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Jacky Toublet militant anarchosyndicaliste
Les années de formation

Origine : échanges mails avec René Berthier


Increvables anarchistes

Radio Libertaire

Jacky Toublet militant anarchosyndicaliste Les années de formation

On a pour certains êtres des sympathies profondes. Elles viennent le plus souvent de loin, d'un ailleurs partagé ou d'une ancienne connivence. Elles résistent aux dissonances et aux effets du temps. Elles perdurent sans qu'il soit même nécessaire de les cultiver. La disparition de ces êtres-là ne défait rien du lien tissé. Elle passe le relais à la mémoire, qu'il faut toujours veiller à désencombrer de sa légende. Pour ne pas trahir le souvenir.

Ma première rencontre avec Jacky date de 1967, il avait 27 ans, moi dix ans de moins. Si la date est précise le 25 novembre de cette année-là , je le dois au numéro 533 de la Révolution prolétarienne (décembre 1967) qui en indique le motif : une conférence de Marcel Body sur la Révolution russe, à la Maison Verte, rue Marcadet, dans le 18e arrondissement de Paris. La salle contenait « 300 personnes », écrit l'anonyme chroniqueur, et parmi elles, « attentifs et ardents, de jeunes militants de la nouvelle vague ». Pourquoi, si lointain, le souvenir de cette rencontre est-il resté gravé dans ma mémoire ? Je ne pourrais tout à fait le dire, mais je sais qu'il symbolise ce que Jacky ne cessa d'être à mes yeux : un héritier de cette génération qui connut la défaite sans rien abdiquer de ses principes, un héritier de cette « vieille garde » du syndicalisme révolutionnaire qui peuplait, ce jour de l'automne 1967, la Maison verte, et parmi laquelle se trouvait Julien Toublet, son père.

Dans un entretien récemment accordé à la revue Agone , Jacky l'évoquait, cette « vieille garde », avec une immense reconnaissance : Marcel Body, précisément, mais encore Pierre Rimbert, Basilio Hernaez, Raymond Guilloré, Ferdinand Charbit, cette « école extraordinaire » de la Révolution prolétarienne. Il y ajoutait Gaston Leval, dont la rencontre compta tant pour lui et à qui il devait d'avoir découvert Bakounine. Héritier, donc, Jacky le fut d'abord d'un certain type de militantisme, intensif et confiant, activiste et exigeant. Pour lui, comme pour les anciens, cette implication quotidienne dans le collectif n'avait rien de sacrificiel ou d'aliéné. C'était la vie même, substantiellement différente de celle des résignés, cette vie faite de chaleur humaine, d'espoirs et de luttes, d'illusions nécessaires aussi. La critique du militantisme, qui fit quelques ravages dans l'après-68, ne l'atteignit pas. Du côté des modernes adeptes d'un spontanéisme irraisonné, on se gaussait alors ce fut même un trait d'époque des coureurs de fond de l'anarcho-syndicalisme. Il y vit sûrement une inconséquence ou, pis encore, une prédisposition au renoncement. Bilan fait, il n'avait sans doute pas complètement tort.

Cet héritage-là, c'est au Syndicat des correcteurs CGT qu'il en réserva à l'évidence le meilleur. Par son histoire, il lui convenait à vrai dire comme un gant. Ce fut sa famille, au bon sens du terme, un tissu complexe de relations où l'engueulade et le conflit n'entamaient jamais, alors, l'entraide et la solidarité. Ce syndicat, dernière incarnation d'une CGT mythique qui pratiqua la rotation des mandats et la démocratie directe, il y tenait comme à la prunelle de ses yeux, jalousement, exagérément diront d'aucuns, qui sans doute ne saisirent pas la valeur affective et symbolique qu'il lui attribuait. Le syndicat, pour lui, c'était la mémoire résiduelle d'une tradition anarcho-syndicaliste, d'une coutume ouvrière, de Fernand Pelloutier et de Pierre Monatte, une belle histoire, un trésor même, qu'on protège et dont on s'inspire. On ne comprenait pas grand-chose à l'enthousiasme que manifestait Jacky dans l'accomplissement quotidien de tâches syndicales plus souvent ingrates qu'exaltantes en faisant abstraction de cet attachement à l'histoire, et de cette mémoire qu'il en avait. S'il savait que les temps avaient changé et le syndicat avec , s'il comprenait les enjeux du réel et en acceptait les termes, s'il refusait le conservatisme et le repli sur le passé, sa rêverie était sans doute ailleurs, dans l'évidente nostalgie d'un « avant »  où, tout à la fois organisme de défense et contre-société, le syndicat était d'abord l'école de la révolution sociale.

Les forts caractères, on le sait, ne sont pas de tout repos. Ils peuvent même indisposer.

Ils induisent aussi certaines réputations. Jacky en trimballa une, celle d'autoritaire, qui avait pourquoi le nier sa part de vérité. Ses colères, épiques, faisaient trembler les murs. Alors, sa gestuelle, sa grandiloquence, son outrance, c'était du grand jeu. Pour ma part et au risque de me tromper, j'ai toujours pensé qu'il y avait du théâtre dans tout cela. Et des scènes où, à défaut de mieux, il s'inventait des batailles : l'arrière-salle de bistrot ou la tribune. Bien sûr, ce Jacky-là pouvait déconcerter, décourager, blesser, mais il ne cherchait pas à humilier, car ce « bœufier », comme on dit en argot typographique, était, au fond, un sentimental et, par certains côtés, un grand naïf qui se trompait souvent sur les qualités supposées de ses frères humains. En règle générale, cette inclinaison de caractère le portait à l'indulgence, sauf quand, s'agissant d'histoire c'est-à-dire souvent , l'interlocuteur n'y connaissait rien.

