Proscrits du Parti, parce que non moins
révolutionnaires que Vaillant ou Guesde, aussi résolument partisans
de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en
outre ce qu’ils ne sont pas, des révoltés de toutes les heures,
des hommes sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis
irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel
ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures — y
compris celle du prolétariat — et les amants passionnés
de la culture de soi-même…
Purs de toute ambition, prodigues de nos forces,
prêts à payer de nos personnes sur tous les champs de bataille
et, après avoir rossé la police et bafoué l’armée, reprenant,
impassibles, la besogne syndicale obscure mais féconde […] consentons
à poursuivre plus activement, plus méthodiquement et plus obstinément
que jamais l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique
pour rendre viable une société d’hommes libres.
Fernand Pelloutier
Lettre aux anarchistes
La Confédération nationale du travail est bien inspirée, en cette année de centième
anniversaire de la C.G.T., de rééditer deux brochures rédigées
par Emile Pouget, secrétaire général adjoint de la Confédération
générale du travail de 1901 à 1907 et un des plus ardents militants
du syndicalisme révolutionnaire : la Confédération
générale du travail et le Parti du travail. De tels
textes étaient, à cette époque de grande agitation sociale, publiés
en brochures, par les soins de la C.G.T. ou d’éditeurs amis, afin
de faire connaître au plus grand nombre les idées de transformation
sociale dont la Confédération était porteuse en ces premières
années du siècle.
Ce sont de beaux textes, pleins de la détermination, de la conviction
et de l’expérience de leur auteur. On remarquera, de plus, la
simplicité et la concision de la langue utilisée par Pouget, ainsi
que la rigueur du plan qui structure l’exposition des idées. Son
objectif n’était pas d’écrire une œuvre littéraire mais de se
faire comprendre, sans ambiguïté ni malentendus, de ses camarades
de la “Syndicale” et des travailleurs que le syndicalisme cherchait
à organiser pour les radicaliser. Il s’agissait de leur fournir
une explication, une sorte de mode d’emploi, sur les orientations
de la Confédération. Qu’est-ce qu’un syndicat ? Qu’est-ce
qu’une Bourse du travail ? Une fédération “corporative” ?
Et pourquoi tous ces organismes s’étaient-ils unis dans une confédération ?
Quels étaient les buts de cette organisation, et quels moyens
comptait-elle utiliser pour réaliser ses objectifs? L’action directe
et la grève générale expropriatrice étaient-elles les moyens révolutionnaires
adaptés à l’époque moderne ?
Au moment où il rédige ces textes
[1]
, Emile Pouget n’est certes pas un débutant dans
l’art difficile de la propagande révolutionnaire.
Il naît à Rodez, en 1860, dans une famille républicaine. A quinze
ans, il fonde son premier journal, le Lycéen républicain, dont
les exemplaires sont copiés par lui-même sur des feuilles de cahier.
Après la mort de son beau-père, quelques mois plus tard, il doit
travailler pour gagner sa vie, à Paris, dans un grand magasin.
En 1879, il contribue à créer le premier syndicat parisien des employés.
Après l’amnistie de 1881 et le retour des exilés de la Commune,
il fréquente un groupe de militants disciples de Bakounine connu
sous le nom de Quarteron.
Il est arrêté, au côté de Louise Michel, le 9 mars 1883, après une
manifestation organisée par la Chambre syndicale des menuisiers
contre le chômage, au cours de laquelle quelques pains sont dérobés.
Aux assises, Louise est condamnée à six années de réclusion
et Emile à huit ans
[2]
— il reste trois ans à la centrale
de Melun.
A sa sortie de prison, Emile Pouget fonde le Père Peinard, sans
doute une des plus remarquables réussites de journalisme populaire.
C’est un brûlot hebdomadaire, rédigé en argot truculent, plein
de verve mordante, qui obtient un franc succès dans les milieux
ouvriers; on y fustige les patrons, les élections et tous les
scandales de la société capitaliste ainsi que la magistrature
et la justice de classe ou le militarisme; les Almanach du
Père Peinard sont illustrés par Camille Pissaro, Paul Signac,
Maximilien Luce… Certains placards, intitulés le Père Peinard
au Populo, sont tirés à plus de 20 000 exemplaires.
Emile Pouget doit s’enfuir à Londres, en 1894, pour échapper à la
répression lors du procès dit des Trente, contre les anarchistes.
Là, tout en continuant de publier un Père Peinard réduit
en pagination, il s’intéresse au syndicalisme anglais et s’informe
sur l’histoire du chartisme et des trade unions.
Dès son retour en France, en 1895, il fonde un nouveau journal, la
Sociale; puis, un an plus tard, fait reparaître le Père
Peinard qui disparaît définitivement lorsque Pouget devient
secrétaire de rédaction, avec Sébastien Faure, au Journal du
Peuple.
Pourtant, depuis son retour de Londres, les préoccupations syndicales
de Pouget sont passées au premier plan. Il participe aux débats
d’orientation qui traversent la C.G.T., en particulier sur
la question de son unification sans pour autant centraliser sa
structure ou bien encore à propos de l’influence grandissante
des libertaires au sein des syndicats. Au Congrès de Toulouse
de la C.G.T., en 1897, où il représente la Fédération des syndicats
de Vienne, il propose au congrès un rapport sur le sabotage et
le boycottage qui sera adopté.
Au Ve Congrès, tenu à Paris en 1900, il est élu membre
de la commission du journal. La C.G.T. aura un organe de presse,
intitulé la Voix du Peuple. Emile Pouget en sera le responsable
de la rédaction. Sous son impulsion, l’hebdomadaire deviendra
un journal de combat qui diffusera les idées d’action directe
et de révolution sociale, tout en suivant au plus près les problèmes
que les travailleurs doivent affronter chaque jour, telles les
questions des bureaux de placement, du repos hebdomadaire, de
la réduction du temps de travail, le fameux “A partir du 1er mai 1906,
nous ne ferons plus que huit heures par jour”, des retraites ouvrières…
“Tous, nous sommes d’accord,
si extrêmes que soient nos opinions, pour vouloir que les vieillards
aient la vie assurée. Il reste à trouver les moyens. Pour atteindre
en partie ce but, le gouvernement propose un projet qui est une
duperie : il est basé sur une capitalisation qui est une
absurdité économique étendue à la société entière. […] Dans l’état
actuel des choses, il n’y a qu’un système possible : c’est
celui de la répartition et le gouvernement n’en a pas voulu, il
lui a préféré la capitalisation, parce qu’il a en vue non de donner
des retraites aux travailleurs, mais de se procurer des ressources
extra-budgétaires…
[3]
”
Désormais, Emile Pouget exercera une grande influence au sein de
la C.G.T. “Il ne pensait, témoigne Victor Méric dans la nécrologie
qu’il lui a consacrée, qu’à la conquête des syndicats…” Il sera
de toutes les luttes et de toutes les campagnes que la C.G.T.
organise. Et il n’oublie pas la lutte idéologique : appui
à la lutte antimilitariste, manifestes relatifs à la diffusion
de l’idée de la grève générale, combat incessant pour repousser
hors de la Confédération les influences partidaires et pour faire
grandir le nombre des partisans de l’autonomie syndicale. Il fut
notamment un des artisans de la fusion de la Fédération des Bourses
et de la Fédération des syndicats; il l’avait jugée possible lorsque
la majorité des deux branches de la C.G.T. fut en accord sur l’essentiel,
ce que Pouget appelait “l’unité morale”.
“L’élément révolutionnaire
et d’action économique [c’est-à-dire les anarchosyndicalistes]
qui avait vivifié la Fédération des Bourses ayant pénétré la Confédération,
celle-ci avait rattrapé le temps perdu et les deux sections propagandaient
de front.
[4]
”
Ce “principe de l’unité dont il s’est fait le propagateur”, dira
Louis Niel, un des membres du comité confédéral, considéré comme
réformiste, qui deviendra secrétaire général après la démission
de Griffuelhes, “il l’a puisé dans l’étude de l’A.I.T.
[5]
qu’il est nécessaire de faire revivre en l’appuyant
sur le mouvement exclusivement économique des syndicats”.
En 1902, au congrès de Lyon, Victor Griffuelhes est nommé secrétaire
général de la C.G.T., Emile Pouget est son adjoint à la section
des fédérations et, comme le dit Edouard Dolléans
[6]
dans son Histoire du mouvement ouvrier,
“grâce à la diversité de leurs dons, ces deux militants vont
former une équipe parfaite”.
Plus jeune que Pouget (il est né en 1874 à Nérac, en Lot-et-Garonne),
Griffuelhes, qui était cordonnier, avait pris une part active,
dès son arrivée à Paris en 1893, au Syndicat général de la cordonnerie
de la Seine; en 1899, il devint secrétaire de l’Union des syndicats
de la Seine puis, en 1900, secrétaire de la Fédération des cuirs
et peaux.
Griffuelhes avait rallié, vers 1896, la mouvance blanquiste, plus
particulièrement l’Alliance communiste révolutionnaire dont le
Xe arrondissement de Paris, où il habitait, était un
des fiefs. Pourtant lorsqu’il devint secrétaire confédéral, il
avait déjà acquis la conviction que l’action syndicale était le
seul moyen efficace pour libérer intégralement la classe ouvrière.
“Ouvrier j’étais, ayant puisé dans une existence
souvent difficile, dans des privations multiples, le désir d’y
mettre fin; salarié j’étais, ayant à subir l’exploitation du patron
et souhaitant ardemment y échapper. Mais ces désirs et ces souhaits
ne pouvaient se concrétiser en une action continue qu’avec le
concours des hommes astreints au même sort que moi. Et j’ai été
au syndicat pour y lutter contre le patronat responsable direct
de mon asservissement et contre l’Etat, défenseur naturel, parce
que bénéficiaire, du patronat. C’est au syndicat que j’ai puisé
ma force d’action, et c’est là que mes idées ont commencé à se
préciser.
[7]
”
Victor Griffuelhes, selon les témoignages de ceux avec qui il avait
travaillé à la C.G.T., possédait les vertus et les travers du
chef de guerre; il était courageux, pugnace et savait décider
rapidement. Pierre Monatte soulignait ses qualités de stratège
[8]
. “Lorsqu’une grève éclatait, Griffuelhes arrivait
sur les lieux; en quelques heures, rapporte Dolléans
[9]
, il avait démêlé la situation…” Mais il pouvait
aussi être cassant et autoritaire, ce qui devait lui créer bien
des adversaires parmi les militants…
En ce début de siècle pourtant, le caractère ombrageux du secrétaire
général de la C.G.T. et l’intelligence politique de son alter
ego Emile Pouget
[10]
surent protéger la Confédération des tentatives
de corruption que le ministère Waldeck-Rousseau - Millerand
[11]
mettait en œuvre pour, selon le mot de Griffuelhes,
“domestiquer” la direction du mouvement syndical. “Nous fûmes
deux à protester et… finîmes par faire voir clair aux camarades.
L’explosion de vitalité de la C.G.T. résulte de ces événements.
Il y eut une coalition d’anarchistes, de guesdistes, de blanquistes,
d’allemanistes et d’éléments divers pour isoler du pouvoir les
syndicats.”
Il n’est pas sans intérêt
de noter que cette volonté d’indépendance réelle de la Confédération
ne s’est que rarement répétée; lorsqu’un gouvernement d’union
de la gauche a été constitué en 1981, par exemple, la C.G.T.,
dirigée par des militants du P.C.F., après avoir appelé à voter
pour la coalition de gauche, a soutenu de fait une politique de
régression des conditions de vie et de travail des salariés jusqu’au
départ des communistes du gouvernement, en 1984, et on peut raisonnablement
estimer que cette “domestication” de la direction de la C.G.T.des
années 80 a été une des causes importantes de son recul, en effet
inverse de l’indépendance farouche de 1901 à 1909, période durant
laquelle la Confédération a multiplé le nombre de ses syndiqués
par quatre…
En 1902, au Congrès de Montpellier, en outre, une majorité de délégués
(392 contre 76) vote contre la représentation proportionnelle,
cheval de bataille des réformistes.
Les syndicalistes révolutionnaires
défendaient l’idée, au nom du fédéralisme, que chaque syndicat
comptait pour une voix, quel que soit son nombre d’adhérents,
dans les votes de congrès. Comme le rappelle Roger Hagnauer dans
sa brochure Actualité de la Charte d’Amiens, Editions de
l’Union des syndicalistes, p. 14, “En fait, il s’agit d’un principe appliqué dans toutes
les constitutions fédératives. L’unité, ce n’est pas le syndiqué,
mais le syndicat. D’ailleurs, cette représentation égalitaire
des organisations est encore appliquée au comité confédéral national
où chaque union et chaque fédération ne dispose que d’une voix,
quels que soient ses effectifs. C’est à
propos de ce débat que Sorel opposa “l’homme abstrait”
de la démocratie à “l’homme
réel” du syndicalisme, c’est-à-dire le producteur.”
Emile Pouget déclare que “l’approbation de la représentation proportionnelle
eût impliqué la négation de toute l’œuvre syndicale qui est la
résultante de l’action révolutionnaire des minorités. Or, si l’on
admet que la majorité fasse loi, à quel point s’arrêtera-t-on ?
[…] Ne se peut-il pas que, sous prétexte de proportionnalité,
une majorité d’inconscients dénie le droit de grève à une minorité
de militants conscients ?”
En 1904 encore, au Congrès de Bourges, les escarmouches continuèrent
entre les modérés et les anarchosyndicalistes. Une première attaque
est portée par Auguste Keufer
[12]
, secrétaire de la Fédération du livre,
qui est tout à la fois “positiviste” et partisan de l’indépendance
du mouvement syndical : le comité confédéral entretient des
rapports non statutaires avec les minorités révolutionnaires du
Livre ou des Mineurs et la Voix du Peuple a pris parti
contre la Fédération du livre, de tendance modérée. Keufer conclut
que les militants du comité de la C.G.T. profitent de leur mandat
confédéral pour mener une politique anarchiste et non syndicaliste.
Pouget lui répond que Keufer lui-même “a été le premier, dès le début,
à lancer le qualificatif d’anarchiste”. “Il sait pourtant, poursuit-il,
qu’il n’y a ici que des délégués des syndicats dont les opinions
n’ont pas à être examinées.” Puis, il précise qu’il existe dans
la C.G.T. des travailleurs qui poursuivent le même but, la suppression
du salariat, selon deux stratégies différentes, définies soit
comme réformiste soit comme révolutionnaire, et “ceux qui croient
ou pratiquent l’entente entre le travail et le capital”, affirmation
qui vise Keufer et certaines pratiques du Livre qui ne sont pas
loin de la collaboration de classes.
Et Pouget continue : “Ce malaise, ce malentendu viennent non
du désaccord entre “réformistes” et “révolutionnaires”, mais de
ce que certains n’acceptent que du bout des lèvres les principes
de la C.G.T. et ne tendent qu’à réaliser l’accord avec le patronat.
Qu’on en vienne à poursuivre nettement le but final d’expropriation
et on réalisera l’unité morale…”
Guérard
[13]
, des Cheminots, poursuit l’offensive :
il est reproché à Griffuelhes d’être tout à la fois blanquiste
et d’avoir cautionné une affiche de la C.G.T. engageant à l’abstention
électorale, qui est un acte de propagande anarchiste. Pouget,
entre autres, lui répond que tout ce vacarme a pour objectif de
faire croire que “la Confédération générale du travail était dirigée
par quelques individus en désaccord total avec les syndicats
[14]
”. Cela, il ne peut l’admettre.
Et la majorité confédérale passe à l’ordre du jour et décide — contre
l’opinion de Keufer qui défendait l’idée d’une réduction progressive
de la journée de travail, d’abord à dix heures, puis à neuf — d’entreprendre
un vaste mouvement d’agitation qui doit aboutir à l’obtention
de la journée de huit heures le 1er mai 1906.
Pouget estime qu’en prenant une telle décision “le congrès fera
œuvre de révolution, car la besogne des révolutionnaires ne consiste
pas à tenter des mouvements violents sans tenir compte des contingences,
mais à préparer les esprits, afin que ces mouvements éclatent
quand des circonstances favorables se présenteront”
[15]
.
Le Congrès d’Amiens, qui se tient deux années plus tard, du 8 au
16 octobre 1906, examinera les conditions de la lutte pour les
huit heures et les résultats obtenus. Pourtant, une autre question
retiendra l’attention des délégués et des militants. En effet,
bien que beaucoup de syndicats ne désirent pas rouvrir le débat
à propos des rapports syndicat-parti, le représentant de la Fédération
du textile, Victor Renard, qui, en guesdiste conséquent, estimait
que le syndicat devait être subordonné au parti socialiste, réussira
pourtant, en se référant à la constitution, en 1899, d’un
organisme électoral par les trade unions, à relancer la
discussion
[16]
.
Il importe de noter que l’année précédente, en avril 1905, les différentes
fractions du socialisme
[17]
s’étaient réunies — à l’exception
de quelques “personnalités” indépendantes telles que Briand, Millerand,
Violet, Viviani, Zévaès, etc., les “ministrables” — en
un parti socialiste unifié, section française de l’Internationale
ouvrière, organisation qui revendiquait alors 35.000 adhérents
et 51 députés. Quelle serait la nature des rapports entre la S.F.I.O.
et la C.G.T. ?
Le Congrès d’Amiens rassemble trois cents délégués représentant plus
de mille syndicats. La C.G.T. compte environ 300.000 adhérents
à ce moment-là sur, selon les statistiques officielles, les 836.134
[18]
syndiqués recensés par les pouvoirs publics
dans tout l’Hexagone.
Quelques chiffres éclaireront la situation des salariés français
du commencement du siècle. Vers 1905, la France compte environ
11 millions à 12 millions de salariés (pour 16 millions
en Allemagne); 3 millions sont des salariés agricoles (il
y a 8,2 millions d’agriculteurs), 3,7 millions sont
salariés de l’industrie, avec 3,4 millions d’ouvriers; 3,3 millions
sont salariés dans les services; les fonctionnaires sont 400.000;
la population active non patronale comprend encore 1,1 million
de travailleurs isolés des services et 1,5 million de travailleurs
indépendants de l’industrie. La population salariée comprend un
nombre important de femmes : en France environ 40 %
des femmes travaillent, le plus fort pourcentage du monde occidental
(elles occupent 39 % des postes dans les ministères; 80 %
des 950.000 domestiques sont des femmes; 60 % des femmes
qui travaillent ont des emplois dans l’industrie et un quart parmi
elles sont ouvrières d’usine). On compte environ 3 salariés
pour 2 patrons et la population salariée représente 60 %
des actifs
[19]
.
Durant le Congrès d’Amiens, des accrochages ont lieu sur quasiment
tous les points en débat. A l’exception de la motion sur l’esperanto
et d’un ordre du jour adressé aux travailleurs de Russie :
malgré les divergences, tous les délégués sont habités par
un fort sentiment internationaliste.
C’est pourtant à ce propos des relations internationales que les
premiers affrontements ont lieu; ils montrent combien la solidarité
internationale était,en fait, malgré les discours, distendue;
c’est une situation qui annonce le naufrage de 1914.
Les réformistes reprochent au comité confédéral l’absence de la C.G.T.
à la Conférence syndicale internationale d’Amsterdam, qui se tint
en juin 1905. Pouget leur répond que le secrétariat international
avait refusé d’inscrire à l’ordre du jour de ladite conférence
internationale les questions de la grève générale, de la journée
de huit heures et de l’antimilitarisme, bien que la C.G.T. l’ait
demandé au cours de la conférence précédente à Dublin. Pouget
ajoute qu’il est “partisan que se continuent les relations internationales,
mais à la condition que le secrétariat soit un organisme de transmission
[…] et non un bureau d’étouffement”. En fait, le secrétariat international
avait déjà fait adopter une résolution décidant que seraient “exclues
des discussions toutes les questions théoriques et toutes celles
qui ont trait aux tendances et à la tactique du mouvement syndical
dans les différents pays”. Les social-démocrates marxistes, majoritaires
dans l’Internationale syndicale, entendaient contenir cet anarchosyndicalisme,
qui leur contestait la direction idéologique de la classe ouvrière,
et lui refuser la parole dans les instances internationales, en
particulier sur des questions qui pouvaient troubler leur électorat
populaire; ils n’avaient pas oublié que c’était la polémique à
propos de la grève générale qui, en France, dans la Fédération
des syndicats, avait mis les guesdistes en minorité.
On pourrait, aujourd’hui, ne voir dans cet incident que la péripétie banale d’une ordinaire lutte de tendances — les
réformistes français relayant leurs camarades des autres pays
pour titiller leurs adversaires communs syndicalistes révolutionnaires.
Et, sans doute, tout ce petit monde du syndicalisme prétendu raisonnable
pensait-il que c’était de bonne guerre… Il s’agissait bien de
guerre, en effet, mais de celle qui se préparait dans les états-majors,
et qui allait ravager l’Europe et le monde dans les années suivantes.
Cet incident nous paraît tout à fait révélateur des conséquences
de la stratégie parlementaire — et par conséquent nationale,
chaque organisation ouvrière devant s’adapter à la Constitution
politique de “son” Etat — adoptée par les socialistes
et les syndicalistes réformistes et de son incapacité à s’opposer
à une guerre parce qu’elle refuse de recourir à l’action directe.
Est-il possible de combattre une mobilisation générale, ou a fortiori
une conflagration militaire, au moyen des élections, même si on
le souhaite ? Bien sûr que non. Il n’est plus question en
cette circonstance de se rendre aux urnes, ou de présenter des
motions de censure ou quoi que ce soit d’analogue, mais d’endosser
l’uniforme : la loi martiale remplace les droits de l’homme !
Il est nécessaire, si on veut réellement se dresser contre une
guerre, de réunir le moment venu des forces vives en nombre suffisant,
dans l’appareil économique, l’énergie, les transports, dans la
population en général, de lancer des grèves et des manifestations
massives pour la paix, sans oublier de gêner le déplacement des
forces armées et de répression sur les voies ferrées, sur les
ponts, dans les ports, etc.
Pour mener à bien de telles actions, il est indispensable d’entreprendre,
bien avant l’heure de vérité, une campagne antimilitariste de
longue haleine, accompagnée de propagande internationaliste, d’actions
directes et de grèves, ce que les anarchosyndicalistes du commencement
du siècle appelaient la gymnastique révolutionnaire. Et
il est indispensable que cette politique d’opposition à la guerre
se développe au sein des diverses nations concernées par le conflit
qui menace.
Une telle stratégie politique risque fort, pourtant, de ternir l’image
de ceux qui la pratiquent auprès des classes moyennes et des patriotes — et
de leur faire perdre les élections…
Les événements internationaux du second semestre de 1905, au cours
desquels, en raison de leurs rivalités coloniales au Maroc, l’Allemagne
et la France manquèrent d’entrer en conflit, sont tout à fait
significatifs de cette contradiction.
En décembre 1905, les relations s’étaient particulièrement dégradées
entre les deux Etats. Le télégraphe avait même été suspendu le
19, afin de pouvoir laisser passer les ordres de mobilisation
en cas de besoin, après que le gouvernement allemand eut envoyé
un ordre de rappel à son ambassadeur à Paris; tous s’attendaient
à l’embrasement.
Le 16 janvier 1906, Griffuelhes se rend à Berlin pour proposer aux
syndicats allemands une collaboration par-dessus les frontières
qui permette d’organiser des manifestations simultanées contre
la guerre. Les responsables de l’organisation syndicale d’outre-Rhin
lui opposent la législation allemande régissant les syndicats
qui interdit une action de ce genre et le renvoient au parti social-démocrate.
Griffuelhes finira par rencontrer Bebel au Reichstag. Il s’entendra
répondre d’abord que le mouvement ouvrier allemand a prévu des
manifestations prochaines en faveur de la Russie; en second lieu
que, si la C.G.T. désirait que soit organisée une démonstration
internationale contre la guerre, il fallait que le comité confédéral
s’entende au préalable avec le parti socialiste de France. Plutôt
que de se préoccuper de l’orage de fer et de feu qui s’annonce,
les marxistes allemands, comme leurs camarades français, songent
d’abord à leur lutte de tendance contre ceux qui considèrent que
la voie électorale n’est pas l’axe essentiel de la stratégie du
mouvement ouvrier.
La Ve Conférence
internationale de Christiania (l’ancien nom d’Oslo), des 15 et
16 septembre 1907, devait adopter la résolution suivante :
“La Conférence considère que les questions du militarisme et de
la grève générale appartiennent à celles qui ne sont pas à résoudre
par une conférence de fonctionnaires syndicaux, mais exclusivement
par la représentation de l’ensemble du prolétariat international,
par les congrès socialistes internationaux se tenant régulièrement…
La Conférence adresse au prolétariat français l’invitation pressante
de débattre les questions en cause conjointement avec l’organisation
politique de la classe ouvrière de son propre pays, de coopérer
au règlement de ces questions en participant aux congrès socialistes
internationaux…” Seuls les partis parlementaires étaient autorisés
à réfléchir aux problèmes stratégiques du mouvement ouvrier. Ah,
les braves gens !
