations
syndicales. […] Ainsi au Ve Congrès de la
C.G.T., en septembre 1900, on retrouve la thèse
de Briand dans le rapport de Girard[65] […] :
« La grève générale présente sur les autres procédés révolutionnaires
un avantage incontestable. Elle donne aux travailleurs plus de
confiance et de courage ; elle présente aux militants cet
avantage, elle a ceci de séduisant, qu’elle est en somme l’exercice
d’un droit incontestable. C’est une révolution dans la légalité
avec la légalité.[66] »
D’autres
voix, venant souvent des anarchosyndicalistes, s’étaient élevées
contre ces illusions pacifistes ; Paul Delesalle, par exemple,
dans les Temps nouveaux, en 1898 :
« Quelques-uns la prétendent « l’insurrection des bras
croisés » ; c’est là une grave erreur dont il faut cesser
de leurrer la classe ouvrière. Grève générale doit être synonyme
de révolution sociale[67] ».
Pouget, quant à lui, rappelait
dans le Parti du travail
qu’ « il n’y aura, en effet, intégralité d’émancipation
que si disparaissent les exploiteurs et les dirigeants et si table
rase est faite de toutes les institutions capitalistes et étatistes.
Une telle besogne ne peut être menée à bien pacifiquement — et
encore moins légalement ! L’Histoire nous apprend que, jamais,
les privilégiés n’ont sacrifié leurs privilèges sans y être contraints
et forcés par leurs victimes révoltées. Il est improbable que
la bourgeoisie ait une exceptionnelle grandeur d’âme et abdique
de bon gré… Il sera nécessaire de recourir à la force qui, comme
l’a dit Karl Marx, est l’accoucheuse
des sociétés ».
La politique du travail, politique
qui devait prendre en charge les intérêts quotidiens des travailleurs
et ouvrir la voie de l’émancipation de tous les salariés, celle
qui devait mener à la révolution sociale, bouleversement égalitaire
dont bénéficierait la majorité de la population, à la différence
des révolutions politiques qui seulement opèrent quelques changements
dans le personnel gouvernemental, les syndicalistes révolutionnaires
estimaient sinon l’avoir découverte mais en avoir dessiné à grands
traits les lignes directrices.
Cette ébauche avait des fondations
solides : l’organisation de la lutte revendicative
construisait peu à peu le mouvement qui affronterait le capitalisme
au moyen de la grève générale insurrectionnelle.
D’abord, la C.G.T.
s’adressait à tous ceux qui travaillaient pour vivre, sans oublier
les agriculteurs des exploitations familiales ; tous avaient
leur place dans ce projet, dans l’organisation, la Confédération, qui donnait vie et force à l’idée ;
on les y appelait à défendre leurs intérêts, non selon le mode
égoïste, à la manière de l’individualisme bourgeois, mais ensemble,
de façon solidaire, comme sont solidaires les adhérents d’un syndicat
ou ceux qui organisent une grève parce que, depuis longtemps,
ils avaient appris que seule la solidarité peut contrebattre la
concurrence que le capitalisme s’efforce de développer entre les
travailleurs, pour les diviser et les dominer ; seul serait
obtenu ce pour quoi on se battrait, s’agissant des grandes comme
des petites choses ; il n’était pas question, demain, de
sortir avec son fusil de chasse et de courir aller s’affronter
avec l’infanterie de ligne, formée de pauvres jeunes gars quasi
décervelés par les beuglements des culottes de peau ; il
était question de s’organiser entre soi, avec patience et obstination,
sérieusement, ici et ailleurs, au-delà du Rhin, des Alpes et des
Pyrénées aussi, partout où c’était possible, puis de tester sa
force et leur résistance — un jour, quand ce serait
possible, les travailleurs s’arrêteraient tous ensemble et prendraient
tout, les champs, les ateliers, les villes, les ports, sans oublier
les banques… ; en attendant, il fallait engranger ce qu’on
pouvait arracher et cette lutte était un entraînement pour la
grande explication à venir.
Son projet d’organisation
économique et sociale, cette fédération agricole et industrielle
qui devait prendre en main la production, l’échange et la consommation,
avec sa double structuration territoriale et professionnelle ainsi
que son système d’autogestion syndicale, ne manquait pas de réalisme,
comme l’a montré, quelques années plus tard, les réalisations
des anarchosyndicalistes de la C.N.T. d’Espagne pendant la guerre
civile. Quel aurait été le devenir de la révolution russe et de
la République des soviets
si, au lieu de se déterminer pour la centralisation étatique de
l’économie, Lénine avait choisi, comme le lui proposaient Chliapnikov,
Kollontaï et l’Opposition ouvrière[68], au
Xe Congrès du parti communiste de Russie, en mars 1921, la
gestion syndicale de l’appareil de production ?
Le syndicalisme révolutionnaire
se présentait bien comme un modèle complet de socialisme, qui
avait bâti sa stratégie révolutionnaire et son projet de société
sur l’affirmation de la
Première Internationale, selon laquelle l’émancipation
des travailleurs ne pourrait être que l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes. C’est-à-dire sur ce pari que les individus venus au
monde, par le hasard de la naissance, parmi les pauvres et les
salariés trouveraient, en eux-mêmes et par eux-mêmes, la lucidité,
la force et le courage de s’affronter victorieusement aux défenses
que les privilégiés de la fortune et du pouvoir avaient édifiées,
au cours du temps, pour maintenir leur domination.
Quelques remarques sur
les idées-forces
du syndicalisme révolutionnaire
L’action directe et la grève
générale des syndicalistes révolutionnaires, politique gradualiste
allant de la revendication à la révolution, ont été souvent mal
comprises, surtout après l’apparent succès de la révolution russe.
Les conditions historiques
dans lesquelles sont nées ces deux idées-forces et les simplifications
de la propagande ont favorisé des incompréhensions. Ainsi, contrairement
à l’acception actuelle, l’action directe contre l’employeur ou
l’Etat n’était pas synonyme d’action violente groupusculaire ;
si des heurts se produisaient entre les protagonistes d’un conflit
au cours duquel l’action directe était employée par les travailleurs,
ils n’étaient pas l’essentiel de la pression ; celle-ci, pour être efficace, devait
s’attaquer aux intérêts économiques de la partie adverse. Ces
deux aspects de la lutte d’action directe — la violence,
par exemple, contre les jaunes, ou la résistance nécessaire à
organiser quelquefois contre la force publique, excellente leçon
de choses sur la nature répressive de la société libérale, comme
la recherche du préjudice économique maximal à l’encontre de
l’employeur — devaient être impérativement maîtrisés.
L’action directe, de ce point de vue, est un moyen à utiliser
pendant les conflits du travail, qui élève la conscience et la
combativité des travailleurs et exerce une pression sur la partie
adverse, et non un acte désespéré de rupture irréversible avec
la société.
Il importe également d’insister sur la différence de caractère entre
l’action telle que la concevaient les syndicalistes du commencement
du siècle et celle qui a lieu aujourd’hui ou, plutôt, celle qui
s’est développée au cours de la période d’expansion qui a suivi
la Seconde Guerre mondiale :
dans les premières années du siècles, les grèves, souvent de toute
une profession, dans une région ou une ville, donnaient lieu à
des affrontements longs et intenses. Plus tard, surtout après
1950, les grèves devinrent surtout des actes de démonstration : les
syndicats devaient montrer la conviction des salariés d’obtenir
la satisfaction de revendications, par le moyen de pétitions,
de manifestations, de grèves de courte durée, sans chercher à
entraver trop l’activité économique de l’entreprise ; si
la demande atteignait un certain niveau de masse, la patronat
ou l’Etat négociait ; il s’est agi de ce qu’on a appelé,
avec une cuistrerie bien inutile, la fonction
tribunicienne des syndicats, c’est-à-dire que ces derniers
exerceraient, à l’instar du tribun
du peuple de la République romaine, une
fonction institutionnelle d’exposition et de défense publiques
des revendications du peuple travailleur. Après 1980, le patronat
ne céda plus devant cette forme de revendication. Sans doute,
dans l’avenir, la grève, si elle veut redevenir efficace, devra
rechercher de nouveau à causer des préjudices économiques réels
aux l’employeurs.
Quant à la grève générale,
que les syndicalistes révolutionnaires opposaient à la prétendue
voie parlementaire au socialisme, l’histoire du XXe siècle
nous a appris qu’elle n’était nullement suffisante pour réaliser
la révolution sociale. Pas plus que l’action directe n’accroissait
de manière fatale et nécessaire la conscience de classe des travailleurs,
la grève générale ne déclenchait, lorsqu’elle explosait, une soudaine
détermination de la majorité des travailleurs à changer la société,
à prendre les usines, à transformer les unions locales en municipalités
ouvrières et à organiser la production et l’échange communistes.
En juin 1936, quelques jours après la victoire électorale du Rassemblement
populaire, une grève générale gigantesque, tout à fait spontanée,
balaya l’Hexagone comme un raz de marée : des millions
de travailleurs occupèrent leurs usines. Le gouvernement nouvellement
élu, présidé par Léon Blum, secrétaire de la
S.F.I.O., s’empressa d’organiser une concertation
entre la C.G.T. réunifiée et le patronat
avec, comme résultats, des avantages certains pour la classe ouvrière
(congés payés, quarante heures, délégués d’atelier, augmentations
de salaire…).
Cette avancée sociale indiscutable occulta pour la plupart des concernés
l’autre réalité de cet événement qui avait surpris tout le monde.
Les conditions d’une transformation sociale semblaient réunies,
si on peut dire, deux fois, tant à la façon de Guesde qu’à la
manière de Pelloutier : la gauche était majoritaire
à la Chambre et le chef du gouvernement
était socialiste ; la
C.G.T. était unifiée, ou quasiment, et la vraie
grève générale était bien là, frissonnante de vie et d’espoir.
Mais les minorités agissantes que la C.G.T. avaient naguère réunies
et organisées s’étaient dispersées ou découragées avec la guerre
mondiale ; ceux qui occupaient pour partie leur place, les
militants du P.C.F., considéraient, au mieux, l’anarchosyndicalisme
comme du romantisme révolutionnaire et l’avaient remplacé par
la discipline dite « de fer » du bolchevisme — pour
leur chef, le génial Staline, l’heure était à l’alliance avec
la République française et non à sa subversion. Quant
à Léon Blum, il était surtout préoccupé par son accord gouvernemental
avec les radicaux.
La
C.G.T.S.R. et la Gauche révolutionnaire de
Marceau Pivert ne rassemblaient que trop peu de forces pour pousser
le mouvement en avant. L’histoire européenne ne fut pas changée ;
dans les mois qui suivirent, commença le massacre des révolutionnaires
espagnols.
La grève générale de mai 1968, au développement aussi spontané et
irrésistible qu’en 1936, et le mouvement de révolte de la jeunesse
qui l’accompagna trouvèrent coalisés contre eux la presque totalité
des corps constitués de la société française, à l’évidence la
droite politique mais aussi les « grands » partis de
gauche et les syndicats représentatifs. Toute l’activité de ces
derniers, durant ces ardentes semaines, consista à tenter de contrôler
cette contestation inattendue qui suggérait si fort à la population
que leur radicalité, pour la
C.G.T. et la
C.F.D.T.[69], et
son indépendance, pour Force ouvrière, proclamées à grands cris,
s’accompagnaient d’une collaboration de classes résolue et systématique.
Le débat qui s’ensuivit au sein d’un mouvement révolutionnaire renaissant
montra combien les esprits étaient dominés par les événements
et les idées de la révolution russe ; le syndicalisme révolutionnaire
avait été balayé des mémoires ouvrières et étudiantes ; spontanéité
libertaire et marxisme-léninisme constituèrent les deux pôles
entre lesquels se cantonnèrent les polémiques entre les groupes
« gauchistes ». Dès 1974, la gauche réformiste, P.C.F.
compris, en proposant à une opinion publique crédule une tactique
de conquête électorale des pouvoirs publics, « la programme
commun de la gauche », avec une grande habileté manœuvrière,
avait récupéré l’élan populaire vers le changement né avec Mai
68.
Les syndicalistes révolutionnaires
auraient-ils « survalorisé » la grève générale comme
souvent on le leur reproche ? Lui auraient-ils attribué plus
de vertus et plus de possibilités qu’elle n’en recelait réellement ?
On peut lire dans les textes de Pouget quelques phrases sur lesquelles
pourraient s’appuyer ces critiques, telles que : « …
il était fatal que le prolétariat parvienne à prendre conscience de ses intérêts
de classe », ou encore « cette transformation est une inéluctable fatalité » et « il
coordonne des intérêts et non des opinions. [Aussi,] fatalement,[70] y a-t-il en son sein unité de vues »,
qui laissent supposer une trop grande confiance en un effet mécanique
des structures et des analyses de classe sur les conceptions des
militants et des adhérents de la
C.G.T.
On découvre aussi, en prolongement
de ce raisonnement apparemment mécaniste, ce qui s’est révélé
être une illusion sur la possibilité des travailleurs syndiqués
à contrôler les responsables syndicaux de la
C.G.T.[71] :
« Par cela seul que sa base constitutive est l’intérêt de
classe du prolétariat, que son action se manifeste dans le plan
économique, il est impossible à des individualités de s’appuyer
sur lui, ou de se réclamer de lui, pour la satisfaction d’ambition
personnelle. La contradiction est formelle et irréductible. En
effet, l’assouvissement d’ambitions personnelles ne pouvant se
réaliser que dans le domaine de la « politique », ceux
qui tentent de semblables manœuvres et poursuivent, au sein du
Parti du travail, un but particulier et égoïste, n’arrivent qu’à
un résultat : s’éliminer du bloc ouvrier. » Or,
dès 1911, si la Confédération[72] décidait que « tout camarade
investi d’un mandat politique ne pourra faire partie du comité
confédéral », le principe de réégibilité des permanents syndicaux
était adopté, à la conférence extraordinaire du 22 au
24 juin, contre la campagne organisée par certains anarchistes
partisans de la rotation statutaire des mandats syndicaux. A la
suite de cette décision, un appareil de professionnels du syndicalisme,
attentifs à leurs intérêts spécifiques, a pu se constituer, dont
la plupart des membres sont dévoués à défendre leurs anciens camarades de travail et efficaces
pour la négociation autour du tapis vert, mais qui sont très éloignés
des militants syndicalistes de 1900 qui, comme le disait Brupbacher[73], « étaient
des chefs de guerre marchant devant leurs troupes ».
Ne donnons pas à ces scories,
ou à ces illusions, trop d’importance. Le projet des syndicalistes
révolutionnaires, celui de Pelloutier, de Pouget, de Griffuelhes,
d’Yvetot, s’articulait autour de quelques idées-forces :
l’organisation syndicale fédérative et autogérée représente la
forme d’association la meilleure qui puisse permettre aux travailleurs
salariés de prendre conscience de leur situation politique, économique
et sociale dans la société capitaliste moderne — où
ils occupent la même place que les esclaves dans la société antique — et
la solidarité qu’ils y construisent leur montre peu à peu la force
collective qu’ils représentent. Ce regroupement entend s’affronter
au système capitaliste, propriétaire et étatiste parce qu’il l’estime
inhumain, inégalitaire, liberticide et, de surcroît, inamendable.