D'où sa réputation… Les ignorants, c'est bien connu, supportent mal qu'on leur fasse la leçon.

Question de nature humaine, on n'y peut rien. Ou plutôt, on n'y peut qu'à condition de mettre les formes, de baisser pavillon, d'induire un faux rapport d'égalité, de forcer sa nature. Cela, Jacky ne savait pas le faire.

On connaissait l'histoire ou on l'ignorait. Et quand on l'ignorait, on écoutait. Pour apprendre. Il avait indiscutablement ce côté prof, formé à l'école de Gaston Leval, où la pédagogie n'était pas quoi qu'on dise spécialement anti-autoritaire.

De l'Alliance syndicaliste des années 1970 à Alternative libertaire, en passant par le groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste et la CNT, Jacky fréquenta les principales composantes de la galaxie libertaire des trente dernières années. Il en connaissait les coins et les recoins, les passages et les impasses. Avec le temps, et plutôt par expérience que par préférence, il sembla s'orienter vers un anarchisme social ouvert aux différentes sensibilités libertaires, « une nouvelle synthèse, écrivait-il, tournée vers l'action concertée de tous les anarchistes ».

A lui seul, il l'opéra, cette synthèse, animant les « Chroniques syndicales »  sur Radio-Libertaire, dirigeant le Monde libertaire, intégrant le comité de lecture des Temps maudits et collaborant à Réfractions. Son anarchisme, Jacky le voulait anti-dogmatique, ouvert au mouvement social, attentif et patient. Pour le reste, il était comme tout le monde, avec juste ce surcroît d'optimisme qui lui faisait dire encore très récemment :

« Que va-t-il se passer maintenant ? Je ne sais pas, j'espère…

Il faut tout ignorer de l'histoire populaire pour croire que l'espoir de changement, l'aspiration à l'égalité et à la liberté vont disparaître des consciences humaines. Ça prendra sans doute des formes différentes et du temps, mais quelque chose va renaître… »

Il voulait y croire, Jacky, et comment !

Pourtant, sous l'assurance et la superbe du militant, pointait parfois un découragement. Sorti du cercle restreint de la parole péremptoire et de la joute verbale, il lui arrivait aussi de douter et, dans l'échange fraternel d'un face-à-face, de le dire. Douter de quoi ?

Mais de tout, que diable ! Des masses, des individus, du syndicat, de l'utopie. Son débit, alors, se faisait plus lent, moins fluide. Sa voix trahissait la lassitude. Son armure se fêlait. Il touchait terre. Dans l'intimité d'une conversation de ce type, il n'était plus ce bretteur qu'on connaissait, mais un type lucide et incertain. Alors pourquoi le taire ? en devenant fragile, il gagnait en humanité. Ces instants, rares, où se brisent les carapaces, ont cet irremplaçable avantage de révéler l'authenticité d'un être et un peu de son secret. C'était le cas.

Au bout d'un silence le plus souvent, le doute finissait par s'estomper et la vraie nature, heureusement, par revenir. Heureusement car c'est ainsi qu'on l'aimait, Jacky, en infatigable, en passionné, en vigie de la lutte de classe. Même quand on savait qu'il n'était pas que cela.

Ce goût de remettre l'argumentaire sur l'établi, d'en vérifier l'à-propos et, si nécessaire, d'en bousculer les présupposés, Jacky s'y adonna aussi par l'écriture, et avec talent. Clairs, concis, fouillés, argumentés, ses derniers textes en attestent. Le temps lui a manqué pour aller plus loin, le temps mais aussi cette priorité qu'il accorda longtemps à l'action quotidienne, obstinée, certes nécessaire, mais aussi parfois vaine. A l'heure des regrets, celui-ci n'est pas le moindre : l'histoire des luttes sociales des trente dernières années, dont il fut le témoin engagé, reste à écrire.

Avec la disparition de Jacky, nous perdons un ami. Nous perdons aussi un lecteur attentif de ce bulletin.

Il y a un an, nous nous adressions à lui pour qu'il écrive sur Pelloutier et son Histoire des bourses du travail, récemment rééditée. Sa réponse fut positive. Puis le silence, tardivement rompu par un court message sur un bristol. Il nous y encourageait à poursuivre la tâche.

C'était quelques jours avant la mort. Il savait qu'il n'écrirait plus.

D'ici, cet hommage s'imposait. Jacky nous manquera.

Freddy Gomez

A contretemps, n° 9, septembre 2002.


DISPARITION DE JACQUES TOUBLET

Correcteur, syndicaliste et communiste libertaire

Notre camarade Jacques Toublet est décédé vendredi 14 juin [2002]  après des années de lutte contre la maladie. Avec lui, c'est une grande figure du syndicalisme révolutionnaire et du mouvement libertaire français qui disparaît.

Mémoire, c'est le nom de cette rubrique qui est familière à tou(te)s nos lecteur(trice)s régulier(e)s.

S'il y avait un camarade qui incarnait tout particulièrement cette mémoire du mouvement ouvrier et plus particulièrement de sa composante libertaire, c'était bien notre camarade Jacques Toublet qui vient de nous quitter.

Fils d'un correcteur, lui-même libertaire, Julien Toublet (secrétaire de la CGT-SR, syndicaliste révolutionnaire, dans l'entre-deux guerres), Jacques avait décidé d'entrer dans la profession après avoir reçu des cours de typographie à l'école Estienne. Il entre d'abord chez Georges Lang dans le XIXe arrondissement de Paris, une des plus grandes imprimerie de labeur des années 50 aux années 80.