Malgré le peu d’enthousiasme de la social-démocratie politique et
syndicale, le comité confédéral décide d’agir sur le plan national
en faisant placarder et distribuer à plusieurs centaines de milliers
d’exemplaires une déclaration intitulée “Guerre à la guerre” dans
laquelle il explique que la rivalité franco-allemande peut amener
à un conflit armé pouvant se déclencher au moindre incident. “La
presse sait ces choses, poursuit la déclaration, et elle se tait.
Pourquoi ? C’est parce qu’on veut mettre le peuple dans l’obligation
de marcher, prétextant l’honneur national, [et de soutenir une]
guerre inévitable parce que défensive…” Et le texte se conclut
par un appel “à se refuser à la guerre”.
Puis le congrès vote contradictoirement sur deux textes, un premier
des réformistes Keufer, Coupat et Niel demandant qu’on renoue
des relations avec le secrétariat international et un second de
Griffuelhes et de Delesalle qui propose que les relations soient
reprises si les questions litigieuses sont inscrites à l’ordre
du jour. Emile Pouget souhaite ajouter un paragraphe à ce dernier
texte : “Au cas où le secrétariat international s’y refuserait,
le comité confédéral est invité à entrer en rapports directs avec
les centres nationaux affiliés, en passant par-dessus le secrétariat
international.” La motion ainsi modifiée est adoptée.
Après ces incidents, avec la lutte pour les huit heures dont Pouget
développe largement le bilan dans la C.G.T., ce furent
les relations entre ce qu’il est convenu d’appeler le syndical
et le politique qui firent l’essentiel des débats.
Les trois tendances principales s’exprimèrent. Victor Renard insista
sur ce qu’il considérait comme des contradictions entre le caractère
unitaire du syndicat et les orientations du syndicalisme révolutionnaire.
“Les ouvriers ont à barrer
la route à l’action patronale sur le terrain politique. Le syndicat
ne peut pas tout faire… […] Que faites-vous lorsque vous votez
la grève générale expropriatrice ? Vous ne respectez pas
les opinions du radical. Pas plus que vous ne respectez les opinions
du nationaliste lorsque vous faites de l’antipatriotisme et de
l’antimilitarisme. Ces choses ne peuvent se faire qu’au groupe
politique… Nous, nous divisons le travail.
[20]
”
Auguste Keufer résuma avec clarté le débat… et proposa sa solution.
“Ce que veulent les libertaires
syndicalistes, ce n’est pas seulement repousser le parlementarisme
pour lui préférer l’action directe, la pression exercée par les
syndicats; non, leur but final est de supprimer l’Etat, de faire
disparaître tout gouvernement des personnes, pour confier aux
syndicats, aux fédérations, le gouvernement des choses, la production,
la répartition, l’échange, c’est-à-dire le communisme libertaire
intégral.
“Le parti socialiste, au
contraire, en attendant l’avènement final et très éloigné du pur
idéal communiste, poursuit la suppression de la propriété et du
patronat, pour instituer l’Etat socialiste-collectiviste, comme
le régulateur du travail et le dispensateur de la richesse, par
la conquête des pouvoirs publics.
“Il y a entre ces deux solutions
une opposition, au fond, irréductible et l’entente ne pourra pas
durer longtemps, si elle devait se produire […] et cela d’autant
que les anarchistes accusent à l’avance l’Etat collectiviste de
devenir plus despotique que l’Etat bourgeois.”
Il exprime ensuite une critique
modérée des candidatures ouvrières, parce qu’elles enlèvent des
forces au syndicat et laissent supposer aux travailleurs que les
militants ne s’engagent dans la défense corporative que pour se
sortir du salariat et de la condition ouvrière. Syndicats et partis
doivent mener une action séparée : “Chacun de ces organismes
a son terrain d’action tout indiqué, délimité; leur action sera
convergente et non commune ni subordonnée.”
Keufer conclut en déclarant que la Confédération doit observer “une
neutralité absolue, non seulement au point de vue politique, mais
au point de vue philosophique, en écartant la propagande libertaire,
antimilitariste et antipatriotique, idées qui sont exclusivement
du domaine individuel. Libre à chacun de les propager ou de les
combattre hors des syndicats”.
Nombreux
[21]
sont ceux qui répondront tant aux guesdistes
qu’aux réformistes, en particulier Broutchoux, des Mineurs du
Nord, qui affirme que le syndicalisme doit combattre l’Etat parce
que ce dernier protège le capitalisme, que le syndicalisme doit
être antimilitariste parce que l’armée brise les grèves et que
devant la “barrière formée par les baïonnettes, les travailleurs
font de l’action directe. […] Quand les bourgeois nous traitent
de brigands, ajoute-t-il, c’est que nous faisons de la bonne besogne”,
ou bien Merrheim, de la Fédération des métaux, qui accuse les
socialistes guesdistes de vouloir faire du syndicat “un groupement
inférieur, incapable d’agir par lui-même”. “Nous affirmons, au
contraire, continue Merrheim, qu’il est un groupement de lutte
intégrale, révolutionnaire, et qu’il a pour fonction de briser
la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le “droit nouveau”
que nous voulons voir sortir de nos luttes.”
Chacune des tendances a présenté une motion, dont voici la teneur
quasi intégrale pour la parfaite compréhension des débats.
Motion réformiste : “Le congrès
considérant :
“Que dans l’intérêt de l’union
nécessaire des travailleurs dans leurs organisations syndicales
et fédérales respectives et pour conserver le caractère exclusivement
économique de l’action syndicale, il y a lieu de bannir toutes
discussions et préoccupations politiques, philosophiques et religieuses
au sein de l’organisme confédéral;
“Que la C.G.T., organe d’union
et de coordination de toutes les forces ouvrières, tout en laissant
à ses adhérents entière liberté d’action politique hors du syndicat,
n’a pas plus à devenir un instrument d’agitation anarchiste et
antiparlementaire qu’à établir des rapports officieux ou officiels
permanents ou temporaires avec quelque parti philosophique ou
politique que ce soit;
“Affirme que l’action parlementaire
doit se faire parallèlement à l’action syndicale, cette double
action pouvant contribuer à la défense des intérêts corporatifs.”
Motion des socialistes guesdistes : “Considérant qu’il
y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir
une législation protectrice du travail qui améliorerait la condition
sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi les moyens de
lutte contre la classe capitaliste,
“Le congrès invite les syndiqués
à user des moyens qui sont à leur disposition en dehors de l’organisation
syndicale afin d’empêcher d’arriver au pouvoir législatif les
adversaires d’une législation sociale protectrice des travailleurs;
“Considérant que des
[22]
élus du parti socialiste ont toujours proposé
et voté des lois ayant pour objectif l’amélioration de la condition
de la classe ouvrière ainsi que son affranchissement définitif
[…],
“Le comité confédéral est
invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront,
soit par des délégations intermittentes, ou permanentes, avec
le conseil national du parti socialiste pour faire triompher ces
principales réformes ouvrières […].”
Enfin, Griffuelhes présenta au congrès une contre-motion, qui avait
été élaborée la veille de ce 13 octobre 1906 par lui-même, Delesalle,
Merrheim, Niel et Pouget, ce dernier tenant la plume.
“Le Congrès confédéral d’Amiens
confirme l’article 2, constitutif de la C.G.T. : La
C.G.T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs
conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat
et du patronat…;
“Le congrès considère que
cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classes
qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte
contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant
matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste
contre la classe ouvrière;
“Le congrès précise, par
les points suivants, cette affirmation théorique :
“Dans l’œuvre revendicatrice
quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts
ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la
réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution
des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc.
“Mais cette besogne n’est
qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme; il prépare l’émancipation
intégrale, qui ne peut se
réaliser que par l’expropriation capitaliste; il préconise comme
moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat,
aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le
groupement de production et de répartition, base de réorganisation
sociale;
“Le congrès déclare que
cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation
des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait de tous
les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances
politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement
essentiel qu’est le syndicat;
“Comme conséquence, en ce
qui concerne les individus, le congrès affirme l’entière liberté
pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif,
à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique
ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne
pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au
dehors;
“En ce qui concerne les
organisations, le congrès décide qu’afin que le syndicalisme atteigne
son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement
contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas,
en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis
et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en
toute liberté, la transformation sociale.
[23]
”
La résolution de Victor Renard est repoussée par 724 contre, 34 pour
et 37 blancs.
Les réformistes se rallient à la motion de Griffuelhes : Niel
demande que sa proposition soit insérée dans le compte rendu des
débats, et le Livre, par
la voix d’un des camarades de Keufer, Jusserand, déclare qu’il
votera la “proposition de Griffuelhes” mais en faisant des réserves
sur la grève générale, parce que la Fédération du livre “condamne
l’intrusion de toute politique dans les syndicats et au sein de
la C.G.T.”. Prise de position qui incite Pierre Monatte à lui
répondre que son Syndicat des correcteurs, adhérent de la même
fédération, votera la proposition de Griffuelhes “sans faire aucune
réserve”.
L’ordre du jour de Griffuelhes est adopté par 834 voix pour, 8 contre
[24]
et 1 blanc. La quasi-unanimité. C’est le triomphe
du syndicalisme révolutionnaire, plus apparent, hélas ! que
réel. Ce résultat donne tout de même une image de son impact sur
les militants du congrès ainsi que de la méfiance qui entoure
les idées de subordination du syndicat au parti défendues par
Jules Guesde et ses camarades.
Les réformistes de la tendance de Keufer ont refusé de se compter — après
la restriction énoncée par Jusserand à propos de la grève générale,
ils pouvaient sans vergogne considérer que leurs intérêts de tendance
avaient été préservées.
On a souvent dit que la plume qui avait écrit la résolution d’Amiens
était experte. C’était celle d’Emile Pouget. En six éléments,
sont exprimées les idées-forces qui “permettent d’affirmer […]
que la Charte d’Amiens conserve toute sa valeur doctrinale et
que ses principes restent les seuls qui soient de nature à permettre
au syndicalisme son unité et sa vigueur”
[25]
.
“1. Affirmation d’unité;
“2. Affirmation de lutte
de classes;
“3. Affirmation de la nécessité
de la lutte quotidienne dans le régime actuel;
“4. Affirmation de la capacité
d’action révolutionnaire
des syndicats et fixation de leur rôle social avant et après la
révolution;
“5. Affirmation d’autonomie
et d’indépendance;
“6. Affirmation d’action
directe et de neutralité envers les partis et les groupements
philosophiques
[26]
.
“Non seulement la Charte
d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme vis-à-vis des
partis, mais encore elle l’exige du syndiqué dans le syndicat.
Elle déclare très nettement que la qualité de membre d’un parti
ou d’un groupement philosophique ne peut être ni une cause d’admission
privilégiée ni une cause spéciale de radiation de la part du syndicat.
Elle place ainsi le producteur en première ligne, au-dessus du
citoyen, continue Pierre Besnard, mais quelle que soit […] son
évidente clarté, elle ne parvient pas à dissiper toutes les équivoques
[27]
.”
Quelles sont donc ces équivoques ? On peut les résumer en quelques
points principaux :
• La Charte d’Amiens affirme dans ses premiers
paragraphes une orientation de transformation sociale et de lutte
de classes, basée sur l’organisation fédérative des salariés,
dont l’outil est le syndicat et le moyen la grève générale expropriatrice
considérée comme l’achèvement des tactiques d’action directe;
cette orientation est gradualiste, articulée sur une progression
cumulative où les luttes partielles sont comprises comme un entraînement
à l’affrontement général et où les améliorations obtenues par
l’action comme une préfiguration de la société à construire; elle
trouve son origine dans la confiance que les travailleurs ont
de leur force et de leur capacité à déterminer eux-mêmes une stratégie
et des tactiques révolutionnaires; en outre, cette stratégie n’est
pas introduite de l’extérieur dans le mouvement syndical, comme
le serait un projet dont les pratiques seraient inhabituelles,
étrangères au comportement social des salariés, le rassemblement
solidaire et l’arrêt de travail étant la forme traditionnelle,
quasi immémoriale de défense des travailleurs.
• Les principes affirmés dans les premiers paragraphes du texte
d’Amiens sont le plus souvent regardés comme l’orientation de
toute la C.G.T. de l’époque — et cela paraît vrai à
l’examen du décompte des voix qui se sont portées sur lui (834
voix contre 8, 1 blanc et quelques refus de votes)
[28]
— alors qu’ils ne sont qu’une formulation
acceptée ou défendue par une partie, certes fort importante, du
mouvement syndical d’alors, composée de militants ouvriers d’origines
diverses, anarchistes plutôt mais aussi socialistes révolutionnaires,
notamment allemanistes ou blanquistes, voire même anciens guesdistes,
qui se sont coalisés pour dynamiser le mouvement syndical compris
comme l’authentique parti du travail. La formulation syndicaliste
révolutionnaire ne concerne en rien les socialistes qui considèrent
que la lutte ouvrière déterminante passe par le suffrage universel
et la conquête parlementaire des pouvoirs publics; on peut déduire
sans peine des débats que ces socialistes parlementaires ne supportent
qu’avec peine l’idéologie syndicaliste révolutionnaire, à défaut
de pouvoir l’anéantir; quant aux réformistes — dont
on devine à lire les interventions qu’ils s’estiment les seuls
authentiques syndicalistes — ils demeurent des pragmatiques
sans finalité de transformation sociale, ils entendent seulement
contrarier les effets nocifs du capitalisme sur les conditions
de vie des travailleurs sans jamais tenter de s’attaquer à ses
causes.
• La quasi-unanimité qui se porte sur la Charte d’Amiens s’explique
par l’aspiration à l’autonomie de l’action et à l’indépendance
de la réflexion syndicales, préoccupations qui sont partagées,
à ce moment-là, par la majorité des syndiqués et des militants.
Seuls les guesdistes, en France, à cette période, récusent le
principe d’indépendance du mouvement syndical : ils
proclament avec netteté la supériorité du parti politique sur
le syndicat et réclament, comme conséquence, un rôle de direction
sur ce dernier, en conformité avec leur conception du socialisme,
très influencée par le marxisme de la social-démocratie allemande.
Avant le premier conflit mondial, les théories dirigeantistes
du guesdisme étaient minoritaires tant dans le mouvement syndical
que dans la S.F.I.O.
[29]
A partir de 1920, et jusqu’à aujourd’hui, dans
le déroulement des faits sinon dans les résolutions de congrès,
le guesdisme a pris une bien longue revanche avec la popularisation
des thèses de Lénine sur le mouvement syndical naturellement “trade-unioniste”,
c’est-à-dire réformiste.
L’accord sur la neutralité du mouvement syndical exprime une volonté
commune de minoriser dans la Confédération cette conception de
subordination à un groupement extérieur. C’est l’expression d’une
coalition contre un adversaire commun. Parce que les syndicalistes
révolutionnaires comme les réformistes entendent développer leur
politique propre, à l’intérieur de la Confédération comme sur
le terrain social, sans en référer à la S.F.I.O., non plus qu’à
toute autre organisation, ou en attendre des consignes ou des
orientations. Hors ce rejet, la neutralité proclamée est comprise
de manière complètement différente par les deux tendances.
Pour les syndicalistes révolutionnaires, il s’agit d’être indépendants
des partis et des sectes
[30]
, d’être insensibles à leurs consignes, et non
pas d’être indifférents aux activités de la société humaine qui
ne relèvent pas des questions professionnelles… Emile Pouget écrit
dans la C.G.T. que la Confédération est “neutre du
point de vue politique” mais que cette “neutralité affirmée n’implique
point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’ordre
général, d’ordre social; il n’est nullement question d’un neutralisme
qui réduirait la Confédération à évoluer dans les cadres d’un
corporatisme étroit et à ne rien voir au-delà des besognes momentanées
et restreintes d’une défense professionnelle s’adaptant à la société
capitaliste”.
C’est une critique ouverte du réformisme syndical. “Ainsi s’éclaire,
continue-t‑il, et se définit la neutralité du syndicalisme
français, en face des problèmes d’ordre général; sa neutralité
n’implique pas sa passivité. La Confédération n’abdique devant
aucun problème social non plus que politique (en donnant à ce
mot son sens large). Ce qui la distingue des partis démocratiques,
c’est qu’elle ne participe pas à la vie parlementaire : elle
est a-parlementaire, comme elle est a-religieuse, et aussi comme
elle est a-patriotique. Mais son indifférence en matière parlementaire
ne l’empêche pas de réagir contre le gouvernement, et l’expérience
a prouvé l’efficacité de son action, exercée contre les pouvoirs
publics, par pression extérieure.” Quelques lignes plus haut,
il avait déjà précisé que “la fonction et le but de la Confédération
sont définis par ses statuts : elle groupe les salariés pour
la défense de leurs intérêts moraux, matériels, économiques et
professionnels. Cette définition englobe toutes les manifestations
de la vie humaine. Ainsi, par son acte constitutif, la Confédération
affirme nettement que son action n’est pas limitée à l’étroitesse
des intérêts purement corporatifs et que le devenir social ne
lui est pas indifférent”.
Toute différente se définit la conception de la neutralité syndicale
dont se réclament les réformistes. On le comprend sans peine en
relisant la motion présentée par Auguste Keufer, qui récuse qu’on
se préoccupe au syndicat de ce qui n’est pas le professionnel
[31]
. Ces deux visions de la neutralité syndicale,
en particulier pour ce qui concerne la partie propositionnelle
de chacun des programmes, sont évidemment antagoniques.
Emile Pouget et Victor Griffuelhes craignaient sans doute qu’une
confusion s’installe dans la C.G.T. et parmi les travailleurs — et
ils insérèrent dans leur texte une déclaration sur la lutte de
classes “qui oppose les travailleurs en révolte contre les formes
d’exploitation et d’oppression mises […] en œuvre par la classe
capitaliste contre la classe ouvrière”, affirmation qui rend tout
à fait incongrue la conception réformiste de la neutralité. La
C.G.T. de 1906 était neutre à l’égard des partis politiques, elle
n’était pas neutre face à l’exploitation !
• Cette idée de la neutralité syndicale, concernant les individus
ou les organisations, si mal comprise dans la C.G.T. d’aujourd’hui,
est l’expression d’une volonté de maintenir l’unité organique
de la Confédération malgré la pluralité politique de ses composantes.
Il importe, en effet, de toujours avoir à l’esprit, lorsqu’on
raisonne sur le mouvement syndical français d’avant la Première
Guerre mondiale, la préoccupation permanente qui habitait le plus
grand nombre de militants syndicalistes, révolutionnaires ou réformistes,
à savoir préserver l’unité organique. La C.G.T. s’était construite,
pour une part importante, en réaction contre la division et les
chicanes qui déchiraient les diverses chapelles socialistes. Le
syndicat avait permis l’unité ouvrière, synonyme de puissance
et de dynamisme. L’unité était indispensable pour continuer à
fédérer toujours plus de syndicats et accroître ainsi la force
de la classe ouvrière organisée.
Si les syndicalistes révolutionnaires
ont rassemblé d’abord des minorités, en référence à l’article
premier qui déclare que la Confédération rassemble les travailleurs
conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat
et du salariat, ils n’ont pas, pour autant, refusé les masses
lorsqu’elles étaient présentes. Le Syndicat des maçons de Paris
a réuni 15.000 à 17.000 syndiqués, celui des terrassiers, 10.000,
et des syndicats groupaient quelquefois des pourcentages importants
de travailleurs, comme
celui des tanneurs de Fougères, avec 80 à 90 % des ouvriers. En
1912, la C.G.T. groupait à peu près 600.000 travailleurs. La progression
a été la suivante : Congrès de Montpellier, 1902, 100.000 syndiqués;
Congrès de Bourges, 1904, 132.000; celui d’Amiens, 1906, 300.000;
celui de Marseille, 1908, 400.000. En dix ans, de 1902 à
1912, la C.G.T.
a multiplié ses effectifs par 6.
Outre ces considérations d’efficacité immédiate, rappelons également
que pour les syndicalistes révolutionnaires, le mouvement syndical
était l’embryon de la société socialiste. Pouget déclare, dans
la C.G.T., que l’objectif du syndicalisme est d’“absorber”
l’Etat, après l’avoir “brisé”, réduit “à zéro”, en “transportant
dans les organismes syndicaux les quelques fonctions utiles qui
font illusion sur sa valeur” et en supprimant les autres. Une
telle conception, où le mouvement syndical, en résumant à l’extrême,
deviendrait dans l’avenir l’organisation publique, implique la
plus grande unité organique possible.
Enfin, la neutralité affirmée permettait de pouvoir appliquer cet
autre principe du syndicalisme de la C.G.T. : le syndicat
est le groupement essentiel; tous peuvent y adhérer et tous les
militants, de quelque bord qu’ils soient, ont le devoir de s’affilier
au mouvement syndical.
La Charte
d’Amiens ne résume pas
le syndicalisme révolutionnaire
La Charte d’Amiens a codifié, après avoir rappelé quelques principes,
une sorte de règle de conduite à l’intérieur de la C.G.T. C’est
un texte sur les rapports syndicat-parti, qui définit les relations
entre des groupements qui exercent leurs activités parmi la classe
laborieuse, en conclusion d’un débat à l’ordre du jour d’un congrès
syndical. Il apparaît également très important de prendre note
que cette résolution et les règles de fonctionnement qu’elle proposait,
en conclusion des déclarations sur la nature et les objectifs
de l’organisation, s’adressaient aussi, et peut-être surtout,
aux militants confédéraux eux-mêmes. Il n’est pas exclu de penser,
sur le fond des questions posées et en dernière analyse, comme
on dit, que ce document de congrès était presque un texte interne,
qui tentait d’établir une cohabitation moins conflictuelle entre
les militants, qui recherchait la pacification des luttes de tendances
déchirant les rangs de la Confédération — entre ceux
qui voulaient que le syndicalisme fût seulement un instrument
d’amélioration sociale et ceux qui aspiraient à ce qu’il demeurât
en priorité un outil de transformation sociale, ainsi qu’entre
ceux qui pensaient que la conquête parlementaire des pouvoirs
publics était la voie du socialisme et ceux qui jugeaient qu’une
telle stratégie ne pouvait avoir d’autre issue que le renforcement
matériel et moral du capitalisme.
Si chacun joue le jeu, si chaque militant et chaque syndicat appliquent
la lettre et l’esprit des recommandations d’Amiens, l’unité organique
peut se maintenir entre les diverses tendances du mouvement syndical,
tel est le message que voulait faire passer, sans doute, les rédacteurs
de la Charte. Moins de lutte de tendances, plus de lutte de classes !
Par la suite, la Charte est devenue bien plus que ce code de bonne
conduite entre militants de sensibilités différentes, elle devint
une référence comprise presque comme une refondation de la Confédération — elle
allait, pour nombre de militants, résumer le syndicalisme révolutionnaire
[32]
et surtout symboliser l’indépendance syndicale.
L’action directe et la grève générale devinrent progressivement
des rappels rituels, une sorte de coup de chapeau aux ancêtres
fondateurs avant d’être systématiquement combattues par la direction
proche du P.C.F. d’après la Seconde Guerre mondiale.
Le texte d’Amiens ne résumait pas le syndicalisme révolutionnaire
et son programme, ce n’était pas là son objet. Dans ce programme,
la Charte d’Amiens a sélectionné quelques éléments, théoriques
comme la lutte de classes, pratiques comme l’indépendance ou la
neutralité. Lorsque sa formulation apparut, à tort, comme un résumé
synthétique sur lequel on fabriqua d’innombrables textes d’explication
et de formation, on négligea, on oublia même ses autres éléments.
Pas un mot dans la Charte à propos de la lutte contre l’Etat et
de la dénonciation contre ceux qui prétendent qu’il peut devenir
un instrument de libération, rien non plus concernant les analyses
à produire à l’encontre des partis politiques et des illusions
parlementaires.
Louis Niel, lors des débats du Congrès d’Amiens, avait demandé que
les anarchistes “cessent leur guerre contre les socialistes”,
c’est-à-dire que les anarchosyndicalistes arrêtent de s’opposer
à la stratégie de conquête des pouvoirs publics par les élections
et aux organisations qui s’en faisaient les propagandistes.
Au nom de l’unité, et de la force potentielle que le maintien de
cette unité recelait, les libertaires syndicalistes et leurs alliés
acceptèrent de modérer leurs critiques à ce propos. Et nombre
de socialistes parlementaires jugèrent la Charte comme l’expression
d’un recul des anarchosyndicalistes. “Les anarchistes qui prédominent
à la C.G.T. ont consenti à se mettre une muselière”, déclare Victor
Renard au congrès socialiste de Limoges un mois après le congrès
confédéral d’Amiens. Quant à Edouard Vaillant, il souligne à ce
même congrès que [la neutralité votée à Amiens] constitue une
victoire sur les anarchistes. La lutte de tendances ne s’éteignit
pas, elle prit une autre tournure.