Sa véritable amélioration en matière d’égalité signifierait son
remplacement par un monde nouveau.
Le syndicalisme entend combattre
ce système d’oppression et d’exploitation au moyen de l’action
directe économique, jusques et y compris la grève générale expropriatrice
et insurrectionnelle. Au cours des luttes sociales, de la plus
infime à la plus importante, l’organisation syndicale structure
ceux des salariés qui cherchent la voie vers une société nouvelle,
égalitaire et libre, et l’expérience a montré que, à l’intérieur
de la société capitaliste, il ne peut s’agir que d’une minorité,
bien que la plus élémentaire raison suggère aux révolutionnaires
de faire en sorte que cette minorité,
en même temps qu’agissante,
soit la plus nombreuse possible afin qu’elle puisse entraîner
les masses.
Ces trois thèmes — la
nature de l’organisation, le but et les moyens, les acteurs — sont
inséparables : supprimer un seul d’entre eux revient
à abandonner le tout ou à le dénaturer jusqu’à le rendre incompréhensible.
Que signifie l’action directe sans les travailleurs ? La
grève générale sans les minorités agissantes n’est-elle pas qu’un
mouvement aux potentialités énormes qui, si rien ne le pousse
en avant, s’affaisse vite ? Même si ceux qui, par bonheur,
ont vécu un tel événement ne peuvent oublier ces magnifiques moments
durant lesquels les travailleurs sont tout à coup libres et vivent
une vie vraiment humaine… Enfin, représentent-elles une force,
les minorités révolutionnaires, même agissantes, sans l’organisation
syndicale qui les relie à toute la population laborieuse ?
Il n’y avait rien de mécanique
dans les propositions des syndicalistes révolutionnaires ;
elles étaient au contraire une dynamique et un appel à la volonté
consciente.
Et c’était avec la même volonté
consciente que les syndicalistes révolutionnaires recherchaient
le moyen de dépasser les querelles idéologiques, tâche sans doute
très ardue, même si nombre des chicaneries ne trouvaient leur
origine que dans les rivalités personnelles des leaders des divers
partis socialistes.
Cette constante préoccupation
s’accompagnait de démarches suffisamment non sectaires pour permettre
une collaboration entre tous ceux, de sensibilités diverses, qui
se reconnaissaient dans le nouveau syndicalisme. De ce point de
vue, le syndicalisme révolutionnaire, par sa « neutralité »,
a été la formulation d’un plus petit commun dénominateur entre
les révolutionnaires, sans, pour autant, que cette plate-forme
minimale rende la vie impossible aux réformistes.
Sa grande force aura été l’unité
dans l’action, et sa grande faiblesse aussi, puisque les vraies
questions de fond — parlementarisme ou non, conquête ou destruction
du pouvoir d’Etat — demeuraient en suspens. Cet appel
à l’action fut entendu : la politique du travail
qu’ils formulèrent et mirent en œuvre, essentiellement l’action
directe économique, allait entraîner dans la nouvelle orientation
révolutionnaire beaucoup de travailleurs, très au-delà de la mouvance
anarchiste. On pourra constater le pluralisme de la C.G.T. d’alors par les quelques
exemples ci-dessous :
Jean-Pierre Hirou cite dans son ouvrage, Parti socialiste ou C.G.T. ?[74], plusieurs militants socialistes qui se
réclamaient, au moins en partie, du syndicalisme révolutionnaire :
Klemczynski, des Cheminots, « veut à la fois « défendre le syndicalisme et défendre le parti socialiste » ;
[il considère] « le syndicalisme révolutionnaire comme « de
pure essence marxiste » et critique Renard comme retardaire ».
Un autre militant de la
S.F.I.O., Gaston Lévy, des Employés, « déclare
attacher « à l’action syndicale une valeur révolutionnaire »
et estime que Merrheim, Griffuelhes et Broutchoux n’ont pas
une « thèse bien différente
de la nôtre ». C’est-à-dire de la majorité jauressiste
du parti socialiste.
Edouard Berth, disciple de Sorel qui se déclarait lui aussi marxiste,
rappelait, dans son livre Du
« Capital » aux « Réflexions sur la violence »[75], les phrases suivantes
de Karl Marx :
« Les syndicats ne doivent jamais être associés à un groupement politique ni dépendre de celui-ci ;
autrement, ils ne rempliraient pas leur tâche et recevraient
un coup mortel… Les partis politiques, quels qu’ils soient, n’enthousiasment
les masses travailleuses que passagèrement, pour quelque temps
seulement, tandis que les syndicats les retiennent d’une façon
durable, et ce sont eux
seulement qui peuvent représenter un vrai parti ouvrier et opposer
un rempart à la puissance du capital. »
« On ne peut pas être plus explicite, et nos politiciens soi-disant
marxistes, continue Berth, qu’ils se soient appelés Guesde ou
Vaillant, ou qu’ils s’appellent aujourd’hui Staline ou Trotski,
se moquent de nous et de la classe ouvrière, quand ils prétendent
incarner l’esprit de Marx, et, du haut de leur marxisme doctrinaire,
regardent avec dédain les syndicats, comme une puissance subalterne
et insignifiante — comme l’école primaire du socialisme. Les syndicats,
au contraire, sont l’épine dorsale d’un vrai parti ouvrier, Marx le déclare expressément. »
Berth aimait à rappeler que Sorel, en outre, répétait[76] « qu’il
restait beaucoup d’utopie dans le marxisme ; il faut débarrasser
le marxisme de ces survivances utopiques, et du blanquisme latent,
que ces survivances impliquaient, poursuivait Sorel, pour en faire
la théorie du mouvement ouvrier autonome, c’est-à-dire du syndicalisme
révolutionnaire ».
Un autre marxiste bien connu à l’époque, Amédée Dunois, qui fut membre
du parti socialiste et ami des syndicalistes révolutionnaires,
quant à lui, écrivait[77] :
« Après trente années d’incertitudes et d’efforts quelquefois
perdus, il semble que la classe ouvrière se décide à donner aux
idées qui inspirèrent Bakounine dans les dernières années de sa
vie une éclatante démonstration. Qu’est-ce que le syndicalisme
révolutionnaire avec sa méthode d’action directe et son mépris
du parlementarisme bourgeois sinon un retour à l’esprit et aux
principes de l’Internationale, et particulièrement de cette Fédération
jurassienne que Bakounine avait si profondément imprégnée de lui-même,
et qui a maintenu si haut et si ferme, dans les années qui suivirent
la victoire allemande, le drapeau du socialisme ouvrier ? »
Ce mouvement ouvrier révolutionnaire,
unifié par le mouvement syndical, représente, sans doute, pour
nous, aujourd’hui, une sorte d’énigme, tant nos habitudes de pensée
sont différentes.
Observons par comparaison,
malgré les importantes évolutions historiques, les événements
politiques et les pratiques militantes qui ont suivi la grève
de mai-juin 1968. Une sensibilité révolutionnaire idéaliste, romantique,
insolente, presque adolescente encore, était apparue dans la jeunesse
étudiante, lycéenne et ouvrière durant ce bref retour du refus
de l’ordre des puissants[78]. Les difficultés et les revers
commençaient à faire mûrir cette nouvelle génération, et des possibilités
existaient d’enraciner dans les entreprises, les quartiers et
les faubourgs un nouveau mouvement révolutionnaire.
Or, très rapidement, les rivalités
permanentes des divers groupes politiques d’extrême gauche, trotskistes
ou stalino-maoïstes, pour obtenir à tout prix « le rôle dirigeant »
sur une partie du nouveau mouvement social — rôle dirigeant
exercé, en fait, par quelques « révolutionnaires professionnels »
en apprentissage, dont la préoccupation principale consistait
à empêcher les autres « partis », dénoncés comme social-traîtres
ou capitulards, de leur « piquer » leur « base » — minèrent
ces regroupements en formation, par leur sectarisme, leurs vaines
querelles et leur incompréhension quasi totale des conditions
de vie des salariés, dont souvent ils ne se souciaient guère.
Ce renouvellement, après Mai
1968, d’un léninisme caricatural, plus proche de l’hypokhâgne
que de l’Institut Smolny, n’est pas, à l’évidence, la seule cause
de l’incapacité de la nouvelle génération qui se proclamait révolutionnaire
à engendrer quelque chose qui aurait rappelé les minorités agissantes
syndicalistes de 1895 — et de commencer à construire
un mouvement et des pratiques avec lesquels les réformistes, le
patronat et le pouvoir politique auraient dû compter.
Mais il a pesé de tout son
poids dans l’effritement des années 70.
Syndicalisme révolutionnaire
et léninisme
Après la Première Guerre mondiale,
la révolution russe de février et octobre 1917, la victoire de
l’Entente sur les Empires centraux et les diverses tentatives
révolutionnaires en Allemagne du Nord, en Bavière, en Hongrie
dans les années qui suivirent, le syndicalisme révolutionnaire
fut confronté à un nouveau modèle socialiste révolutionnaire,
issu des conceptions politiques et organisationnelles de Vladimir
Ilitch Oulianov, dit Lénine, maître à penser et principal dirigeant
d’une des deux tendances du parti ouvrier social-démocrate de
Russie, dont la victoire dans l’ancien Empire des tsars renouvela
complètement le débat sur les structures d’organisation, la voie
et les moyens du socialisme.
Comme son concurrent de l’avant-première
guerre, le socialisme parlementaire de la Deuxième Internationale,
le syndicalisme révolutionnaire n’avait pas réussi à empêcher
la guerre ; de plus, nombre de ceux qui s’étaient reconnus
en lui appelèrent ou collaborèrent à l’ » union sacrée »[79], y compris la majorité de la direction
de la C.G.T.
« … le revirement de la C.G.T. en juillet 1914 ne fut pas un événement isolé
et inattendu ; […] il importe de marquer nettement que cette
évolution n’impliquait pas la renonciation à la lutte contre la
guerre, ni même à la tactique de la grève générale : à
condition toutefois qu’elle fût internationale ; or, les
syndicalistes, depuis le voyage de Griffuelhes à Berlin (1906),
les socialistes, depuis le Congrès de Stuttgart (1907), ont les
doutes les plus sérieux sur la résolution des Allemands. Dès lors,
Jaurès comme la C.G.T.
bluffent », affirme
Jacques Julliard dans son ouvrage sur l’Autonomie
ouvrière, études sur le syndicalisme d’action directe, en
reprenant un mot d’Yvetot au Congrès de Toulouse de 1910.
La
C.G.T, continue‑t-il, « a toujours éludé
la question décisive : ferait-elle la grève générale
dans le cas où la
France serait attaquée ? […] Ce problème
décisif, les dirigeants syndicalistes l’escamotent dans les années
qui précèdent la guerre ; ils espèrent que le temps travaillera
pour eux. […] Finalement, il est bien vrai que la C.G.T. a non seulement échoué,
mais qu’au dernier moment elle a capitulé devant le déchaînement
des nationalismes. Est-ce cela qui, comme on le dit souvent, a
sonné le glas du syndicalisme révolutionnaire ? — mais
le recours aux armes a été une défaite pour le mouvement ouvrier
tout entier, pour le socialisme tout entier »[80].
La résistance à la guerre
et la tentative de renouer des liens internationalistes entre
des militants ouvriers et socialistes des pays belligérants — attitude
qui exigea un réel héroïsme pour ceux qui s’y risquèrent en ces
temps de chauvinisme exacerbé — ne rassemblèrent, dans
les premières temps du conflit, que d’étroites minorités. A la C.G.T.,
Merrheim et Monatte commencèrent une opposition très minoritaire
parmi les responsables confédéraux. En novembre 1914, Merrheim,
au nom des Métaux, proposa que la C.G.T. assiste, à Copenhague,
à une conférence des socialistes des pays neutres ; la proposition
fut repoussée. Monatte décida alors de démissionner afin d’extérioriser l’opposition confédérale à la
guerre. Il fut mobilisé et envoyé sur le front.
« Les travailleurs conscients des nations belligérantes ne peuvent
accepter dans cette guerre la moindre responsabilité ; elle
pèse, entière, sur les épaules des dirigeants de leur pays. Et,
loin d’y découvrir des raisons de se rapprocher d’eux, ils ne
peuvent qu’y retremper leur haine du capitalisme et des Etats.
Il faut aujourd’hui, il faudrait plus que jamais conserver jalousement
notre indépendance, tenir résolument aux conceptions qui sont
les nôtres, qui sont notre raison d’être. »[81]
« Il faudra près d’un
an avant que n’apparaissent les premiers et timides symptômes
de l’effort anti-guerrier. C’est sous les auspices du Comité pour
la reprise des relations internationales, auquel adhèrent Merrheim,
Bourderon, Chaverot, Sirolle, Souvarine, etc., et où Trotski,
encore à Paris, joue un rôle prépondérant, que s’organise l’action
contre la guerre.[82] » Plus tard, un Comité de
défense syndicaliste fut constitué.
Des conférences contre la
guerre eurent lieu en Suisse. La première à Zimmerwald, en septembre
1915, où une déclaration appelant à la paix et soulignant que
« cette guerre n’est pas notre guerre » fut rédigée
par la délégation française, formée des syndicalistes Merrheim
et Bourderon, ce dernier de la Fédération du tonneau,
et la délégation allemande, composée de deux députés social-démocrates,
Ledebourg et Hoffman[83]. Durant
les échanges de vues, Lénine proposa de constituer immédiatement
une nouvelle Internationale. Une seconde conférence se tint ensuite
à Kienthal, en avril 1916, avec quarante participants (français,
italiens, russes, polonais, serbes, portugais, allemands, anglais
et suisses), et adopta un manifeste contre « cette guerre
criminelle ».
Ces manifestations de résistance,
initiées par de petits groupes de militants et relayées ensuite
par les minorités pacifistes des pays d’Europe qui s’affrontaient,
se trouvèrent tout d’un coup, avec l’irruption des masses populaires
russes dans l’Histoire, soutenues, approuvées, magnifiées même
par les millions de personnes que les massacres de la guerre avaient
dégoûtées et qui aspiraient à un monde de paix : la
vague de patriotisme enthousiaste des premiers mois du conflit
avait disparu depuis longtemps avec les restrictions et les immenses
pertes humaines.
Il n’est pas si courant, dans
l’Histoire humaine, qu’un tel courage et qu’une telle fidélité
aux principes humanistes et internationalistes se voient approuvés,
ratifiés par les faits sociaux, si fort et surtout si vite, qu’il
ne vaille la peine de le souligner. Il importe pourtant d’avoir
conscience que ce retour, pour quelques années, d’une partie importante
de la population européenne à l’idée de révolution sociale, après
l’engouement pour la défense nationale en août 1914, résulte,
plutôt que de la guerre elle-même, de l’exemple de la révolution
russe victorieuse, conséquence de l’incapacité de l’Etat tsariste
à organiser, durant le conflit, des conditions de survie minimales
tant dans la société civile que dans ses forces armées.