Il adhère à la CGT et plus particulièrement au syndicat CGT des correcteurs de la région parisienne, syndicat dont il devient bien des années plus tard un des secrétaires généraux.

Il fait son service militaire en Algérie au début des années 60.

En 1965, il entre à l'imprimerie municipale de la Ville de Paris. Il devient libertaire un peu plus tard notamment au contact de Gaston Leval qu'il rencontre en 1967. Leval a vécu la période de la première guerre mondiale et connu l'expérience de la révolution espagnole.

L'Alliance syndicaliste

De 1968 au début des années 80, il participe à l'expérience de l'Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste qui regroupe nombre de militant(e)s libertaires impliqué(e)s dans différentes confédérations syndicales. Il s'agissait alors de créer une tendance libertaire dans les syndicats et de faire converger sur une orientation commune les différent(e)s militant(e)s, non sans difficultés.

Une période particulièrement dure pour les syndicalistes révolutionnaires, souvent isolés dans FO, la CGT ou la CFDT. SUD n'existait pas encore et la CNT n'était qu'un sigle. Il n'y avait donc aucun autre modèle alternatif possible et imaginable à proposer en dehors des confédérations, ce qui était particulièrement dur à vivre en cas d'exclusions ou de sanctions par les bureaucraties.

C'est vers la fin des années 70 que les militant(e)s de l'Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL) tentent un rapprochement avec l'Alliance syndicaliste, dont nombre de militant(e)s décident de rejoindre la Fédération anarchiste. C'est aussi le cas de Jacques Toublet qui adhère à la FA en 1981. Il fait partie du groupe Pierre Besnard de la FA du XIXe arrondissement de Paris.

C'est toujours dans les années 70 qu'on retrouve Jacques parmi les militant(e)s les plus actifs dans la solidarité avec les antifascistes et anarcho-syndicalistes espagnol(e)s. C'est avec enthousiasme qu'il suit la reconstitution de la CNT espagnole en 1976. Jusqu'à ces derniers mois ils suivait avec beaucoup d'attention les débats et l'activité de la CGT espagnole (anarcho-syndicaliste) dont le rôle dans les mobilisations syndicales et internationalistes est très important.

Au moment (1989-1991) des débats qui suivent le lancement de l'appel pour une alternative libertaire en 1988, Jacques Toublet fait partie des militant(e)s de la FA qui participent aux débats qui accompagnent cette initiative.

Tout en restant à la CGT, il participe au développement de la CNT française dans les années 90 et participe à la rédaction de sa revue théorique Les Temps maudits.

Il met également ses compétences professionnelles et ses talents d'écriture au service du Monde libertaire, l'hebdomadaire de la Fédération anarchiste dont il devient directeur de publication.

Malgré les débats très conflictuels et encore plus violents qu'aujourd'hui qui dominent entre organisations libertaires, nous gardons le contact avec Jacques durant toutes ces années.

Jacques quitte la FA en mai 2001 puis il décide de rejoindre Alternative libertaire en février 2002. La maladie l'a tenu à l'écart de la plupart de nos réunions. Il espérait jusqu'à ces dernières semaines triompher d'elle et mener une activité militante normale, en vain.

La question de l'unité des libertaires lui tenait à cœur et il espérait que la multiplication des contatcs et initiatives dans ce sens déboucherait sur de véritables débats et sur une dynamique politique.

Nous gardons de lui le souvenir d'un camarade cultivé, exigeant avec soi-même et avec les autres, imprégné de la mémoire des combats du mouvement ouvrier qu'il ne cultivait pas par simple nostalgie mais qui consistait pour lui en un moyen de faire le lien entre les combats émancipateurs d'hier et d'aujourd'hui.

Laurent Esquerre

NB : dans son numéro 26/27, 2002, la revue Agone a publié un entretien avec Jacques Toublet réalisé par Franck Poupeau. Cet entretien retrace en une trentaine de pages son itinéraire militant.



Sur Jacky Toublet

René Berthier

Cela me fait une curieuse impression de rédiger l’introduction d’un ouvrage sur Jacky Toublet parce qu’il a été pour moi un ami intime, un véritable alter ego, et il me semble qu’une telle tâche nécessiterait un minimum de recul. Je l’ai rencontré en 1969 dans le centre de sociologie libertaire de Gaston Leval et depuis, nous ne nous sommes jamais quittés, intellectuellement parlant. Mon aîné de quelques années, il a été également mon formateur en syndicalisme comme Leval l’avait été en anarchisme. Comment rendre compte des innombrables heures de discussion que nous avons eues ? Jacky était un passionné d’histoire antique et ses conversations portaient autant sur le linéaire B, sur l’histoire de Sparte et d’Athènes, sur les avantages comparés de la phalange macédonienne et de la phalange thébaine, que sur la révolution russe, la guerre civile espagnole ou sur le mouvement ouvrier français.

Notre collaboration avait fini par nous rendre totalement complémentaires dans les réunions auxquelles nous étions conviés. Plus tard, lorsque nous nous mîmes à écrire, nos écrits étaient pratiquement interchangeables. Il y a des articles de Solidarité ouvrière dont je ne sais plus si c’est lui ou moi qui les ai écrits.

Bien sûr, nous avons fini plus tard par adopter des approches un peu différentes, mais nous allions toujours dans le même sens.

Si nous n’étions pas toujours d’accord, en quarante ans, je ne me suis engueulé, mais alors vraiment engueulé avec lui qu’une seule fois. C’était quelques années avant qu’il ne nous quitte. Jacky était à la retraite, mais il suivait toujours de près ce qui se passait au Syndicat des correcteurs. Ce dernier suivait une mauvaise pente, selon lui, et il m’avait demandé de me présenter aux élections du comité syndical et de poser ma candidature au poste de secrétaire. J’avais alors cinquante ans passés et j’estimais, après une vie militante pas trop mal remplie, que j’étais en droit d’attendre paisiblement une fin de « carrière » tranquille, genre « place aux jeunes ».