Les
thèmes négligés
du syndicalisme révolutionnaire
Nous avons réuni ci-dessous, à l’aide de quelques citations de Pouget,
quelques-uns de ces thèmes, peu à peu oubliés, du syndicalisme
révolutionnaire.
“La Confédération, commence Pouget dans la C.G.T., s’identifie
[…] avec l’idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale”;
elle formulait cet idéal “expurgé de toutes les superfétations
doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour
n’en conserver que l’essence”. L’objectif de Pouget et de ses
camarades était que le syndicalisme révolutionnaire — l’idée — et
la Confédération générale du travail — le moyen — réalisent
dans l’activité effective une sorte de synthèse des débats et
des expériences du mouvement ouvrier depuis son origine, résolvent,
dépassent les antagonismes doctrinaux, corporatifs, personnels
par la lutte solidaire commune. Tel est le sens qu’il faut donner
à l’idée que la C.G.T. est le parti du travail.
“Le syndicalisme, continue-t-il, sans se manifester par une participation
directe à la vie parlementaire, n’en a pas moins pour objet de
ruiner l’Etat moderne, de le briser, de l’absorber. […] La lutte
contre les pouvoirs publics n’est pas menée sur le terrain parlementaire
[…] parce que le syndicalisme ne vise pas à une simple modification
du personnel gouvernemental”, à la différence des partis socialistes
du passé et du présent, ajouterons-nous.
La révolte décisive, la grève générale, sera “concomitante à la prise
de l’outillage social et à une réorganisation sur le plan communiste,
effectuées par les cellules sociales que sont les syndicats. […]
Les organismes corporatifs devenus les foyers de la vie nouvelle
disloqueront et ruineront ces foyers de l’ancienne société que
sont l’Etat et les municipalités”.
Le mouvement syndical, le parti du travail, “se différencie […] des
autres partis” en groupant ceux qui travaillent “contre ceux qui
vivent d’exploitation humaine”; il coordonne “des intérêts et
non des opinions”, alors que les autres partis amalgament, selon
la similitude des opinions, des “exploiteurs et des exploités”.
“Cette anomalie n’est pas particulière aux partis démocratiques
bourgeois. Elle est aussi la tare des partis socialistes qui,
une fois engagés sur la pente glissante du parlementarisme, en
arrivent à dépouiller les caractéristiques du socialisme et à
n’être plus que des partis démocratiques, d’allure simplement
plus accentuée.”
On a beaucoup déformé et
critiqué cette position des syndicalistes révolutionnaires, en
la qualifiant de sectaire, d’ouvriériste, de réductrice. C’est
un des dénigrements les plus acerbes des militants du P.C.F. contre
la vieille C.G.T., qui répètent à l’envi que les salariés ne doivent
pas s’isoler d’alliés possibles parmi les couches non salariées.
L’objectif des syndicalistes révolutionnaires n’était ni sectaire
ni réducteur. Ils entendaient que les travailleurs en chair et
en os aient la maîtrise de leur organisation, de leur parti du
travail, et que ce dernier ne devienne
pas le porte-parole d’autres intérêts que les leurs ou
bien encore le marchepied d’aventuriers politiques, dont la figure
la plus marquante vers 1900 fut celle d’Aristide Briand. Ils voulaient
faire en sorte qu’au sein des syndicats les travailleurs, souvent
placés en situation de subordination dans leur travail et manipulés
de diverses manières par les organes de communication de la classe
dirigeante, puissent faire entre eux, à égalité de culture et
de référence, leur apprentissage de l’activité sociale collective,
de la vie publique. Il s’agissait d’une tentative de donner naissance — par
le débat, la prise de décision collective, l’analyse des actions
et la confrontation — à une authentique pensée ouvrière.
Pour atteindre ce but, ou s’en approcher, la structure de l’organisation
devait neutraliser les politiciens professionnels beaux parleurs
et les théoriciens en quête de troupes fraîches. C’est en Espagne,
au sein de la C.N.T., que cette démarche pédagogique eut les meilleurs
résultats, en engendrant plusieurs générations de militants ouvriers
capables tout à la fois d’organiser des luttes d’une grande efficacité
et, le moment venu, de gérer les régions où le putsch des militaires
fascistes avait été écrasé.
La direction actuelle de
la C.G.T. combat en permanence ce souvenir parce qu’il est en
contradiction avec le dogme léniniste — qui prétend
que les travailleurs ne peuvent atteindre seuls la conscience
socialiste révolutionnaire, que pour cela ils ont besoin du parti,
considéré comme intellectuel collectif — et avec les
intérêts du P.C.F. qui cherche à gagner des électeurs dans toutes
les classes sociales.
La démocratie, même la plus radicale, poursuivaient les syndicalistes
révolutionnaires, le suffrage universel
[33]
, la représentation parlementaire, les municipalités,
etc., n’ont pas d’influence sur l’état de la société de classes,
la société marchande, sur le régime de la propriété industrielle
et commerciale. C’est une croyance sans fondement de penser que
la démocratie politique moderne peut changer quoi que ce soit
de la structure de la société actuelle, quoi que ce soit dans
les rapports qui subordonnent le travailleur au patron et au dirigeant.
Pourtant, sans utiliser les moyens de la démocratie politique, le
syndicalisme révolutionnaire n’est pas “indifférent à la forme
du pouvoir, continue Pouget; il le veut moins oppressif, le moins
possible, et il travaille en ce sens par une action sociale qui,
pour se manifester du dehors [du Parlement], n’en est pas moins
efficace. A la tactique de pénétration, [il] préfère la tactique
de la pression extérieure qui dresse le prolétariat en bloc de
“classe” sur le terrain économique”.
Enfin, parmi les thèmes du syndicalisme révolutionnaire qui furent
peu à peu oubliés, on trouve aussi l’idée rappelée par Merrheim,
au cours des débats d’Amiens, et de pure tradition proudhonienne,
selon laquelle le syndicalisme a pour objet, entre autres, de
briser la légalité actuelle et de donner naissance à un droit
nouveau, de préparer le code de régulation de la société du travail
émancipé.
L’autonomie et la souveraineté des organismes de base de l’édifice
social, la double structure territoriale et professionnelle, les
liens fédératifs qui se créent entre les parties constitutives
élaborent la pratique et le droit, basés sur l’exigence de la
liberté et de la justice, du monde nouveau, en face de l’Etat
bourgeois centralisé et son droit de défense des propriétaires.
Entre les éléments du mouvement syndical fédératif se tissent
également des procédures juridiques de concertation, de débats,
de prises de décision, de règlement des contestations conçues
selon un autre modèle que la tradition centraliste régalienne
et jacobine.
Malheureusement, cette préoccupation fut oubliée quasi totalement
par les générations suivantes de militants, qui pensaient que
le modèle soviétique — ou le cadre juridique bourgeois
s’agissant des réformistes — avait déjà réglé ce genre
de problèmes. Comme on le sait maintenant, il n’en était rien.
Les bolcheviques ne conçurent leur dictature qu’en termes d’utilisation
de la force policière ou militaire. En dehors de la préservation
de leur pouvoir, de leur rôle dirigeant, plus exactement
du pouvoir discrétionnaire du Politburo et du Secrétaire général,
ils n’avaient rigoureusement aucune idée en matière de relations
juridiques socialistes, aucune conception du droit et des garanties
juridiques pour les citoyens ou les parties constitutives de l’Union,
les soviets, les régions, les républiques
[34]
. Lorsqu’il devint utile, sur le plan international,
de présenter un corpus juridique, un habillage inspiré du droit
bourgeois fut élaboré, jamais appliqué dans les faits, alors que
demeurait comme seule régulation la volonté de la direction du
parti relayée par les “organes” d’exécution.
Un syndicalisme
révolutionnaire atténué
Il serait sans doute paradoxal d’affirmer qu’à partir du Congrès
d’Amiens s’est refondé au sein de la C.G.T. un syndicalisme révolutionnaire
atténué — alors que, dans le même temps, tous les publicistes
célébraient ce congrès comme une victoire de ce même syndicalisme
révolutionnaire. Pourtant, la recherche de l’unité avec les réformistes
et les parlementaires émoussa progressivement, dès cet instant,
son tranchant.
La C.G.T., avec son idéologie de lutte de classes, son fonctionnement
fédéraliste et la Charte d’Amiens comme règlement intérieur, tentative de créer une organisation unique pour
la classe laborieuse, ne pouvait être unitaire qu’à la condition
que chacun se conformât à cette orientation. C’est-à-dire qu’il
aurait été nécessaire que les partisans de la stratégie électorale
abandonnent dans le mouvement syndical la lutte pour convaincre
les ouvriers de voter pour eux. Il aurait été tout autant indispensable
que les réformistes ne recherchent pas avant tout l’entente avec
les pouvoirs publics et le patronat. C’était espérer que les militants
de tous les courants joueraient loyalement le jeu du syndicat,
parce qu’ils le jugeaient “le groupement essentiel”, avis que
tous ne partageaient pas.
L’esprit de la Charte d’Amiens ne pouvait être opératoire qu’à la
condition que les syndicalistes révolutionnaires conservent les
postes de responsabilité de la Confédération.
Pierre Besnard tirait les
enseignements suivants de l’abandon des principes unitaires du
document d’Amiens :
“Dès qu’on a cessé de reconnaître
que la lutte de classes est un fait indéniable, pour pratiquer
ou tenter de pratiquer la collaboration continue du Travail et
du Capital par en haut, on a créé une tendance qui ne permettait
plus à la C.G.T. de grouper en son sein, en dehors de toute école
politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener
pour la disparition du patronat et du salariat. Une partie d’entre
eux en étaient exclue idéologiquement, moralement. […] Il ne faut
pas chercher ailleurs la cause de la première scission
[35]
.
“La confiance mise par la
C.G.T. dans la démocratie et l’Etat bourgeois, pendant et après
la guerre
[36]
, pour réaliser une partie du programme syndicaliste
était en opposition flagrante avec la Charte d’Amiens, qui rompait
publiquement avec cette démocratie et son Etat et n’attendait
rien que de l’action directe des travailleurs.
“Il y a d’autres causes,
mais celle-ci est l’essentielle. […] Le premier divorce des fractions
de la C.G.T. vient de là et non d’ailleurs. Il était inévitable,
parce que les principes fondamentaux d’un mouvement sont au-dessus
de la loi de la majorité et qu’ils doivent y demeurer
[37]
…
“Lorsque le rôle révolutionnaire
du syndicalisme, sa valeur revendicative, son indépendance, son
autonomie fonctionnelle, sa capacité d’action furent contestés
par un parti et ses adeptes qui voulaient que le syndicalisme
rompît sa neutralité en faveur de ce parti jusqu’à en devenir
l’appendice, contrairement d’ailleurs à ce qu’affirmait Karl Marx
lui-même à Genève en 1866, la deuxième scission
[38]
, déjà en germe lors de la première, se produisit.
“A ce moment, la C.G.T.U.,
pas plus que la C.G.T., ne pouvait plus grouper dans son sein,
en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients
de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat.
[…] Et ce fut la seconde scission, parce que, une fois encore,
les principes fondamentaux du syndicalisme cessaient d’être respectés
et qu’ils ne pouvaient être modifiés par une majorité inspirée
extérieurement par le parti communiste. Il en eût été de même,
s’il se fut agi d’un autre parti ou d’un groupement philosophique.
“On peut donc dire, aujourd’hui,
que les principes d’Amiens sont niés, dans leur intégralité, soit
par l’une, soit par l’autre C.G.T. Faut-il en conclure que l’unité
est à tout jamais impossible ? Peut-être, hélas ! si
on continue de tels errements.
[39]
”
Notre lecteur trouvera peut-être ces commentaires sur le texte d’Amiens
bien longs ou trop érudits. Pourtant, la compréhension de ce document
ainsi que des objectifs de ses rédacteurs et de ses partisans
est indispensable pour celui qui veut voir dans l’histoire de
la C.G.T. et du mouvement syndical français autre chose que des
débats abscons suivis de scissions à répétition.
Les syndicalistes révolutionnaires, libertaires pour leur plus grand
nombre avec Emile Pouget comme porte-parole principal, mais aussi
socialistes révolutionnaires tel Griffuelhes, construisirent,
au commencement du siècle, au prix de compromis non négligeables,
un édifice conceptuel permettant effectivement l’unité des organisations
de salariés; l’unité, avec son cortège de polémiques, mais aussi
de luttes exemplaires et glorieuses, fut opératoire tant qu’ils
demeurèrent aux commandes de l’organisme confédéré. C’est leur
honneur, et ils sont notre fierté.
Fritz Brupbacher
[40]
rencontra, dans les premiers mois de 1906, lors
d’une visite en France, les syndicalistes révolutionnaires :
“Une véritable différence
de nature distinguait ces leaders ouvriers de ceux de Suisse et
d’Allemagne. C’étaient des chefs de guerre marchant devant leurs
troupes, tandis que les autres se traînaient derrière les masses
[…]. Les syndicalistes révolutionnaires voyaient au contraire
leur devoir dans un effort ayant toujours pour but d’entraîner
les ouvriers; ils avaient le constant souci d’éveiller, dans les
masses, le diable qu’elles pouvaient avoir dans le corps, tandis
que les nôtres ne concevaient pas de plus noble tâche que de faire
entrer dans leurs caisses syndicales le plus d’argent possible
et de l’y conserver jalousement. […] Les leaders syndicalistes
français se sentaient, eux, les camarades de tous les ouvriers,
et les nôtres les tuteurs de la masse, qu’ils regardaient de haut
comme un fonctionnaire de l’assistance un misérable orphelin…
“Avec beaucoup d’intelligence,
Griffuelhes me dit : “Il faut que nous tâtions le pouls aux
ouvriers; il ne faut pas que nous leur demandions un effort supérieur
à celui que leur cœur peut fournir. Mais tout l’effort qu’ils
peuvent fournir, il faut que nous le leur demandions.”
Après la grève de Draveil et les événements sanglants de Villeneuve-Saint-Georges,
en 1908, Pouget fut incarcéré à la prison de Corbeil sous l’inculpation
de “rébellion, violence et coups envers les agents de l’autorité”,
mais rien de tout cela ne ne put être prouvé.
Au cours d’une grève du
bâtiment à Draveil-Vigneux, non loin de Paris, dans la matinée
du 2 juin 1908, des gendarmes blessèrent, d’un coup de revolver,
un gréviste au bras. L’après-midi du même jour, des grévistes
furent de nouveau attaqués par des gendarmes qui prétendaient,
toujours les mêmes mensonges, que le blessé les avait agressés;
des coups de feu furent tirés dans une salle de réunion et plusieurs
personnes furent blessées; puis, à court de munitions, les gendarmes
agresseurs s’enfuirent sous les pierres et les quolibets.
Quelques jours plus tard,
une manifestation, convoquée par la C.G.T. en solidarité avec
les victimes de Draveil-Vigneux, se dirigeait vers Villeneuve-Saint-Georges
au chant de l’Internationale quand elle fut chargée par un régiment
de cuirassiers et de dragons : quatre morts et plusieurs
dizaines de blessés. Le gouvernement fit arrêter douze responsables
de la C.G.T.
Basly, député du Nord, celui-là
même contre qui Broutchoux avait constitué la Jeune Syndicat des
mineurs, écrivit dans le journal socialiste le Réveil du Nord :
“Nous n’hésitons pas à nous dégager une fois de plus de la poignée
d’anarchistes qui, sous le prétexte insensé de préparer pour demain
la Révolution sanglante définitive, poussent les ouvriers aux
pires folies, à l’émeute comme à Draveil…”
Peu après son retour à la liberté, Pouget démissionnera de sa responsabilité
syndicale; il était parmi les membres du comité confédéral les
plus âgés et il commençait à souffrir de la maladie de cœur dont
il mourra.
En 1909, Pouget et la tendance syndicaliste révolutionnaire lancèrent
un quotidien, la Révolution, qui parut durant cinquante-six
numéros. Cet échec découragea Pouget. “A la longue, écrira Paul
Delesalle à son propos, la lutte telle qu’il la concevait use
quelque peu son homme…”
Pouget se retira à Lozère, en Seine-et-Oise, et vécut à l’écart du
mouvement; il ne revoyait que quelques amis; il y mourut le 21
juillet 1931.
Griffuelhes, quant à lui, démissionna, en février 1909, à la suite
d’une “affaire” qu’on avait montée contre lui.
“Expulsée de la Bourse du
travail parisienne en 1905, la C.G.T. […] put acheter, grâce à
un prêt de Robert Louzon, l’immeuble situé 33, rue de la Grange-aux-Belles
au nom de la “Société Victor Griffuelhes et Compagnie”. Un “trou”
avait été opéré, pour ce faire, dans la comptabilité du trésorier
Levy alors en prison. Lorsqu’il sortit en avril 1908, une coalition
se constitua autour de lui, faite de réformistes et de révolutionnaires
mécontents, qui furent les instruments, conscients ou non, du
gouvernement Briand
[41]
. Griffuelhes, voyant son autorité contestée,
démissionna […]. Dès lors, il limita son action syndicale au journalisme
et c’est ainsi qu’il fut l’un des fondateurs de la Bataille
syndicaliste, en 1911.
“Durant la guerre, sa germanophobie
et le blanquisme de ses origines contribuèrent à le faire se rallier
à un certain défensisme puis sa position se nuança et, au lendemain
de la révolution russe de 1917, il retrouva un certain optimisme
révolutionnaire, fit le voyage en Russie en 1918 et se lia avec
les comités syndicalistes révolutionnaires. Début 1922 toutefois,
sa mauvaise santé le contraignit à se retirer à Saclas (Seine-et-Oise)
chez son vieil ami Garnery où il mourut le 30 juin
[42]
.”
Le syndicalisme
révolutionnaire,
parti du travail
Le point de vue que développe Emile Pouget dans le second texte que
la C.N.T. propose à la réflexion de ses adhérents, de ses sympathisants
et, plus largement, de tous les travailleurs et les militants,
le Parti du travail, bien qu’il soit dérangeant pour les
idées reçues, représente sans doute une des meilleures approches
du syndicalisme révolutionnaire. En particulier, parce qu’il souligne
avec force et insistance que l’objectif des militants et des organisations
syndicalistes révolutionnaires ne se réduit pas à promouvoir des
revendications et à rechercher l’amélioration des conditions de
vie des salariés, cette part de leur activité, au demeurant indispensable,
ne représentant qu’un premier volet de leur programme. Le but,
la finalité du syndicalisme révolutionnaire est la transformation
de la société, l’abolition de la division de l’humanité en classes
antagonistes.
Le syndicalisme révolutionnaire prend une position en regard de ce
problème des inégalités sociales et des groupes sociaux en conflits,
il se préoccupe de la société humaine tout entière,
c’est-à-dire qu’il fait de la politique, “en donnant à ce mot
son sens large”, comme dit Emile Pouget. Il n’est pas osé de prétendre
que le syndicalisme révolutionnaire est une des plus pertinentes
tentatives de donner naissance à une authentique politique ouvrière
ou plutôt, afin de s’exprimer le plus clairement possible, d’élaborer
une politique qui prenne réellement en compte les intérêts matériels
et moraux des êtres humains soumis à un état de dépendance par
le système économique actuel : en premier lieu, les salariés de l’industrie,
du commerce, des services et les personnes privées d’emploi parce
que l’organisation économique actuelle ne peut leur en fournir,
mais aussi les artisans, les petits agriculteurs réduits à une
condition de quasi-servage par le système bancaire, les paysans
sans terre des pays de grande propriété ou ceux qui sont expulsés
de leur lopin par la capitalisation de l’agriculture dans les
pays du Sud. “Tout individu qui vit exclusivement de son travail,
qui n’exploite personne […], l’ouvrier de l’industrie ou de la
terre, l’artisan des villes ou des champs — qu’il travaille
ou non avec sa famille — l’employé, le fonctionnaire,
le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain,
l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail”,
comme le définit Pierre Besnard, partagent la même caractéristique
de ne percevoir de rémunération, sous des formes diverses, qu’en
contrepartie d’un travail fourni à la société. Cette analogie
des situations permet de coaliser ces intérêts et ces destins
communs.
Se différencient d’eux les individus qui, partiellement ou totalement,
vivent du travail de leurs semblables — en prélevant,
pour leur usage personnel ou pour renforcer leur patrimoine, des
signes monétaires lors de la commercialisation des produits fabriqués
par les individus du premier groupe. Ils appartiennent à l’autre
classe, au capitalisme, et occupent, pour la plupart, des positions
dominantes dans la société humaine.
Dans les pays développés, la forme principale du prélèvement des
groupes dominants est le profit, comme la situation la plus développée
de la rémunération de la force de travail est le salaire, et la
répartition inégalitaire de la vente de la production s’opère
entre les propriétaires du capital et les salariés. Le couple
profit-salaire est la cause principale de l’inégalité de la société
moderne, même si perdurent encore dans les régions peu développées
des formes d’exploitation précapitalistes.
L’affirmation qui consiste à prétendre que les classes sociales — et
l’opposition d’intérêts qui les fait parfois s’affronter — sont
en voie de disparition dans la société dite “postindustrielle”,
par exemple parce que le pourcentage d’ouvriers industriels, les
blue collars, se réduit progressivement ou encore parce
que s’est constituée une middle class à la fonction de
production ou d’administration et au statut salarié mais au mode
de vie et aux aspirations proches des possédants ou de la petite
bourgeoisie, ne tient aucun compte de l’existence bien réelle
des modes antagoniques de rémunérations constitutifs du capitalisme;
ce n’est qu’une contre-vérité propagandiste. Il y a tout lieu
de penser, au contraire, que les classes sociales fondamentales
du capitalisme perdureront tant que ce dernier existera, même
si leur forme historique se modifie; quant aux affrontements sociaux,
leur acuité sera fonction du degré de résistance que rencontreront
les volontés patronales et managériales, et les sujets de révolte
ne manqueront pas avec le développement continu de l’économie
de marché et la réalisation progressive d’une zone unique de production
et de vente à l’échelle de la planète.
La différence de statut générée par les situations contradictoires
de salariés ou de propriétaires de parts du capital est la source
de la plupart des inégalités actuelles de la condition humaine : ces
inégalités sont perceptibles dans la culture et
la formation professionnelle, le développement personnel,
la liberté individuelle, la sûreté, le lieu de vie, les disponibilités
que l’individu peut accorder à sa famille, à ses enfants, à ses
amis, ou dans ses possibilités d’accéder aux soins médicaux, dans
sa longévité même…
La réapparition dans les
nations industrialisées, depuis maintenant près de vingt ans,
d’un chômage de masse — un nombre important de personnes,
10 à 20 %, parfois plus, de la population active, privées d’emploi
et de salaire — doit se percevoir comme un moyen de
perpétuer la société de classes, le patronat et le salariat, aussi
paradoxale que puisse apparaître une telle affirmation. Toutes
les sociétés hiérarchisées et inégalitaires de l’histoire ont
contraint une partie de leur population à vivre — si
l’on ose employer un tel mot pour décrire de si grandes précarités — tout
à la fois dans un état de grand dénuement matériel et moral et
sans statut social ou, à tout le moins, avec un statut très infériorisé.
La situation que vivaient les esclaves des mines et des moulins
à Rome, ou bien les hors-castes de la société indienne traditionnelle,
ou encore les mendiants de la féodalité ou les galériens du prétendu
Grand Siècle, sans oublier les zeks de l’ex-monde du pseudo-socialisme
soviétique, et qu’endurent aujourd’hui les S.D.F. et autres homeless
de l’Occident, a pour mission d’effrayer les autres. Ce qu’il
est convenu de nommer le peuple, la racaille que fustigeait ce
grand bourgeois de Voltaire, ceux qui ne sont ni patriciens, ni
barons, ni brahmanes ou kshatriyas, ni patrons ou hauts
fonctionnaires ou hommes d’Etat — il importe de leur
montrer que si difficile ou fastidieuse que soient la condition
du paysan attaché à la glèbe ou celle du salarié condamné au métro-boulot-dodo,
existe un sort bien pire encore, et gare à la dégringolade si
on n’est pas suffisamment sages !
Il s’agit aujourd’hui de
la création bien terrestre d’un enfer d’indigence et d’humiliations,
reflet laïc et moderne de la géhenne chrétienne de jadis, dans
lequel des damnés sont réduits à la misère et au malheur. Et cet
abîme, on le montre à tous, aux inconscients-bienheureux comme
aux mécontents-pécheurs du monde du Bon Dieu Marchandise, pour
leur édification !
Qui serait assez crédule
pour penser que ceux qui utilisent cette situation comme repoussoir,
après en avoir favorisé la venue, pourraient tenter quoi que ce
soit, dans les faits, dans le réel, pour favoriser le retour du
plein emploi et par là même se priver de ce terrible moyen de
pression sur les non-possesseurs de parts du capital ? Ces
derniers, pour obtenir quelque progrès en cette question, devront
l’arracher de vive force !