S’associer, être solidaires
de cette révolution, la soutenir contre vents et marées, apparut
aux militants qui avaient refusé l’embrigadement et le chauvinisme
comme le premier des devoirs. En France, ce soutien prit un tour
particulier, passionné, en réaction de l’engagement « social-chauvin »
tant de la C.G.T. que de la S.F.I.O. Pierre Monatte et le
groupe éditeur de la Vie ouvrière — Charbit, Hasfeld,
Martinet, Monmousseau, Rosmer, Sémard, etc. — sont représentatifs
de l’évolution de cette partie des syndicalistes révolutionnaires.
Fritz Brupbacher, ami des
syndicalistes révolutionnaires et internationaliste convaincu,
résume cette période de la manière suivante :
« C’est l’époque à laquelle, par enthousiasme pour la révolution
russe, le syndicalisme révolutionnaire accomplit son propre suicide.
La révolution d’Octobre nous avait plongés dans une telle joie
que, tous tant que nous étions, nous oubliâmes ce que nous savions
pourtant depuis toujours : que les bolcheviques n’auraient
rien de plus pressé que de nous étouffer dès qu’ils auraient,
avec notre aide, écrasé la bourgeoisie. Nous fûmes beaucoup, alors,
à suivre la même route que Pierre Monatte. […] Il avait accepté
l’idée de la dictature du
prolétariat, dont au reste le syndicalisme révolutionnaire
avait été l’anticipation. De même, il avait fait sienne l’idée de l’Etat telle que Lénine la définit dans son livre l’Etat et la Révolution. […] L’organisation résultant de la dictature et de
l’existence de l’Etat prolétarien, nous la voulions plus large,
plus démocratique, plus libre, plus conforme aux principes même
des soviets. A nos yeux, ce n’était pas un appareil central constitué
de telle manière, qui devait former la base de l’organisation
dans la société nouvelle, mais bien la masse des individus eux-mêmes.
Le syndicalisme révolutionnaire a toujours proclamé qu’une minorité
dirigeante doit entraîner les masses. En 1921, Monatte pensait
que le parti communiste était peut-être capable d’être cette minorité
dirigeante.[84] »
Dans son livre l’Etat et la Révolution, Lénine
prétend avoir reformulé la véritable doctrine marxiste de l’Etat,
dénaturée par la social-démocratie opportuniste et réformiste,
en particulier sur deux points, le caractère spécifique de « l’Etat
prolétarien » de « dictature du prolétariat » ainsi
que la théorie du « dépérissement de l’Etat ». Pour
opérer cette reconstruction, le chef des bolcheviques a sélectionné
dans les écrits de Marx et d’Engels divers extraits lui permettant
de justifier sa propre doctrine et de la placer sous l’autorité
des créateurs du prétendu socialisme scientifique.
Lénine n’oublie pas, l’ouvrage
étant rédigé en août et septembre 1917, c’est-à-dire durant une
période de grande agitation révolutionnaire en Russie, d’y condamner
la Deuxième Internationale
et sa stratégie parlementaire, dont la critique, regrette-t‑il,
avait été malencontreusement abandonnée aux seuls anarchistes,
et de rappeler que la révolution prolétarienne devra — comme
l’a montré, dit-il, la Commune de Paris — détruire
l’Etat bourgeois et le remplacer par une nouvelle forme d’organisation
publique. Ce sera, affirme Lénine, une nouvelle sorte d’Etat[85], un
Etat qui, dès sa constitution, aura commencé à dépérir[86] puisqu’une de ses premières initiatives
sera, comme le dit Marx, « d’arracher peu à peu toute espèce
de capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments
de production entre les mains de l’Etat — du prolétariat
organisé en classe dominante[87] »,
c’est-à-dire d’avoir entrepris la tâche qui, une fois achevée,
rendra l’Etat inutile, puisque les classes sociales auront disparu
avec la phase supérieure du communisme.
« Entre la société capitaliste et la société communiste, continue
Lénine en citant Marx, se place la période de transformation révolutionnaire
de celle-ci en celle-là. A quoi correspond une période de transition
politique où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature
révolutionnaire du prolétariat. » Cette dictature, « période
de transition au communisme, […] établira pour la première fois
une démocratie pour le peuple, pour la majorité, parallèlement
à la répression nécessaire d’une minorité d’exploiteurs » ;
cette répression nécessaire, « le peuple » l’exercera
« avec une machine très simple, presque sans machine, sans appareil spécial,
par la simple organisation
des masses (comme, dirons-nous par anticipation, les soviets
des députés ouvriers et soldats)[88] ».
Cette organisation des masses sera centralisée : « …
si le prolétariat et la paysannerie pauvre prennent en main le
pouvoir d’Etat, s’organisent en toute liberté au sein des communes
et unissent l’action de toutes les communes pour frapper le Capital,
écraser la résistance des capitalistes, remettre à toute la nation,
à toute la société, la propriété privée des chemins de fer, des
fabriques, de la terre, etc., ne sera-ce pas là du centralisme ?
Ne sera-ce pas là le centralisme démocratique le plus conséquent
et, qui plus est, un centralisme prolétarien.[89] »
« Le prolétariat, continue-t-il, a besoin du pouvoir d’Etat,
d’une organisation centralisée de la force, d’une organisation
de la violence, aussi bien pour réprimer la résistance des exploiteurs
que pour diriger (c’est Lénine qui souligne) la
grande masse de la population — paysannerie, petite
bourgeoisie, semi-prolétaires — dans la « mise
en place » de l’économie socialiste.
« En éduquant le parti ouvrier, conclut-il, le marxisme éduque
une avant-garde du prolétariat capable de prendre le pouvoir et
de mener le peuple tout entier (c’est encore
Lénine qui souligne) au socialisme, de diriger et d’organiser
un régime nouveau, d’être l’éducateur, le guide et le chef de
tous les travailleurs et exploités pour l’organisation de leur
vie sociale, sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie[90]. »
Il n’est pas dans notre intention
de nous appesantir sur la question de savoir si Lénine a restitué,
ou non, à la doctrine marxiste de l’Etat son caractère authentique.
Mais d’insister sur deux éléments : primo, la thèse
que Lénine développe dans son texte est écartelée par une contradiction
insurmontable ; secundo, son argumentation s’appuie sur une
grave falsification historique.
1. Deux logiques en effet s’affrontent dans l’Etat et la Révolution, avant
d’ailleurs de s’affronter sur le terrain de la lutte de classes :
la logique des conseils
et de la « démocratie pour le peuple », ce que Lénine
nomme l’organisation des
masses, et la logique du parti éduqué par le marxisme.
La première de ces logiques
implique le pouvoir du peuple en révolution tout entier, c’est-à-dire
la pluralité des opinions et des groupes politiques, l’organisation
pluraliste de la défense, la recherche de la solution des conflits
par le débat, l’échange réciproque entre les conseils des villes
et ceux des campagnes pour la production et la consommation. Dans
cette logique, le peuple justifie sa souveraineté sur lui-même
et sur la société parce qu’il est la somme des individus, à l’exception
des quelques anciens exploiteurs.
La seconde logique sous-entend
le pouvoir du parti sur la grande masse de la population grâce
à l’organisation de la violence, comme Lénine le dit lui-même
(« les paysans, les petits bourgeois, les semi-prolétaires »,
sans oublier les ouvriers qui n’auront pas été éduqués correctement
par le marxisme, cela fera beaucoup de monde contre qui il sera
nécessaire d’employer la force…), c’est-à-dire l’établissement
d’une sorte de despotisme partidaire qui s’autoproclame éclairé
et progressiste et dont la raison ultime, comme d’autres pouvoirs
avant lui, sera les canons. Dans cette logique, la souveraineté
appartient au parti, qui justifie cette exorbitante prétention
parce qu’il aurait réuni une « avant-garde » éduquée
par le marxisme et capable, par le fait même qu’elle est éduquée,
de « mener le peuple tout entier vers le socialisme, de diriger
et d’organiser un régime nouveau, d’être l’éducateur », etc.
Comme nous le verrons plus loin, cette conception de l’homme,
ou du groupe, porteur, par son savoir, de la science historique
n’est pas une exception dans le marxisme.
Le conflit entre ces deux
logiques — chacune, en 1917, représentée par des groupes
sociaux : d’un côté les paysans, avides de terre ;
les ouvrierset les travailleurs en général, désireux de maîtriser
leur travail et d’améliorer leur vie ; les citadins, souhaitant
participer à la gestion de leur lieu de vie ; de l’autre
côté, les intellectuels, dont le savoir-faire et les connaissances
n’avaient jamais trouvé à s’employer sous le tsarisme et qui s’enflamment
pour le nouveau messianisme athée — , qu’on le caractérise
comme une lutte de classes entre le peuple producteur et une bureaucratie
devenue vite exploiteuse ou comme un conflit de la modernité démocratique
contre un archaïsme quasi théocratique, a eu raison de la forme
sociale née de la révolution russe, après soixante-dix ans d’une
existence qui a causé un mal immense à l’idée même de socialisme.
2. Lénine a opéré une falsification presque complète
des orientations politiques de la Commune de Paris — il a dû le faire pour
justifier théoriquement, à partir des textes de Marx, la nécessité,
tout à fait controversée par la plupart des marxistes de son époque,
d’une révolution violente, armée, qui briserait « la machine
bureaucratique et militaire » de l’Etat bourgeois pour construire
autre chose en remplacement, à savoir, pour Lénine, son Etat prolétarien :
il devait, en analysant la
Commune à sa manière, justifier par avance la
prise du pouvoir qu’il envisageait avant la tenue de l’Assemblée
constituante et la dictature du parti qui la suivrait.
Ce qui est piquant, c’est
qu’il a dû reconstruire un message politique étatiste, « centraliste »
à partir d’un texte, écrit sans doute par son maître à penser,
mais tout à fait hétérodoxe, voire même contradictoire, avec les
thèmes principaux du marxisme. Quelques exemples succincts suffiront
à le montrer. La
Commune de Paris, peut-on lire dans
la Guerre civile en France[91], texte que Marx écrivit
pour le Conseil général de l’Association internationale des
travailleurs en mai 1871, préconisait la production coopérative : une
coordination des « associations coopératives unies [devait]
régler la production nationale sur un plan commun ». « Que
serait-ce, sinon du communisme, du très « possible »
communisme ? », s’interroge Marx[92] à propos
de cette structure économique. La Constitution de la France devait être communaliste,
et cette organisation des communes de France « devait devenir,
affirme la Guerre civile, une réalité par la destruction
du pouvoir d’Etat[93] ».
La Commune
de Paris n’a pas attendu une « phase
supérieure de la production » pour commencer à détruire
l’Etat centralisé ; quant à l’organisation qu’elle préconise,
elle a pour base des coopératives « unies », initiées
par les associations de travailleurs. Ces orientations politiques
sont parfaitement contradictoires avec l’essentiel du message
de Marx, Engels et consorts qui préconisaient successivement :
1. la conquête
du pouvoir d’Etat, et non sa désarticulation en structures communales ;
2. la centralisation
de tous les instruments de production entre les mains de l’Etat,
et non la prise de possession de ces instruments par les associations
de producteurs ; 3. dans
un avenir plus ou moins lointain, les différences de classes ayant
été abolies du fait de ce collectivisme d’Etat, l’Etat s’éteindra ;
alors que la Commune, de par sa déclaration
aux Communes de France et ses décisions concernant l’armée permanente,
remplacée par les citoyens en armes, et la bureaucratie, dont
les quelques fonctions utiles seraient assurées par des mandataires
communaux élus et révocables, a tenté de briser, comme premier
acte fondateur, la centralisation de l’Etat.
Franz Mehring, sans doute un des plus célèbres biographes de Marx,
écrivait à propos de la Guerre civile en France :
« Aussi brillants que fussent ces développements pris en détail,
ils n’en étaient pas moins en contradiction certaine avec les
idées que Marx et Engels avaient représentées depuis un quart
de siècle et qu’ils avaient déjà rendu publiques dans le Manifeste
communiste. D’après leur conception, il y avait, bien entendu,
parmi les conséquences ultimes de la future révolution prolétarienne,
la dissolution de l’organisation politique connue sous le nom
d’Etat, mais il ne s’agissait cependant que d’une dissolution
progressive… Pour atteindre ce but et les autres objectifs encore
importants de la future révolution sociale, Marx et Engels insistaient
en même temps sur la nécessité pour la classe ouvrière de s’emparer
du pouvoir organisé de l’Etat. Cette conception, formulée dans
le Manifeste communiste, ne pouvait s’accorder
avec les louanges » que le texte de Marx « décernait
à la Commune de Paris pour avoir
commencé à extirper radicalement l’Etat parasite »[94].
Lénine d’ailleurs rappelait, avec indignation, dans l’Etat et la Révolution, que Bernstein,
le révisionniste, estimait
que le programme exposé par Marx dans la Guerre civile, « par son contenu politique,
accuse, dans tous ses détails essentiels, une ressemblance frappante
avec le fédéralisme de Proudhon »[95].
Cette falsification n’est
pas qu’une anecdote mineure de l’histoire politique — si
elle n’était que cela, elle ne présenterait que peu d’intérêt.
La falsification que Lénine opère sur l’orientation politique
de la Commune de Paris marque le début d’une longue série
de contrefaçons et de trucages — tant dans le domaine
des idées, en histoire, en sciences, en sociologie, que dans l’activité
pratique, s’agissant, par exemple, de la démocratie des soviets
ou des camps de travail[96] — qui
ont construit peu à peu une image complètement faussée de la réalité
de la révolution russe. Cette reconstruction, tant de l’image
du réel de la révolution bolchevique que de l’argumentation politique
qui en justifiait le cours, donna ainsi naissance à un nouveau
mythe émancipateur, accrocheur et démagogique, qui établissait
une prétendue filiation entre les héroïques Communards, massacrés
par la bourgeoisie, et l’Etat-Commune soviétique, qui, lui, a
su résister à ses ennemis, de l’extérieur comme de l’intérieur,
et qui s’affirme l’état-major et le fer de lance d’une révolution
prolétarienne dynamique, généreuse et libératrice. Lénine et son
parti n’avaient-ils pas réussi là où le syndicalisme révolutionnaire
et le socialisme parlementaire avaient échoué…
C’est à cette image qu’ont
adhéré des centaines de milliers de travailleurs. Beaucoup de
militants, pour cette image, et par une haine de la société bourgeoise
que les massacres du conflit mondial justifiaient amplement, décidèrent
de prendre les bolcheviques pour modèles ; ils formèrent,
par la suite, l’ossature des partis communistes. Et c’est cette
image-là qui, pendant au moins un demi-siècle, a hypnotisé presque
complètement l’opinion progressiste du monde.
S’agissant des syndicalistes
révolutionnaires, on peut découvrir et comprendre des raisons
supplémentaires à leur adhésion au bolchevisme. D’abord le réquisitoire
sévère que les léninistes dressaient, dans les années vingt, contre
le parlementarisme, auquel ils opposaient le système des soviets[97], qu’on
présentait comme plus démocratique — et, un instant,
durant la phase ascendante de la révolution russe, il représenta
un accroissement du pouvoir réel de la population. De plus, la
structure soviétique paraissait être une structure qui permettait
une information réciproque entre « l’avant-garde » et
les masses, entre les minorités agissantes et les travailleurs,
comme le syndicalisme révolutionnaire avait essayé d’en construire
avant la guerre mondiale. Enfin, elle pouvait présenter une garantie
contre les risques de dérive. Notamment contre la plus dangereuse,
celle qui risquait de transformer le changement radical du système
économique et politique, commencé en février 1917, en une
simple permutation du personnel dirigeant de l’Etat, c’est-à-dire
de transformer une révolution sociale en révolution politique.