Bien entendu, je finis par céder à ses amicales pressions et fus élu secrétaire – une fonction, je le précise, pour laquelle on ne se bousculait pas au portillon. Peu après, lors d’une réunion de ce qu’on peut bien appeler une « fraction », un désaccord survint entre nous sur un point tactique. Le ton monta. Bien que libertaire, Jacky était parfois plutôt autoritaire. Je finis par taper du poing sur la table, refusant d’assumer les conséquences de l’orientation qu’il voulait me faire prendre, et déclarai que les choses se passeraient comme je le disais et que j’espérais bien que Jacky me soutiendrait. Il eut l’air totalement interloqué, puis il sourit. Je  crois qu’il fut content de constater que j’étais capable de lui tenir tête.

Si on doit définir Jacky, je pense que c’est d’abord par son métier et, par conséquent, par son syndicat, qui est un syndicat de métier.

Mais sa passion, ce qui l’anima toute sa vie, ce fut l’unité du mouvement libertaire. Si le mouvement ouvrier français l’avait d’abord façonné, c’est le mouvement libertaire espagnol qui l’a durablement marqué. Ce sont des militants espagnols ou intimement liés au mouvement espagnol, comme Gaston Leval, qui nous ont marqués, l’un et l’autre.

Sa passion de l’unité du mouvement libertaire lui est peut-être venue lorsqu’il lui est apparu évident que l’unité du mouvement ouvrier était un mythe. Cette dernière étant une vue de l’esprit, il était dès lors indispensable que le mouvement libertaire concentre ses forces pour y intervenir le plus efficacement possible. C’est le passage de la référence à la charte d’Amiens à celle de Lyon.

La concentration des forces du mouvement libertaire devait se faire d’une manière pratique, pragmatique, sur des objectifs précis, simples, et progressivement. La théorie viendrait au fur et à mesure. C’est en ce sens que Jacky était essentiellement un bakouninien. Le sectarisme l’énervait prodigieusement, c’est-à-dire cette attitude consistant à insister toujours sur ce qui sépare plutôt que sur ce qui rapproche. Les grandes proclamations verbales l’énervaient également. Souvent, lorsqu’il était témoin d’une de ces proclamations révolutionnaires qui caractérisent certains militants, il se contentait de poser une question : « Qu’est-ce que tu fais comme boulot ? » Procédé certes un peu démagogique, mais efficace. La plupart du temps, la réponse qui lui était donnée lui évitait de continuer la discussion. Comme Bakounine, il pensait que les positions théoriques que prenaient les gens étaient essentiellement déterminées par leur position sociale. Un jour, dans une discussion quelque peu animée avec un jeune  militant lambertiste qui ne cessait de placer : « Nous les militants ouvriers » dans la conversation, il demanda au jeune homme : « Qu’est-ce que tu fais comme boulot ? » Après avoir tourné autour du pot, le gars répondit : « Je suis étudiant. » Jacky lui répondit simplement : « Alors, qu’est-ce que tu nous emmerdes ? » Fin de la conversation. Jacky savait bien que le procédé n’était pas très élégant, mais le jeune homme s’était montré très énervant… Par la suite Jacky replaça l’anecdote pour démontrer le phénomène par lequel les intellectuels petits bourgeois procèdent à la substitution de pouvoir aux dépens de la classe ouvrière.

Je ne verserai pas dans ce procédé consistant à accorder au disparu toutes les vertus. Jacky avait beaucoup de défauts. D’abord, il était autoritaire – ce qui est tout à fait fréquent chez les anarchistes… Un jour, nous nous sommes amusés au jeu des fausses citations. Cela consistait à inventer une phrase que tel ou tel personnage aurait pu dire. C’est ainsi que nous avons inventé une fausse citation de Lénine : « Avoir tort ou raison n’est pas un problème de démocratie. » Eh bien ! cette citation aurait très bien pu s’appliquer à Jacky.

Jacky attendait trop des gens qui l’entouraient et se trompait souvent sur eux, leur accordant des capacités – militantes notamment – qu’ils n’avaient pas. A cause de cela, il fut souvent déçu et accumula contre certains camarades une rancœur qu’il aurait pu économiser en les prenant simplement comme ils étaient.

Certains camarades de l’Alliance syndicaliste ont été très affectés par le fait que la dissolution de cette dernière ait été faite un peu à la hussarde. Peut-être ne contestaient-ils pas la nécessité de la dissolution, mais celle-ci semble bien avoir été décidée en petit comité ; à l’époque je vivais en province et ne suivais pas les choses de très près. Le passage immédiat d’une bonne partie des militants parisiens de l’Alliance à la Fédération anarchiste, par la création du groupe Pierre-Besnard  [1] , relève peut-être d’une volonté d’« anarcho-syndicaliser » la FA. Si tel a été le cas, ce fut une erreur grave d’évaluation. Il est exact que le groupe Besnard a contribué a orienter un peu la FA vers des préoccupations plus sociales, mais imaginer la transformer en organisation uniquement axée sur les luttes sociales était une chimère. Pendant plusieurs années, Jacky s’efforcera de pousser la Fédération anarchiste à s’investir exclusivement dans le « mouvement social », mais sans succès. C’est alors qu’il passa à la CNT. Son expérience au sein de la CNT ne fut d’ailleurs pas plus concluante, pour d’autres raisons  [2] .