Produit de la révolte contre cette inégalité et moyen de la combattre,
le syndicalisme révolutionnaire, en tentant d’organiser les personnes
soumises au salariat comme celles qui en sont exclues, entend tout à la fois réaliser des améliorations immédiates
et abolir les conditions qui rendent cette inégalité possible.
Mais il n’est pas le seul groupement à avoir cette prétention.
En quoi le syndicalisme révolutionnaire est-il différent de tous
les autres organismes qui se réclament des mêmes buts, en particulier
les partis socialistes et communistes ?
Son originalité réside autant dans son type de recrutement que dans
les moyens qu’il propose de mettre en œuvre.
Quelle
politique pour
le parti du travail ?
Le mouvement syndicaliste révolutionnaire, parti du travail, n’aspire
à organiser dans ses rangs, comme l’affirme de nombreuses fois
Emile Pouget, que des travailleurs manuels et intellectuels en
activité, en chômage ou en retraite, à la différence des autres
organisations, les partis politiques traditionnels, quelle que
soit leur idéologie — il est, selon l’expression de
Pierre Besnard, une organisation de classe dans son sens le plus
pur.
C’est durant le XIXe siècle
que, peu à peu, au cours des bouleversements politiques — en
France à partir de juin 1848, avec les événements de l’Empire
et de la Commune; en Allemagne, avec la constitution de groupes
lassalliens et marxistes après l’échec de la révolution allemande
de 1848; en Angleterre avec le chartisme et le trade-unionisme — que
s’est forgée la conviction que les salariés, à l’époque surtout
composés d’ouvriers manuels, devaient constituer des organisations
indépendantes des groupes et des partis de gauche, démocrates
ou républicains
[43]
, dont l’idéologie n’était pas socialiste en
ce sens qu’ils ne répudiaient pas la propriété privée de l’appareil
économique. Les syndicalistes révolutionnaires poussèrent ce principe
de séparation des classes jusqu’ à sa conclusion ultime.
Les diverses sections de
l’Association internationale des travailleurs ont été la première
tentative de quelque ampleur de se séparer, d’un point de vue
physique comme d’une manière conceptuelle, des organisations de
la bourgeoisie de gauche en créant des groupes de salariés
[44]
et des fédérations ouvrières qui
tentèrent de formuler des programmes politiques. Le préambule
des statuts de l’Internationale est parfaitement clair à ce propos :
“Considérant que l’émancipation
des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes;
que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation
ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais
à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs;
“Que l’assujettissement
du travailleur au capital est le source de toute servitude :
politique, morale et matérielle;
“Que, pour cette raison,
l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel
doit être subordonné tout mouvement politique; […]
“Que l’émancipation des
travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national,
qu’au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées…
[45]
”
Il n’est pas inutile d’attirer
l’attention du lecteur sur le caractère spécifique de cette “scission”,
de cette séparation d’avec la démocratie bourgeoise, dans chacune
des cultures nationales. En France, par exemple, les événements
du XIXe siècle, au cours desquels la bourgeoisie
libérale n’hésita pas à employer des moyens révolutionnaires pour
réaliser ses objectifs, de la révolution de 1830 à la création
de la IIIe République, ont accrédité, de manière
durable, l’idée d’une possibilité d’alliance progressiste entre
les classes sociales. Et il a été très difficile de rompre avec
cette bourgeoisie révolutionnaire :
“Comment refuser ce qualificatif
à une classe qui de 1789 à 1848 a déclenché trois révolutions ?
Avec l’aide du peuple, il est vrai. Mais justement, du fait de
ce front révolutionnaire réalisé à trois reprises en un demi-siècle,
le modèle politique dominant des couches populaires en France
est celui de l’union de la gauche. Il faudrait même dire “représentation
politique dominante”, tellement la figure de cette coalition,
sous le nom de tiers état en 1789, de parti du National en
1830, de parti des démocrates sociaux en 1849, de Bloc des gauches
aux beaux temps de la troisième République, de Front populaire
en 1936, de programme commun en 1972, s’impose à la conscience
populaire. […] Il s’agit toujours d’une alliance politique des
diverses couches populaires (ouvriers, petits paysans, artisans,
petits-bourgeois) avec une partie de la bourgeoisie, qualifiée
de progressiste ou d’éclairée pour la circonstance, sous la direction
des intellectuels. Le programme commun de 1972 ressemble comme
un frère à celui des “démoc. soc.” de 1849, preuve qu’entre-temps
l’application de ce programme n’a guère avancé : nationalisations,
accroissement du nombre des fonctionnaires, réforme de l’enseignement
et même abolition de la peine de mort.
“C’est l’éternelle union
de la gauche éternelle
[46]
.”
Cette scission d’avec la démocratie bourgeoise, en France et ailleurs,
ne pouvait s’opérer que par la mise en œuvre, par les fédérations
ouvrières, d’une nouvelle politique, d’une action en rupture avec
les objectifs et les méthodes des républicains et des démocrates.
On sait que sur cette question de l’action à entreprendre, de la
“politique” à réaliser, l’A.I.T. se brisa en deux tronçons : ceux qui choisirent comme stratégie
la conquête du pouvoir politique et ceux qui voulaient
la destruction du pouvoir politique.
On lira ci-dessous les textes
qui expriment les positions des deux groupes en conflit telles
qu’elles se sont exprimées aux Congrès de La Haye et de Saint-Imier,
tous deux tenus en septembre 1872 ; rappelons, en outre,
que durant le Congrès de La Haye une majorité préfabriquée expulsera
de l’A.I.T. Bakounine, Guillaume et Schwitzguébel
[47]
.
1. Celui des partisans de Marx :
“Dans sa lutte contre le
pouvoir collectif des classes dominantes, le prolétariat ne peut
agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique
distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes
possédantes;
“Cette constitution du prolétariat
en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe
de la révolution sociale et son but suprême, l’abolition des classes;
“La coalition des forces
ouvrières, déjà obtenues par les luttes économiques, doit aussi
servir de levier aux mains de cette classe dans la lutte contre
le pouvoir politique de ses exploiteurs;
“Les seigneurs de la terre
et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques
pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir
le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand
devoir du prolétariat
[48]
.”
2. Celui des partisans de Bakounine :
“[Considérant] que les aspirations
du prolétariat ne peuvent avoir d’autre objet que l’établissement
d’une organisation et d’une fédération économiques absolument
libres, fondées sur le travail et l’égalité de tous et absolument
indépendantes de tout gouvernement politique, et que cette organisation
et cette fédération ne peuvent être que le résultat de l’action
spontanée du prolétariat lui-même, des corps de métiers et des
communes autonomes;
“Considérant que toute organisation
politique ne peut être rien d’autre que l’organisation de la domination
au profit d’une classe et au détriment des masses, et que le prolétariat,
s’il voulait s’emparer du pouvoir, deviendrait lui-même une classe
dominante et exploitante;
“Le congrès réuni à Saint-Imier
déclare :
“1° Que la destruction de
tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat;
“2° Que toute organisation
d’un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire
pour amener cette destruction ne peut être qu’une tromperie de
plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les
gouvernements existant aujourd’hui.
[49]
”
En quelques paragraphes,
les deux politiques socialistes opposées et concurrentes sont
définies.
La première, celle des marxistes,
soutient que la réalisation de la finalité de la révolution sociale,
l’abolition des classes, implique que le prolétariat doive constituer
un parti politique distinct et opposé à ceux de la démocratie
bourgeoise, avec comme objectif la conquête par ce parti du pouvoir
politique.
La seconde, celle des bakouninistes,
formule une critique de cette première orientation : la constitution
d’un pouvoir politique, même provisoire et soi-disant révolutionnaire,
par le parti du prolétariat aura pour conséquence la naissance
d’une “classe dominante et exploitante
[50]
”, issue de ses rangs, qui sera aussi dangereuse
pour le prolétariat que “tous les gouvernements existant aujourd’hui”;
et propose une autre politique : l’action directe du prolétariat
lui-même et l’organisation d’une fédération des corps de métiers
et des communes autonomes qui détruira et remplacera le pouvoir
politique.
Chacune des deux écoles, en fonction de l’objectif jugé prioritaire
et de la stratégie suivie pour l’atteindre, privilégiera un certain
nombre de moyens.
Un examen attentif de la société moderne, depuis le développement
du machinisme, montre que les moyens d’action collective réelle,
soit de gestion, d’amélioration ou de transformation, se réduisent
à un nombre limité de possibilités.
Nous pouvons citer en premier lieu l’activité proprement économique,
celle qui concerne le système productif de fabrication, ainsi
que la distribution, la commercialisation; le mouvement ouvrier
et populaire a, par exemple, donné naissance au mouvement coopératif,
de production ou de consommation, et à la mutualité, prolongement
des sociétés de secours mutuels, surtout implantée dans la protection
sociale et les services.
Ces secteurs, regroupés sous l’appellation d’économie sociale, ont
en gestion une partie des besoins des individus, surtout des classes
laborieuses, tâches dont ils s’acquittent souvent avec bonheur,
compétence et dévouement. Le développement de ce type d’économie,
où le profit ne rémunère pas le capital mais est réinvesti, a
toujours été bloqué par la législation des Etats
capitalistes et surveillé par les organisations patronales.
Il a, en outre, souvent été soumis à une concurrence très dure
de la part des groupes capitalistes implantés dans les mêmes branches
économiques. L’économie sociale n’est pas un moyen de transformer
la société humaine dominée par le capitalisme mais elle peut être
un point d’appui matériel et le témoignage de la possibilité d’une
économie non concurrentielle et solidaire.
Le deuxième moyen qui permet d’agir dans la société industrielle
actuelle relève de l’utilisation, par un groupe de personnes ayant
un projet ou des intérêts communs, des divers systèmes de représentation
institutionnalisés par l’organisation politique en place, avec
comme objectif de prendre la direction des pouvoirs publics, aux
niveaux local, régional, national, continental, c’est-à-dire de
ce qu’il est convenu d’appeler les moyens politiques… Actuellement,
dans les nations développées, il s’agit de la démocratie politique,
sous une forme républicaine ou bien encore de monarchie parlementaire,
comprenant le suffrage universel, la possibilité légale de créer
des associations et des partis politiques, etc.
La société humaine moderne n’a pas réussi à rendre obsolète le troisième
moyen d’action sociétaire, le plus ancien sans doute, l’utilisation
de la violence ou de la force, qui a constitué le plus usité des
moyens politiques de la période historique de la vie de l’humanité.
L’inégalité des conditions de vie doit être regardée comme la
cause la plus importante de la tentation de la violence qu’on
perçoit à chaque confrontation sociale et politique, la peur des
possédants répondant à la frustration des pauvres et à la révolte
des dominés.
Si la force est l’ultima ratio
[51]
des groupes dominants, et la méthode
dernière pour imposer leur pouvoir, la violence représente, également,
un moyen de défense des opprimés. En Europe, pour
ne prendre que cet exemple, pendant les siècles de la féodalité,
des sociétés à ordres et de la monarchie, le temps du “bon plaisir”,
elle a représenté pour le peuple des paysans et des artisans le
seul moyen possible de résistance ouverte à l’oppression et à
l’avidité des grands, de l’Eglise et du monarque : c’est
par l’insurrection que l’Ancien Régime a été jeté à bas, et le
souvenir de ce temps de misère fit inscrire dans la Constitution
française de 1793 le droit à l’insurrection contre la tyrannie
[52]
.
La démocratie parlementaire,
née du choc révolutionnaire qui a bousculé les monarchies à ordres
et les grandes propriétés nobiliaires et ecclésiastiques, a repris
à son compte, avec une intensité supérieure, l’obligation de paix
civile imposée à l’ancienne société féodale par l’Etat monarchique.
Le pacte constitutionnel des démocraties modernes prétend bannir
la violence de la résolution des conflits ainsi que de la confrontation
des options politiques divergentes : il garantirait,
en théorie, par le droit de vote et la représentation parlementaire,
le libre débat, comme il offrirait des recours juridiques aux
citoyens et aux divers groupements, sans oublier les possibilités
d’expression publique, telles que la liberté de la presse ou les
droits de manifester, de pétitionner et d’interpeller les pouvoirs
publics; seul, l’Etat se réserve l’usage de la force, considéré
à cette condition comme licite. L’ensemble de ces dispositions
est présenté par les groupes politiques dominants, les médias,
les publicistes, l’éducation d’Etat, comme la forme la meilleure,
indépassable même, de l’organisation publique humaine. La chute
de l’Union soviétique a fourni à ces affirmations une apparence
de preuve, qui a beaucoup impressionné l’opinion publique. Telle
est, rapidement esquissée, l’argumentation des libéraux, des démocrates
bourgeois et maintenant des social-démocrates en soutien à la
démocratie représentative, l’objectif étant de supprimer totalement
tout contre-argumentaire qui pourrait justifier la résistance
active ou la révolte des pauvres et des salariés contre le chômage,
la précarité, la baisse du niveau de vie…
Dans le réel quotidien et
dans les rapports de forces qui encadrent la société actuelle,
la démocratie parlementaire et les pactes républicains ou démocrates
sont l’expression politique du pouvoir des groupes capitalistes
dominants et de leurs alliés que sont les grands corps constitués
des Etats, ces derniers ayant pour tâche de mettre à la disposition
des premiers des foules de salariés obéissants et de consommateurs
dociles. Parce que ce pouvoir de classe, au sens rigoureux d’organisation
collective de défense des intérêts matériels et moraux des individus
détenteurs de parts du capital ou de fonctions dirigeantes au
sein des pouvoirs publics, n’a pas toujours pris une forme dictatoriale
et qu’en ce cas il permette une certaine expression de la contestation
politique et sociale et l’existence d’une opinion publique; parce
qu’il donne l’impression que, puisque les citoyens élisent les
dirigeants de l’Etat, ils pourraient aussi choisir quelle politique
ils vont appliquer; parce qu’en regard des régimes autoritaires
religieux, militaires ou fascistes, que quelquefois il combat
pour son propre intérêt, il apparaisse comme humaniste
ou progressiste, les idées reçues suggèrent à nos contemporains
que, quels que soient ses travers actuels, ce régime-là serait
améliorable, perfectible à l’infini — il suffirait pour
ce faire de plus de “démocratie”, d’un peu plus de bonne volonté
et de conscience solidaire. Or la perfectibilité de la démocratie
bourgeoise s’arrête définitivement là où commencent la répartition
des richesses et l’égalité sociale, comme le prouve le plus succinct
coup d’œil sur un Code du travail ou un Code pénal, ou encore
sur l’histoire récente, au Chili, par exemple, en Indonésie ou
au Nicaragua; mais il importe que les citoyens, tout le monde,
vous et moi si possible, croient cette fable que la démocratie
bourgeoise permettra, peu à peu, d’égaliser les conditions de
vie des êtres humains ou, au moins, d’éradiquer le paupérisme,
en étant seulement un peu plus à gauche, ou un peu plus libérale,
ou un peu plus centriste
[53]
… C’est là un de ses meilleurs systèmes de défense.
Le même procédé de miroir
aux alouettes idéologique fut utilisé avec la loi Le Chapelier
de 1791. On se souvient que cette dernière, en rendant illégaux
les groupements corporatifs de salariés ou d’employeurs de la
monarchie, institua une fiction juridique d’individus libres et
égaux en droits, en droits seulement et non pas en fait, réglant
l’activité économique générale à l’aide de contrats librement
négociés sous la houlette du nouvel Etat de droit naturel et pour
cela garant des droits “sacrés” de la propriété; ce système, sous
le fallacieux prétexte d’interdire le renaissance des corporations
de l’Ancien Régime, empêcha, en France, de manière quasi absolue,
toute organisation collective des travailleurs salariés, qui furent
livrés à l’arbitraire des “donneurs d’ouvrage” pendant près de
cent ans.
Ces trois moyens que sont le coopérativisme, le parlementarisme et
la lutte armée, les syndicalistes révolutionnaires — en
particulier les anarchosyndicalistes, de formation bakouninienne — en
connaissaient les caractéristiques et les limites.
James Guillaume, dans l’Egalité du 29 janvier 1870, ne considérait
pas le coopérativisme comme un moyen de s’opposer au capitalisme :
“C’est une chimère que de
prétendre que la classe ouvrière, dans sa lutte contre la bourgeoisie,
peut opposer capital à capital; qu’elle peut se passer de banquiers
bourgeois, et devenir elle-même son propre banquier.”
Et il concluait : “Il
n’y a qu’un seul moyen de fournir gratuitement à tous les ouvriers
du monde les instruments de travail auxquels ils ont droit. Ce
moyen, le bon sens l’indique. […] Il faut prendre où il y a; il
faut exproprier la bourgeoisie au profit de la collectivité.
[54]
”
La pratique concrète des candidatures ouvrières, dès cette époque,
avait elle aussi confirmé les plus vives craintes des fédéralistes
de l’A.I.T., celles exposées, entre autres, par Bakounine :
“… le suffrage universel,
dis-je, est l’exhibition à la fois la plus large et le plus raffinée
du charlatanisme politique de l’Etat; un instrument dangereux,
sans doute, et qui demande une grande habileté de la part de celui
qui s’en sert, mais qui, si on sait s’en servir, est le moyen
le plus sûr de faire coopérer les masses à l’édification de leur
propre prison. Napoléon III a fondé toute sa puissance sur
le suffrage universel, qui n’a jamais trompé sa confiance.
“Est-ce à dire que nous,
socialistes révolutionnaires, nous ne voulions pas du suffrage
universel, et que nous lui préférions soit le suffrage restreint,
soit le despotisme d’un seul ? Point du tout. Ce que nous
affirmons, c’est que le suffrage universel, considéré à lui seul
et agissant dans une société fondée sur l’inégalité économique
et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un leurre; que, de
la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais qu’un odieux
mensonge, l’instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence
de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de
la liberté populaires, l’éternelle domination des classes exploitantes
et possédantes.
“Nous nions par conséquent
que le suffrage universel soit même un instrument dont le peuple
puisse se servir pour conquérir la justice ou l’égalité économique
et sociale.
[55]
”
Ou encore la mise en garde rédigée par Paul Robin dans l’Egalité
du 4 décembre 1869 :
“Le jour où elle tomberait
dans le parlementarisme, c’en serait fait de l’avenir de la classe
ouvrière, elle serait prise dans l’engrenage de la politique dite
progressiste
[56]
.” Les travailleurs, continue-t-il en définissant
une orientation stratégique qui sera, trente ans plus tard, la
même que celle des syndicalistes révolutionnaires, ne doivent
réclamer des gouvernements que “la liberté indispensable à leur
organisation séparée. Et quand les travailleurs, à qui l’on ne
peut refuser ce droit, en auront complètement usé, leur nouvelle
organisation n’aura pas besoin de s’arranger avec le vieil Etat
autoritaire, elle le remplacera”.
Les analyses critiques que les anarchosyndicalistes,
après les fédéralistes de la Première Internationale, adressaient
aux partis socialistes parlementaires se sont vérifiées par l’observation,
de manière quasi expérimentale si on ose dire, tout au long du
siècle : l’organisation même de ces partis s’est coulée dans
le moule national, en fonction du cadre législatif qui régit le
suffrage universel, selon le mode de scrutin, le découpage électoral,
la périodicité, le caractère même de la Constitution politique,
régime parlementaire, présidentiel, etc.
Le ou les partis parlementaire dits ouvriers
ont pris part, en France, en Allemagne, en Angleterre, à la défense
présentée comme nationale, quelquefois ils ont soutenu la répression
armée que menaient l’Etat et les classes dirigeantes contre les
révoltes coloniales, y compris le P.C.F. qui avait commencé sa
carrière politique comme antimilitariste et anticolonialiste.
Le parti politique ouvrier, qui était supposé se détacher des
organisations démocrates bourgeoises afin de pouvoir élaborer
une politique ouvrière, s’est retrouvé contraint à appliquer le
même fonctionnement interne, la même division entre dirigeants
et dirigés, la même délégation permanente de pouvoir, la même
infantilisation des adhérents.
On a
vu, en France, récemment, avec l’instauration de l’élection au
suffrage direct du président de la République — fonction
à laquelle est conféré un pouvoir énorme, à telle enseigne qu’on
a pu comparer la Ve République à une monarchie
élective — tous les partis politiques prétendus
ouvriers ou socialistes présenter à qui mieux mieux des candidats
à ce poste et, en conséquence, dans les faits, accepter cette
forme de pouvoir quasi bonapartiste, la cautionner, lui accorder
un caractère positif et la rendre crédible auprès de la population
laborieuse. Alors que les uns se réclament de Lénine et du pouvoirs
des soviets et les autres trouvent leur inspiration dans les socialismes
de Guesde ou de Jaurès, tout de même très éloignés du régime présidentiel
actuel
[57]
. Ce simple exemple montre sans ambiguïté que
les partis politiques parlementaires ne peuvent mener une véritable
opposition au capitalisme et que la plupart de leurs dirigeants
sont prêts à beaucoup, sinon à tout, pour conserver leur respectabilité,
gage de leur réélection, et… une place dans un groupe parlementaire.
Enfin, parce qu’ils cherchent des électeurs dans
toutes les classes de la société — et certains citoyens
considèrent le socialisme égalitaire comme contraire à leurs intérêts
de grands ou petits propriétaires, de grands ou petits patrons,
de dirigeants des grandes entreprises privées ou publiques, de
hauts fonctionnaires, de mandarins universitaires, de membres
des professions libérales — ou encore parce qu’ils tentent
de gagner les voix de personnes influencées par les Eglises, la
morale et les valeurs traditionnelles, les partis socialistes
ou communistes parlementaires ont “adouci”, édulcoré le programme
socialiste, particulièrement tout ce qui avait trait à la collectivisation
de l’économie, à l’autogestion et à l’idée de l’égalité sociale.
Leurs propositions, aujourd’hui, se confondent avec celles des
républicains.
Les syndicalistes révolutionnaires espéraient,
à l’encontre des dérives nationales, voire nationalistes, des
partis ouvriers parlementaires, que l’organisation progressive
d’unions professionnelles internationales, sous l’égide d’une
Internationale syndicaliste, favoriserait le développement de
l’esprit internationaliste; ils escomptaient que l’organisation
de la lutte économique et que la solidarité ouvrière qui l’accompagnerait
déborderaient les frontières nationales; ils avaient l’espoir
ainsi de faire apparaître les vraies oppositions, celles qui dressent
l’une contre l’autre les classes sociales, et minorer au yeux
de la population travailleuse les rivalités, orchestrées par les
Etats, des peuples et des nations; ils estimaient également que
le programme socialiste serait mieux compris et mieux préservé
par les adhérents des organisations syndicales, nationales et
internationales, parce qu’ils n’avaient pas d’intérêt personnel
à voir maintenus la propriété capitaliste ou les privilèges des
classes moyennes, des rentiers et des gérants de l’appareil d’Etat.
Quant à la violence, à ce que nous appellerions
aujourd’hui la lutte armée, les militants n’oubliaient pas les
journées de juin 1848 et surtout la terrible saignée de la Commune,
événement, à ce moment-là, encore très proche dans le temps. Fernand
Pelloutier, en 1894, estimait qu’“en présence de la puissance
militaire mise au service du capital, une insurrection à main
armée n’offrirait aux classes dirigeantes qu’une occasion nouvelle
d’étouffer les revendications sociales dans le sang des travailleurs
[58]
”. Et, lors de toute grève importante, chacun
pouvait observer que le gouvernement, sans vergogne, faisait donner
la troupe; souvent coulait le sang ouvrier.
Durant les dernières années du XIXe
siècle, dans toute l’Europe, les socialistes révolutionnaires
et les anarchistes — surtout les anarchistes — n’avaient
pas ménagé leur peine pour tenter de radicaliser les mouvements
de protestation populaires en révoltes ouvertes, en insurrections,
sans donner de résultats suffisamment significatifs pour ébranler
le pouvoir de la bourgeoisie
[59]
. Au cours de ces luttes, beaucoup de groupements
et de militants avaient été brisés par l’arsenal bien au point
de la répression policière : les surveillances, infiltrations
et provocations qui menaient à la prison, à l’interdiction de
séjour, au bagne, à la relégation et, quelquefois, à la mort.
Vers 1890, la plupart de ceux qui allaient s’engager dans le syndicalisme révolutionnaire
estimaient toujours que le régime de classes ne disparaîtrait
pas sans affrontement. Mais, pour l’heure, s’agissant de l’action
immédiate à mener, il fallait innover, élaborer et mettre en œuvre
une stratégie qui donne du temps au mouvement ouvrier révolutionnaire.
