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Au sujet du syndicalisme révolutionnaire…
J acky Toublet

Origine : échange mails avec René Berthier

Syndicalisme, qui, en français, prend son sens moderne vers 1894, provient de la juxtaposition de deux radicaux du grec ancien, « sun » et « diké », qui signifient respectivement « avec », « ensemble » et « usage »,  « justice », « droit ». Si une des lignes étymologiques du mot est porteuse de l’idée de représentation, comme avec « syndic », une seconde donne naissance, au xvie siècle, à « syndical », au sens de ce qui était fait par une communauté, par opposition aux actions des particuliers, et à « faire syndicat » (1514) qui signifiait s’associer pour la défense d’intérêts communs. On trouve, dès 1697, « chambre syndicale », qui désignait un corps qui s’occupait des affaires d’un groupe professionnel. « Syndicat » apparaît, vers 1840, comme association de défense des intérêts professionnels.

Syndicalisme exprime, en même temps, la somme de tous ces concepts : représentation d’une collectivité aux intérêts communs, dans un esprit de droit et en vue de la justice…

Lorsque syndicalisme s’imposa, au tournant du siècle, pour désigner un des événements sociaux majeurs de l’époque, à savoir la multiplication et l’organisation collective des syndicats ouvriers, une seconde signification s’adjoignit à ce premier sens, celle de la doctrine professée par ces rassemblements dynamiques d’ouvriers et, dans une moindre mesure, d’employés. Le syndicalisme, pour les contemporains, c’était à la fois le mouvement ouvrier lui-même, un fait social, et la théorie politique que formulait ce mouvement, c’est-à-dire une idée, une idée de transformation sociale, une idée révolutionnaire. Le syndicalisme, compris dans cette acception première de syndicalisme révolutionnaire, c’était le prolétariat qui entendait s’occuper lui-même de ses propres affaires et qui proclamait haut et fort sa volonté de transformer le monde.

Ce syndicalisme-là permettait l’unité des ouvriers et de leurs associations dans un même groupement, la Confédération générale du travail, à la différence du socialisme parlementaire qui les avait divisés en partis opposés et concurrents. Le syndicalisme rendait possible l’unité parce qu’il plaçait au-dessus de l’opinion politique, philosophique et religieuse la notion de classe, l’intérêt de classe. Parce qu’il s’adressait aux prolétaires existant réellement, celles et ceux qui produisent beaucoup et consomment peu ; et non, comme les partis, à l’abstraction du citoyen, indépendamment de sa situation sociale. Le syndicalisme révolutionnaire s’identifiait, selon Emile Pouget, avec « l’idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale », mieux il formulait cet idéal « expurgé » des détails secondaires et « sectaires » pour n’en conserver que « l’essence » et commençait de le réaliser dans les faits.

Le syndicalisme révolutionnaire récusait les médiations municipaliste et parlementaire qui poursuivent la chimère de l’émancipation ouvrière au moyen de la conquête des pouvoirs publics… pour le plus grand profit des politiciens qui les préconisent ; le syndicalisme leur opposait, comme stratégie générale, l’action directe des ouvriers eux-mêmes organisés dans leurs syndicats, au sein desquels, grâce à la lutte et à la solidarité, les éléments les plus généreux et les plus énergiques acquéraient une claire vision de l’antagonisme des classes et une conscience révolutionnaire.

L’action directe du syndicalisme révolutionnaire n’était pas nécessairement violente mais elle pouvait le devenir si on lui opposait des « jaunes » ou la force répressive de l’Etat. Ses formes étaient la grève, les manifestations, le sabotage, le boycottage. Elle s’exerçait contre le patronat privé ou public et, si nécessaire, contre l’Etat lui-même.

L’action directe devait se conclure, se parachever par la grève générale, prélude à l’expropriation capitaliste, au démantèlement de l’appareil d’Etat et à la construction de la nouvelle société de bien-être et de liberté, dont les syndicats révolutionnaires étaient l’embryon.