Au-delà de ses évolutions successives, la CGT fut la constante de sa vie. Certains camarades ont voulu insister sur sa lutte contre les « stals ». C’est vrai qu’il se battit pour développer une conception du syndicalisme qui n’était pas la conception majoritaire. C’est vrai que peu de syndicats appliquent la rotation des mandats, appellent à des assemblées générales fréquentes, éditent un journal dans lequel se trouvent des tribunes libres sans aucune censure. Cependant  Jacky ne se battit jamais contre la CGT, mais en son sein. Il faut garder à l’esprit qu’il avait pour les militants communistes qu’il avait fréquentés, et auxquels il s’était souvent opposé, une estime infiniment plus grande que pour nombre d’anarchistes, y compris ceux qui s’imaginent lutter cotre les « stals ». Dans l’ensemble, nous étions parvenus lui et moi à l’idée que les communistes ne faisaient qu’occuper un terrain que les anarchistes n’avaient pas su conserver. Le problème ne se situait donc pas chez les communistes mais chez les anarchistes. Les militants communistes, les militants de la CGT étaient des hommes et des femmes infiniment dévoués à leur cause, toujours sur le terrain. Quoi qu’on puisse leur reprocher, ils étaient moins critiquables que cette militante du groupe Malatesta de la Fédération anarchiste qui refusait le soutien de la FA aux 140 000 mineurs britanniques en grève « parce qu’ils n’étaient pas anarchistes », parce qu’ils « ne luttaient pas contre l’Etat » et parce qu’« il n’y avait plus de classe ouvrière ».

Il y avait tout de même une divergence fondamentale entre nous, mais le genre de divergence que seuls des correcteurs peuvent avoir. Il s’était mis en tête d’écrire « anarchosyndicaliste » en un seul mot, sans trait d’union. Innovation hardie, à laquelle j’étais opposé. Son argument était fondé sur l’idée que l’« anarchosyndicalisme » était une doctrine globale, compréhensive, qui se suffisait à elle-même, alors que l’anarcho-syndicalisme suggérait l’accolement de deux doctrines différentes. Sur le fond on était d’accord, et on se disputait pour le plaisir. Mais j’en reste à « anarcho-syndicalisme ».

Jacky et moi avions fait, il y a très longtemps, un « deal ». Si l’un de nous deux mourait, l’autre ferait son éloge funèbre. Nous étions alors très jeunes, le monde nous appartenait, nous  pensions même que nous pouvions le changer, et la mort n’était qu’une option parfaitement théorique.

Eh bien ! Non.



Les années de formation et le militant du Livre

Interview de Franck Poupeau

(Extrait)

— Comment es-tu devenu correcteur ?

— Alors comment j’ai fait ? J’ai raté mes études, parce que j’étais… un mauvais élément…Je m’ennuyais…

— Des études de quoi ?

— Ben ! au lycée, je m’embêtais beaucoup…. Je m’ennuyais. Ce n’était pas très drôle, le lycée, à l’époque. Je ne sais pas si c’est drôle maintenant, d’ailleurs. Enfin je ne sais pas pourquoi, je m’ennuyais beaucoup, je faisais beaucoup l’école buissonnière. Alors quand j’ai eu dix-sept ou dix-huit ans, j’ai songé à changer de voie… Mon père était correcteur ; j’avais rencontré à différentes reprises des gens du Livre. J’étais allé le voir plusieurs fois à l’imprimerie du Croissant et j’avais été très séduit par la vie de l’imprimerie de presse. Et comme je lisais énormément, j’avais été également séduit par la fabrication des journaux, des livres… Comment c’était fait, etc. Ça m’avait beaucoup plu et j’ai décidé d’entrer dans l’imprimerie. J’ai suivi des cours de typographie à l’Ecole Estienne…

Par un coup de bol, la direction de Georges-Lang [3]  cherchait des correcteurs ; elle faisait passer un test, un texte tiré des Annales, réputé très difficile. Je me suis présenté, j’ai passé le test et, par une sorte de miracle — ils n’avaient sans doute personne d’autre — j’ai été accepté. A  l’essai. Voilà, et je suis entré chez Georges-Lang, j’avais dix-neuf ans et demi.

Georges-Lang, à l’époque, c’était le temple de la typographie, avec 3000 ouvriers ; c’était une énorme usine qui se trouvait dans le XIXe, qui notamment fabriquait tous les magazines de l’époque, Jours de France, Points de vue-Images du monde, Noir et Blanc, Time, L’Auto-Journal, etc. Et aussi beaucoup de livres et de revues de tous types. Puis, je suis parti militaire en Algérie, j’étais très apolitique à l’époque.

— Tu n’étais pas politisé à l’époque ? Pourquoi ?

— Pourquoi j’étais apolitique ? C’est difficile à expliquer… Mon père était militant depuis des années, et je pense que ma famille tout entière, ma mère, mes sœurs, mes tantes, mes cousins, etc., ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour que le fils ne fasse pas comme le père, et ça a marché jusqu’à vingt ans, hélas ! hélas !… Donc, je pars en Algérie, je suis incorporé direct, à côté d’Alger, dans un camp d’instruction situé vers Hussein-Dey et Fort-de-l’Eau. Une fois qu’on arrivait là-bas, on comprenait ce qui se passait, très vite. Ce n’était pas très difficile à comprendre et j’essaie de m’en aller ; j’essaie de me faire réformer, pour une histoire d’excès d’urée ; ça ne marche pas. Une fois qu’on était arrivé en Algérie, pour être réformé, il fallait quasiment être cul-de-jatte. J’écrivais régulièrement à mes parents, à mon père notamment. Le hasard veut qu’un jour je lui dise : “ J’ai appris qu’ils cherchaient des volontaires pour les compagnies sahariennes. ” Il me répond par retour de courrier : “ Quand on est dans l’armée ”, il a écrit ça comme ça, “ il faut toujours être volontaire quand on vous propose de ne pas aller au casse-pipe. Donc tu te portes volontaire. ” Et je me suis porté volontaire pour les compagnies sahariennes.