Du temps pour s’organiser et s’enraciner dans les différentes
couches de salariés et dans les diverses nations, pour faire connaître
à la population laborieuse ses analyses et ses propositions, sans
pour autant abandonner — comme étaient en train de le
faire les socialistes parlementaires — sa finalité de
transformation économique et sociale. Il fallait, de nouveau,
donner chair aux paroles de James Guillaume, au Congrès de La
Haye de la défunte Internationale, qui souligna, en réponse aux
marxistes, que le terme d’abstentionniste, qui avait été
introduit par Proudhon dans le vocabulaire socialiste, ne correspondait
pas à la conception des fédéralistes de l’A.I.T. Ces derniers,
continuait le compagnon de Bakounine, ne se reconnaissaient pas
dans une quelconque indifférence politique, sentiment qu’on leur
prêtait, à tort : ils entendaient, au contraire, se battre
pour une politique nouvelle — différente de celle des
démocrates bourgeois et des soi-disant démocrates socialistes,
qui se préparaient à suivre le même chemin — une politique
qui soit bien “négatrice de la politique bourgeoise”. Ils voulaient
une vraie “politique du travail
[60]
”, et Guillaume concluait que cette politique
novatrice se caractérisait, en particulier, par son objectif de
destruction du pouvoir politique.
Quel pouvait être le cheminement vers cet objectif ? Quels moyens
pouvait utiliser l’organisation fédérative des corps de métiers,
que le Congrès de Saint-Imier considérait comme l’embryon du socialisme,
pour se construire ? Et quel langage devait-elle tenir qui
rende crédible, possible, aux yeux du plus grand nombre, ce but
désigné comme l’aboutissement des revendications sociales des
travailleurs ? Ni les moyens du mutuellisme, de la coopération
qui ne pouvaient concurrencer avec succès le capitalisme; ni le
suffrage universel et l’accession d’ouvriers ou de militants socialistes
aux postes de responsabilité de l’Etat
[61]
, pratique qui, au lieu de mettre le pouvoir
politique au service des travailleurs, renforçaient au contraire
la mainmise de l’Etat, et donc du capitalisme, sur ceux-là mêmes
qu’il s’agissait d’émanciper.
Le moyen de la politique ouvrière, ce serait l’action directe économique,
opérée au sein du système de production et de distribution par
les travailleurs eux-mêmes.
Griffuelhes, dans le
Mouvement socialiste de
janvier 1905, donnait de l’action directe la définition suivante :
“Action directe veut dire action des ouvriers eux-mêmes, c’est-à-dire
action directement exercée par les intéressés. C’est le travailleur
qui accomplit lui-même son effort; il l’exerce personnellement
sur les puissances qui le dominent, pour obtenir d’elles les avantages
réclamés. Par l’action directe, l’ouvrier crée lui-même sa lutte;
c’est lui qui la conduit, décidé à ne pas s’en rapporter à d’autres
qu’à lui-même du soin de le libérer.”
Cette action qui s’exerçait par des moyens économiques
sur les employeurs — généralisation, théorisation, systématisation
de la pratique de résistance des travailleurs depuis des temps
immémoriaux, et qu’eux seuls peuvent appliquer du fait même de
leur situation d’opérateurs dans la production, la consommation,
le transport, la communication, la maintenance, l’énergie, etc. — elle
devait être, comme le disait Pouget, “continuelle”, devenir une
“bataille de tous les jours, sans trêve ni répit, contre les forces
d’oppression et d’exploitation”. Il en graduait les formes tout
en les énumérant : les grèves revendicatives partielles
ou corporatives, soit offensives soit défensives, les grèves “de
dignité” pour obtenir la suppression de pratiques humiliantes,
les grèves de solidarité; le boycottage et l’institution de labels,
parce que les travailleurs sont aussi des consommateurs; le sabotage,
c’est-à-dire la mise en pratique de la maxime “à mauvaise paye,
mauvais travail”.
L’action directe exercée par les travailleurs
pouvait être tout à fait pacifique ou “très vigoureuse” et “fort
violente”, en fonction surtout des moyens employés contre les
travailleurs par les autorités. Elle ne laissait pas de côté l’Etat : à
l’encontre du parlementarisme, l’action directe syndicaliste exerçait
contre l’Etat une pression de l’extérieur de ses institutions,
à l’aide de mouvements de masse, “combinaison, précisait Pouget,
des modes d’action partiels, grève, boycottage et sabotage, […]
qui, en soulevant, en unanime protestation, tout ou partie de
la classe ouvrière contre les pouvoirs publics, obligent ceux-ci
à tenir compte des volontés prolétariennes
[62]
”.
Il s’agissait bien d’une stratégie gradualiste,
moins radicale, moins volontariste que l’appel à la révolte de
la première période de l’anarchisme. Une action directe, quelles
que soient sa forme et la revendication qu’elle portait, se concluait,
un instant, par un accord, un compromis, après des négociations,
accord qui, selon l’expression consacrée, mesurait l’état du rapport
des forces entre les classes sociales. Les syndicalistes révolutionnaires,
progressivement, ont réhabilité la revendication et la lutte
quotidiennes, en contradiction avec l’opinion de Proudhon et des
premiers propagandistes de la grève générale; le combat de tous
les jours pour améliorer les conditions de vie n’impliquait pas
un ralliement au réformisme ou à la collaboration de classes;
il donnait confiance aux salariés, accroissait la compréhension
et la solidarité entre ceux qui osaient défier l’autorité patronale;
il était une petite révolte, un pas vers la prise de conscience
révolutionnaire. Griffuelhes avait la conviction que la “lutte
quotidienne prépare, organise et réalise la révolution
[63]
”.
Pouget,
dans la C.G.T., note que grâce à l’action engagée lors
du 1er mai 1906 — grèves et manifestations
puis négociations — les ouvriers coiffeurs avaient imposé
la fermeture des salons de coiffure un jour par semaine; les ouvriers
terrassiers obtinrent, quant à eux, que, “dans les prochaines
adjudications serait tentée la journée de huit heures, et, pour
une spécialité (les tubistes travaillant à l’air comprimé), la
journée, qui était de douze heures”, avait été “ramenée à huit
heures, avec le même salaire”. L’organisation syndicale des terrassiers
passait, à la suite de ces succès, de 800 à 3.000 adhérents.
Dans
une autre partie du même ouvrage, on verra que Pouget, à l’aide
de statistiques, montre que l’organisation de la Confédération
et la clarification de son orientation avaient accru de manière
importante les résultats positifs des grèves. En 1900, 56 pour
100 des grèves avaient connu une issue favorable aux travailleurs;
en 1905, le pourcentage de mouvements où les grévistes avaient
obtenu des avantages s’élevait à 65,67 pour 100. “La raison de
cet accroissement graduel de victoires ouvrières, il ne faut pas
la chercher ailleurs que dans le développement de la conscience
ouvrière et de la puissance de l’organisation confédérale”, conclut-il.
Il s’agissait bien de la gestion quotidienne
des revendications des salariés dans les différents aspects de
leur vie — cette gestion constituait le socle de la
politique ouvrière, politique qui s’opposait dans les faits
à la politique favorable aux employeurs et aux possesseurs de
parts du capital mise en œuvre par les divers niveaux du pouvoir
d’Etat.
Le développement de la conscience ouvrière
et de la puissance de l’organisation confédérale
devait aboutir à la “révolte décisive” que “sera la grève
générale”; le plus grand nombre des syndicalistes révolutionnaires
se représentaient la grève générale comme une crise révolutionnaire,
“l’arrêt concerté du travail [qui s’étendrait] à tout le pays
et à toutes les corporations — ou du moins [engloberait]
les services publics et les industries clés”
[64]
— arrêt qui serait le prélude à la
“prise de possession des richesses sociales mises en valeur par
les corporations, en l’espèce les syndicats, au profit de tous
[65]
”.
Griffuelhes affirmait ensuite, dans le même texte,
que “cette grève générale, ou révolution, sera violente ou pacifique
selon les résistances à vaincre”, déclaration qui exprimait l’existence,
au sein de la C.G.T. et du mouvement syndicaliste, de divergences
à propos du caractère non violent ou insurrectionnel de la grève
générale.
“Les premiers temps, l’idée est plutôt
simpliste : il suffit aux producteurs de se croiser
les bras tous en même temps pour obtenir satisfaction et pour
que le régime bourgeois s’effondre. Elle est souvent liée au rejet
de la politique et des politiciens.
“Avec les anarchistes, elle prendra une forme plus catastrophique,
c’est la grève violente, expropriatrice.
“Pour Pelloutier — et Briand — la grève générale
est un moyen révolutionnaire, mais pacifique et légal, s’appuyant
sur le droit de grève et l’existence légale des organisations
syndicales. […] Ainsi au Ve Congrès de la C.G.T., en
septembre 1900, on retrouve la thèse de Briand dans le rapport
de Girard
[66]
[…] : “La grève générale présente
sur les autres procédés révolutionnaires un avantage incontestable.
Elle donne aux travailleurs plus de confiance et de courage; elle
présente aux militants cet avantage, elle a ceci de séduisant,
qu’elle est en somme l’exercice d’un droit incontestable. C’est
une révolution dans la légalité avec la légalité.
[67]
”
D’autres voix, venant souvent des anarchosyndicalistes, s’étaient
élevées contre ces illusions pacifistes; Paul Delesalle, par exemple,
dans les Temps nouveaux, en 1898 : “Quelques-uns la
prétendent “l’insurrection des bras croisés”; c’est là une grave
erreur dont il faut cesser de leurrer la classe ouvrière. Grève
générale doit être synonyme de révolution sociale
[68]
”.
Pouget, quant à lui, rappelait dans le Parti
du travail qu’“il n’y aura, en effet, intégralité d’émancipation
que si disparaissent les exploiteurs et les dirigeants et si table
rase est faite de toutes les institutions capitalistes et étatistes.
Une telle besogne ne peut être menée à bien pacifiquement — et
encore moins légalement ! L’Histoire nous apprend que, jamais,
les privilégiés n’ont sacrifié leurs privilèges sans y être contraints
et forcés par leurs victimes révoltées. Il est improbable que
la bourgeoisie ait une exceptionnelle grandeur d’âme et abdique
de bon gré… Il sera nécessaire de recourir à la force qui, comme
l’a dit Karl Marx, est l’accoucheuse des sociétés”.
La politique du travail, politique qui devait
prendre en charge les intérêts quotidiens des travailleurs et
ouvrir la voie de l’émancipation de tous les salariés, celle qui
devait mener à la révolution sociale, bouleversement égalitaire
dont bénéficierait la majorité de la population, à la différence
des révolutions politiques qui seulement opèrent quelques changements
dans le personnel gouvernemental, les syndicalistes révolutionnaires
estimaient sinon l’avoir découverte mais en avoir dessiné à grands
traits les lignes directrices.
Cette ébauche avait des fondations solides :
l’organisation de la lutte revendicative construisait peu à peu
le mouvement qui affronterait le capitalisme au moyen de la grève
générale insurrectionnelle.
D’abord,
la C.G.T. s’adressait à tous ceux qui travaillaient pour vivre,
sans oublier les agriculteurs des exploitations familiales; tous
avaient leur place dans ce projet, dans l’organisation, la Confédération,
qui donnait vie et force à l’idée; on les y appelait à défendre
leurs intérêts, non selon le mode égoïste, à la manière de l’individualisme
bourgeois, mais ensemble, de façon solidaire, comme sont solidaires
les adhérents d’un syndicat ou ceux qui organisent une grève parce
que, depuis longtemps, ils avaient appris que seule la solidarité
peut contrebattre la concurrence que le capitalisme s’efforce
de développer entre les travailleurs, pour les diviser et les
dominer; seul serait obtenu ce pour quoi on se battrait, s’agissant
des grandes comme des petites choses; il n’était pas question,
demain, de sortir avec son fusil de chasse et de courir aller
s’affronter avec l’infanterie de ligne, formée de pauvres jeunes
gars quasi décervelés par les beuglements des culottes de peau;
il était question de s’organiser entre soi, avec patience et obstination,
sérieusement, ici et ailleurs, au-delà du Rhin, des Alpes et des
Pyrénées aussi, partout où c’était possible, puis de tester sa
force et leur résistance — un jour, quand ce serait
possible, les travailleurs s’arrêteraient tous ensemble et prendraient
tout, les champs, les ateliers, les villes, les ports, sans oublier
les banques…; en attendant, il fallait engranger ce qu’on pouvait
arracher et cette lutte était un entraînement pour la grande explication
à venir.
Son projet d’organisation économique et sociale,
cette fédération agricole et industrielle qui devait prendre en
main la production, l’échange et la consommation, avec sa double
structuration territoriale et professionnelle ainsi que son système
d’autogestion syndicale, ne manquait pas de réalisme, comme l’a
montré, quelques années plus tard, les réalisations des anarchosyndicalistes
de la C.N.T. d’Espagne pendant la guerre civile. Quel aurait été
le devenir de la révolution russe et de la République des soviets
si, au lieu de se déterminer pour la centralisation étatique de
l’économie, Lénine avait choisi, comme le lui proposaient Chliapnikov,
Kollontaï et l’Opposition ouvrière
[69]
, au Xe Congrès du parti communiste
de Russie, en mars 1921, la gestion syndicale de l’appareil de
production ?
Le syndicalisme révolutionnaire se présentait
bien comme un modèle complet de socialisme, qui avait bâti sa
stratégie révolutionnaire et son projet de société sur l’affirmation
de la Première Internationale, selon laquelle l’émancipation des
travailleurs ne pourrait être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
C’est-à-dire sur ce pari que les individus venus au monde, par
le hasard de la naissance, parmi les pauvres et les salariés trouveraient,
en eux-mêmes et par eux-mêmes, la lucidité, la force et le courage
de s’affronter victorieusement aux défenses que les privilégiés
de la fortune et du pouvoir avaient édifiées, au cours du temps,
pour maintenir leur domination.
Quelques
remarques sur les idées-forces du syndicalisme révolutionnaire
L’action directe et la grève générale des syndicalistes
révolutionnaires, politique gradualiste allant de la revendication
à la révolution, ont été souvent mal comprises, surtout après
l’apparent succès de la révolution russe.
Les conditions historiques dans lesquelles sont
nées ces deux idées-forces et les simplifications de la propagande
ont favorisé des incompréhensions. Ainsi, contrairement à l’acception
actuelle, l’action directe contre l’employeur ou l’Etat n’était
pas synonyme d’action violente groupusculaire; si des heurts se
produisaient entre les protagonistes d’un conflit au cours duquel
l’action directe était employée par les travailleurs, ils n’étaient
pas l’essentiel de la pression; celle-ci, pour être efficace,
devait s’attaquer aux intérêts économiques de la partie adverse.
Ces deux aspects de la lutte d’action directe — la violence,
par exemple, contre les jaunes, ou la résistance nécessaire à
organiser quelquefois contre la force publique, excellente leçon
de choses sur la nature répressive de la société libérale, comme
la recherche du préjudice
économique maximal à l’encontre de l’employeur — devaient
être impérativement maîtrisés. L’action directe, de ce point de
vue, est un moyen à utiliser pendant les conflits du travail,
qui élève la conscience et la combativité des travailleurs et
exerce une pression sur la partie adverse, et non un acte désespéré
de rupture irréversible avec la société.
Il importe
également d’insister sur la différence de caractère entre l’action
telle que la concevaient les syndicalistes du commencement du
siècle et celle qui a lieu aujourd’hui ou, plutôt, celle qui s’est
développée au cours de la période d’expansion qui a suivi la Seconde
Guerre mondiale : dans les premières années du siècles, les
grèves, souvent de toute une profession, dans une région ou une
ville, donnaient lieu à des affrontements longs et intenses. Plus
tard, surtout après 1950, les grèves devinrent surtout des actes
de démonstration : les syndicats devaient montrer la
conviction des salariés d’obtenir la satisfaction de revendications,
par le moyen de pétitions, de manifestations, de grèves de courte
durée, sans chercher à entraver trop l’activité économique de
l’entreprise; si la demande atteignait un certain niveau de masse,
la patronat ou l’Etat négociait; il s’est agi de ce qu’on a appelé,
avec une cuistrerie bien inutile, la fonction tribunicienne
des syndicats, c’est-à-dire que ces derniers exerceraient,
à l’instar du tribun du peuple de la République romaine,
une fonction institutionnelle d’exposition et de défense publiques
des revendications du peuple travailleur. Après 1980, le patronat
ne céda plus devant cette forme de revendication. Sans doute,
dans l’avenir, la grève,
si elle veut redevenir efficace, devra rechercher de nouveau à
causer des préjudices économiques réels aux l’employeurs.
Quant à la grève générale, que les syndicalistes
révolutionnaires opposaient à la prétendue voie parlementaire
au socialisme, l’histoire du XXe siècle nous a
appris qu’elle n’était nullement suffisante pour réaliser la révolution
sociale. Pas plus que l’action directe n’accroissait de manière
fatale et nécessaire la conscience de classe des travailleurs,
la grève générale ne déclenchait, lorsqu’elle explosait, une soudaine
détermination de la majorité des travailleurs à changer la société,
à prendre les usines, à transformer les unions locales en municipalités
ouvrières et à organiser la production et l’échange communistes.
En juin 1936, quelques jours après la victoire électorale du Rassemblement
populaire, une grève générale gigantesque, tout à fait spontanée,
balaya l’Hexagone comme un raz de marée : des millions de
travailleurs occupèrent leurs usines. Le gouvernement nouvellement
élu, présidé par Léon Blum, secrétaire de la S.F.I.O., s’empressa
d’organiser une concertation entre la C.G.T. réunifiée et le patronat
avec, comme résultats, des avantages certains pour la classe ouvrière
(congés payés, quarante heures, délégués d’atelier, augmentations
de salaire…).
Cette avancée sociale indiscutable occulta pour la plupart des concernés
l’autre réalité de cet événement qui avait surpris tout le monde.
Les conditions d’une transformation sociale semblaient réunies,
si on peut dire, deux fois, tant à la façon de Guesde qu’à la
manière de Pelloutier : la gauche était majoritaire
à la Chambre et le chef du gouvernement était socialiste; la C.G.T.
était unifiée, ou quasiment, et la vraie grève générale était
bien là, frissonnante de vie et d’espoir.
Mais les minorités agissantes que la C.G.T. avaient
naguère réunies et organisées s’étaient dispersées ou découragées
avec la guerre mondiale; ceux qui occupaient pour partie leur
place, les militants du P.C.F., considéraient, au mieux, l’anarchosyndicalisme
comme du romantisme révolutionnaire et l’avaient remplacé par
la discipline dite “de fer” du bolchevisme — pour leur
chef, le génial Staline, l’heure était à l’alliance avec la République
française et non à sa subversion. Quant à Léon Blum, il était
surtout préoccupé par son accord gouvernemental avec les radicaux.
La C.G.T.S.R. et la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert ne rassemblaient
que trop peu de forces pour pousser le mouvement en avant. L’histoire
européenne ne fut pas changée; dans les mois qui suivirent, commença
le massacre des révolutionnaires espagnols.
La grève générale de mai 1968, au développement aussi spontané et
irrésistible qu’en 1936, et le mouvement de révolte de la jeunesse
qui l’accompagna trouvèrent coalisés contre eux la presque totalité
des corps constitués de la société française,
à l’évidence la droite politique mais aussi les “grands”
partis de gauche et les syndicats représentatifs. Toute l’activité
de ces derniers, durant ces ardentes semaines, consista à tenter
de contrôler cette contestation inattendue qui suggérait si fort
à la population que leur radicalité, pour la C.G.T. et la C.F.D.T.
[70]
, et son indépendance, pour Force ouvrière, proclamées
à grands cris, s’accompagnaient d’une collaboration de classes
résolue et systématique.
Le débat qui s’ensuivit au sein d’un mouvement révolutionnaire renaissant
montra combien les esprits étaient dominés par les événements
et les idées de la révolution russe; le syndicalisme révolutionnaire
avait été balayé des mémoires ouvrières et étudiantes; spontanéité
libertaire et marxisme-léninisme constituèrent les deux pôles
entre lesquels se cantonnèrent les polémiques entre les groupes
“gauchistes”. Dès 1974, la gauche réformiste, P.C.F. compris,
en proposant à une opinion publique crédule une tactique de conquête
électorale des pouvoirs publics, “la programme commun de la gauche”,
avec une grande habileté manœuvrière, avait récupéré l’élan populaire
vers le changement né avec Mai 68.
Les syndicalistes révolutionnaires auraient-ils
“survalorisé” la grève générale comme souvent on le leur reproche ?
Lui auraient-ils attribué plus de vertus et plus de possibilités
qu’elle n’en recelait réellement ? On peut lire dans les
textes de Pouget quelques phrases sur lesquelles pourraient s’appuyer
ces critiques, telles que : “… il était fatal que
le prolétariat parvienne à prendre conscience de ses intérêts
de classe”, ou encore “cette transformation est une inéluctable
fatalité” et “il coordonne des intérêts et non des opinions.
[Aussi,] fatalement,
[71]
y a-t-il en son sein unité de vues”,
qui laissent supposer une trop grande confiance en un effet mécanique
des structures et des analyses de classe sur les conceptions des
militants et des adhérents de la C.G.T.
On découvre aussi, en prolongement de ce raisonnement
apparemment mécaniste, ce qui s’est révélé être une illusion sur la possibilité des travailleurs syndiqués
à contrôler les responsables syndicaux de la C.G.T.
[72]
: “Par cela seul que sa base constitutive
est l’intérêt de classe du prolétariat, que son action se manifeste
dans le plan économique, il est impossible à des individualités
de s’appuyer sur lui, ou de se réclamer de lui, pour la satisfaction
d’ambition personnelle. La contradiction est formelle et irréductible.
En effet, l’assouvissement d’ambitions personnelles ne pouvant
se réaliser que dans le domaine de la “politique”, ceux qui tentent
de semblables manœuvres et poursuivent, au sein du Parti du travail,
un but particulier et égoïste, n’arrivent qu’à un résultat :
s’éliminer du bloc ouvrier.” Or, dès 1911, si la Confédération
[73]
décidait que “tout camarade investi d’un mandat
politique ne pourra faire partie du comité confédéral”, le principe
de réégibilité des permanents syndicaux était adopté, à la conférence
extraordinaire du 22 au 24 juin, contre la campagne
organisée par certains anarchistes partisans de la rotation statutaire
des mandats syndicaux. A la suite de cette décision, un appareil
de professionnels du syndicalisme, attentifs à leurs intérêts
spécifiques, a pu se constituer, dont la plupart des membres sont
dévoués à défendre leurs anciens camarades de travail et
efficaces pour la négociation autour du tapis vert, mais qui sont
très éloignés des militants syndicalistes de 1900 qui, comme le
disait Brupbacher
[74]
, “étaient des chefs de guerre marchant devant
leurs troupes”.
Ne donnons pas à ces scories, ou à ces illusions,
trop d’importance. Le projet des syndicalistes révolutionnaires,
celui de Pelloutier, de Pouget, de Griffuelhes, d’Yvetot, s’articulait
autour de quelques idées-forces : l’organisation syndicale
fédérative et autogérée représente la forme d’association la meilleure
qui puisse permettre aux travailleurs salariés de prendre conscience
de leur situation politique, économique et sociale dans la société
capitaliste moderne — où ils occupent la même place
que les esclaves dans la société antique — et la solidarité
qu’ils y construisent leur montre peu à peu la force collective
qu’ils représentent. Ce regroupement entend s’affronter au système
capitaliste, propriétaire et étatiste parce qu’il l’estime inhumain,
inégalitaire, liberticide et, de surcroît, inamendable. Sa véritable
amélioration en matière d’égalité signifierait son remplacement
par un monde nouveau.
Le syndicalisme entend combattre ce système d’oppression
et d’exploitation au moyen de l’action directe économique, jusques
et y compris la grève générale expropriatrice et insurrectionnelle.
Au cours des luttes sociales, de la plus infime à la plus importante,
l’organisation syndicale structure ceux des salariés qui cherchent
la voie vers une société nouvelle, égalitaire et libre, et l’expérience
a montré que, à l’intérieur de la société capitaliste, il ne peut
s’agir que d’une minorité, bien que la plus élémentaire raison
suggère aux révolutionnaires de faire en sorte que cette minorité,
en même temps qu’agissante, soit la plus nombreuse possible
afin qu’elle puisse entraîner les masses.
Ces trois thèmes — la nature de l’organisation,
le but et les moyens, les acteurs — sont inséparables :
supprimer un seul d’entre eux revient à abandonner le tout ou
à le dénaturer jusqu’à le rendre incompréhensible. Que signifie
l’action directe sans les travailleurs ? La grève générale
sans les minorités agissantes n’est-elle pas qu’un mouvement aux
potentialités énormes qui, si rien ne le pousse en avant, s’affaisse
vite ? Même si ceux qui, par bonheur, ont vécu un tel événement
ne peuvent oublier ces magnifiques moments durant lesquels les
travailleurs sont tout à coup libres et vivent une vie vraiment
humaine… Enfin, représentent-elles une force, les minorités révolutionnaires,
même agissantes, sans l’organisation syndicale qui les relie à
toute la population laborieuse ?
Il n’y avait rien de mécanique dans les propositions
des syndicalistes révolutionnaires; elles étaient au contraire
une dynamique et un appel à la volonté consciente.