Plus tard, Léon Trotski, dont
un des objectifs était de faire entrer les syndicalistes révolutionnaires
dans le « parti », avec sa science de la formule, développa
l’idée qu’on percevrait entre le syndicalisme révolutionnaire
et le communisme bolchevique une relation analogue à celle qui
existe entre l’ébauche et le produit fini :
« La théorie de la minorité agissante était par essence une
théorie incomplète du parti prolétarien. Dans toute sa pratique,
le syndicalisme révolutionnaire était un embryon de parti révolutionnaire ;
de même, dans sa lutte contre l’opportunisme, le syndicalisme
révolutionnaire fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire.
Les faiblesses de l’anarchosyndicalisme, même dans sa période
classique, était l’absence d’un fondement théorique correct [avec]
comme résultat une incompréhension de la nature de l’Etat et de
son rôle dans la lutte de classes. […] Après la guerre, le syndicalisme
français trouva dans le communisme à la fois sa réfutation, son
dépassement et son achèvement.[98] »
Cette argumentation, bien
sûr, ne pouvait s’appuyer que sur quelques analogies d’apparence
entre ce que les syndicalistes révolutionnaires appelaient la
minorité agissante et les léninistes l’avant-garde ; analogie
de forme parce que les deux types de militants n’émanaient pas
du même groupe de population : le « parti du travail »
syndicaliste révolutionnaire ne recrutait que des salariés, du
plus récent des syndiqués jusqu’au secrétaire général, et sa militancia, l’ossature des syndicat, des
unions et des fédérations, n’était formée que des plus actifs,
des plus dévoués, des plus déterminés des syndiqués[99]. Il
n’existait pas de structure différente entre les « révolutionnaires »,
qui n’étaient pas des professionnels rémunérés mais des militants,
et les « ouvriers ».
Au contraire, le parti léniniste
« doit[100] englober
avant tout et principalement des hommes dont la profession est
l’action révolutionnaire […]. Devant cette caractéristique commune
aux membres d’une telle organisation, doit
absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers et intellectuels ».
Et cette absence de distinction signifiait concrètement la
monopolisation de la direction du parti par les intellectuels — à
titre d’exemple, lors du congrès du parti social-démocrate russe
tenu à Bruxelles, en 1902, il n’y avait que quatre ouvriers parmi
les cinquante délégués[101]. De plus, la théorie léniniste
juxtaposait ou plutôt hiérarchisait deux organisations, celle
des révolutionnaires professionnels et celle des ouvriers, la
première dirigeant la seconde par la pratique du noyautage.
« La définition du noyautage, telle qu’elle est donnée dans
la Maladie
infantile du communisme, est en tout point conforme à la résolution
du IXe Congrès du parti (avril 1919) […] :
« Le parti exerce son influence sur les larges couches des travailleurs
restant en dehors du parti par les fractions et cellules communistes
dans toutes les autres organisations ouvrières, avant tout dans
les syndicats.
« La dictature du prolétariat et l’édification du socialisme
ne sont assurées que tant que les syndicats, tout en demeurant
officiellement en dehors du parti, deviennent communistes par
leur essence et font la politique du parti communiste.
« C’est pour cela que dans chaque syndicat doit agir une fraction
disciplinée, organisée des communistes. Toute fraction du parti
est une partie de l’organisation locale subordonnée au comité
du parti. La fraction du conseil central national des syndicats
est subordonnée au comité central du Parti communiste de Russie.
Toutes les décisions du C.C.N. des syndicats relatives aux conditions
et à l’organisation du travail sont obligatoires pour les membres
du parti qui y militent, et ne peuvent être abrogées par aucun
organisme du parti autre que le comité central du parti. Les comités
locaux, tout en dirigeant entièrement l’action idéologique des
syndicats, ne doivent aucunement avoir recours à une tutelle minutieuse
sur ces derniers.[102] »
Ce dirigisme rigoureux est
tout à fait étranger à la tradition des syndicalistes révolutionnaires.
Au cours de la révolution,
ce centralisme devait encore s’exacerber. Léon Trotski, par exemple,
au cours du débat sur les syndicats qui eut lieu en 1919 et 1920,
outra à l’excès la position de Lénine et proposa qu’on « militarise »
les syndicats et le travail :
« Nous nous orientons désormais vers un mode de travail socialement
organisé en fonction d’un plan économique, obligatoire pour tout
le pays et pour tous les travailleurs. C’est le fondement même
du socialisme… La militarisation du travail, selon la définition
que j’en ai donnée, est la base indispensable de l’organisation
de notre potentiel de travail… Est-il vrai que le travail forcé
est toujours improductif ? C’est là un préjugé libéral, le
plus misérable et le plus ridicule : le servage lui-même
était productif. Le travail obligatoire des serfs ne résulte pas
de la volonté mauvaise des seigneurs féodaux. Il fut (en son temps)
un phénomène progressiste.[103] »
Les divergences entre le syndicalisme
révolutionnaire et le léninisme ne s’arrêtaient pas là.
La politique qu’entendaient mener les deux groupements étaient également
très différente ; pour les syndicalistes révolutionnaires,
il s’agissait, comme on l’a vu, d’utiliser l’action directe économique
contre les employeurs et l’Etat jusqu’à la grève générale.
Pour ce qui concerne le « parti »,
à l’exception des périodes d’agitation sociale intense où il préparait
l’insurrection — situation tout de même assez rare — il
n’avait pas, dans les pays capitalistes où existaient les libertés
démocratiques, une politique substanciellement différente de celle
des autres partis social-démocrates (préparer les élections et
faire de la propagande ; tenter de contrôler, à l’aide du
noyautage, des syndicats ou d’autres organisations de masse afin
d’accroître son influence et de se renforcer). Quand Trotski parlait
de lutter contre l’opportunisme [des partis socialistes], il n’entendait
pas la même chose que les syndicalistes révolutionnaires. Les
seconds refusaient le parlementarisme, source de cet opportunisme ;
le premier croyait qu’il était possible de conduire une politique
parlementaire non opportuniste, « de classe ». Or l’expérience
du mouvement ouvrier de tous les pays montre que les partis « ouvriers »
ou socialistes adoptant le parlementarisme comme stratégie, principale
ou accessoire, ont fini par considérer leur groupe parlementaire
et les élections comme plus importants que les luttes sociales,
pour devenir bientôt un groupement s’accommodant, dans les faits,
de la société de classes dont ils étaient supposés préparer la
subversion.
Mais c’est avec l’examen et
la comparaison des modes d’organisation qu’on perçoit la racine
des divergences qui opposent les deux théories révolutionnaires.
Le syndicalisme révolutionnaire
s’organisait selon le mode fédératif, c’est-à-dire que la partie
constitutive, en l’occurrence le syndicat, conservait la maîtrise
de son orientation ; il n’existait pas pour lui d’obligation
statutaire, organique d’appliquer la consigne de l’union locale
de syndicats, de la fédération, de la confédération. S’il se ralliait
à une position ou se joignait à une action, c’était de sa propre
volonté. Ce fédéralisme s’accompagnait d’une réelle pluralité
idéologique et politique : les uns étaient marxistes,
ou bien blanquistes, d’autres se référaient à l’anarchisme, d’autres
encore se proclamaient syndicalistes.
Au contraire, le parti léniniste
se voulait rigoureusement centralisé ; la partie devait s’aligner
sur le tout, d’ailleurs l’unité constitutive était le parti tout
entier — la ruche était l’image de référence :
la cellule, le rayon, l’ensemble. C’était la direction qui déterminait
l’orientation de tout le parti, de toutes ses organisations, de
tous ses militants, qui étaient des révolutionnaires professionnels ;
cette orientation, la direction la déterminait à partir du marxisme,
ou plutôt de la version du marxisme jugée bonne par ladite direction,
c’est‑à-dire par Vladimir Ilitch lui-même et, après lui,
par Joseph Staline…
Ces deux éléments :
le fait, à savoir la centralisation, et la philosophie, c’est-à-dire
le marxisme, étaient dans l’esprit de Lénine reliés l’un à l’autre
comme la conséquence à la cause. La conséquence, c’était la centralisation ;
la cause, c’étaient les analyses que la théorie mettait à la disposition
de ceux qui pouvaient la comprendre.
Et Lénine avait construit
sa vision du marxisme sur les interprétations qu’en faisait la
social-démocratie allemande, en particulier Karl Kautsky. En voici,
extraite de Que faire ?,
la partie le plus importante :
« Comme doctrine, le socialisme a évidemment ses racines dans
les rapports économiques actuels au même degré que la lutte de
classe du prolétariat ; autant que cette dernière, il procède
de la lutte contre la pauvreté et la misère des masses, engendrées
par le capitalisme. Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent
parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent
de prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui
ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique.
En effet, la science économique est autant une condition de la
production socialiste que, par exemple, la technique moderne,
et malgré tout son désir le prolétariat ne peut créer ni l’une
ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain.
Or le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les
intellectuels bourgeois : c’est en effet dans le cerveau
de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme
contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires
intellectuellement les plus développés, qui l’introduisirent ensuite
dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le
permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément
importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non
quelque chose qui en surgit spontanément.[104] »
Comme première conséquence,
Lénine affirmait :
« Les ouvriers […] ne pouvaient pas avoir encore la conscience
social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors.
L’histoire de tous les pays atteste que, livrée à ses seules forces,
la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste,
c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, mener
la lutte contre le patronat, réclamer du gouvernement telles ou
telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. » Puis Lénine
reprenait l’argumentation de Kautsky, en insistant plus particulièrement
sur les intellectuels : « … en Russie […], la
doctrine théorique de la social-démocratie […] fut le résultat
naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels
révolutionnaires socialistes »[105] .
Les inventeurs du socialisme
sont des intellectuels « bourgeois », éduqués, et le
résultat de leurs cogitations relève de la « science »,
et cette science socialiste, qu’on pourrait, sans doute, assimiler
aux mathématiques ou à la biologie, doit être importée parmi les
travailleurs par un moyen ou un autre.
Mais la théorie de Lénine
implique une autre conséquence :
« Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante,
élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur
mouvement, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie
bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu ;
[…] dans une société déchirée par les antagonismes de classes,
il ne saurait exister d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes.
[…] On parle de spontanéité. Mais le développement spontané du
mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie
bourgeoise […], car le mouvement ouvrier spontané, c’est
le trade-unionisme […] ; or le trade-unionisme, c’est justement
l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie.[106] »
« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution
du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie
signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela
n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence
de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers.[107] »
Non seulement les travailleurs
doivent être éduqués mais ils doivent être mis à l’abri de leur
inclination naturelle à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie — pour
cela, ils doivent être dirigés par les « éduqués »,
réunis en avant-garde, et ils ne peuvent l’être que d’une manière
rigoureusement centralisée, si on tient compte du rapport numérique
entre la classe et son avant-garde, ainsi que du poids propagandiste
des moyens de communication de la bourgeoisie et des réformistes.
Cette théorie d’organisation
se résumait, bien sûr, à « justifier la dictature de fait
des théoriciens du parti auxquels devait appartenir le pouvoir
suprême dans le parti »[108].
Elle impliquait, en matière
d’élaboration politique, une pratique généralisée de substitution : à la classe ouvrière se substituait sa prétendue représentation,
qualifiée d’avant-garde, et de
commandement : les intellectuels de la direction
commandait la population
ouvrière. Une sorte de pyramide hiérarchique s’est constituée,
dont la base était formée par les travailleurs, la population
en général, et le sommet par l’interprète le plus compétent de
la science socialiste.
Entre les deux, des degrés
intermédiaires — l’appareil du parti — qui
faisaient appliquer par les premiers les décisions arrêtées par
le second. Dans les faits, et depuis les premiers jours de la
prise de pouvoir par le parti bolchevique, le parti, sa direction
plutôt, imposa sa volonté aux travailleurs et aux habitants de
la Russie,
sans qu’existent de recours, de procédure de débat ou de contestation.
Les orientations du parti, c’est-à-dire celles qui avaient été
déterminées par sa direction, devaient s’appliquer, y compris
en employant la force et le terrorisme de masse.
Léon Trotski, qui avait critiqué la position de Lénine lorsqu’il
était jeune militant, s’y rallia ensuite avec fanatisme :
« Nous devons prendre conscience de la mission historique
du parti. Le parti est contraint de maintenir sa dictature, sans
tenir compte de flottements provisoires dans la réaction spontanée
des masses, ni même des hésitations spontanées de la classe ouvrière.
[…] La dictature ne repose pas, à chaque moment, sur le principe
formel de la démocratie ouvrière… », dit-il au cours du Xe
Congrès du parti, qui se tint pendant l’insurrection de Cronstadt
[109].
« La crise éclata en février 1921, lorsqu’une vague de grèves
et de manifestations balaya Petrograd pour culminer, en mars,
avec l’insurrection des marins de la vase navale de Kronstadt.
« Cette insurrection dressa définitivement le parti contre le
peuple. Même les centralistes et l’Opposition ouvrière s’alignèrent
contre les ouvriers et les marins. En fin de compte, le loyalisme
envers le parti se révéla plus puissant que toute autre considération.
« La guerre fut ouvertement déclarée à l’idée du socialisme
radical libertaire et à la démocratie prolétarienne. Seule demeurait
l’idée du parti. Isolé de sa raison d’être, le parti ne reposait
plus que sur un dogme. Il était devenu une secte et symbolisait
le fanatisme sous sa forme la plus classique[110]. »
Existèrent, pourtant, dans le parti et uniquement dans ses rangs, durant les premières années de la révolution,
des possibilités de débats à propos de l’orientation politique.
Mais, bientôt, dès la fin de la guerre civile, le principe de
substitution s’appliqua au parti lui-même : au parti
se substitua sa direction.
« Au Xe Congrès du parti, Lénine introduisit soudain deux
résolutions interdisant la formation de groupes ou « factions »
[…] au sein du parti. Dès lors la police secrète entreprit la
suppression systématique des groupes d’opposition qui refusaient
de se dissoudre.
« Mais son chef, Dzerjinski, s’aperçut que de nombreux membres
du parti les considéraient comme des camarades et refusaient de
témoigner contre eux. Il s’adressa au Politburo pour obtenir un
décret officiel stipulant que les membres du parti avaient le
devoir de dénoncer leurs collègues engagés dans une action contre
les dirigeants. Trotski fit ressortir que la dénonciation des
éléments hostiles constituait une obligation « élémentaire[111]. »
Avec la lutte pour le pouvoir qui suivit la mort de Lénine, un dictateur
se substitua à la direction du parti…
« En détruisant la tendance « démocratique » à l’intérieur
du parti communiste, Lénine laissait le champ libre aux manipulateurs.