J’ai eu beaucoup de chance ; parti au Sahara, à Adrar, dans la compagnie saharienne du Touat, j’ai donc évité toute la fin de la guerre d’Algérie, l’OAS, etc. Parce que, au fin fond du Sahara, il ne se passait quasiment rien, si ce n’est que les chameaux, les vents de sable, etc. Je suis rentré en octobre 1962 ; j’ai retrouvé mon travail chez Georges-Lang ; je me suis syndiqué chez les correcteurs en 63. Voilà comment ça c’est passé…

— Chez Lang, t’es entré en quelle année ?

— En 1960, mars 60. J’avais dix-neuf ans… J’ai dû avoir beaucoup de chance à l’époque, peut-être parce qu’il y avait des gens mobilisés, et il manquait de correcteurs…

— Et toute ta famille s’est employée à ce que tu ne sois pas militant… ?

— Ah ! oui, je pense. Faut dire que ma mère était d’une famille de bijoutiers fantaisie (la bijouterie fantaisie se caractérise parce qu’elle utilise le cuivre et ce qui n’est ni l’or ni les pierres ou les métaux précieux, qui, eux, sont travaillés par les joailliers). C’étaient des bijoutiers artisans, dans le quartier du Temple. Lorsqu’elle était jeune, ma mère habitait rue du Temple. Quand elle a divorcé, je vous passe les détails, elle a été obligée de vivre comme ouvrière bijoutière, et c’est dans un atelier de bijouterie qu’elle a rencontré mon père. Et mon père a toujours été… Enfin, l’impression que ça donnait, ce n’était pas qu’il y avait entre eux une différence de classe, il ne faut pas exagérer. Mais entre l’ouvrier au sens strict du terme, le prolétaire — prolétaire, c’est-à-dire n’ayant rien, hein ! simplement son salaire — et la famille de ma mère, qui avait un petit peu d’argent, possédait leurs appartements, qui étaient artisans, des choses comme ça, il y a toujours eu une sorte d’opposition. D’autant que c’étaient des gens qui étaient religieux et conservateurs. Mon père avait une réputation détestable, justifiée de leur point de vue ; il avait été secrétaire de la CGTSR [4]  ; il était allé en Espagne durant la guerre civile, plusieurs fois ; pour différentes choses, des histoires politiques de soutien à la CNT d’Espagne, mais aussi pour transporter de l’argent ou des titres dans un sens ou dans l’autre, pour acheter des armes…

Il faut sans doute ajouter que ma mère et mes deux sœurs ont beaucoup souffert du militantisme de mon père ; de ses absences, de ses retards, de ses silences, de tous ces soucis qui éloignaient son esprit de sa famille. Peut-être est-il utile de préciser que, durant toutes les années de mon enfance et de mon adolescence, je n’ai rien connu de l’activité militante de mon père par lui-même : il n’en parlait jamais. Il était jovial, distrait, érudit et éludait les questions personnelles. Pour lui, la conscience de l’échec de la construction de la CNT [5] intervint vers 1954, me semble-t-il, année où j’avais quatorze ans et commençais à sortir de l’enfance. La succession d’échecs de son histoire militante — celui de la CGTSR, toujours marginale ; l’écrasement de la Révolution espagnole ; les conclusions de la Seconde Guerre mondiale et le triomphe des deux ennemis mortels du mouvement libertaire ouvrier que sont le libéralisme et le stalinisme ; la débâcle sectaire, pour achever le tout, de la CNT française — n’incitait guère à la péroraison. Plus tard, après 1965, il me parlera longuement, sans jamais oublier de rappeler, selon ses propres paroles, qu’il n’avait participé qu’à des défaites ; enfin, il n’était pas dans sa conception de catéchiser les enfants, y compris les siens. Chacun, aimait-il à répéter, doit faire sa propre expérience.

Pendant de longues périodes, et cela jusqu’en 1954, date à laquelle il est devenu correcteur, mon père avait de grandes difficultés à trouver du travail régulier dans la bijouterie. C’est la raison pour laquelle, sans doute, à une date inconnue de moi, mes parents ont constitué, avec quelques copains, une coopérative ouvrière de production, dont la boutique et l’atelier se trouvaient rue Sainte-Marthe, à quelques pas du local de la fédération locale de la CNT d’Espagne en exil. Pendant la période de la guerre d’Espagne, où le militantisme de mon père s’est probablement beaucoup accru, j’ai cru comprendre que c’était surtout ma mère qui assurait les frais du ménage. Ma mère travaillait beaucoup, on avait l’impression qu’elle ne dormait jamais ; durant de longues heures, le chalumeau à la main, elle soudait sans cesse de nouvelles pièces. Outre le travail qu’elle effectuait dans la coopérative Arts et Techniques appliquées, elle soudait aussi chez elle, au noir, pour un patron, payée à la pièce. Elle s’était installée un petit établi dans un recoin de la cuisine de l’appartement que nous habitions, rue Camille-Flammarion, avec quelques outils. Un des souvenirs de ma petite enfance, c’est, le matin, avec l’odeur du café, le bruit du soufflet de ma mère qui soude dans la cuisine… Chez mes parents, entre les années trente et cinquante, la vie a dû être très difficile ; et ma mère pensait, ma mère et mes sœurs, que si mon père n’avait pas milité comme il le faisait, elle aurait été moins dure ; c’est dans ce sentiment-là que j’ai été élevé  [6] … Plus tard, un copain correcteur m’a dit qu’il fallait prendre garde de ne pas faire le malheur de sa famille, à force de vouloir le bonheur de l’humanité ; cette remarque se serait tout à fait appliquée à mon père…

— Ton père, il militait depuis toujours ?