Et c’était avec la même volonté consciente que
les syndicalistes révolutionnaires recherchaient le moyen de dépasser
les querelles idéologiques, tâche sans doute très ardue, même
si nombre des chicaneries ne trouvaient leur origine que dans
les rivalités personnelles des leaders des divers partis socialistes.
Cette constante préoccupation s’accompagnait
de démarches suffisamment non sectaires pour permettre une collaboration
entre tous ceux, de sensibilités diverses, qui se reconnaissaient
dans le nouveau syndicalisme. De ce point de vue, le syndicalisme
révolutionnaire, par sa “neutralité”, a été la formulation d’un
plus petit commun dénominateur entre les révolutionnaires, sans,
pour autant, que cette plate-forme minimale rende la vie impossible
aux réformistes.
Sa grande force aura été l’unité dans l’action,
et sa grande faiblesse aussi, puisque les vraies questions de
fond — parlementarisme ou non, conquête ou destruction
du pouvoir d’Etat — demeuraient en suspens. Cet appel
à l’action fut entendu : la politique du travail qu’ils
formulèrent et mirent en œuvre, essentiellement l’action directe
économique, allait entraîner dans la nouvelle orientation révolutionnaire
beaucoup de travailleurs, très au-delà de la mouvance anarchiste.
On pourra constater le pluralisme de la C.G.T. d’alors par les
quelques exemples ci-dessous :
Jean-Pierre
Hirou cite dans son ouvrage, Parti socialiste ou C.G.T. ?
[75]
, plusieurs militants socialistes qui
se réclamaient, au moins en partie, du syndicalisme révolutionnaire :
Klemczynski, des Cheminots, “veut à la fois “défendre le syndicalisme
et défendre le parti socialiste”; [il considère] “le syndicalisme
révolutionnaire comme “de pure essence marxiste” et critique
Renard comme retardaire”.
Un autre
militant de la S.F.I.O., Gaston Lévy, des Employés, “déclare attacher
“à l’action syndicale une valeur révolutionnaire” et estime
que Merrheim, Griffuelhes et Broutchoux n’ont pas une “thèse
bien différente de la nôtre”. C’est-à-dire de la majorité
jauressiste du parti socialiste.
Edouard
Berth, disciple de Sorel qui se déclarait lui aussi marxiste,
rappelait, dans son livre Du “Capital” aux “Réflexions sur
la violence”
[76]
, les phrases suivantes de Karl Marx :
“Les
syndicats ne doivent jamais être associés à un groupement politique
ni dépendre de celui-ci; autrement, ils ne rempliraient pas
leur tâche et recevraient un coup mortel… Les partis politiques,
quels qu’ils soient, n’enthousiasment les masses travailleuses
que passagèrement, pour quelque temps seulement, tandis que les
syndicats les retiennent d’une façon durable, et ce sont eux
seulement qui peuvent représenter un vrai parti ouvrier et opposer
un rempart à la puissance du capital.”
“On
ne peut pas être plus explicite, et nos politiciens soi-disant
marxistes, continue Berth, qu’ils se soient appelés Guesde ou
Vaillant, ou qu’ils s’appellent aujourd’hui Staline ou Trotski,
se moquent de nous et de la classe ouvrière, quand ils prétendent
incarner l’esprit de Marx, et, du haut de leur marxisme doctrinaire,
regardent avec dédain les syndicats, comme une puissance subalterne
et insignifiante — comme l’école primaire du
socialisme. Les syndicats, au contraire, sont l’épine dorsale
d’un vrai parti ouvrier, Marx le déclare expressément.”
Berth
aimait à rappeler que Sorel, en outre, répétait
[77]
“qu’il restait beaucoup d’utopie dans le marxisme;
il faut débarrasser le marxisme de ces survivances utopiques,
et du blanquisme latent, que ces survivances impliquaient, poursuivait
Sorel, pour en faire la théorie du mouvement ouvrier autonome,
c’est-à-dire du syndicalisme révolutionnaire”.
Un autre
marxiste bien connu à l’époque, Amédée Dunois, qui fut membre
du parti socialiste et ami des syndicalistes révolutionnaires,
quant à lui, écrivait
[78]
:
“Après
trente années d’incertitudes et d’efforts quelquefois perdus,
il semble que la classe ouvrière se décide à donner aux idées
qui inspirèrent Bakounine dans les dernières années de sa vie
une éclatante démonstration. Qu’est-ce que le syndicalisme révolutionnaire
avec sa méthode d’action directe et son mépris du parlementarisme
bourgeois sinon un retour à l’esprit et aux principes de l’Internationale,
et particulièrement de cette Fédération jurassienne que Bakounine
avait si profondément imprégnée de lui-même, et qui a maintenu
si haut et si ferme, dans les années qui suivirent la victoire
allemande, le drapeau du socialisme ouvrier ?”
Ce mouvement ouvrier révolutionnaire, unifié par le mouvement syndical,
représente, sans doute, pour nous, aujourd’hui, une sorte d’énigme,
tant nos habitudes de pensée sont différentes.
Observons par comparaison, malgré les importantes évolutions historiques,
les événements politiques et les pratiques militantes qui ont
suivi la grève de mai-juin 1968.
Une sensibilité révolutionnaire idéaliste, romantique,
insolente, presque adolescente encore, était apparue dans la jeunesse
étudiante, lycéenne et ouvrière durant ce bref retour du refus
de l’ordre des puissants
[79]
. Les difficultés et les revers commençaient
à faire mûrir cette nouvelle génération, et des possibilités existaient
d’enraciner dans les entreprises, les quartiers et les faubourgs
un nouveau mouvement révolutionnaire.
Or, très rapidement, les rivalités permanentes des divers groupes
politiques d’extrême gauche, trotskistes ou stalino-maoïstes,
pour obtenir à tout prix “le rôle dirigeant” sur une partie du
nouveau mouvement social — rôle dirigeant exercé, en
fait, par quelques “révolutionnaires professionnels” en apprentissage,
dont la préoccupation principale consistait à empêcher les autres
“partis”, dénoncés comme social-traîtres ou capitulards, de leur
“piquer” leur “base” — minèrent ces regroupements en
formation, par leur sectarisme, leurs vaines querelles et leur
incompréhension quasi totale des conditions de vie des salariés,
dont souvent ils ne se souciaient guère.
Ce renouvellement, après Mai 1968, d’un léninisme caricatural, plus
proche de l’hypokhâgne que de l’Institut Smolny, n’est pas, à
l’évidence, la seule cause de l’incapacité de la nouvelle génération
qui se proclamait révolutionnaire à engendrer quelque chose qui
aurait rappelé les minorités agissantes syndicalistes de 1895 — et
de commencer à construire un mouvement et des pratiques avec lesquels
les réformistes, le patronat et le pouvoir politique auraient
dû compter.
Mais il a pesé de tout son poids dans l’effritement des années 70.
Syndicalisme
révolutionnaire
et léninisme
Après la Première Guerre mondiale, la révolution russe de février
et octobre 1917, la victoire de l’Entente sur les Empires centraux
et les diverses tentatives révolutionnaires en Allemagne du Nord,
en Bavière, en Hongrie dans les années qui suivirent, le syndicalisme
révolutionnaire fut confronté à un nouveau modèle socialiste révolutionnaire,
issu des conceptions politiques et organisationnelles de Vladimir
Ilitch Oulianov, dit Lénine, maître à penser et principal dirigeant
d’une des deux tendances du parti ouvrier social-démocrate de
Russie, dont la victoire dans l’ancien Empire des tsars renouvela
complètement le débat sur les
structures d’organisation, la voie et les moyens du socialisme.
Comme son concurrent de l’avant-première guerre, le socialisme parlementaire
de la Deuxième Internationale, le syndicalisme révolutionnaire
n’avait pas réussi à empêcher la guerre; de plus, nombre de ceux
qui s’étaient reconnus en lui appelèrent ou collaborèrent à l’“union
sacrée”
[80]
, y compris la majorité de la direction de la
C.G.T.
“… le revirement de la C.G.T.
en juillet 1914 ne fut pas un événement isolé et inattendu; […]
il importe de marquer nettement que cette évolution n’impliquait
pas la renonciation à la lutte contre la guerre, ni même à la
tactique de la grève générale : à condition toutefois
qu’elle fût internationale; or, les syndicalistes, depuis le voyage
de Griffuelhes à Berlin (1906), les socialistes, depuis le Congrès
de Stuttgart (1907), ont les doutes les plus sérieux sur la résolution
des Allemands. Dès lors, Jaurès comme la C.G.T. bluffent”,
affirme Jacques Julliard dans son ouvrage sur l’Autonomie ouvrière,
études sur le syndicalisme d’action directe, en reprenant
un mot d’Yvetot au Congrès de Toulouse de 1910.
La C.G.T, continue‑t-il,
“a toujours éludé la question décisive : ferait-elle
la grève générale dans le cas où la France serait attaquée ?
[…] Ce problème décisif, les dirigeants syndicalistes l’escamotent
dans les années qui précèdent la guerre; ils espèrent que le temps
travaillera pour eux. […] Finalement, il est bien vrai que
la C.G.T. a non seulement échoué, mais qu’au dernier moment elle
a capitulé devant le déchaînement des nationalismes. Est-ce cela
qui, comme on le dit souvent, a sonné le glas du syndicalisme
révolutionnaire ? — mais le recours aux armes a
été une défaite pour le mouvement ouvrier tout entier, pour le
socialisme tout entier”
[81]
.
La résistance à la guerre et la tentative de renouer des liens internationalistes
entre des militants ouvriers et socialistes des pays belligérants — attitude
qui exigea un réel héroïsme pour ceux qui s’y risquèrent en ces
temps de chauvinisme exacerbé — ne rassemblèrent, dans
les premières temps du conflit, que d’étroites minorités. A la C.G.T.,
Merrheim et Monatte commencèrent une opposition très minoritaire
parmi les responsables confédéraux. En novembre 1914, Merrheim,
au nom des Métaux, proposa que la C.G.T. assiste, à Copenhague,
à une conférence des socialistes des pays neutres; la proposition
fut repoussée. Monatte décida alors de démissionner afin d’extérioriser
l’opposition confédérale à la guerre. Il fut mobilisé et envoyé
sur le front.
“Les travailleurs conscients
des nations belligérantes ne peuvent accepter dans cette guerre
la moindre responsabilité; elle pèse, entière, sur les épaules
des dirigeants de leur pays. Et, loin d’y découvrir des raisons
de se rapprocher d’eux, ils ne peuvent qu’y retremper leur haine
du capitalisme et des Etats. Il faut aujourd’hui, il faudrait
plus que jamais conserver jalousement notre indépendance, tenir
résolument aux conceptions qui sont les nôtres, qui sont notre
raison d’être.”
[82]
“Il faudra près d’un an avant que n’apparaissent les premiers et
timides symptômes de l’effort anti-guerrier. C’est sous les auspices
du Comité pour la reprise des relations internationales, auquel
adhèrent Merrheim, Bourderon, Chaverot, Sirolle, Souvarine, etc.,
et où Trotski, encore à Paris, joue un rôle prépondérant, que
s’organise l’action contre la guerre.
[83]
” Plus tard, un Comité de défense syndicaliste
fut constitué.
Des conférences contre la guerre eurent lieu en Suisse. La première
à Zimmerwald, en septembre 1915, où une déclaration appelant à
la paix et soulignant que “cette guerre n’est pas notre guerre”
fut rédigée par la délégation française, formée des syndicalistes
Merrheim et Bourderon, ce dernier de la Fédération du tonneau,
et la délégation allemande, composée de deux députés social-démocrates,
Ledebourg et Hoffman
[84]
. Durant les échanges de vues, Lénine proposa
de constituer immédiatement une nouvelle Internationale. Une seconde
conférence se tint ensuite à Kienthal, en avril 1916, avec
quarante participants (français, italiens, russes, polonais, serbes,
portugais, allemands, anglais et suisses), et adopta un manifeste
contre “cette guerre criminelle”.
Ces manifestations de résistance, initiées par de petits groupes
de militants et relayées ensuite par les minorités pacifistes
des pays d’Europe qui s’affrontaient, se trouvèrent tout d’un
coup, avec l’irruption des masses populaires russes dans l’Histoire,
soutenues, approuvées, magnifiées même par les millions de personnes
que les massacres de la guerre avaient dégoûtées et qui aspiraient
à un monde de paix : la vague de patriotisme enthousiaste
des premiers mois du conflit avait disparu depuis longtemps avec
les restrictions et les immenses pertes humaines.
Il n’est pas si courant, dans l’Histoire humaine, qu’un tel courage
et qu’une telle fidélité aux principes humanistes et internationalistes
se voient approuvés, ratifiés par les faits sociaux, si fort et
surtout si vite, qu’il ne vaille la peine de le souligner. Il
importe pourtant d’avoir conscience que ce retour, pour quelques
années, d’une partie importante de la population européenne à
l’idée de révolution sociale, après l’engouement pour la défense
nationale en août 1914, résulte, plutôt que de la guerre elle-même,
de l’exemple de la révolution russe victorieuse, conséquence de
l’incapacité de l’Etat tsariste à organiser, durant le conflit,
des conditions de survie minimales tant dans la société civile
que dans ses forces armées.
S’associer, être solidaires de cette révolution, la soutenir contre
vents et marées, apparut aux militants qui avaient refusé l’embrigadement
et le chauvinisme comme le premier des devoirs. En France, ce
soutien prit un tour particulier, passionné, en réaction de l’engagement
“social-chauvin” tant de la C.G.T. que de la S.F.I.O. Pierre Monatte
et le groupe éditeur de la Vie ouvrière — Charbit,
Hasfeld, Martinet, Monmousseau, Rosmer, Sémard, etc. — sont
représentatifs de l’évolution de cette partie des syndicalistes
révolutionnaires.
Fritz Brupbacher, ami des syndicalistes révolutionnaires et internationaliste
convaincu, résume cette période de la manière suivante :
“C’est l’époque à laquelle,
par enthousiasme pour la révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire
accomplit son propre suicide. La révolution d’Octobre nous avait
plongés dans une telle joie que, tous tant que nous étions, nous
oubliâmes ce que nous savions pourtant depuis toujours :
que les bolcheviques n’auraient rien de plus pressé que de nous
étouffer dès qu’ils auraient, avec notre aide, écrasé la bourgeoisie.
Nous fûmes beaucoup, alors, à suivre la même route que Pierre
Monatte. […] Il avait accepté l’idée de la dictature du prolétariat,
dont au reste le syndicalisme révolutionnaire avait été l’anticipation.
De même, il avait fait sienne l’idée de l’Etat telle que
Lénine la définit dans son livre l’Etat et la Révolution.
[…] L’organisation résultant de la dictature et de l’existence
de l’Etat prolétarien, nous la voulions plus large, plus démocratique,
plus libre, plus conforme aux principes même des soviets. A nos
yeux, ce n’était pas un appareil central constitué de telle manière,
qui devait former la base de l’organisation dans la société nouvelle,
mais bien la masse des individus eux-mêmes. Le syndicalisme révolutionnaire
a toujours proclamé qu’une minorité dirigeante doit entraîner
les masses. En 1921, Monatte pensait que le parti communiste était
peut-être capable d’être cette minorité dirigeante.
[85]
”
Dans son livre l’Etat et la Révolution, Lénine prétend avoir
reformulé la véritable doctrine marxiste de l’Etat, dénaturée
par la social-démocratie opportuniste et réformiste, en particulier
sur deux points, le caractère spécifique de “l’Etat prolétarien”
de “dictature du prolétariat” ainsi que la théorie du “dépérissement
de l’Etat”. Pour opérer cette reconstruction, le chef des bolcheviques
a sélectionné dans les écrits de Marx et d’Engels divers extraits
lui permettant de justifier sa propre doctrine et de la placer
sous l’autorité des créateurs du prétendu socialisme scientifique.
Lénine n’oublie pas, l’ouvrage étant rédigé en août et septembre
1917, c’est-à-dire durant une période de grande agitation révolutionnaire
en Russie, d’y condamner la Deuxième Internationale et sa stratégie
parlementaire, dont la critique, regrette-t‑il, avait été
malencontreusement abandonnée aux seuls anarchistes, et de rappeler
que la révolution prolétarienne devra — comme l’a montré,
dit-il, la Commune de Paris — détruire l’Etat bourgeois
et le remplacer par une nouvelle forme d’organisation publique.
Ce sera, affirme Lénine, une nouvelle sorte d’Etat
[86]
, un Etat qui, dès sa constitution, aura commencé
à dépérir
[87]
puisqu’une de ses premières initiatives sera,
comme le dit Marx, “d’arracher peu à peu toute espèce de capital
à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production
entre les mains de l’Etat — du prolétariat organisé
en classe dominante
[88]
”, c’est-à-dire d’avoir entrepris la tâche qui,
une fois achevée, rendra l’Etat inutile, puisque les classes sociales
auront disparu avec la phase supérieure du communisme.
“Entre la société capitaliste
et la société communiste, continue Lénine en citant Marx, se place
la période de transformation révolutionnaire de celle-ci en celle-là.
A quoi correspond une période de transition politique où l’Etat
ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du
prolétariat.” Cette dictature, “période de transition au communisme,
[…] établira pour la première fois une démocratie pour le peuple,
pour la majorité, parallèlement à la répression nécessaire d’une
minorité d’exploiteurs”; cette répression nécessaire, “le peuple”
l’exercera “avec une machine très simple, presque sans
machine, sans appareil spécial, par la simple organisation
des masses (comme, dirons-nous par anticipation, les soviets
des députés ouvriers et soldats)
[89]
”.
Cette organisation des masses
sera centralisée : “… si le prolétariat et la paysannerie
pauvre prennent en main le pouvoir d’Etat, s’organisent en toute
liberté au sein des communes et unissent l’action de toutes les
communes pour frapper le Capital, écraser la résistance des capitalistes,
remettre à toute la nation, à toute la société, la propriété privée
des chemins de fer, des fabriques, de la terre, etc., ne sera-ce
pas là du centralisme ? Ne sera-ce pas là le centralisme
démocratique le plus conséquent et, qui plus est, un centralisme
prolétarien.
[90]
”
“Le prolétariat, continue-t-il,
a besoin du pouvoir d’Etat, d’une organisation centralisée de
la force, d’une organisation de la violence, aussi bien pour réprimer
la résistance des exploiteurs que pour diriger (c’est Lénine
qui souligne) la grande masse de la population — paysannerie,
petite bourgeoisie, semi-prolétaires — dans la “mise
en place” de l’économie socialiste.
“En éduquant le parti ouvrier,
conclut-il, le marxisme éduque une avant-garde du prolétariat
capable de prendre le pouvoir et de mener le peuple tout entier
(c’est encore Lénine qui souligne) au socialisme, de diriger
et d’organiser un régime nouveau, d’être l’éducateur, le guide
et le chef de tous les travailleurs et exploités pour l’organisation
de leur vie sociale, sans la bourgeoisie et contre la bourgeoisie
[91]
.”
Il n’est pas dans notre intention de nous appesantir
sur la question de savoir si Lénine a restitué, ou non, à la doctrine
marxiste de l’Etat son caractère authentique. Mais d’insister
sur deux éléments : primo, la thèse que Lénine développe
dans son texte est écartelée par une contradiction insurmontable;
secundo, son argumentation s’appuie sur une grave falsification
historique.
1. Deux logiques en effet s’affrontent dans l’Etat et la Révolution,
avant d’ailleurs de s’affronter sur le terrain de la lutte de
classes : la logique des conseils et de la “démocratie
pour le peuple”, ce que Lénine nomme l’organisation des masses,
et la logique du parti éduqué par le marxisme.
La première de ces logiques implique le pouvoir
du peuple en révolution tout entier, c’est-à-dire la pluralité
des opinions et des groupes politiques, l’organisation pluraliste
de la défense, la recherche de la solution des conflits par le
débat, l’échange réciproque entre les conseils des villes et ceux
des campagnes pour la production et la consommation. Dans cette
logique, le peuple justifie sa souveraineté sur lui-même et sur
la société parce qu’il est la somme des individus, à l’exception
des quelques anciens exploiteurs.
La seconde logique sous-entend le pouvoir du
parti sur la grande masse de la population grâce à l’organisation
de la violence, comme Lénine le dit lui-même (“les paysans, les
petits bourgeois, les semi-prolétaires”, sans oublier les ouvriers
qui n’auront pas été éduqués correctement par le marxisme, cela
fera beaucoup de monde contre qui il sera nécessaire d’employer
la force…), c’est-à-dire l’établissement d’une sorte de despotisme
partidaire qui s’autoproclame éclairé et progressiste et dont
la raison ultime, comme d’autres pouvoirs avant lui, sera les
canons. Dans cette logique, la souveraineté appartient au parti,
qui justifie cette exorbitante prétention parce qu’il aurait réuni
une “avant-garde” éduquée par le marxisme et capable, par le fait
même qu’elle est éduquée, de “mener le peuple tout entier vers
le socialisme, de diriger et d’organiser un régime nouveau, d’être
l’éducateur”, etc. Comme nous le verrons plus loin, cette conception
de l’homme, ou du groupe, porteur, par son savoir, de la science
historique n’est pas une exception dans le marxisme.
Le conflit entre ces deux logiques — chacune,
en 1917, représentée par des groupes sociaux : d’un côté
les paysans, avides de terre; les ouvrierset les travailleurs
en général, désireux de maîtriser leur travail et d’améliorer
leur vie; les citadins, souhaitant participer à la gestion de
leur lieu de vie; de l’autre côté, les intellectuels, dont le
savoir-faire et les connaissances n’avaient jamais trouvé à s’employer
sous le tsarisme et qui s’enflamment pour le nouveau messianisme
athée — , qu’on le caractérise comme une lutte de classes
entre le peuple producteur et une bureaucratie devenue vite exploiteuse
ou comme un conflit de la modernité démocratique contre un archaïsme
quasi théocratique, a eu
raison de la forme sociale née de la révolution russe, après soixante-dix
ans d’une existence qui a causé un mal immense à l’idée même de
socialisme.
2. Lénine a opéré une falsification presque complète des orientations
politiques de la Commune de Paris — il a dû le faire
pour justifier théoriquement, à partir des textes de Marx, la
nécessité, tout à fait controversée par la plupart des marxistes
de son époque, d’une révolution violente, armée, qui briserait
“la machine bureaucratique et militaire” de l’Etat bourgeois pour
construire autre chose en remplacement, à savoir, pour Lénine,
son Etat prolétarien : il devait, en analysant la Commune
à sa manière, justifier par avance la prise du pouvoir qu’il envisageait
avant la tenue de l’Assemblée constituante et la dictature du
parti qui la suivrait.
Ce qui est piquant, c’est qu’il a dû reconstruire
un message politique étatiste, “centraliste” à partir d’un texte,
écrit sans doute par son maître à penser, mais tout à fait hétérodoxe,
voire même contradictoire, avec les thèmes principaux du marxisme.
Quelques exemples succincts suffiront à le montrer. La Commune
de Paris, peut-on lire dans la Guerre civile en France
[92]
, texte que Marx écrivit pour le Conseil
général de l’Association internationale des travailleurs en
mai 1871, préconisait la production coopérative : une
coordination des “associations coopératives unies [devait] régler
la production nationale sur un plan commun”. “Que serait-ce, sinon
du communisme, du très “possible” communisme ?”, s’interroge Marx
[93]
à propos de cette structure économique.
La Constitution de la France devait être communaliste, et cette
organisation des communes de France “devait devenir, affirme la
Guerre civile, une réalité par la destruction du pouvoir d’Etat
[94]
”.
La Commune de Paris n’a pas attendu une “phase
supérieure de la production” pour commencer à détruire l’Etat
centralisé; quant à l’organisation qu’elle préconise, elle a pour
base des coopératives “unies”, initiées par les associations de
travailleurs. Ces orientations politiques sont parfaitement contradictoires
avec l’essentiel du message de Marx, Engels et consorts qui préconisaient
successivement : 1. la conquête du pouvoir d’Etat,
et non sa désarticulation en structures communales; 2. la
centralisation de tous les instruments de production entre les
mains de l’Etat, et non la prise de possession de ces instruments
par les associations de producteurs; 3. dans un avenir
plus ou moins lointain, les différences de classes ayant été abolies
du fait de ce collectivisme d’Etat, l’Etat s’éteindra; alors que
la Commune, de par sa déclaration aux Communes de France et ses
décisions concernant l’armée permanente, remplacée par les citoyens
en armes, et la bureaucratie, dont les quelques fonctions utiles
seraient assurées par des mandataires communaux élus et révocables,
a tenté de briser, comme premier acte fondateur, la centralisation
de l’Etat.