L’appareil bureaucratique devait désormais être la plus puissante
et, par la suite, l’unique force du parti. La question :
« Qui gouvernera la
Russie ? » devint : « Qui
l’emportera dans une lutte de factions confinée à une section
étroite du gouvernement ? » Les candidats au pouvoir
s’étaient déjà manifestés. Tandis que Lénine moribond attendait
la fin de sa longue agonie, ils étaient déjà dans l’arène pour
la première manche du combat qui devait se terminer par la grande
épuration. »
Sans s’appesantir trop sur les résultats de cette « lutte de
factions » pour l’obtention du pouvoir total sur le parti,
l’Union soviétique et le mouvement communiste international, conséquence
de l’absence de démocratie prolétarienne à l’intérieur de ces
trois ensembles et du principe de substitution qui s’y appliquait,
il importe néanmoins de rappeler sa réalité chiffrée :
« La Russie
post-soviétique évoque les victimes du stalinisme en parlant des
« Vingt Millions », une expression qui ne peut évidemment
prétendre donner une estimation exacte ; mais l’ordre de
grandeur est vraisemblable[112]. »
« Lors du procès du parti communiste [qui s’est tenu en Russie
en mars 1992], le réquisitoire final citait [le chiffre de]
« dix-neuf millions huit cent quarante mille ennemis du peuple
[qui] avaient été arrêtés entre le 1er janvier 1935
et le 22 juin 1941. Sur ces chiffres, sept millions
furent exécutés en prison, et la majorité des autres périrent
dans les camps »[113].
« Le général Volkogonov, chef de la commission parlementaire
sur la réhabilitation, a affirmé en se fondant sur les documents
du K.G.B. qu’ » entre 1929 et 1953 […], la répression
toucha vingt et un millions et demi de personnes. Le
tiers de cet effectif a été exécuté, les autres ont été condamnés
à la détention, au cours de laquelle un grand nombre a trouvé
la mort. […] Il ne fait de doute que la pire époque fut celle
ce la
Grande Terreur de 1937-1938. On a procédé […]
à l’estimation du nombre d’arrestations effectués au cours de
ces deux seules années, en se fondant sur les numéros de dossiers
de prisonniers et d’autres dénombrements opérés en prisons. Le
chiffre obtenu se situait aux alentours de sept millions. »
Différentes études laissent à penser qu’il y aurait eu « deux
ou trois millions d’internés dans les camps de travail au cours
de cette période » et le chiffre des victimes d’exécution
« ne peut être inférieur à trois millions, et il fut probablement
supérieur ».
« Quant à ceux qui furent envoyés dans les camps, bien peu d’entre
eux survécurent — les sources écrites soviétiques ont
longtemps établi un taux de survie de 5 p. 100 environ.[114] »
Lénine et tous les partis
qui se sont réclamés de lui — staliniens, poststaliniens,
trotskistes, bordiguistes, titistes, stalino-maoïstes, castristes — n’ont
jamais remis en question ce principe d’organisation que Lénine développe dans Que faire ? et son application pratique :
le rôle dirigeant du parti, c’est-à-dire de sa direction, sur
les travailleurs et leurs organisations.
Lénine n’a pas varié dans
son appréciation idéologique durant toutes les années où il a
dirigé la construction de l’Union soviétique, bien que, comme
le rappelle Jacques Julliard, « les masses ouvrières ne [soient]
pas toujours spontanément trade-unionistes ; en
période révolutionnaire, elles se montraient même spontanément
anarchosyndicalistes[115] ».
On peut penser que la condamnation par Lénine des thèses de l’Opposition
ouvrière relevait du même présupposé idéologique qui exigeait
que l’Etat dit prolétarien, c’est-à-dire, en application du principe
de substitution, l’appareil économique central sis à Moscou, organisât
la production ; cette prise en main par l’Etat, pensait peut-être
Lénine, était la condition sine qua non de sa future disparition — alors
que la proposition de Chliapnikov et Kollontaï reprenait un des
principes de l’anarchosyndicalisme.
Même après sa première attaque,
lorsqu’il revint aux affaires dans les derniers mois de 1922,
Lénine ne remit pas en question sa vision politique, bien qu’il
commençât à se rendre compte « avec stupeur des progrès de
l’arbitraire bureaucratique, notamment dans l’affaire de Géorgie,
dont Staline était responsable[116] ».
Bon nombre de commentateurs politiques ont estimé qu’avec sa méthode
Lénine avait rompu avec le marxisme : « … en proclamant
l’incapacité des ouvriers à dépasser par eux-mêmes les idées bourgeoises,
en faisant du socialisme un apport intellectuel extérieur, Lénine
rompt définitivement avec le matérialisme de Marx qui fait de
la conscience le produit des conditions économiques et sociales.
« S’il en est ainsi, alors l’émancipation des travailleurs ne
saurait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes […]. Nous sommes
en plein idéalisme. […] Que
faire ? fonde en théorie le droit pour une classe intellectuelle[117] de bureaucrates et de technocrates
d’exercer le pouvoir au nom du prolétariat. Que faire ? est le manuel de l’imposture
qui légitime, pour des générations d’apparatchiks brutaux et autoritaires,
le pouvoir qu’ils s’arrogent sur le peuple en dehors de tout contrôle
démocratique.[118] »
Il existe pourtant une filiation entre les positions de Marx, celles
de Kautsky et le parti « substitutionniste » de Lénine.
Les communistes de Marx ne revendiquent-ils pas, « sur le reste du prolétariat, l’avantage d’une intelligence claire
des conditions de la marche et des fins générales du mouvement
prolétaire » et, parmi eux, n’y a-t-il pas cette catégorie
d’intellectuels bourgeois qui « à
force de travail se sont élevés jusqu’à l’intelligence théorique
de l’ensemble du mouvement historique »[119]?
Cette primauté de l’intellectuel, qui, de proche en proche, allait
amener l’intelligentsia à réclamer le pouvoir pour elle-même,
avait d’ailleurs fait l’objet d’une critique sévère d’un théoricien
marxiste italien proche du syndicalisme révolutionnaire, Arturo
Labriola :
« En fait, si la vérité est connue seulement du penseur révolutionnaire,
il acquiert sur les masses et sur le cours historique un pouvoir
qu’on n’aurait jamais soupçonné. Par-dessus le devenir historique
inconscient, il surgit, conducteur conscient du char de l’Histoire,
qu’il dirige vers un destin sûr et prévu de lui. Un nouveau joug
n’est-il pas ainsi préparé aux masses ? Le pouvoir tyrannique
de la social-démocratie n’est-il pas contenu en germe dans la
doctrine marxiste des catégories économiques ? Quand nous
considérons l’importance que ce parti a prise dans le mouvement
socialiste et que nous nous rappelons qu’il est dirigé par un
certain nombre d’hommes, nous ne pouvons nous empêcher de réfléchir
que la source lointaine de cette déviation est dans le rôle que
le marxisme attribue au « penseur révolutionnaire ».
Dans le marxisme, par l’idéalisme hégélien, s’est infiltré un
élément vicieux. Cet élément, c’est le rôle assigné à l’Idéologue.[120] »
« Dans la conception
syndicaliste révolutionnaire, le prolétariat est, au contraire,
regardé comme une personne majeure et parfaitement autonome, qui
n’a pas d’utopies toutes faites à réaliser par décret, mais qui
entend parfaire son émancipation par lui-même et à son idée.[121] »
Telle était la différence
fondamentale entre le syndicalisme révolutionnaire et le léninisme :
c’est une divergence sur l’origine de l’idée socialiste qui implique
un désaccord sur le cheminement de l’émancipation. Les syndicalistes
révolutionnaires, quelles que soient les nuances de leur pensée,
partageaient tous la conception exprimée par Kropotkine :
« Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple.
Si quelques penseurs, issus de la bourgeoisie, sont venus lui
apporter la sanction de la science et l’appui de la philosophie,
le fond des idées qu’ils ont énoncées n’en est pas moins un produit
de l’esprit collectif du peuple travailleur. Ce socialisme rationnel
de l’Internationale, qui fait aujourd’hui notre meilleure force,
n’a-t‑il pas été élaboré dans les organisations ouvrières,
sous l’influence directe des masses ? Et les quelques écrivains
qui ont prêté leur concours à ce travail d’élaboration ont-ils
fait autre chose que de trouver la formule des aspirations qui
déjà se faisaient jour parmi les ouvriers ?[122] »
« L’autre grande différence entre les syndicalistes révolutionnaires
et les bolcheviques tient à la nature des moyens employés. Tandis
que Lénine, profondément sceptique sur les ressources de la société
civile, et méfiant à l’égard de la spontanéité ouvrière, qu’il
soupçonnait de réformisme invétéré, se ralliait aux techniques
blanquistes de l’action minoritaire et clandestine ainsi que du
coup d’Etat, les syndicalistes révolutionnaires étaient en quelque
sorte contraints par la nature démocratique de la société d’agir
au grand jour. De plus, défiants à l’égard du risque de confiscation
de la révolution inhérente à toute action politique, ils entendaient
la cantonner dans le domaine économique. Persuadés que les résultats
de l’action collective sont déterminés par la nature des moyens
employés, ils entendaient faire de leur action la préfiguration
de la société qu’ils cherchaient à instituer. Ils furent les seuls
à tenter d’appliquer à la lettre la vieille maxime de la Première Internationale,
pour qui l’émancipation du prolétariat ne saurait être que l’œuvre
du prolérariat lui-même[123]. »
Le socialisme, le communisme,
l’anarchisme, le syndicalisme, quelle que soit l’appellation de
l’aspiration humaine à une société égalitaire et libre, pensaient
les syndicalistes révolutionnaires comme beaucoup d’autres socialistes
et humanistes, a été, est et sera une création collective de toute
l’humanité, et surtout de la population laborieuse. Ça a été un
rêve, et ça le sera longtemps encore ; c’est un espoir et
une volonté qui furent partagées par des millions de personnes,
depuis qu’existent des sociétés de classes peut-être…
Est-ce scientifique[124] ?
Qu’est-ce qui est scientifique ? L’aspiration à l’égalité ?
Quelle est l’explication « scientifique » de la dérive
sanglante et despotique de la révolution russe ? La volonté
de domination du Secrétaire général est un fait indubitable :
quelle est la réponse « scientifique » à un tel problème?
Une première approche, sinon scientifique mais de bon sens, laisse
entendre que la résultante nécessaire, assurée et certaine de
la dictature n’est pas la liberté — et, ça, on le sait
depuis l’antiquité grecque et romaine, au moins.
La révolution russe prouve
qu’on ne peut contrôler la dictature ; la dictature a dévoré
la révolution et les révolutionnaires, tous les révolutionnaires,
y compris les « dictateurs » eux-mêmes, à l’exception
d’un seul, et de ses courtisans. Que pensaient Boukharine,
Kamenev, Zinoviev, quelques minutes avant que la balle de l’exécuteur
leur détruise le cerveau ?
Le léninisme s’est révélé être, au cours des deux générations où
il fut dynamique, la doctrine d’une groupe de combat adaptée à
la conquête, à la terreur et à la guerre tant contre la population
qu’il dominait qu’entre Etats.
Dans sa lutte contre l’Empire des Romanov, il hérita quelques-uns
des caractères du tsarisme, son machiavélisme policier, son cynisme
et son mépris de barines,
son goût du secret et surtout sa propension à résoudre tous les
problèmes par la force. Ce qui a ponctué son histoire, ce sont
des batailles gagnées — la guerre civile, Stalingrad,
Koursk — ou perdues, la Pologne, l’Afghanistan.
Les victoires qu’il remporta sur les champs de bataille, il les perdit
ensuite dans la paix. Parce que le socialisme, c’est la paix ;
la démocratie réelle, directe ; l’égalité ; le respect
de l’être humain ; la forme supérieure de l’humanisme ;
et rien de durablement humain, c’est-à-dire de libre, ne peut
se bâtir avec les moyens de la guerre.
Il restera pourtant dans l’histoire du socialisme que les bolcheviques
surent résister pendant plus de soixante-dix ans aux pressions
et aux agressions du monde capitaliste, avant de s’y laissé dissoudre
et de perdre dans la paix ce qu’ils avaient gagné par l’usage
des armes.
Auraient-ils pu, sur le territoire que leurs armées contrôlaient,
selon la formule consacrée, transformer leurs épées en socs de
charrue ? Et pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?
Les bolcheviques, comme Marx
lui-même, n’avaient pas suffisamment approfondi le sens exact
de la question que posait Bakounine pendant les débats de l’Internationale :
« Que signifie le prolétariat élevé au rang de classe dominante ?
Serait-ce le prolétariat entier qui se mettrait à la tête
du gouvernement ? […] Le peuple entier gouvernera et il n’y
aura pas de gouvernés. Mais alors il n’y aura pas de gouvernement,
il n’y aura pas d’esclaves ; tandis que s’il y a Etat, il
y aura des gouvernés, il y aura des esclaves.[125] »
« Ce sera un Etat provisoire »,
nous répondait-on. Et Lénine ajoutait : « Un Etat
qui commence immédiatement à s’éteindre, qui ne puisse point ne
pas s’éteindre… »
Or cet Etat, prétendu prolétarien
et soviétique, s’est renforcé sans cesse, accroissant toujours
sa bureaucratie, sa police et ses forces armées permanentes ;
la dictature, le gouvernement de la force sans droit, sans garantie
et sans recours pour les citoyens, a engendré des comportements
sociaux qui relèvent plus du despotisme asiatique d’autrefois
que des Etat modernes, même capitalistes. Car la dictature, c’est
l’arbitraire et la cruauté, l’abus, le privilège et la corruption,
des larmes et du sang.
Dans une lettre à un journal trotskiste belge, dénommé la Lutte ouvrière, Victor Serge rappelait qu’il
avait posé, vers 1938, la question suivante à Trotski :
« Quand et comment le bolchevisme a-t-il commencé à dégénérer ? »
En complétant la question par l’appréciation suivante :
« Le moment n’est-il pas venu de constater que le jour de
l’année glorieuse 1918 où le comité central du parti décida de
permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine
de mort sur procédure secrète, sans entendre les accusés qui ne pouvaient se défendre,
est un jour noir ? Ce jour-là, le comité central pouvait
rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée
de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute.
Il n’appartenait pas nécessairement à un parti socialiste victorieux
de commettre cette faute-là. La révolution pouvait se défendre
à l’intérieur — et même impitoyablement — sans
cela. Elle se serait mieux défendue sans cela.[126] »
Victor Serge aurait pu ajouter qu’en 1921 les effectifs de la Tchéka (sigle formé pour désigner
la Commission
extraordinaire panrusse de lutte contre la sabotage et la contre-révolution),
créée le 7 décembre 1917 et directement rattachée au Conseil
des commissaires du peuple, le Sovnarkom, s’élevaient à environ
250 000 hommes. Durant ses quatre années d’existence,
avant d’être remplacée par le Guépéou, la
Tchéka exécuta environ 140 000 personnes,
auxquelles il faut ajouter 140 000 morts lors de la
répression des divers soulèvements.