Tel était le programme du parti du travail syndicaliste révolutionnaire : une « double besogne ». Améliorer les conditions de vie des prolétaires par la revendication, la lutte quotidienne et préparer opiniâtrement le changement social, par la parole, l’action, l’organisation. Le syndicalisme révolutionnaire proclamait, en effet, que la revendication prépare la révolution, parce que l’une comme l’autre n’acquièrent une réalité que par la lutte sociale, la solidarité ouvrière et l’apprentissage du rapport de forces réel.

Puisqu’il s’affirmait unitaire, c’est-à-dire en mesure d’accueillir dans ses rangs tous les prolétaires « conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat », le syndicalisme révolutionnaire de la CGT ajoutait qu’il se considérait comme « neutre du point de vue politique », neutre envers les « partis et les sectes » qui, « en dehors et à côté » poursuivaient la « transformation sociale ». Il ne s’agissait pas, cependant, d’une neutralité qui impliquait une quelconque « passivité ». La Confédération n’abdiquait « devant aucun problème social non plus que politique, en donnant à ce mot son sens large » ; elle avait néanmoins décidé, dans l’intérêt de la cohésion interne, d’écarter de ses débats les affrontements relevant de l’électoralisme ou de l’anti-électoralisme, de la même manière qu’elle se déclarait « areligieuse » et « apatriotique ».

La conservation de l’unité organique, dans une tension permanente, il est vrai, entre les tendances, fut la grande force du syndicalisme révolutionnaire de la CGT ; cette unité résista au premier conflit mondial mais fut brisée par la Révolution russe et ses conséquences. Le léninisme, qui entendait imposer au  prolétariat et à toutes ses réalisations la direction d’un parti d’avant-garde, refusait et combattait l’indépendance et l’autonomie du syndicalisme.

La scission de la CGT, dès lors qu’un certain nombre de militants eurent adopté les présupposés du bolchevisme, était inévitable.

… et de l’anarchosyndicalisme…

Celui ou celle qui emploie le vocable anarchosyndicalisme s’expose à de nombreux malentendus. Anarchosyndicalisme peut, en effet, être compris de multiples façons, à l’instar de nombre de mots politiques, parce que, au cours de la très mouvementée histoire sociale du siècle dernier, il a été employé, à diverses époques, avec des acceptions fort différentes.

Au commencement du siècle,  par exemple, c’est ainsi que ses adversaires — les guesdistes ou les réformistes à la Keufer, du Livre — désignaient le courant majoritaire du syndicalisme révolutionnaire de la CGT, avec une forte charge péjorative et une intention de dénigrement. Ils trouvaient  un semblant d’argumentation dans le rôle important que les libertaires déclarés avaient joué dans la constitution du syndicalisme révolutionnaire et qu’ils jouaient encore dans la CGT d’alors, tels Fernand Pelloutier, Emile Pouget, Paul Delesalle ou Georges Yvetot.

Les intéressés, les responsables de la CGT dont l’inclination philosophique tendait vers l’anarchisme,  comme Pierre Monatte, récusaient cette appellation en soulignant que leur objectif n’était pas la mise sur pied d’un syndicalisme anarchiste. Mais bien, plutôt, la constitution d’un syndicalisme unitaire, d’un « syndicalisme neutre ou plus exactement indépendant : il faut qu’il n’y ait plus, dans chaque métier et dans chaque ville, qu’une organisation ouvrière, qu’un unique syndicat.

« A cette condition[…], concluait Monatte, la lutte de classe pourra se développer dans toute son ampleur… »

Plus tard, après la Révolution russe, alors que la direction de la CGTU s’alignait toujours plus sur l’orientation du parti communiste, on prit l’habitude de désigner comme « anarchosyndicalistes » les militants ouvriers qui, tout en se déclarant partisans actifs de la révolution sociale, défendaient l’indépendance du syndicat et s’opposaient à sa « colonisation » par le parti, quelles que soient par ailleurs leurs références idéologiques.