— Mon père, oui, enfin depuis ses vingt ans. Son père était mort très jeune et sa mère était devenue concierge, rue Sainte-Marthe, dans le Xe. Avant c’étaient des paysans, des paysans de la Sarthe, donc très loin de tout ça. Mon père est né à Ivry. Il est entré à l’école de bijouterie, un peu par hasard. Ce n’était pas un mauvais élève, apparemment, dans le primaire, et un instituteur l’a poussé. Pourquoi la bijouterie… pourquoi pas autre chose ? il ne savait pas… Donc il est entré à l’école de bijouterie ; il est sorti bijoutier ; il s’est mis à travailler. Et, dans le Syndicat du bijou parisien, c’étaient les syndicalistes révolutionnaires qui étaient majoritaires, bien que la CGTU [7] soit déjà dirigée par les communistes. Il est entré aux Jeunesses syndicalistes, qui étaient un organisme de formation des jeunes, puis il a suivi la filière. On peut dire que c’était le milieu normal des ouvriers parisiens… Il m’a dit que, quand il était jeune, il y avait un vieux monsieur qui habitait dans son immeuble, qui était anarchiste depuis trente ou quarante ans, et qui lui avait prêté des livres. Je pense que le milieu parisien ouvrier de ce moment-là était brassé par toutes les idéologies révolutionnaires, l’héritage de Jules Guesde, de Blanqui, ou des anarchistes [8] … Il me disait que c’était, d’une certaine manière, normal à l’époque… Il est né en 1906, donc c’était en 1920-1926, c’était après la guerre de 14, où tant de jeunes hommes étaient morts ; il y avait un sentiment populaire révolutionnaire extrêmement fort. En plus, il y avait la Révolution russe qui avait donné beaucoup d’espoirs…

— Pourquoi n’est-il pas entré au Parti communiste ?

— Ah ! oui, ça c’est un problème. Il avait du mal à répondre à cette question-là… Pourquoi un jeune ouvrier, qui a vingt ans en 1926, qui, en gros, entre dans le mouvement révolutionnaire quand il a dix-sept ou dix-huit ans, donc en 23-24, pourquoi il n’entre pas au parti communiste ? Il m’a dit : « Il y avait un débat, ça discutait beaucoup à l’époque… En fait, j’ai cru ceux qui disaient que ça commençait à dériver… »  Enfin il m’a dit quand même : « Mais je lisais l’Huma, j’achetais l’Huma tous les jours, jusqu’en 1932-33… ». Les communistes, les anarchistes, les socialistes révolutionnaires, les socialistes de gauche vivaient ensemble, à ce moment-là. Il n’y avait pas encore la rupture entre les communistes et les autres, me semble-t-il. Cette rupture que moi j’ai connue quand j’étais jeune militant. Quand on était au parti, on était quelque chose ; quand on n’était pas au parti, on était bon à jeter aux chiens et tout ce qu’on pouvait faire était considéré comme négatif… Ça n’est venu que bien après…

— Et alors comment ça s’est passé de 62 à 68, tu as toujours travaillé chez Lang ?

— Ah ! j’ai travaillé chez Lang, c’était de nuit en plus…

— C’est là que tu as eu ta formation militante ?

— Non, j’étais tellement content de n’être plus militaire, de n’être plus en Algérie que je ne faisais rien du tout.

Quand on sort d’un truc pareil… J’étais de retour de permission, à Alger, en avril 62, mars ou avril. Et j’ai assisté, quelques jours, parce que j’étais là, au départ des Pieds-Noirs. Et c’était… c’était terrifiant, c’était un drame humain terrible. Parce qu’on pense ce qu’on veut des Pieds-Noirs. Enfin de la minorité d’origine européenne qui vivait en Algérie. Qui était indéniablement une couche dominante. Ça, on ne peut pas le nier ! Mais ces gens étaient nés là-bas ; ils vivaient là-bas ; c’étaient des Algériens, aussi Algériens que les autres. Et de les voir partir, comme ils sont partis, sans rien, dans le désespoir, ça a été terrible. J’y ai assisté à Maison-Blanche ; j’attendais un avion militaire pour regagner mon cantonnement, à Adrar. Et on est restés plusieurs jours, une bande de militaires comme moi, à regarder ces gens qui partaient. On prenait parfois un taxi, il n’y avait plus d’autobus, et on allait faire un tour en ville.

A  l’aéroport, on a vu le départ des gens qui fuyaient avec la valise entourée de ficelle ; ils laissaient tout derrière eux. Et leurs ancêtres étaient venus dans ce pays trois générations auparavant, même avant pour certains. Et c’était terrifiant, terrifiant… En plus, il y avait les troubles, les gens qui se tuaient, les gens qu’on tuait dans la rue ; l’OAS [9] tuait des musulmans dans la rue, au hasard… Et le FLN [10] répondait, car il y avait des groupes du FLN, enfin de l’ALN, qui n’étaient pas contrôlés et qui se mettaient à tuer des gens dans la rue. C’était devenu épouvantable.