Franz Mehring, sans doute
un des plus célèbres biographes de Marx, écrivait à propos de
la Guerre civile en France :
“Aussi brillants que fussent
ces développements pris en détail, ils n’en étaient pas moins
en contradiction certaine avec les idées que Marx et Engels avaient
représentées depuis un quart de siècle et qu’ils avaient déjà
rendu publiques dans le Manifeste communiste. D’après leur
conception, il y avait, bien entendu, parmi les conséquences ultimes
de la future révolution prolétarienne, la dissolution de l’organisation
politique connue sous le nom d’Etat, mais il ne s’agissait cependant
que d’une dissolution progressive… Pour atteindre ce but et les
autres objectifs encore importants de la future révolution sociale,
Marx et Engels insistaient en même temps sur la nécessité pour
la classe ouvrière de s’emparer du pouvoir organisé de l’Etat.
Cette conception, formulée dans le Manifeste communiste,
ne pouvait s’accorder avec les louanges” que le texte de Marx
“décernait à la Commune de Paris pour avoir commencé à extirper
radicalement l’Etat parasite”
[95]
.
Lénine d’ailleurs rappelait,
avec indignation, dans l’Etat et la Révolution, que Bernstein,
le révisionniste, estimait que le programme exposé par
Marx dans la Guerre civile, “par son contenu politique,
accuse, dans tous ses détails essentiels, une ressemblance frappante
avec le fédéralisme de Proudhon”
[96]
.
Cette falsification n’est pas qu’une anecdote mineure de l’histoire
politique — si elle n’était que cela, elle ne présenterait
que peu d’intérêt. La falsification que Lénine opère sur l’orientation
politique de la Commune de Paris marque le début d’une longue
série de contrefaçons et de trucages — tant dans le
domaine des idées, en histoire, en sciences, en sociologie, que
dans l’activité pratique, s’agissant, par exemple, de la démocratie
des soviets ou des camps de travail
[97]
— qui ont construit peu à peu une
image complètement faussée de la réalité de la révolution russe.
Cette reconstruction, tant de l’image du réel de la révolution
bolchevique que de l’argumentation politique qui en justifiait
le cours, donna ainsi naissance à un nouveau mythe émancipateur,
accrocheur et démagogique, qui établissait une prétendue filiation
entre les héroïques Communards, massacrés par la bourgeoisie,
et l’Etat-Commune soviétique, qui, lui, a su résister à ses ennemis,
de l’extérieur comme de l’intérieur, et qui s’affirme l’état-major
et le fer de lance d’une révolution prolétarienne dynamique, généreuse
et libératrice. Lénine et son parti n’avaient-ils pas réussi là
où le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme parlementaire
avaient échoué…
C’est à cette image qu’ont adhéré des centaines de milliers de travailleurs.
Beaucoup de militants, pour cette image, et par une haine de la
société bourgeoise que les massacres du conflit mondial justifiaient
amplement, décidèrent de prendre les bolcheviques pour modèles;
ils formèrent, par la suite, l’ossature des partis communistes.
Et c’est cette image-là qui, pendant au moins un demi-siècle,
a hypnotisé presque complètement l’opinion progressiste du monde.
S’agissant des syndicalistes révolutionnaires, on peut découvrir
et comprendre des raisons supplémentaires à leur adhésion au bolchevisme.
D’abord le réquisitoire sévère que les léninistes dressaient,
dans les années vingt, contre le parlementarisme, auquel ils opposaient
le système des soviets
[98]
, qu’on présentait comme plus démocratique — et,
un instant, durant la phase ascendante de la révolution russe,
il représenta un accroissement du pouvoir réel de la population.
De plus, la structure soviétique paraissait être une structure
qui permettait une information réciproque entre “l’avant-garde”
et les masses, entre les minorités agissantes et les travailleurs,
comme le syndicalisme révolutionnaire avait essayé d’en construire
avant la guerre mondiale. Enfin, elle pouvait présenter une garantie
contre les risques de dérive. Notamment contre la plus dangereuse,
celle qui risquait de transformer le changement radical du système
économique et politique, commencé en février 1917, en une
simple permutation du personnel dirigeant de l’Etat, c’est-à-dire
de transformer une révolution sociale en révolution politique.
Plus tard, Léon Trotski, dont un des objectifs était de faire entrer
les syndicalistes révolutionnaires dans le “parti”, avec sa science
de la formule, développa l’idée qu’on percevrait entre le syndicalisme
révolutionnaire et le communisme bolchevique une relation analogue
à celle qui existe entre l’ébauche et le produit fini :
“La
théorie de la minorité agissante était par essence une théorie
incomplète du parti prolétarien. Dans toute sa pratique, le syndicalisme
révolutionnaire était un embryon de parti révolutionnaire; de
même, dans sa lutte contre l’opportunisme, le syndicalisme révolutionnaire
fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire. Les
faiblesses de l’anarchosyndicalisme, même dans sa période classique,
était l’absence d’un fondement théorique correct [avec] comme
résultat une incompréhension de la nature de l’Etat et de son
rôle dans la lutte de classes. […] Après la guerre, le syndicalisme
français trouva dans le communisme à la fois sa réfutation, son
dépassement et son achèvement.
[99]
”
Cette argumentation, bien sûr, ne pouvait s’appuyer que sur quelques analogies
d’apparence entre ce que les syndicalistes révolutionnaires appelaient
la minorité agissante et les léninistes l’avant-garde; analogie
de forme parce que les deux types de militants n’émanaient pas
du même groupe de population : le “parti du travail” syndicaliste
révolutionnaire ne recrutait que des salariés, du plus récent
des syndiqués jusqu’au secrétaire général, et sa militancia,
l’ossature des syndicat, des unions et des fédérations, n’était
formée que des plus actifs, des plus dévoués, des plus déterminés
des syndiqués
[100]
. Il n’existait pas de structure différente entre
les “révolutionnaires”, qui n’étaient pas des professionnels rémunérés
mais des militants, et les “ouvriers”.
Au contraire, le parti léniniste “doit
[101]
englober avant tout et principalement des hommes
dont la profession est l’action révolutionnaire […]. Devant cette
caractéristique commune aux membres d’une telle organisation,
doit absolument s’effacer toute distinction entre ouvriers
et intellectuels”. Et cette absence de distinction signifiait
concrètement la monopolisation de la direction du parti par les
intellectuels — à titre d’exemple, lors du congrès du
parti social-démocrate russe tenu à Bruxelles, en 1902, il n’y
avait que quatre ouvriers parmi les cinquante délégués
[102]
. De plus, la théorie léniniste juxtaposait ou
plutôt hiérarchisait deux organisations, celle des révolutionnaires
professionnels et celle des ouvriers, la première dirigeant la
seconde par la pratique du noyautage.
“La définition du noyautage, telle qu’elle est donnée dans la
Maladie infantile du communisme, est en tout point conforme
à la résolution du IXe Congrès du parti (avril 1919)
[…] :
“Le parti exerce son influence sur les larges couches des travailleurs
restant en dehors du parti par les fractions et cellules communistes
dans toutes les autres organisations ouvrières, avant tout dans
les syndicats.
“La dictature du prolétariat et l’édification du socialisme ne sont
assurées que tant que les syndicats, tout en demeurant officiellement
en dehors du parti, deviennent communistes par leur essence et
font la politique du parti communiste.
“C’est pour cela que dans chaque syndicat doit agir une fraction
disciplinée, organisée des communistes. Toute fraction du parti
est une partie de l’organisation locale subordonnée au comité
du parti. La fraction du conseil central national des syndicats
est subordonnée au comité central du Parti communiste de Russie.
Toutes les décisions du C.C.N. des syndicats relatives aux conditions
et à l’organisation du travail sont obligatoires pour les membres
du parti qui y militent, et ne peuvent être abrogées par aucun
organisme du parti autre que le comité central du parti. Les comités
locaux, tout en dirigeant entièrement l’action idéologique des
syndicats, ne doivent aucunement avoir recours à une tutelle minutieuse
sur ces derniers.
[103]
”
Ce dirigisme rigoureux est tout à fait étranger
à la tradition des syndicalistes révolutionnaires.
Au cours de la révolution, ce centralisme devait
encore s’exacerber. Léon Trotski, par exemple, au cours du débat
sur les syndicats qui eut lieu en 1919 et 1920, outra à l’excès
la position de Lénine et proposa qu’on “militarise” les syndicats
et le travail :
“Nous nous orientons désormais
vers un mode de travail socialement organisé en fonction d’un
plan économique, obligatoire pour tout le pays et pour tous les
travailleurs. C’est le fondement même du socialisme… La militarisation
du travail, selon la définition que j’en ai donnée, est la base
indispensable de l’organisation de notre potentiel de travail…
Est-il vrai que le travail forcé est toujours improductif ?
C’est là un préjugé libéral, le plus misérable et le plus ridicule :
le servage lui-même était productif. Le travail obligatoire des
serfs ne résulte pas de la volonté mauvaise des seigneurs féodaux.
Il fut (en son temps) un phénomène progressiste.
[104]
”
Les divergences entre le syndicalisme révolutionnaire et le léninisme
ne s’arrêtaient pas là.
La politique qu’entendaient mener les deux groupements étaient
également très différente; pour les syndicalistes révolutionnaires,
il s’agissait, comme on l’a vu, d’utiliser l’action directe économique
contre les employeurs et l’Etat jusqu’à la grève générale.
Pour ce qui concerne le “parti”, à l’exception des périodes d’agitation
sociale intense où il préparait l’insurrection — situation
tout de même assez rare — il n’avait pas, dans les pays
capitalistes où existaient les libertés démocratiques, une politique
substanciellement différente de celle des autres partis social-démocrates
(préparer les élections et faire de la propagande; tenter de contrôler,
à l’aide du noyautage, des syndicats ou d’autres organisations
de masse afin d’accroître son influence et de se renforcer). Quand
Trotski parlait de lutter contre l’opportunisme [des partis socialistes],
il n’entendait pas la même chose que les syndicalistes révolutionnaires.
Les seconds refusaient le parlementarisme, source de cet opportunisme;
le premier croyait qu’il était possible de conduire une politique
parlementaire non opportuniste, “de classe”. Or l’expérience du
mouvement ouvrier de tous les pays montre que les partis “ouvriers”
ou socialistes adoptant le parlementarisme comme stratégie, principale
ou accessoire, ont fini par considérer leur groupe parlementaire
et les élections comme plus importants que les luttes sociales,
pour devenir bientôt un groupement s’accommodant, dans les faits,
de la société de classes dont ils étaient supposés préparer la
subversion.
Mais c’est avec l’examen et la comparaison des modes d’organisation
qu’on perçoit la racine des divergences qui opposent les deux
théories révolutionnaires.
Le syndicalisme révolutionnaire s’organisait selon le mode fédératif,
c’est-à-dire que la partie constitutive, en l’occurrence le syndicat,
conservait la maîtrise de son orientation; il n’existait pas pour
lui d’obligation statutaire, organique d’appliquer la consigne
de l’union locale de syndicats, de la fédération, de la confédération.
S’il se ralliait à une position ou se joignait à une action,
c’était de sa propre volonté. Ce fédéralisme s’accompagnait
d’une réelle pluralité idéologique et politique : les uns
étaient marxistes, ou bien blanquistes, d’autres se référaient
à l’anarchisme, d’autres encore se proclamaient syndicalistes.
Au contraire, le parti léniniste se voulait rigoureusement centralisé;
la partie devait s’aligner sur le tout, d’ailleurs l’unité constitutive
était le parti tout entier — la ruche était l’image
de référence : la cellule, le rayon, l’ensemble. C’était
la direction qui déterminait l’orientation de tout le parti, de
toutes ses organisations, de tous ses militants, qui étaient des
révolutionnaires professionnels; cette orientation, la direction
la déterminait à partir du marxisme, ou plutôt de la version du
marxisme jugée bonne par ladite direction, c’est‑à-dire
par Vladimir Ilitch lui-même et, après lui, par Joseph Staline…
Ces deux éléments : le fait, à savoir la centralisation, et
la philosophie, c’est-à-dire le marxisme, étaient dans l’esprit
de Lénine reliés l’un à l’autre comme la conséquence à la cause.
La conséquence, c’était la centralisation; la cause, c’étaient
les analyses que la théorie mettait à la disposition de ceux qui
pouvaient la comprendre.
Et Lénine avait construit sa vision du marxisme sur les interprétations
qu’en faisait la social-démocratie allemande, en particulier Karl
Kautsky. En voici, extraite de Que faire ?, la partie
le plus importante :
“Comme doctrine, le socialisme
a évidemment ses racines dans les rapports économiques actuels
au même degré que la lutte de classe du prolétariat; autant que
cette dernière, il procède de la lutte contre la pauvreté et la
misère des masses, engendrées par le capitalisme. Mais le socialisme
et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent
pas l’un l’autre; ils surgissent de prémisses différentes. La
conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la
base d’une profonde connaissance scientifique. En effet, la science
économique est autant une condition de la production socialiste
que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir
le prolétariat ne peut créer ni l’une ni l’autre; toutes deux
surgissent du processus social contemporain. Or le porteur de
la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels
bourgeois : c’est en effet dans le cerveau de certains
individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain,
et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement
les plus développés, qui l’introduisirent ensuite dans la lutte
de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi
donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors
dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui
en surgit spontanément.
[105]
”
Comme première conséquence, Lénine affirmait :
“Les ouvriers […] ne pouvaient
pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait
leur venir que du dehors. L’histoire de tous les pays atteste
que, livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver
qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction
qu’il faut s’unir en syndicats, mener la lutte contre le patronat,
réclamer du gouvernement telles ou telles lois nécessaires aux
ouvriers, etc.” Puis Lénine reprenait l’argumentation de Kautsky,
en insistant plus particulièrement sur les intellectuels :
“… en Russie […], la doctrine théorique de la social-démocratie
[…] fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la
pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes”
[106]
.
Les inventeurs du socialisme sont des intellectuels “bourgeois”,
éduqués, et le résultat de leurs cogitations relève de la “science”,
et cette science socialiste, qu’on pourrait, sans doute, assimiler
aux mathématiques ou à la biologie, doit être importée parmi les
travailleurs par un moyen ou un autre.
Mais la théorie de Lénine implique une autre conséquence :
“Du moment qu’il ne saurait
être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses
ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème
se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie
socialiste. Il n’y a pas de milieu; […] dans une société déchirée
par les antagonismes de classes, il ne saurait exister d’idéologie
en dehors ou au-dessus des classes. […] On parle de spontanéité.
Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement
à le subordonner à l’idéologie bourgeoise […], car le mouvement
ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme […]; or le trade-unionisme,
c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par
la bourgeoisie.
[107]
”
“Tout culte de la spontanéité
du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de “l’élément conscient”,
du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on
le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un
renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les
ouvriers.
[108]
”
Non seulement les travailleurs doivent être éduqués mais ils doivent
être mis à l’abri de leur inclination naturelle à se réfugier
sous l’aile de la bourgeoisie — pour cela, ils doivent
être dirigés par les “éduqués”, réunis en avant-garde, et ils
ne peuvent l’être que d’une manière rigoureusement centralisée,
si on tient compte du rapport numérique entre la classe et son
avant-garde, ainsi que du poids propagandiste des moyens de communication
de la bourgeoisie et des réformistes.
Cette théorie d’organisation se résumait, bien sûr, à “justifier
la dictature de fait des théoriciens du parti auxquels devait
appartenir le pouvoir suprême dans le parti”
[109]
.
Elle impliquait, en matière d’élaboration politique, une pratique
généralisée de substitution : à la classe ouvrière
se substituait sa prétendue représentation, qualifiée d’avant-garde,
et de commandement : les intellectuels de la direction
commandait la population ouvrière. Une sorte de pyramide
hiérarchique s’est constituée, dont la base était formée par les
travailleurs, la population en général, et le sommet par l’interprète
le plus compétent de la science socialiste.
Entre les deux, des degrés intermédiaires — l’appareil
du parti — qui faisaient appliquer par les premiers
les décisions arrêtées par le second. Dans les faits, et depuis
les premiers jours de la prise de pouvoir par le parti bolchevique,
le parti, sa direction plutôt, imposa sa volonté aux travailleurs
et aux habitants de la Russie, sans qu’existent de recours, de
procédure de débat ou de contestation. Les orientations du parti,
c’est-à-dire celles qui avaient été déterminées par sa direction,
devaient s’appliquer, y compris en employant la force et le terrorisme
de masse.
Léon Trotski, qui avait
critiqué la position de Lénine lorsqu’il était jeune militant,
s’y rallia ensuite avec fanatisme : “Nous devons prendre
conscience de la mission historique du parti. Le parti est contraint
de maintenir sa dictature, sans tenir compte de flottements provisoires
dans la réaction spontanée des masses, ni même des hésitations
spontanées de la classe ouvrière. […] La dictature ne repose pas,
à chaque moment, sur le principe formel de la démocratie ouvrière…”,
dit-il au cours du Xe Congrès du parti, qui se tint
pendant l’insurrection de Cronstadt
[110]
.
“La crise éclata en février
1921, lorsqu’une vague de grèves et de manifestations balaya Petrograd
pour culminer, en mars, avec l’insurrection des marins de la vase
navale de Kronstadt.
“Cette insurrection dressa
définitivement le parti contre le peuple. Même les centralistes
et l’Opposition ouvrière s’alignèrent contre les ouvriers et les
marins. En fin de compte, le loyalisme envers le parti se révéla
plus puissant que toute autre considération.
“La guerre fut ouvertement
déclarée à l’idée du socialisme radical libertaire et à la démocratie
prolétarienne. Seule demeurait l’idée du parti. Isolé de sa raison
d’être, le parti ne reposait plus que sur un dogme. Il était devenu
une secte et symbolisait le fanatisme sous sa forme la plus classique
[111]
.”
Existèrent, pourtant, dans le parti et uniquement dans
ses rangs, durant les premières années de la révolution, des
possibilités de débats à propos de l’orientation politique. Mais,
bientôt, dès la fin de la guerre civile, le principe de substitution
s’appliqua au parti lui-même : au parti se substitua sa direction.
“Au Xe Congrès
du parti, Lénine introduisit soudain deux résolutions interdisant
la formation de groupes ou “factions” […] au sein du parti. Dès
lors la police secrète entreprit la suppression systématique des
groupes d’opposition qui refusaient de se dissoudre.
“Mais son chef, Dzerjinski,
s’aperçut que de nombreux membres du parti les considéraient comme
des camarades et refusaient de témoigner contre eux. Il s’adressa
au Politburo pour obtenir un décret officiel stipulant que les
membres du parti avaient le devoir de dénoncer leurs collègues
engagés dans une action contre les dirigeants. Trotski fit ressortir
que la dénonciation des éléments hostiles constituait une obligation
“élémentaire
[112]
.”
Avec la lutte pour le pouvoir
qui suivit la mort de Lénine, un dictateur se substitua à la direction
du parti…
“En détruisant la tendance
“démocratique” à l’intérieur du parti communiste, Lénine laissait
le champ libre aux manipulateurs. L’appareil bureaucratique devait
désormais être la plus puissante et, par la suite, l’unique force
du parti. La question : “Qui gouvernera la Russie ?”
devint : “Qui l’emportera dans une lutte de factions confinée
à une section étroite du gouvernement ?” Les candidats au
pouvoir s’étaient déjà manifestés. Tandis que Lénine moribond
attendait la fin de sa longue agonie, ils étaient déjà dans l’arène
pour la première manche du combat qui devait se terminer par la
grande épuration.”
Sans s’appesantir trop sur
les résultats de cette “lutte de factions” pour l’obtention du
pouvoir total sur le parti, l’Union soviétique et le mouvement
communiste international, conséquence de l’absence de démocratie
prolétarienne à l’intérieur de ces trois ensembles et du principe
de substitution qui s’y appliquait, il importe néanmoins de rappeler
sa réalité chiffrée :
“La Russie post-soviétique
évoque les victimes du stalinisme en parlant des “Vingt Millions”,
une expression qui ne peut évidemment prétendre donner une estimation
exacte; mais l’ordre de grandeur est vraisemblable
[113]
.”
“Lors du procès du parti
communiste [qui s’est tenu en Russie en mars 1992], le réquisitoire
final citait [le chiffre de] “dix-neuf millions huit cent quarante
mille ennemis du peuple [qui] avaient été arrêtés entre le 1er janvier 1935
et le 22 juin 1941. Sur ces chiffres, sept millions
furent exécutés en prison, et la majorité des autres périrent
dans les camps”
[114]
.
“Le général Volkogonov,
chef de la commission parlementaire sur la réhabilitation, a affirmé
en se fondant sur les documents du K.G.B. qu’“entre 1929 et 1953
[…], la répression toucha vingt et un millions et demi
de personnes. Le tiers de cet effectif a été exécuté, les autres
ont été condamnés à la détention, au cours de laquelle un grand
nombre a trouvé la mort. […] Il ne fait de doute que la pire époque
fut celle ce la Grande Terreur de 1937-1938. On a procédé […]
à l’estimation du nombre d’arrestations effectués au cours de
ces deux seules années, en se fondant sur les numéros de dossiers
de prisonniers et d’autres dénombrements opérés en prisons. Le
chiffre obtenu se situait aux alentours de sept millions.” Différentes
études laissent à penser qu’il y aurait eu “deux ou trois millions
d’internés dans les camps de travail au cours de cette période”
et le chiffre des victimes d’exécution “ne peut être inférieur
à trois millions, et il fut probablement supérieur”.
“Quant à ceux qui furent
envoyés dans les camps, bien peu d’entre eux survécurent — les
sources écrites soviétiques ont longtemps établi un taux de survie
de 5 p. 100 environ.
[115]
”
Lénine et tous les partis qui se sont réclamés de lui — staliniens,
poststaliniens, trotskistes, bordiguistes, titistes, stalino-maoïstes,
castristes — n’ont jamais remis en question ce principe
d’organisation que Lénine développe dans Que faire ?
et son application pratique : le rôle dirigeant du parti,
c’est-à-dire de sa direction, sur les travailleurs et leurs organisations.
Lénine n’a pas varié dans son appréciation idéologique durant toutes
les années où il a dirigé la construction de l’Union soviétique,
bien que, comme le rappelle Jacques Julliard, “les masses ouvrières
ne [soient] pas toujours spontanément trade-unionistes; en
période révolutionnaire, elles se montraient même spontanément
anarchosyndicalistes
[116]
”. On peut penser que la condamnation par Lénine
des thèses de l’Opposition ouvrière relevait du même présupposé
idéologique qui exigeait que l’Etat dit prolétarien, c’est-à-dire,
en application du principe de substitution, l’appareil économique
central sis à Moscou, organisât la production; cette prise en
main par l’Etat, pensait peut-être Lénine, était la condition
sine qua non de sa future disparition — alors
que la proposition de Chliapnikov et Kollontaï reprenait un des
principes de l’anarchosyndicalisme.
Même après sa première attaque, lorsqu’il revint aux affaires dans
les derniers mois de 1922, Lénine ne remit pas en question sa
vision politique, bien qu’il commençât à se rendre compte “avec
stupeur des progrès de l’arbitraire bureaucratique, notamment
dans l’affaire de Géorgie, dont Staline était responsable
[117]
”.
Bon nombre de commentateurs
politiques ont estimé qu’avec sa méthode Lénine avait rompu avec
le marxisme : “… en proclamant l’incapacité des ouvriers
à dépasser par eux-mêmes les idées bourgeoises, en faisant du
socialisme un apport intellectuel extérieur, Lénine rompt définitivement
avec le matérialisme de Marx qui fait de la conscience le produit
des conditions économiques et sociales.
“S’il en est ainsi, alors
l’émancipation des travailleurs ne saurait être l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes […]. Nous sommes en plein idéalisme. […] Que faire ?
fonde en théorie le droit pour une classe intellectuelle
[118]
de bureaucrates et de technocrates d’exercer
le pouvoir au nom du prolétariat. Que faire ? est
le manuel de l’imposture qui légitime, pour des générations d’apparatchiks
brutaux et autoritaires, le pouvoir qu’ils s’arrogent sur le peuple
en dehors de tout contrôle démocratique.
[119]
”
Il existe pourtant une filiation
entre les positions de Marx, celles de Kautsky et le parti “substitutionniste”
de Lénine. Les communistes de Marx ne revendiquent-ils pas, “sur
le reste du prolétariat, l’avantage d’une intelligence claire
des conditions de la marche et des fins générales du mouvement
prolétaire” et, parmi eux, n’y a-t-il pas cette catégorie
d’intellectuels bourgeois qui “à force de travail se sont élevés
jusqu’à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique”
[120]
?
Cette primauté de l’intellectuel,
qui, de proche en proche, allait amener l’intelligentsia à réclamer
le pouvoir pour elle-même, avait d’ailleurs fait l’objet d’une
critique sévère d’un théoricien marxiste italien proche du syndicalisme
révolutionnaire, Arturo Labriola :
“En fait, si la vérité est
connue seulement du penseur révolutionnaire, il acquiert sur les
masses et sur le cours historique un pouvoir qu’on n’aurait jamais
soupçonné. Par-dessus le devenir historique inconscient, il surgit,
conducteur conscient du char de l’Histoire, qu’il dirige vers
un destin sûr et prévu de lui. Un nouveau joug n’est-il pas ainsi
préparé aux masses ? Le pouvoir tyrannique de la social-démocratie
n’est-il pas contenu en germe dans la doctrine marxiste des catégories
économiques ? Quand nous considérons l’importance que ce
parti a prise dans le mouvement socialiste et que nous nous rappelons
qu’il est dirigé par un certain nombre d’hommes, nous ne pouvons
nous empêcher de réfléchir que la source lointaine de cette déviation
est dans le rôle que le marxisme attribue au “penseur révolutionnaire”.