Aujourd’hui, enfin, lorsqu’on parle de l’objet historique CGT de France, de 1895 à 1914, il n’est pas rare de le qualifier d’anarchosyndicaliste, instituant une sorte d’équivalence entre ce dernier terme et syndicalisme révolutionnaire. Or, comme on sait, il n’est pas possible de résumer le syndicalisme révolutionnaire de la CGT à la résultante de la pensée et de l’action sociale des seuls anarchistes ; de nombreux autres militants, des socialistes, surtout allemanistes mais parfois d’anciens guesdistes, et des syndicalistes sans étiquette politique ou philosophique ont participé activement à l’aventure de la CGT révolutionnaire. L’un d’eux, un cheminot, au Congrès d’Amiens, affirma même que le syndicalisme était « de pure essence marxiste » ; il pensait sûrement à la lutte de classes. Quant aux intellectuels qui soutenaient le syndicalisme révolutionnaire, comme Georges Sorel, beaucoup étaient passés par le marxisme.

Pour trouver un pur produit anarchosyndicaliste, si on ose dire, il faut se tourner vers l’Espagne et sa Confederacion nacional del trabajo (CNT). Outre-Pyrénées, entre 1910 et 1939, a existé un mouvement syndical révolutionnaire très important dont l’idéologie et la finalité se déclaraient libertaires. Comparer les organisations et leurs deux discours peut permettre d’y voir un peu plus clair.

On perçoit quatre différences principales :

1. La CGT a tenté d’inventer une approche nouvelle de l’unité ouvrière en refusant les divisions « politiques » des « partis » et « philosophiques » des « sectes ». La CNT se considérait, et se considère encore, comme la continuatrice de la section espagnole de la première Internationale, d’orientation bakouninienne, concurrente de la fraction marxiste constituée en groupe séparé depuis 1872 et devenue un syndicat social-démocrate dès 1888. La recherche de l’unité ouvrière dans une seule organisation, qui permettrait la cohabitation des diverses tendances du socialisme et de l’anarchisme, n’est nullement, pour la CNT, une priorité ; dès son origine, la CNT a pris acte de la division du mouvement ouvrier et socialiste.

2. La CGT a essayé de formuler une nouvelle doctrine permettant l’unité ouvrière, en dépassant les oppositions du socialisme parlementaire et de l’anarchisme antiélectoraliste. L’action directe « économique » est le moyen, disait-elle, de réaliser l’unité de tous les ouvriers ; son discours, en conséquence, était très « classiste ». Au contraire, la CNT développa systématiquement les thèmes du socialisme antiétatique ; la présentation de sa doctrine était moins « classiste », plus humaniste et éthique.

3. La CGT était « apolitique » et « aparlementaire » ; elle s’estimait neutre entre les partis et excluait de ses syndicats les polémiques entre les électoralistes et les antiélectoralistes. La CNT se déclara dès l’origine opposée aux partis politiques, parce qu’elle pensait la voie parlementaire sans issue ; elle lançait des appels à l’abstention et prenait des dispositions statutaires pour que les adhérents des partis ne puissent occuper des fonctions de responsabilité dans ses rangs.

4. Enfin, la CNT s’était montrée très méfiante envers le fonctionnarisme syndical, en maintenant au minimum le nombre des secrétaires et des militants rémunérés par l’organisation ; elle pratiquait la rotation obligatoire des mandats. Alors que, partie de prémices antibureaucratiques à peu près semblables, la CGT a admis, dès 1911, la réélection continue de ses permanents syndicaux.

L’acceptation par la CNT de la division du mouvement ouvrier entre étatistes et non-étatistes — entre celles et ceux dont l’objectif est la conquête des pouvoirs publics et leurs adversaires dont le but est la destruction de l’Etat — serait le point de divergence essentiel qui la séparerait de la CGT révolutionnaire, dont le projet était de surmonter cette division. La finalité de la CNT était le comunismo libertario, qui impliquait l’effacement de l’Etat ; alors que la CGT visait à la « disparition du patronat et du salariat », laissant ouverte la question de l’organisation publique.

Par conséquent, concernant le fond du problème, la même différence pourrait se percevoir entre anarchosyndicalisme et syndicalisme révolutionnaire. Puisque, sur les autres grands thèmes, les deux organisations se rejoignaient : lutte de classes, double besogne revendicative et révolutionnaire, nécessité de la lutte quotidienne, indépendance et autonomie, action directe jusqu’à la grève générale, autogestion collective par le syndicat.