« Des tentatives de législation eurent lieu à plusieurs reprises,
visant à transférer à des tribunaux révolutionnaires certains
des pouvoirs de la
Tchéka, mais celle-ci ne fut jamais que nominalement
soumise aux lois. Comme Lénine le reconnut ouvertement, elle avait
constamment exécuté ses victimes et pratiquer la répression en
masse depuis février 1918 au moins. »
La
Tchéka administrait également les camps
de travail forcé. Ces camps furent institués le 15 avril 1919,
mais la réclusion par la
Tchéka existait bien avant la législation. « En
octobre 1922, il y avait 132 camps où étaient détenues
environ 60 000 personnes. »[127]
Voilà qui nous éclaire sur les conditions réelles de la dictature
« presque sans machine, sans appareil spécial » de Lénine
et de ses compagnons.
Aujourd’hui, près de quatre-vingts
ans après la révolution d’Octobre, avec l’exposition par tous
les médias de la planète du résultat humain, économique, écologique,
éthique du « socialisme soviétique », nous commençons
à prendre la mesure de la régression qu’ont subie les idées d’émancipation
des travailleurs et de transformation sociale à la suite de l’hégémonie
sur le mouvement ouvrier des conceptions élaborées par Lénine
au commencement du siècle — en préservant l’homme de
tout opprobre pourtant, tant sa sincérité fut complète, et ardent
son dévouement à une cause qu’il contribua néanmoins à affaiblir
grandement.
après la guerre
Les bouleversements de la
guerre mondiale et de la révolution russe, l’irruption des partis
communistes léninistes, les changements intervenus dans divers
pays d’Europe amenèrent des mutations importantes dans les conceptions
des syndicalistes révolutionnaires, surtout celles qui concernaient
les relations du mouvement syndical avec les partis politiques
de gauche et « ouvriers ». Alexandre Schapiro, anarchosyndicaliste
russe qui occupa diverses responsabilités dans l’Internationale
syndicaliste révolutionnaire, pouvait écrire en 1937[128] :
« La
Grande Guerre balaya la charte du neutralisme
syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale
entre Marx et Bakounine eut son écho — à la distance de presque
un demi-siècle — dans la scission historiquement inévitable
au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre. Contre
la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences
de partis politiques dénommés « ouvriers », un nouveau
mouvement, basé sur l’action directe des masses en dehors et contre
tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes
de la guerre de 1914-1918. L’anarchosyndicalisme réalisait la
seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir
à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son
droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les
manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et
contre l’Etat, et d’une réédification, sur les ruines des régimes
déchus, d’une vie sociale libertaire. »
Comme l’exposa aussi Arthur Lehning, cette approche nouvelle du syndicalisme
révolutionnaire, cet « anarchosyndicalisme était un courant
libertaire qui s’était formé sous l’influence du déroulement de
la révolution russe. Ce n’était pas une doctrine spécifique, mais
la synthèse d’une pensée anarchiste claire et d’une tactique syndicaliste
précise.
« Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le syndicalisme avait
adopté une position de neutralité à l’égard des idéologies politiques
ou philosophiques. Les anarchistes « anarcho-syndicalistes[129] »
pensaient que la lutte révolutionnaire contre le capitalisme était
liée à des principes sociaux qui devaient animer toute les manifestations
de la vie économique et sociale. A l’encontre de la politique
de tous les partis ouvriers qui veulent toujours se servir du
mouvement ouvrier pour leurs fins spécifiques, l’anarchosyndicalisme
préconisait l’action directe des masses en dehors de tous les
partis politiques et, au besoin, contre eux. Il poussait les ouvriers
et les paysans à sauvegarder leur indépendance et à créer des
organisations autonomes et démocratiques pour lutter contre le
capitalisme et l’Etat. Ainsi l’anarchosyndicalisme apportait un
complément à l’anarchisme social, tandis que d’autre part il donnait
au syndicalisme une base libertaire et anti-étatique[130]. »
Cette reformulation du syndicalisme
révolutionnaire, qui ne posait plus l’unité organique comme un
principe premier, s’illustra surtout avec la Confederacion nacional del trabajo d’Espagne ;
constituée en 1910 en s’inspirant de la
C.G.T. française, elle réussit, bien au-delà
de son modèle, à incarner le meilleur du syndicalisme révolutionnaire,
en radicalisant son inspiration communiste libertaire. Ses réalisations
économiques durant la révolution qui accompagna la lutte contre
le coup d’Etat des militaires fascistes, à partir du juillet 1936,
sont extrêmement intéressantes comme exemples de collectivisme
non étatique.
Qu’il nous soit permis de rappeler ici la mémoire de ceux des militants
syndicalistes révolutionnaires français — Pierre Besnard
et ses camarades surtout — qui tentèrent de résister
à la « bolchevisation » du mouvement ouvrier français
et de maintenir vivante d’idée d’un mouvement syndical révolutionnaire,
fédéraliste et indépendant.
Qui connaît aujourd’hui leurs noms et leurs engagements ? Qui
sait qu’on doit les compter, dans le camp ouvrier, dans le camp
révolutionnaire, parmi les premiers à avoir perçu quels résultats
donnerait la politique suivie par les nouveaux maîtres de la Russie ? Qui se souvient
qu’après avoir compris ils eurent le courage tenace de s’élever — à
contre-courant, sous les injures et les calomnies — contre
ce qui était en train de devenir la plus sombre tragédie du XXe siècle
et, pour un temps, le tombeau du socialisme ?
Bien-être…
Le syndicalisme révolutionnaire
représente un des essais les plus énergiques du mouvement ouvrier
réellement existant de se doter d’une idéologie et d’une organisation
révolutionnaires. Il exprime également une tentative du mouvement
ouvrier français et européen, qui a duré plusieurs dizaines d’années,
de résister à l’intégration au sein du système politique de la
bourgeoisie démocrate et républicaine, caractérisé par la reconnaissance
idéologique et politique de l’Etat-nation, du parlementarisme
et d’un système législatif garantissant tout à la fois la défense
de la propriété, de l’économie de marché et la subordination du
salariat. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale
que cette absorption sera réussie quasi complètement, soit sous
la forme social-démocrate, soit à l’aide des partis communistes
staliniens.
La contre-culture que le syndicalisme
révolutionnaire avait promue — la solidarité ouvrière
contre la concurrence capitaliste, l’égalité des salaires contre
la hiérarchie des revenus, le syndicat contre le parti, l’action
directe contre le parlementarisme et la délégation de pouvoir,
le producteur contre le citoyen, l’internationalisme de classe
contre l’Etat et le nationalisme — n’influencera plus
que quelques groupes minoritaires.
Le syndicalisme révolutionnaire
fut enfin l’ébauche concrète d’une politique authentiquement ouvrière,
élaborée et mise en œuvre par des travailleurs afin de prendre
en charge les intérêts du salariat.
Les groupes humains composés
des travailleurs salariés de l’industrie, des services ou de l’agriculture
ainsi que les paysans des exploitations familiales ou les artisans
sont par excellence des classes sociales non gouvernementales — à
la différence des grands propriétaires fonciers, des possesseurs
de parts du capital, des membres de l’intelligentsia ou encore
de ceux qui occupent des fonctions proprement d’Etat, tels les
avocats, les juges ou les militaires, dont les membres fournissent
aux Etats leurs dirigeants. Il s’agit d’un fait d’observation
qu’on peut constater depuis la période dite néolithique et l’invention
de la division du travail. La fonction de production, directe
ou indirecte, a impliqué et implique encore aujourd’hui la sujétion.
On a pu observer des gouvernements
de guerriers, de scribes ou de mandarins, de prêtres et de prophètes,
de latifundiaires ou d’aristocrates, d’avocats et de professeurs.
Tous ces gouvernements ont
eu comme politique de promouvoir les intérêts matériels de leur
groupe social, c’est‑à-dire d’organiser une répartition
inégalitaire des biens et des services en faveur des membres de
leur groupe d’origine et des voisins et alliés, pratique qui permettait
aux privilégiés de conserver le pouvoir de mettre en œuvre une
telle distribution inégale. Ils ont dû, en outre, quels que soient
l’origine sociale et la politique de ces gouvernements ou le niveau
d’évolution des techniques de production, contraindre la partie
productrice de la population à leur céder une partie, plus ou
moins importante, des produits de son travail, soit en l’échangeant
contre une protection, soit par la force, soit par la tromperie,
l’idéologie républicaine qui prétend faire la mesure égale entre
le salariat et le patronat, par exemple.
Et, au cours de l’histoire,
la coercition et la loi, les deux tranchants de la force de l’Etat,
furent utilisées sans mesure pour arracher à l’artisan, à l’ouvrier,
au paysan le fruit de son travail ; de l’esclavage au salariat,
les maîtres assujettirent les producteurs à la nécessité du travail.
L’émancipation des producteurs
des biens et des services, aujourd’hui en grande majorité les
travailleurs salariés, signifie la disparition de ces prélèvements
et de ces contraintes. En ce sens, le gouvernementalisme, toute
forme de gouvernementalisme, est néfaste pour les producteurs,
puisque tout gouvernement, pour perdurer et assurer sa subsistance,
doit continuer les prélèvements et se donner les moyens de les
opérer.
L’émancipation des travailleurs
salariés ne peut se réaliser par un quelconque gouvernement et
des méthodes gouvernementales — administrative, militaire
ou réglementaire — mais par la modification du rôle
qu’ils assurent dans les opérations de production et de gestion
de cette production, c’est-à-dire par une nouvelle organisation
du travail dans laquelle les décisions de gestion, de conditions
et de méthodes de travail soient prises par les travailleurs eux-mêmes,
accompagnée d’une répartition des biens et des services effectuée
selon les besoins, sans qu’une minorité opère des prélèvements
inégalitaires.
D’une manière analogue, l’appropriation
des divers aspects de leur vie par les individus qui composent
ces classes non gouvernementales se situe également à l’endroit
où se déroule leur existence : ils doivent pouvoir
décider tout ce qui concerne ce lieu, sa gestion, son aménagement,
etc.
On ne peut négliger, sans
doute, la coordination de toutes ces cellules de la vie sociale.
Et le contrôle que l’ensemble des habitants devra pouvoir exercer
sur les mandataires qui organisent la coordination. Et telle est
précisément la recherche opérée par les anarchosyndicalistes pour
qui l’organisation sociale ne peut être que fédéraliste.
« Dans cette perspective, qu’exprima à un moment donné Proudhon,
la classe ouvrière est la classe antigouvernementale par excellence.
[…] La célèbre « capacité politique des classes ouvrières »
n’est pas autres chose que leur aptitude, vraie ou supposée, à
faire advenir une conception non gouvernementale de la politique.[131] »
La révolution à laquelle aspiraient
les syndicalistes révolutionnaires, les anarchosyndicalistes,
concrétisation de cette politique non gouvernementale, se voulait
directe et égalitaire, naguère nous aurions dit autogestionnaire,
sans dictature, sans délégation de pouvoir et alertée à ne pas
se laisser confisquer les libertés durement conquises par une
nouvelle clique d’aspirants dirigeants.
Il importe sans doute de rappeler
qu’une telle aspiration n’a pas existé que dans les syndicats
de la C.G.T. française.
Outre-Pyrénées, ce sont les
méthodes et le « modèle » anarchosyndicalistes qui organisèrent
le mouvement syndical et populaire, qui formèrent et motivèrent
suffisamment de militants et de travailleurs pour qu’ils trouvent
la détermination de s’opposer, pendant trois années, tant aux
troupes des fascistes et des militaires factieux qu’aux manœuvres
de basse police et aux assassinats des négrinistes et des staliniens.
En outre, pendant les années
de la guerre civile de 1936-1939, les anarchosyndicalistes de
la C.N.T. appliquèrent leur programme
économique et social avec succès. La collectivisation agricole
et industrielle ainsi que l’autogestion syndicale concernèrent
plusieurs millions de travailleurs[132] dans
les régions demeurées républicaines, et ces réalisations constructives
furent un des bastions de la résistance au fascisme et au stalinisme.
... et liberté
Les travailleurs, avec lesquels
la C.G.T.
a mis debout[133] le
syndicalisme révolutionnaire, ont tellement évolué que les commentateurs,
dans leur ensemble, estiment impossible toute réapparition, toute
résurgence, parmi les salariés comme au sein de leurs organisations,
d’une pensée tout à la fois contestataire, constructive et dynamique.
Le mouvement syndical existant
aujourd’hui est, il est vrai, en plein désarroi, s’agissant de
son orientation comme de ses structures. Il a dû s’adapter durant
le siècle à tant de variations et de mutations, passant du syndicalisme
de métier au syndicalisme d’entreprise, avec une longue étape
de syndicalisme d’industrie. Dans le même temps, il a glissé du
syndicalisme révolutionnaire à un réformisme, plus gesticulatoire
que revendicatif, que ne respectent plus guère le patronat et
l’Etat.
Quelle forme organique pourrait
réunir les fragments épars de ce salariat éclaté aux quatre vents
par les efforts conjugués d’un patronat aux ambitions mondialistes
et d’un appareil gouvernemental, de droite ou de gauche, seulement
préoccupé de bonne gestion capitaliste ? Quels liens fédératifs
serait-il possible de tisser avec les associations de chômeurs,
de précaires et de sans-logis ? Si le syndicalisme est le
groupement essentiel,
il doit faire en sorte que tous ceux qui ont quelque chose à revendiquer
aux puissants, aux riches, aux propriétaires de parts du capital,
à l’Etat et ses gérants, trouvent leur place aux côtés des salariés
des divers secteurs de production, de consommation et de services.
La vieille C.G.T., éparpillée
en de nombreux tronçons ennemis et concurrents, saura-t-elle se
redresser, reprendre vigueur. Pourra-t-elle redevenir la vraie
C.G.T., celle de l’indépendance, de l’action directe et de la
lutte de classes ?
« Etre la C.G.T. telle qu’elle se définit[134] »,
proclama un congrès il y a une quinzaine d’années. C’était une
belle formule, qui signifiait, en creux, que la
C.G.T. ne devait pas être autre chose qu’une
confédération syndicale de travailleurs, ni la courroie de transmission,
ni l’école d’on ne sait quel parti politique, ni son réservoir
d’électeurs. Mais peut-on se définir par une négation ? Maintenant
qu’elle cherche une nouvelle voie, la C.G.T. saura-t-elle se souvenir
de son glorieux printemps ?
Et si elle ne le peut, d’autres
sauront-ils le faire ?
L’histoire de la révolte des
ouvriers, des salariés, des pauvres n’est pas terminée, en France,
en Europe, dans le monde entier ; de nouvelles pages en seront
écrites, bientôt peut-être.
Faisons en sorte que les révoltés
de demain découvrent dans leurs luttes l’anarchosyndicalisme,
son organisation fédérative, ses tactiques d’action directe, sa
stratégie de grève générale et son projet de communisme libre.
Faisons-le pour qu’ils aient, pour que nous ayons quelque chance
de gagner lorsque l’Histoire écrira le prochain chapitre du grand
livre de la libération humaine.
Sans doute aurons-nous beaucoup
à reconstruire et à repenser. Tout a changé, ou presque. L’objectif
d’émancipation demeure pourtant ; et il vaut bien quelques
efforts.