Dans le marxisme, par l’idéalisme hégélien, s’est infiltré un
élément vicieux. Cet élément, c’est le rôle assigné à l’Idéologue.
[121]
”
“Dans la conception syndicaliste révolutionnaire, le prolétariat
est, au contraire, regardé comme une personne majeure et parfaitement
autonome, qui n’a pas d’utopies toutes faites à réaliser par décret,
mais qui entend parfaire son émancipation par lui-même et à son
idée.
[122]
”
Telle était la différence fondamentale entre le syndicalisme révolutionnaire
et le léninisme : c’est une divergence sur l’origine de l’idée
socialiste qui implique un désaccord sur le cheminement de l’émancipation.
Les syndicalistes révolutionnaires, quelles que soient les nuances
de leur pensée, partageaient tous la conception exprimée par Kropotkine :
“Le socialisme est issu des profondeurs mêmes du peuple. Si quelques
penseurs, issus de la bourgeoisie, sont venus lui apporter la
sanction de la science et l’appui de la philosophie, le fond des
idées qu’ils ont énoncées n’en est pas moins un produit
de l’esprit collectif du peuple travailleur. Ce socialisme rationnel
de l’Internationale, qui fait aujourd’hui notre meilleure force,
n’a-t‑il pas été élaboré dans les organisations ouvrières,
sous l’influence directe des masses ? Et les quelques écrivains
qui ont prêté leur concours à ce travail d’élaboration ont-ils
fait autre chose que de trouver la formule des aspirations qui
déjà se faisaient jour parmi les ouvriers ?
[123]
”
“L’autre grande différence
entre les syndicalistes révolutionnaires et les bolcheviques tient
à la nature des moyens employés. Tandis que Lénine, profondément
sceptique sur les ressources de la société civile, et méfiant
à l’égard de la spontanéité ouvrière, qu’il soupçonnait de réformisme
invétéré, se ralliait aux techniques blanquistes de l’action minoritaire
et clandestine ainsi que du coup d’Etat, les syndicalistes révolutionnaires
étaient en quelque sorte contraints par la nature démocratique
de la société d’agir au grand jour. De plus, défiants à l’égard
du risque de confiscation de la révolution inhérente à toute action
politique, ils entendaient la cantonner dans le domaine économique.
Persuadés que les résultats de l’action collective sont déterminés
par la nature des moyens employés, ils entendaient faire de leur
action la préfiguration de la société qu’ils cherchaient à instituer.
Ils furent les seuls à tenter d’appliquer à la lettre la vieille
maxime de la Première Internationale, pour qui l’émancipation
du prolétariat ne saurait être que l’œuvre du prolérariat lui-même
[124]
.”
Le socialisme, le communisme, l’anarchisme, le syndicalisme, quelle
que soit l’appellation de l’aspiration humaine à une société égalitaire
et libre, pensaient les syndicalistes révolutionnaires comme beaucoup
d’autres socialistes et humanistes, a été, est et sera une création
collective de toute l’humanité, et surtout de la population laborieuse.
Ça a été un rêve, et ça le sera longtemps encore; c’est un espoir
et une volonté qui furent partagées par des millions de personnes,
depuis qu’existent des sociétés de classes peut-être…
Est-ce scientifique
[125]
? Qu’est-ce qui est scientifique ? L’aspiration
à l’égalité ? Quelle est l’explication “scientifique” de
la dérive sanglante et despotique de la révolution russe ?
La volonté de domination du Secrétaire général est un fait
indubitable : quelle est la réponse “scientifique” à un tel
problème? Une première approche, sinon scientifique mais de bon
sens, laisse entendre que la résultante nécessaire, assurée et
certaine de la dictature n’est pas la liberté — et,
ça, on le sait depuis l’antiquité grecque et romaine, au moins.
La révolution russe prouve qu’on ne peut contrôler la dictature;
la dictature a dévoré la révolution et les révolutionnaires, tous
les révolutionnaires, y compris les “dictateurs” eux-mêmes, à
l’exception d’un seul, et de ses courtisans. Que pensaient Boukharine,
Kamenev, Zinoviev, quelques minutes avant que la balle de l’exécuteur
leur détruise le cerveau ?
Le léninisme s’est révélé
être, au cours des deux générations où il fut dynamique, la doctrine
d’une groupe de combat adaptée
à la conquête, à la terreur et à la guerre tant contre la population
qu’il dominait qu’entre Etats.
Dans sa lutte contre l’Empire
des Romanov, il hérita quelques-uns des caractères du tsarisme,
son machiavélisme policier, son cynisme et son mépris de barines,
son goût du secret et surtout sa propension à résoudre tous les
problèmes par la force. Ce qui a ponctué son histoire, ce sont
des batailles gagnées — la guerre civile, Stalingrad,
Koursk — ou perdues, la Pologne, l’Afghanistan.
Les victoires qu’il remporta
sur les champs de bataille, il les perdit ensuite dans la paix.
Parce que le socialisme, c’est la paix; la démocratie réelle,
directe; l’égalité; le respect de l’être humain; la forme supérieure
de l’humanisme; et rien de durablement humain, c’est-à-dire de
libre, ne peut se bâtir avec les moyens de la guerre.
Il restera pourtant dans
l’histoire du socialisme que les bolcheviques surent résister
pendant plus de soixante-dix ans aux pressions et aux agressions
du monde capitaliste, avant de s’y laissé dissoudre et de perdre
dans la paix ce qu’ils avaient gagné par l’usage des armes.
Auraient-ils pu, sur le
territoire que leurs armées contrôlaient, selon la formule consacrée,
transformer leurs épées en socs de charrue ? Et pourquoi
ne l’ont-ils pas fait ?
Les bolcheviques, comme Marx lui-même, n’avaient pas suffisamment
approfondi le sens exact de la question que posait Bakounine pendant
les débats de l’Internationale :
“Que signifie le prolétariat élevé au rang de classe dominante ?
Serait-ce le prolétariat entier qui se mettrait à la tête
du gouvernement ? […] Le peuple entier gouvernera et il n’y
aura pas de gouvernés. Mais alors il n’y aura pas de gouvernement,
il n’y aura pas d’esclaves; tandis que s’il y a Etat, il y aura
des gouvernés, il y aura des esclaves.
[126]
”
“Ce sera un Etat provisoire”, nous répondait-on. Et Lénine ajoutait :
“Un Etat qui commence immédiatement à s’éteindre, qui ne puisse
point ne pas s’éteindre…”
Or cet Etat, prétendu prolétarien et soviétique, s’est renforcé sans
cesse, accroissant toujours sa bureaucratie, sa police et ses
forces armées permanentes; la dictature, le gouvernement de la
force sans droit, sans garantie et sans recours pour les citoyens,
a engendré des comportements sociaux qui relèvent plus du despotisme
asiatique d’autrefois que des Etat modernes, même capitalistes.
Car la dictature, c’est l’arbitraire et la cruauté, l’abus, le
privilège et la corruption, des larmes et du sang.
Dans une lettre à un journal
trotskiste belge, dénommé la Lutte ouvrière, Victor Serge
rappelait qu’il avait posé, vers 1938, la question suivante à
Trotski : “Quand et comment la bolchevisme a-t-il commencé
à dégénérer ?” En complétant la question par l’appréciation
suivante : “Le moment n’est-il pas venu de constater que
le jour de l’année glorieuse 1918 où le comité central du parti
décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer
la peine de mort sur procédure secrète, sans entendre les accusés
qui ne pouvaient se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là,
le comité central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure
d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit
en tout cas une faute. Il n’appartenait pas nécessairement à un
parti socialiste victorieux de commettre cette faute-là. La révolution
pouvait se défendre à l’intérieur — et même impitoyablement — sans
cela. Elle se serait mieux défendue sans cela.
[127]
”
Victor Serge aurait pu ajouter
qu’en 1921 les effectifs de la Tchéka (sigle formé pour désigner
la Commission extraordinaire panrusse de lutte contre la sabotage
et la contre-révolution), créée le 7 décembre 1917 et directement
rattachée au Conseil des commissaires du peuple, le Sovnarkom,
s’élevaient à environ 250.000 hommes. Durant ses quatre années
d’existence, avant d’être remplacée par le Guépéou, la Tchéka
exécuta environ 140.000 personnes, auxquelles il faut ajouter
140.000 morts lors de la répression des divers soulèvements.
“Des tentatives de législation
eurent lieu à plusieurs reprises, visant à transférer à des tribunaux
révolutionnaires certains des pouvoirs de la Tchéka, mais celle-ci
ne fut jamais que nominalement soumise aux lois. Comme Lénine
le reconnut ouvertement, elle avait constamment exécuté ses victimes
et pratiquer la répression en masse depuis février 1918 au moins.”
La Tchéka administrait également
les camps de travail forcé. Ces camps furent institués le 15
avril 1919, mais la réclusion par la Tchéka existait bien
avant la législation. “En octobre 1922, il y avait 132 camps
où étaient détenues environ 60.000 personnes.”
[128]
Voilà qui nous éclaire sur
les conditions réelles de la dictature “presque sans machine,
sans appareil spécial” de Lénine et de ses compagnons.
Aujourd’hui, près de quatre-vingts ans après la révolution d’Octobre,
avec l’exposition par tous les médias de la planète du résultat
humain, économique, écologique, éthique du “socialisme soviétique”,
nous commençons à prendre la mesure de la régression qu’ont subie
les idées d’émancipation des travailleurs et de transformation
sociale à la suite de l’hégémonie sur le mouvement ouvrier des
conceptions élaborées par Lénine au commencement du siècle — en
préservant l’homme de tout opprobre pourtant, tant sa sincérité
fut complète, et ardent son dévouement à une cause qu’il contribua
néanmoins à affaiblir grandement.
Les bouleversements de la guerre mondiale et de la révolution russe,
l’irruption des partis communistes léninistes, les changements
intervenus dans divers pays d’Europe amenèrent des mutations importantes
dans les conceptions des syndicalistes révolutionnaires, surtout
celles qui concernaient les relations du mouvement syndical avec
les partis politiques de gauche et “ouvriers”. Alexandre Schapiro,
anarchosyndicaliste russe qui occupa diverses responsabilités
dans l’Internationale syndicaliste révolutionnaire, pouvait écrire
en 1937
[129]
: “La Grande Guerre balaya la charte du
neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale
entre Marx et Bakounine eut son écho — à la distance de presque
un demi-siècle — dans la scission historiquement inévitable
au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre. Contre
la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences
de partis politiques dénommés “ouvriers”, un nouveau mouvement,
basé sur l’action directe des masses en dehors et contre tous
les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes
de la guerre de 1914-1918. L’anarchosyndicalisme réalisait la
seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir
à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son
droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les
manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et
contre l’Etat, et d’une réédification, sur les ruines des régimes
déchus, d’une vie sociale libertaire.”
Comme
l’exposa aussi Arthur Lehning, cette approche nouvelle du syndicalisme
révolutionnaire, cet “anarchosyndicalisme était un courant libertaire
qui s’était formé sous l’influence du déroulement de la révolution
russe. Ce n’était pas une doctrine spécifique, mais la synthèse
d’une pensée anarchiste claire et d’une tactique syndicaliste
précise.
“Jusqu’à la Première Guerre
mondiale, le syndicalisme avait adopté une position de neutralité
à l’égard des idéologies politiques ou philosophiques. Les anarchistes
“anarcho-syndicalistes”
[130]
pensaient que la lutte révolutionnaire contre
le capitalisme était liée à des principes sociaux
qui devaient animer toute les manifestations de la vie
économique et sociale. A l’encontre de la politique de tous les
partis ouvriers qui veulent toujours se servir du mouvement ouvrier
pour leurs fins spécifiques, l’anarchosyndicalisme préconisait
l’action directe des masses en dehors de tous les partis politiques
et, au besoin, contre eux. Il poussait les ouvriers et les paysans
à sauvegarder leur indépendance et à créer des organisations autonomes
et démocratiques pour lutter contre le capitalisme et l’Etat.
Ainsi l’anarchosyndicalisme apportait un complément à l’anarchisme
social, tandis que d’autre part il donnait au syndicalisme une
base libertaire et anti-étatique
[131]
.”
Cette reformulation du syndicalisme révolutionnaire, qui ne posait
plus l’unité organique comme un principe premier, s’illustra surtout
avec la Confederacion nacional del trabajo d’Espagne; constituée
en 1910 en s’inspirant de la C.G.T. française, elle réussit, bien
au-delà de son modèle, à incarner le meilleur du syndicalisme
révolutionnaire, en radicalisant son inspiration communiste libertaire.
Ses réalisations économiques durant la révolution qui accompagna
la lutte contre le coup d’Etat des militaires fascistes, à partir
du juillet 1936, sont extrêmement intéressantes comme exemples
de collectivisme non étatique.
Qu’il nous soit permis de
rappeler ici la mémoire de ceux des militants syndicalistes révolutionnaires
français — Pierre Besnard et ses camarades surtout — qui
tentèrent de résister à la “bolchevisation” du mouvement ouvrier
français et de maintenir vivante d’idée d’un mouvement syndical
révolutionnaire, fédéraliste et indépendant.
Qui connaît aujourd’hui
leurs noms et leurs engagements ? Qui sait qu’on doit les
compter, dans le camp ouvrier, dans le camp révolutionnaire, parmi
les premiers à avoir perçu quels résultats donnerait la politique
suivie par les nouveaux maîtres de la Russie ? Qui se souvient
qu’après avoir compris ils eurent le courage tenace de s’élever — à
contre-courant, sous les injures et les calomnies — contre
ce qui était en train de devenir la plus sombre tragédie du XXe siècle
et, pour un temps, le tombeau du socialisme ?
Le syndicalisme révolutionnaire représente un des essais les plus
énergiques du mouvement ouvrier réellement existant de se doter
d’une idéologie et d’une organisation révolutionnaires. Il exprime
également une tentative du mouvement ouvrier français et européen,
qui a duré plusieurs dizaines d’années, de résister à l’intégration
au sein du système politique de la bourgeoisie démocrate et républicaine,
caractérisé par la reconnaissance idéologique et politique de
l’Etat-nation, du parlementarisme et d’un système législatif garantissant
tout à la fois la défense de la propriété, de l’économie de marché
et la subordination du salariat. Ce n’est qu’après la Seconde
Guerre mondiale que cette absorption sera réussie quasi complètement,
soit sous la forme social-démocrate, soit à l’aide des partis
communistes staliniens.
La contre-culture que le syndicalisme révolutionnaire avait promue — la
solidarité ouvrière contre la concurrence capitaliste, l’égalité
des salaires contre la hiérarchie des revenus, le syndicat contre
le parti, l’action directe contre le parlementarisme et la délégation
de pouvoir, le producteur contre le citoyen, l’internationalisme
de classe contre l’Etat et le nationalisme — n’influencera
plus que quelques groupes minoritaires.
Le syndicalisme révolutionnaire fut enfin l’ébauche concrète d’une
politique authentiquement ouvrière, élaborée et mise en œuvre
par des travailleurs afin de prendre en charge les intérêts du
salariat.
Les groupes humains composés des travailleurs salariés de l’industrie,
des services ou de l’agriculture ainsi que les paysans des exploitations
familiales ou les artisans sont par excellence des classes sociales
non gouvernementales — à la différence des grands propriétaires
fonciers, des possesseurs de parts du capital, des membres de
l’intelligentsia ou encore de ceux qui occupent des fonctions
proprement d’Etat, tels les avocats, les juges ou les militaires,
dont les membres fournissent aux Etats leurs dirigeants. Il s’agit
d’un fait d’observation qu’on peut constater depuis la période
dite néolithique et l’invention de la division du travail. La
fonction de production, directe ou indirecte, a impliqué et implique
encore aujourd’hui la sujétion.
On a pu observer des gouvernements de guerriers, de scribes ou de
mandarins, de prêtres et de prophètes, de latifundiaires ou d’aristocrates,
d’avocats et de professeurs.
Tous ces gouvernements ont eu comme politique de promouvoir les intérêts
matériels de leur groupe social, c’est‑à-dire d’organiser
une répartition inégalitaire des biens et des services en faveur
des membres de leur groupe d’origine et des voisins et alliés,
pratique qui permettait aux privilégiés de conserver le pouvoir
de mettre en œuvre une telle distribution inégale. Ils ont dû,
en outre, quels que soient l’origine sociale et la politique de
ces gouvernements ou le niveau d’évolution des techniques de production,
contraindre la partie productrice de la population à leur céder
une partie, plus ou moins importante, des produits de son travail,
soit en l’échangeant contre une protection, soit par la force,
soit par la tromperie, l’idéologie républicaine qui prétend faire
la mesure égale entre le salariat et le patronat, par exemple.
Et, au cours de l’histoire, la coercition et la loi, les deux tranchants
de la force de l’Etat, furent utilisées sans mesure pour arracher
à l’artisan, à l’ouvrier, au paysan le fruit de son travail; de
l’esclavage au salariat, les maîtres assujettirent les producteurs
à la nécessité du travail.
L’émancipation des producteurs des biens et des services, aujourd’hui
en grande majorité les travailleurs salariés, signifie la disparition
de ces prélèvements et de ces contraintes. En ce sens, le gouvernementalisme,
toute forme de gouvernementalisme, est néfaste pour les producteurs,
puisque tout gouvernement, pour perdurer et assurer sa subsistance,
doit continuer les prélèvements et se donner les moyens de les
opérer.
L’émancipation des travailleurs salariés ne peut se réaliser par
un quelconque gouvernement et des méthodes gouvernementales — administrative,
militaire ou réglementaire — mais par la modification
du rôle qu’ils assurent dans les opérations de production et de
gestion de cette production, c’est-à-dire par une nouvelle organisation
du travail dans laquelle les décisions de gestion, de conditions
et de méthodes de travail soient prises par les travailleurs eux-mêmes,
accompagnée d’une répartition des biens et des services effectuée
selon les besoins, sans qu’une minorité opère des prélèvements
inégalitaires.
D’une manière analogue, l’appropriation des divers aspects de leur
vie par les individus qui composent ces classes non gouvernementales
se situe également à l’endroit où se déroule leur existence :
ils doivent pouvoir décider tout ce qui concerne ce lieu, sa gestion,
son aménagement, etc.
On ne peut négliger, sans doute, la coordination de toutes ces cellules
de la vie sociale. Et le contrôle que l’ensemble des habitants
devra pouvoir exercer sur les mandataires qui organisent la coordination.
Et telle est précisément la recherche opérée par les anarchosyndicalistes
pour qui l’organisation sociale ne peut être que fédéraliste.
“Dans cette perspective, qu’exprima à un moment donné Proudhon, la
classe ouvrière est la classe antigouvernementale par excellence.
[…] La célèbre “capacité politique des classes ouvrières” n’est
pas autres chose que leur aptitude, vraie ou supposée, à faire
advenir une conception non gouvernementale de la politique
[132]
. ”
La révolution à laquelle aspiraient les syndicalistes révolutionnaires,
les anarchosyndicalistes, concrétisation de cette politique non
gouvernementale, se voulait directe et égalitaire, naguère nous
aurions dit autogestionnaire, sans dictature, sans délégation
de pouvoir et alertée à ne pas se laisser confisquer les libertés
durement conquises par une nouvelle clique d’aspirants dirigeants.
Il importe sans doute de rappeler qu’une telle aspiration n’a pas
existé que dans les syndicats de la C.G.T. française.
Outre-Pyrénées, ce sont les méthodes et le “modèle” anarchosyndicalistes
qui organisèrent le mouvement syndical et populaire, qui formèrent
et motivèrent suffisamment de militants et de travailleurs pour
qu’ils trouvent la détermination de s’opposer, pendant trois années,
tant aux troupes des fascistes et des militaires factieux qu’aux
manœuvres de basse police et aux assassinats des négrinistes et
des staliniens.
En outre, pendant les années de la guerre civile de 1936-1939, les
anarchosyndicalistes de la C.N.T. appliquèrent leur programme
économique et social avec succès. La collectivisation agricole
et industrielle ainsi que l’autogestion syndicale concernèrent
plusieurs millions de travailleurs
[133]
dans les régions demeurées républicaines, et
ces réalisations constructives furent un des bastions de la résistance
au fascisme et au stalinisme.
... et liberté
Les travailleurs, avec lesquels la C.G.T. a mis debout
[134]
le syndicalisme révolutionnaire, ont tellement
évolué que les commentateurs, dans leur ensemble, estiment impossible
toute réapparition, toute résurgence, parmi les salariés comme
au sein de leurs organisations, d’une pensée tout à la fois contestataire,
constructive et dynamique.
Le mouvement syndical existant aujourd’hui est, il est vrai, en plein
désarroi, s’agissant de son orientation comme de ses structures.
Il a dû s’adapter durant le siècle à tant de variations et de
mutations, passant du syndicalisme de métier au syndicalisme d’entreprise,
avec une longue étape de syndicalisme d’industrie. Dans le même
temps, il a glissé du syndicalisme révolutionnaire à un réformisme,
plus gesticulatoire que revendicatif, que ne respectent plus guère
le patronat et l’Etat.
Quelle forme organique pourrait réunir les fragments épars de ce
salariat éclaté aux quatre vents par les efforts conjugués d’un
patronat aux ambitions mondialistes et d’un appareil gouvernemental,
de droite ou de gauche, seulement préoccupé de bonne gestion capitaliste ?
Quels liens fédératifs serait-il possible de tisser avec les associations
de chômeurs, de précaires et de sans-logis ? Si le syndicalisme
est le groupement essentiel, il doit faire en sorte que
tous ceux qui ont quelque chose à revendiquer aux puissants, aux
riches, aux propriétaires de parts du capital, à l’Etat et ses
gérants, trouvent leur place aux côtés des salariés des divers
secteurs de production, de consommation et de services.
La vieille C.G.T., éparpillée en de nombreux tronçons ennemis et
concurrents, saura-t-elle se redresser, reprendre vigueur. Pourra-t-elle
redevenir la vraie C.G.T., celle de l’indépendance, de l’action
directe et de la lutte de classes ?
“Etre la C.G.T. telle qu’elle se définit
[135]
”, proclama un congrès il y a une quinzaine d’années.
C’était une belle formule, qui signifiait, en creux, que la C.G.T.
ne devait pas être autre chose qu’une confédération syndicale
de travailleurs, ni la courroie de transmission, ni l’école d’on
ne sait quel parti politique, ni son réservoir d’électeurs. Mais
peut-on se définir par une négation ? Maintenant qu’elle
cherche une nouvelle voie, la C.G.T. saura-t-elle se souvenir
de son glorieux printemps ?
Et si elle ne le peut, d’autres sauront-ils le faire ?
L’histoire de la révolte des ouvriers, des salariés, des pauvres
n’est pas terminée, en France, en Europe, dans le monde entier;
de nouvelles pages en seront écrites, bientôt peut-être.
Faisons en sorte que les révoltés de demain découvrent dans leurs
luttes l’anarchosyndicalisme, son organisation fédérative, ses
tactiques d’action directe, sa stratégie de grève générale et
son projet de communisme libre. Faisons-le pour qu’ils aient,
pour que nous ayons quelque chance de gagner lorsque l’Histoire
écrira le prochain chapitre du grand livre de la libération humaine.
Sans doute aurons-nous beaucoup à reconstruire et à repenser. Tout
a changé, ou presque. L’objectif d’émancipation demeure pourtant;
et il vaut bien quelques efforts.
Quand vous déambulerez dans notre vénérable Bourse du travail de Paris et que vous y lirez
les noms que les militants syndicalistes ont donnés à ses salles
de réunion : Eugène Varlin, Eugène Pottier, Louise Michel,
Fernand Pelloutier, Francisco Ferrer, Jean Jaurès même, et même
Ambroise Croizat, vous vous souviendrez peut-être de ces quelques
mots de Georges Sorel :
“Si l’on échoue, c’est la preuve que l’apprentissage a été insuffisant;
il faut se remettre à l’œuvre avec plus de courage, d’insistance
et de confiance qu’autrefois; la pratique du travail a appris
aux ouvriers que c’est par la voie du patient apprentissage qu’on
peut devenir un vrai compagnon; et c’est aussi la seule manière
de devenir un vrai révolutionnaire.”
Jacques Toublet.
Jacky Toublet, correcteur de profession, fut
membre du Syndicat des correcteurs C.G.T. depuis 1963; il a exercé
des responsabilités dans cette organisation ainsi qu’à la fédération
C.G.T. du Livre et du Papier. Il est décédé en 2002.