Quand vous déambulerez dans notre vénérable Bourse
du travail de Paris et que vous y lirez les noms que les militants
syndicalistes ont donnés à ses salles de réunion :
Eugène Varlin, Eugène Pottier, Louise Michel, Fernand Pelloutier,
Francisco Ferrer, Jean Jaurès même, et même Ambroise Croizat,
vous vous souviendrez peut-être de ces quelques mots de Georges
Sorel :
« Si l’on échoue, c’est
la preuve que l’apprentissage a été insuffisant ; il faut
se remettre à l’œuvre avec plus de courage, d’insistance et de
confiance qu’autrefois ; la pratique du travail a appris
aux ouvriers que c’est par la voie du patient apprentissage qu’on
peut devenir un vrai compagnon ; et c’est aussi la seule
manière de devenir un vrai révolutionnaire. »
Jacques Toublet
[1]Le
Parti du travail a
été édité une première fois, fin 1905 ou début 1906 (Histoire du mouvement anarchiste, de Maitron, t. Ier, p. 303), par
la Bibliothèque syndicaliste.
L’exemplaire que nous reproduisons date de 1922 et a été publié
par la
Librairie du travail. Ce sont les éditions
Marcel-Rivière qui font paraître, en 1908 (Histoire du mouvement ouvrier, de Dolléans,
Librairie Armand-Collin édit., t. II, p. 124), la Confédération générale du travail.
Nous en présentons la deuxième édition, parue soit à la
fin de 1909, soit au commencement de 1910, chez le même éditeur,
en tout cas avant le congrès de Toulouse d’octobre 1910, puisque
tous les chiffres cités font référence adu congrès de Marseille
de 1908.
[2] La police a trouvé chez lui des brochures
antimilitaristes.
[3] Compte rendu des travaux du congrès de Lyon,
p. 139 et 140, où Pouget était porteur des mandats des Employés
de la Seine, des Travailleurs de
l’industrie lainière de Reims, des Employés de commerce et
des Correcteurs de Paris. On voit qu’en 1901 les problèmes
du salariat n’étaient pas si éloignés de ceux d’aujourd’hui.
[4] Cité par Christian de Goustine, Pouget, les matins noirs du syndicalisme, Edition
de la tête de feuilles, p. 95.
[5] C’est-à-dire la Première Internationale.
[6] Dolléans,
op. cit., t. II,
p. 116.
[7] ibidem, t. II, p. 125.
[8] Ibidem, t. II, p. 118.
[9]
« Comme me l’a dit un jour Pierre Monatte : » Le
cheval de flèche, c’était Griffuelhes : il avait
l’art de l’offensive ; le Père Peinard voyait plus large ;
son regard embrassait, par-delà les motifs immédiats, les
grandes causes profondes et leur répercussion », ibidem, p. 120.
[10]Il s’agit de Millerand, député socialiste
de Paris, qui entre en 1899 dans le ministère d’union républicaine
de Waldeck-Rousseau au portefeuille du Commerce ; le
ministre de la Guerre est le marquis de Gallifet,
fusilleur des Communards. Jules Guesde, à cette occasion,
déclare : » Le parti socialiste,
parti de classe, ne saurait être, ou devenir, sous peine de
suicide, un parti ministériel. Il n’a pas à partager le pouvoir
avec la bourgeoisie, dans les mains de laquelle l’Etat ne
peut être qu’un instrument de conservation et d’oppression
sociales. Sa mission est de le lui arracher, pour en faire
l’instrument de la libération et de la révolution sociale. »
Cité par Jean Bron, Histoire du mouvement ouvrier français, Editions ouvrières, t. II,
p. 95.
[11] « Autoritaire sans doute, Keufer fut
un remarquable organisateur d’une parfaite honnêteté personnelle
et la Fédération du livre est
son œuvre. Si on voulait le définir par rapport aux collectivistes
qui veulent conquérir l’Etat et aux anarchistes qui veulent
le détruire, on pourrait dire qu’il s’affirme pour la lutte
quotidienne par le syndicat ouvrier qui permettra, non de
spéculer sur la société future mais, par la grève s’il le
faut, d’obtenir les améliorations indispensables résultant
des progrès de la législation sociale, d’une part, et, d’autre
part, des conventions collectives de travail négociées avec
la patronat », Jean Maitron, 1906, le congrès de la Charte d’Amiens, Institut
d’histoire de la
C.G.T., p. 72. Keufer était aussi vice-président
de la Société positiviste internationale.
Il faut ajouter que Keufer, malgré ses déclarations appelant
à la « neutralité absolue », politique et philosophique,
de la Confédération, avait
signé une déclaration, en faisant suivre son nom de sa responsabilité
de secrétaire de la
Fédération du livre, qui approuvait l’entrée
de Millerand au gouvernement. Les anarchosyndicalistes lui
rappelèrent cette indépendance à éclipses au Congrès d’Amiens.
[12] Secrétaire général des Cheminots de 1891
à 1909 et membre du comité confédéral en 1901, c’est un militant
du parti socialiste qui a d’abord été broussiste puis allemaniste.
1906, op. cit., p. 478.
[13] Goustine, op. cit., p. 99.
[15] Dans son Mouvement socialiste, Payot, t. Ier, p. 152, Georges Lefranc résume
ainsi les thèses de Jules Guesde concernant le syndicalisme :
« … l’action syndicale est obligée de se mouvoir dans
le cadre imposé par le patronat ; elle ne peut, en aucune
manière, le briser. Elle ne touche pas à l’ordre capitaliste.
Le syndicalisme est condamné au réformisme. Il n’a pas à engager
une action théorique. S’il quitte son terrain propre, s’il
se mêle d’avoir un credo, il devient un instrument de division.
En dehors du Parti […], s’emparant de l’Etat, il n’y a pas
de transformation possible de la société et pas d’émancipation
du travail. »
[16] Avant cette date, les principaux partis
socialistes étaient : à partir de 1901, le parti
socialiste de France qui unifiait la « gauche socialiste »
collectiviste et marxiste, c’est-à-dire guesdistes, allemanistes
et blanquistes, avec Guesde, Vaillant, Cachin, qui s’opposaient,
en principe, à l’Etat bourgeois et refusaient toute collaboration
avec lui ; à partir de 1902, le parti socialiste français,
plus modéré, avec Jaurès — qui a soutenu Millerand —
et Briand, parti qui ne rejetait pas l’éventualité de participer
à un gouvernement si la défense de la
République l’exigeait. Dans le parti unifié,
l’influence de Jaurès sera sans cesse plus importante…
[17] Dolléans, op. cit., p. 147 ; il existait nombre de syndicats non confédérés.
[18] 1906,
op. cit., p. 15 à 23 ; à titre de comparaison, au
début des années 90, on dénombre en France moins de 8 millions
d’ouvriers (4.300 000 dans l’industrie, 300 000
dans l’agriculture, 2.500 000 dans l’artisanat), un peu
plus de 7 millions d’employés et les agriculteurs sont un
peu moins d’un million (source Insee).
[19] Les citations des débats du Congrès d’Amiens
sont extraites du compte rendu intégral tel que l’a réédité
l’Institut d’histoire de la
C.G.T.
[20] On peut lire dans le compte rendu des débats
(p. 151) les lignes suivantes, entre bien d’autres :
« David, au nom du Prolétariat de l’Isère,
demande à défendre ledit prolétariat contre les appréciations
de Renard. »
[21] Voilà un « des élus » qui signifie
sans doute que tous
les élus socialistes n’ont pas « toujours proposé ou
voté des lois ayant pour objectif l’amélioration », etc.
[22] Il s’agit de ce que l’on appellera plus
tard la Charte
d’Amiens.
[23] Ce sont des syndicats du textile du Nord,
le Livre de Lille et de Bordeaux, le Papier de Paris,…
[24] P. Besnard, article « Confédération
générale du travail » de l’Encyclopédie
anarchiste, p. 410.
[26]
P. Besnard, ibidem, p. 401 et 402.
[27] On trouve une indication de l’influence
syndicaliste révolutionnaire réelle avec les résultats du
vote de la motion antimilitariste proposée par Yvetot qui
souhaitait que « la propagande antimilitariste devienne
toujours plus intense et toujours plus audacieuse ».
Pour cette motion 484, contre 300, blancs 49, nuls 39. Les
syndicats qui approuvent la motion Yvetot sont tous les syndicats
agricoles, la majorité de ceux de l’alimentation, de l’ameublement,
du bâtiment, de la bijouterie, des bûcherons, des cuirs et
peaux, de la maçonnerie, de la métallurgie (pour 39, contre
8), des mineurs, des mouleurs, des peintres, des ports et
docks, des travailleurs municipaux, des verriers. Ceux qui
repoussent la motion sont en majorité ceux du chemin de fer,
des employés, du livre (contre 57, pour 3, blancs 3), des
mécaniciens, du textile (contre 46, pour 10).
[28] « En dépit des résistances guesdistes,
l’année suivante, au congrès du parti socialiste, à Nancy
(11 au 14 août), la motion dite de la
Dordogne fut battue ; elle affirmait
que l’action corporative ou syndicale ne saurait suffire à
l’émancipation de la classe laborieuse ; cette résolution,
soutenue par 141 voix, eut contre elle une majorité de
167 voix [qui affirmait notamment que] l’action politique
et l’action syndicale seront d’autant plus efficaces que l’organisme
politique et l’organisme économique auront leur pleine autonomie »,
Dolléans, op. cit., p. 136.
[29] On a dit que les sectes évoquées étaient
la franc-maçonnerie et les groupes anarchistes.
[30] La neutralité des syndicalistes réformistes
n’est pas complètement indifférente à la forme de l’Etat et
de la législation, puisqu’ils appuient avec raison les régimes
politiques qui permettent le syndicalisme indépendant, hors
de la tutelle publique ou du corporatisme institutionnel,
par exemple celui qui entendrait rendre obligatoires des organisations
professionnelles comprenant des salariés et des employeurs.
[31] Roger Hagnauer dans sa brochure sur la Charte (voir note 13), s’il
évoque un instant l’idée que le syndicalisme doit se développer
en dehors de la légalité et de l’Etat bourgeois, résume pourtant
le syndicalisme révolutionnaire à l’application du texte d’Amiens.
[32] Partiellement universel : à cette
époque, les femmes ne votaient pas.
[33] Il en fut de même s’agissant de la gestion
de l’appareil de production et de consommation, qui fut décalqué
du vivant même de Lénine du système de planification économique
mis en place en Allemagne durant la
Première Guerre mondiale : l’Orgplan
et le « commandement administratif ».
[34] Celle de 1921, qui donna naissance à la C.G.T.U.
[36] C’est Pierre Besnard qui souligne.
[37] Celle qui, par regroupements successifs,
donna naissance à la
C.G.T.S.R.
[38] P. Besnard, article Confédération générale
du travail de l’Encyclopédie
anarchiste, t. Ier, p. 411.
[39] Fritz Brupbacher, Socialisme et liberté, Edition de la Baconnière, Neuchâtel,
p. 215 et 216. Fritz Brupbacher (1874-1945) fut l’une des
figures les plus attachantes du mouvement de rénovation sociale
d’extrême gauche. Médecin zurichois, il participa, dans toute
l’Europe, aux luttes et aux expériences sociales de la première
moitié du XXe siècle. Il fut ami avec les syndicalistes
révolutionnaires et tout particulièrement avec Pierre Monatte,
soutint l’opposition à la guerre de 1914-1918, voyagea plusieurs
fois en Russie, adhéra à l’Internationale communiste, dont
il fut exclu en 1933, tout en gardant sa liberté de jugement.
[40] Au Congrès de Toulouse, Merrheim évoque
la campagne de calomnies contre Griffuelhes : « La
campagne la plus ignoble qui puisse être menée contre un militant
fut menée contre moi au même titre que Griffuelhes, dont on
voulait faire disparaître la personnalité gênante… »
Cité par E. Dolléans, op.
cit., p. 156, qui ajoute en note : « Campagne
organisée par les ministres avec lesquels « Latapie était
en relations suivies et étroites, Briand et Viviani, dont,
au lendemain de Villeneuve-Saint-Georges, les instances seules
purent amener Clemenceau à déchirer le mandat d’arrêt contre
Latapie ».
[41] 1906,
le congrès de la
Charte d’Amiens, op.
cit., article de Maitron sur les hommes de la
Charte, p. 77.
[42] Voir à ce propos Georges Sorel, Exégèses proudhoniennes dans Matériaux d’une théorie du prolétariat,
éditions Ressources, Paris-Genève, p. 415 à 425.
[43] « Il faut que le monde se partage une
dernière fois en deux camps, en deux partis différents :
d’un côté le travail à des conditions égales pour tous, l’humanité
triomphante, la Révolution ; de l’autre,
le privilège, le monopole, la domination, l’oppression et
l’éternelle exploitation », M. Bakounine, « Lettre
à la commission du journal », l’Egalité,
1868, cité par G. Leval, la Pensée constructive de Bakounine, Spartacus éditeur,
p. 169.
[44] Préambule aux statuts de l’A.I.T., adoptés
définitivement au Congrès de Genève, en 1866. Le troisième
paragraphe de la version française fera l’objet d’une polémique,
entre un texte dit « parisien » conforme à la compréhension
des bakouninistes, et la version de Longuet, qui ajoute à
ce paragraphe… comme moyen, interprétation favorable à la branche marxiste.
J. Guillaume, l’Internationale,
documents et souvenirs, réédition Gérard-Lebovici, t.
Ier, p. 11, 12 et 13.
[45] J. Julliard, Autonomie ouvrière, études sur le syndicalisme d’action directe, Gallimard - le
Seuil, p. 25.
[46] J. Guillaume, op. cit., t. II, p. 340.
[47] J. Guillaume, ibidem.
[48] J. Guillaume, op. cit., t. III, p. 8.
[49] Il importe de souligner l’extraordinaire
prescience, quasi prophétique, de ces quelques phrases, qui
paraissent décrire à l’avance l’évolution tragique de la révolution
russe et la transformation du parti révolutionnaire en une
nouvelle classe dominatrice et exploiteuse, la nomenklatura.
[50] Ultima
ratio regum, Dernier argument des rois, devise que Louis XIV
avait fait graver sur ses canons…
[51] Les Montagnards ont voulu que la Constitution fasse de
« l’insurrection… le plus sacré et le plus indispensable
des devoirs » (art. 35), au cas où le gouvernement violerait
« les droits du peuple » ou opprimerait celui-ci,
même dans la personne « d’un seul de ses membres »
(art. 34), J. Godechot, les Constitutions de la
France depuis 1789, Flammarion, p. 74.
[52]
Georges Sorel refusait « qu’on enseignât
aux masses, en dépit de la vérité historique, cette sorte
de fatalisme du progrès qui […] amènerait une ère nouvelle
de liberté entière, débarrassée des contraintes autrefois
subies. Il abominait les sophismes du scientisme historique
affirmant qu’ » une force irrésistible entraîne
le monde moderne vers l’égalité ». Ce qu’il combattait
dans la démocratie, c’était le mensonge dont les faux esprits
l’habillaient, faisant croire à la plèbe que l’égalité sortirait
nécessairement du régime, que l’égalité était l’aboutissement
fatal de la démocratie. Une telle croyance entraîne les masses
à l’immobilité et à la soumission, ce que veulent précisément
les dirigeants ». J. Rennes, Georges
Sorel et le syndicalisme révolutionnaire, Editions Liberté,
Paris (1936), p. 97.
[53] J. Guillaume,
op. cit., t. Ier, p. 277.
[54] François Muñoz, Bakounine, la liberté, choix de textes, J.-J.-Pauvert éditeur, p. 221
et 222.
[55] J. Guillaume,
op. cit., t. Ier,
p. 240.
[56] Les derniers venus en politique, les Verts
et les écologistes, partisans, il semblerait, de l’autogestion
et de la décentralisation, n’ont nullement contesté ce type
d’élection et le pouvoir exorbitant qu’il donne à un individu ;
on a même cru un instant, en 1995, que l’ambition effrénée
de certains de leurs dirigeants allait faire en sorte qu’ils
y présentent trois candidats…
[57] R. Brécy, la Grève générale en France, préface de J. Maitron,
p. VII et VIII.
[58] « … Ce fut… l’erreur des anarchistes
de 1881. Lorsque les révolutionnaires russes eurent tué le
tsar… les anarchistes européens s’imaginèrent qu’il suffirait
désormais d’une poignée de révolutionnaires ardents, armés
de quelques bombes, pour faire la révolution sociale… Un
édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas
avec quelques kilos de dynamite », P. Kropotkine, la Révolte,
n° 32, 18‑24 mars 1891.
[59] J. Guillaune, op. cit., t. II, p. 342.
[60] « Des hommes qui ont été les démocrates
les plus rouges, les révoltés les plus furibonds, lorsqu’ils
se sont trouvés dans la masse des gouvernés, deviennent des
conservateurs excessivement modérés dès qu’ils sont montés
au pouvoir. On attribue ordinairement ces palinodies à la
trahison. C’est une erreur ; elles ont pour cause principale
le changement de perspective et de position […]. Si, demain,
on établissait un gouvernement et un conseil législatif, un
Parlement, exclusivement composé d’ouvriers, ces ouvriers,
qui sont aujourd’hui de fermes démocrates socialistes, deviendraient
après-demain des aristocrates déterminés, des adorateurs hardis
ou timides du principe d’autorité, des oppresseurs et des
exploiteurs […] », M. Bakounine, les
Ours de Berne et de Saint-Pétersbourg (1870).
[62] R. Brécy, op.cit., p. 6.
[63] R. Brécy, op. cit., p. 5.
[64] Griffuelhes, Réponse à l’enquête du Mouvement socialiste, juin-juillet 1904,
cité par R. Brécy, op.
cit., p. 6.
[65] Dans son ouvrage sur la grève générale,
voir note 54, R. Brécy publie un document qui laisserait entendre
que Girard était indicateur de police.
[66] R. Brécy,
op. cit., p. 4.
[68] « L’organisation de la gestion de l’économie
nationale appartient au congrès des producteurs de Russie,
groupés en syndicats de production qui élisent un organisme
central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale de la République », résumé de la position de l’Opposition
ouvrière faite par Lénine au cours de ce congrès, Marx, Engels, Lénine, sur l’anarchisme et l’anarchosyndicalisme,
Editions du Progrès, Moscou, 1973, p. 362.
[69] Il faudrait sans doute nuancer cette affirmation
pour certains secteurs et militants de la C.F.D.T. du moment, particulièrement
tout ce qui concerne le regretté Eugène Descamps.
[70] C’est nous qui soulignons.
[71] Dans le
Parti du travail.
[72]
J.-P. Hirou, Parti socialiste ou C.G.T. (1905-1914), éditions Acratie, p. 119
et 120. A notre
connaissance, seul dans la
C.G.T. le Syndicat des correcteurs, le syndicat
de Pierre Monatte, pratique encore cette rotation des mandats ;
il est vrai que l’influence des syndicalistes révolutionnaires — ceux
du noyau de la Révolution
prolétarienne — et des libertaires y a toujours
été suffisante pour faire échouer les tentatives de prise
de contrôle tant des membres du P.C.F. que, après 1968, des
trotskistes, en particulier des « lambertistes ».
[75] Marcel-Rivière éditeur (1932), p. 16.
[77] G. Leval, la Pensée constructive de Bakounine, Spartacus éditeur,
p. 171.
[78] Ceux qui ont lu la description que fait
Pierre Kropotkine de la génération des jeunes Russes de la
génération de 1860 et du mouvement « Aller au peuple »
ont sans doute remarqué des similitudes dans la volonté commune
de ces deux jeunesses, séparées par tant d’années et de distance,
de passer toutes les conventions sociales au crible de la
raison et de l’éthique libertaire et égalitaire. Voir P. Kropotkine,
Autour d’une vie, Stock éditeur (1921),
p. 307 à 312.
[79] « Jules Guesde devint ministre d’Etat
et Marcel Sembat ministre des Travaux publics. », Jean
Ellenstein, Histoire
mondiale des socialismes, Armand Collin éditeur, t. III,
p. 13. Léon Jouhaux, le secrétaire général de la
C.G.T., obtint de ne pas partir pour l’armée
et milita activement pour l’effort de guerre. En septembre 1914,
à la demande de Guesde, il accepta le mandat de commissaire
à la nation, à titre personnel et sans engager la C.G.T.
[80] J. Julliard, op. cit., p. 110 et 111.
[81] Extraits de la lettre de démission de Monatte,
citée par Dolléans,
op. cit., p. 227 et 228.
[82] Art. C.G.T.
de l’Encyclopédie
anarchiste.
[83] Les Anglais sont absents parce que le gouvernement
britannique leur a refusé un passeport.
[84] F. Brupbacher,
op. cit., p. 264.
Il n’est pas sans intérêt de noter que Brupbacher
écrit minorité « dirigeante » et non « agissante » ;
le léninisme était bien déjà dans les têtes. Précisons aussi
que Monatte n’a jamais accepté l’idée de soumission du syndicat
au parti et devait être exclu de ce dernier en 1924.
[85] « Le prolétariat n’a besoin de l’Etat
que pour un temps. Nous ne sommes pas le moins du monde en
désaccord avec les anarchistes quant à l’abolition de l’Etat
en tant que but », V. Lénine, l’Etat
et la Révolution, Editions
en langues étrangères, Moscou, p. 72.
[86] « Le prolétariat a besoin de l’Etat — tous
les opportunistes, les social-chauvins et les kautskistes
le répètent en assurant que telle est la doctrine de Marx — mais
ils « oublient » d’ajouter […] que d’après Marx
il ne faut au prolétariat qu’un Etat en voie d’extinction,
c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence immédiatement
à s’éteindre et ne puisse pas ne point s’éteindre »,
V. Lénine, op. cit.,
p. 28 et 29.
[87] K. Marx, Manifeste communiste, Œuvres complètes, la Pléiade, Economie, t. Ier,
p. 182 et 183.
[88] V. Lénine, op. cit., p. 108.
[89] V. Lénine, op. cit., p. 64.
[90] V. Lénine, op. cit., p. 31
[91] Bakounine écrivit, dans le journal de Bruxelles,
la Liberté, à propos de la Gerre civile : « … les marxiens
dont toutes les idées avaient été renversées par cette insurrection
se virent obligés de tirer devant elle leur chapeau. Ils firent
plus : à l’encontre de la plus simple logique et
de leurs sentiments véritables, ils proclamèrent que son programme
et son but étaient les leurs. Ce fut un travestissement vraiment
bouffon, mais forcé, ils avaient dû le faire, sous peine de
se voir débordés et abandonnés de tous ». Cité par A.
Lehning, Anarchisme et marxisme dans la révolution russe,
Spartacus éditeur, p. 36.
[92] K. Marx, la Guerre civile en France, les Editions sociales,
p. 57.
[94] Cité par A. Lehning, op. cit., p. 45
[95] V. Lénine, op. cit., p. 62.
[96] S’agissant des camps du travail forcé, bien
connus aujourd’hui sous le nom de Goulag, les soi-disant communistes
ont commencé par nier leur existence puis, lorsque de trop
nombreux témoignages les ont obligés à se rétracter, ils affirmèrent
qu’ils étaient des établissements de rééducation à caractère
humanitaire. Un des historiens britanniques de la terreur
stalinienne, Robert Conquest, cite, dans son ouvrage la
Grande Terreur
(Robert Laffont - Bouquins, p. 981), l’extrait suivant
d’un article de Pierre Daix, alors rédacteur en chef des Lettres
françaises : « Les camps de rééducation
de l’Union soviétique ont réussi à supprimer totalement l’exploitation
de l’homme par l’homme. Ils sont un signe décisif des efforts
faits par le socialisme victorieux pour libérer l’homme de
cette exploitation en libérant même les oppresseurs, esclaves
de leur propre oppression. »
[97] Les plus anciens militants du noyau de la Révolution prolétarienne racontaient que, durant
les années vingt et trente, un des slogans des manifestants
du P.C.F. était : « Des soviets partout ! »
Ce rappel montre combien l’illusion du pouvoir effectif des
soviets a perduré, contre l’évidence. Les camarades de
la R.P. y ajoutaient, en criant très fort, par manière
d’amère plaisanterie, mais pas seulement : « Même
en Russie ! »…
[98] L. Trotski, Classe ouvrière, parti et syndicats, Classiques rouges n° 4, p. 31.
[99] Pour essayer de résoudre le problème de
la place où pouvaient s’intégrer et militer les membres des
classes dirigeantes qui, après avoir rompu avec leur classe
d’origine, se ralliaient au mouvement ouvrier révolutionnaire,
les anarchosyndicalistes espagnols avaient constitué, au sein
de la C.N.T.,
des syndicats des professions libérales.
[100] V. Lénine, Que faire ? Editions sociales, p. 113. Les parties en italique
sont soulignées par Lénine.
[101] Cité par J. Julliard, op. cit., p. 151.
[102] J. Julliard,
op. cit., p. 158
et 159.
[103] J. Julliard,
op. cit., p. 162.
[104] V. Lénine, Que faire ? Editions sociales, p. 41. Kautsky avait publié ce
texte dans Neue Zeit,
1902-1903.
[108] Martov, in le dossier de Que faire ?
dans l’édition du Seuil, p. 287.
[109] Cité par J. Julliard, op. cit.,
p. 166. Julliard remarque au même endroit que « la dictature
du parti est ainsi de « droit historique » comme
la monarchie française était de « droit divin ».
[110] R. Conquest, op. cit., p. 384.
[111] Ibidem,
p. 382 et 383.
[112]
Ibidem,
p. III de la Préface à l’édition française.
[115] J. Julliard,
op. cit., p. 159.
[116] Ibidem,
p. 168. « Il est possible, ajoute Julliard, que si Lénine
avait vécu, il se fût efforcé d’empêcher que le cours de la
révolution ne se coupât complètement de sa source prolétarienne
et démocratique. »
[117] L’anarchiste communiste russe Piotr Archinov,
compagnon de Nestor Makhno, exprimait la même idée à propos
des origines du bolchevisme : « Le bolchevisme
est l’héritier direct et le porte-parole puissant, non pas
des aspirations révolutionnaires des ouvriers et des paysans,
mais de la lutte politique qui fut menée, tout un siècle,
par la couche des intellectuels démocrates russes (l’intelligentsia démocratique) contre le système politique du tsarisme,
en vue de conquérir pour elle certains droits politiques.
[…] Ayant réussi, dans la révolution, à se faire cette situation
de maître, [le bolchevisme] revint à son point de départ et
restaura l’édifice de la domination de classe, sur la base
d’un asservissement forcé et d’une exploitation imposée des
masses travailleuses. » Voir l’article « bolchevisme »
de l’Encyclopédie anarchiste,
p. 258 à 262.
[118] J. Julliard, op. cit., p. 152.
[119] Michel Collinet, la Tragédie
du marxisme, Calmann-Lévy éditeurs, p. 101, les citations
de Marx sont extraites du Manifeste.
[120] Arturo Labriola, Karl Marx, cité par E. Berth, Du
« Capital » aux « Réflexions sur la violence »,
Rivière éditeur, p. 110.
[121] E. Berth, op. cit., p. 112 et 113.
[122] P. Kropotkine, les Temps nouveaux, 1913.
[123] J. Julliard, op. cit., p. 33.
[124] Georges Sorel estimait que « le socialisme
est une question morale, en ce sens qu’il apporte au monde
une nouvelle manière de juger tous les actes humains et, pour
employer une célèbre expression de Nietzsche, une
nouvelle évaluation de toutes les valeurs… Il se pose
devant le monde bourgeois comme un adversaire irréconciliable,
le menaçant d’une catastrophe morale, plus encore que d’une
catastrophe matérielle ». Le socialisme, continuait Sorel
en citant le socialiste libertaire Saverio Merlino, est « une
acquisition de la conscience humaine » qui ne doit pas
être déduite de « doctrines scientifiques particulières
mais de l’observation des besoins et des tendances de la société
dans laquelle nous vivons ». G. Sorel la
Décomposition
du marxisme, recueils de textes réunis par Thierry Paquot,
P.U.F., p. 35, 44 et 45.
[125] M. Bakounine, Etatisme et anarchie, cité par Gaston Leval dans Bakounine et l’Etat marxiste, les Cahiers
de Contre-courant, p. 17.
[126] Cette lettre a été publiée en annexe d’un
ouvrage de Rocker, la Faillite du communisme d’Etat, éditions Spartacus.
Trotski répondit que « Victor Serge lui-même traverse
« une crise », que ses idées s’embrouillent désespérément,
cela se voit. Mais la crise de Victor Serge n’est pas la crise
du marxisme ».
[127] L. Schapiro, les Révolutions russes de 1917, Flammarion, p. 271 et 272
[128] Cité par l’Anarchosyndicalisme, aperçu historique et théorique, supplément
au n° 58 de Solidarité
ouvrière, p. 14.
[129] « Ce furent d’abord les marxistes qui
caractérisèrent le syndicalisme de la première avant-guerre
comme un « anarchosyndicalisme ». L’expression,
polémique à l’origine, a si bien fini par désigner la vieille
C.G.T. qu’elle a, pour l’essentiel, perdu sa connotation péjorative.
Mais dans la bouche ou sous la plume d’un communiste, la volonté
de dénigrement n’est pas douteuse », J. Julliard, op. cit., p. 10.
« Les
communistes traitent les syndicalistes d’anarchosyndicalistes ;
et, en effet, le syndicalisme révolutionnaire, on le sait
bien, est né de l’irruption des anarchistes dans les syndicats,
où ils ont apporté leur goût très vif pour la liberté et leur
horreur pour toute étatisation », E. Berth, op. cit., p. 57.
[130] A. Lehning,
op. cit., p. 14.
[131] J. Julliard,
op. cit., p. 39.
[132] F. Mintz, l’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Maspéro édit., p. 188.
[133] Pour parler comme notre vieux compagnon
Yvetot.
[134] 40e Congrès, tenu à Grenoble en 1978, le
secrétaire était Georges Séguy.