Quand j’ai quitté ça, quand je suis rentré, j’aspirais à être dans le silence... Je travaillais de nuit, de 23 heures à 7 heures le matin, quarante heures la semaine ; j’habitais loin, à Saint-Cyr-l’Ecole ; chaque jour de travail, je prenais le train à Versailles pour aller travailler chez Georges-Lang, j’avais trois ou quatre heures de voyage par jour ; pendant ce temps-là je lisais, bien tranquille… C’était la paix, quoi ; c’était fini tout ça… Il y avait comme une sorte de repliement… En plus, ça a été très dur de se réhabituer à la vie ordinaire. Dans les compagnies sahariennes, on se baladait dans le désert, on était des sortes de nomades. Ce fut très difficile de se réadapter à la vie citadine. On dormait dehors, dans le désert, en discutant le coup avec les nomades du coin. Au début, je n’arrivais plus à dormir dans des pièces fermées, il fallait que j’ouvre les fenêtres… Ça a duré comme ça jusqu’en 65, à peu près. Et puis, en 65, on m’a proposé d’entrer à l’Imprimerie municipale de la Ville de Paris qui se trouvait à côté de l’Hôtel de Ville, parce que je connaissais un peu la typographie. C’est à ce moment-là que je suis sorti de cette espèce d’engourdissement. Auparavant, je bouquinais beaucoup, mais je me mettais à l’abri du monde en quelque sorte. Puis, à ce moment-là, je suis sorti.

Evidemment, chez les correcteurs, à cette époque, ce n’était pas dur de trouver ce qu’on cherchait ; il suffisait de regarder autour de soi. Mon père adhérait déjà au “ noyau ” de la Révolution prolétarienne. Quand il a vu que je commençais à me réveiller un peu…

Le renouveau libertaire de mai 68 et l’anarchosyndicalisme en France

— Et en 68 ?

 — Eh bien ! En 68, il s’est passé une chose curieuse. La direction de la CGT, en l’occurrence Henri Krasucki, a organisé une réunion de tous les délégués de la presse parisienne et a demandé aux ouvriers de la presse de ne pas faire grève, pour assurer l’information. Et comme l’Imprimerie municipale fabriquait un quotidien, le Bulletin municipal officiel (BMO), nous avions pour consigne de ne pas faire grève. Alors, évidemment, on n’était pas contents du tout. Avec les autres délégués de la Cipale [11] , les plus jeunes, on faisait dans l’entreprise une assemblée générale tous les deux ou trois jours, pour essayer de déclencher la grève ; mais nous avons toujours été battus aux voix… On allait ensuite dans les autres équipes de presse, pour essayer de les faire s’arrêter. On était mal reçus souvent, et quelquefois chassés… par les délégués, les types de l’époque. C’était à la fois… très très drôle et très irritant. On était très fâchés hein ! très très fâchés. On avait honte, quoi, on avait honte. En plus, on touchait nos salaires… Enfin, c’était honteux ; tout le monde était arrêté et nous on continuait…

— Vous n’alliez pas défiler ?

— En fait si ! On était une centaine, à peu près, dans l’Imprimerie municipale ; on fabriquait énormément de boulots divers pour la Ville de Paris. Mais l’essentiel, la raison pour laquelle l’imprimerie existait, c’était le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, qui sortait tous les jours, et qui était parfois énorme, 100 ou 120 pages, avec les questions écrites, les enquêtes, les débats du conseil municipal, les adjudications, etc. Dans cette situation, il n’y avait plus d’adjudication, il n’y avait plus rien du tout. Notre travail consistait en quatre pages, huit pages ; il y avait une heure de boulot, au maximum. Alors on faisait ça, le journal était tiré, et hop ! on se tirait, bien sûr. On allait se répandre un peu partout. Et on allait manifester, parce qu’on n’avait que ça à faire. Dans la soirée, j’allais évidemment au quartier Latin… Quelquefois avec mon père, heureux comme il ne l’avait pas été depuis des années ; les conversations permanentes entre inconnus, l’ambiance, toute cette agitation, me disait-il, lui rappelaient le Barcelone de la révolution.

A l’imprimerie, on était en deux équipes, l’équipe du matin et l’équipe du soir. L’administration de la Ville faisait tout ce qu’elle pouvait pour ne pas nous provoquer, pour ne pas nous donner le prétexte de faire grève, donc c’était complètement lisse partout. On avait même des bons d’essence pour venir travailler, parce que les pompes étaient fermées, mais la Ville de Paris avait des réserves, et on pouvait aller dans les pompes de la Ville pour faire mettre de l’essence dans nos voitures, ce qui nous énervait encore plus…

— Mais vous aviez des relations avec d’autres entreprises en grève ou avec des syndicalistes C.G.T. en grève ?

— Non, pas vraiment, le Livre, c’est très fermé... Enfin on est allés à l’Union locale [12] du IVe arrondissement. Mais on y allait pour faire savoir qu’on voulait s’arrêter… Et tout le monde militant savait que la CGT avait demandé qu’on ne fasse pas grève. On se faisait mal voir en quelque sorte ; le secrétaire de l’UL ne savait pas quoi faire de nous et nous répétait sans cesse : “ Vous ne devez pas faire grève, parce qu’il faut assurer l’information ; il ne faut pas laisser le monopole de l’information aux moyens audiovisuels. ” Rien ne paraissait, sauf les quotidiens, dont l’Huma. En fait les communistes, c’est-à-dire la direction de la CGT, voulaient faire sortir l’Huma. Comme les NMPP, le système de diffusion mutualisé qui alimentait les kiosques, étaient en grève, il y avait des équipes de militants du PC — le PC, à l’époque, c’était quelque chose — qui assuraient la diffusion de l’Huma par porteurs. Tous les hebdos, l’Express, Match, l’Observateur, toutes ces choses-là, ne paraissaient pas. Ou alors ils devaient paraître à l’extérieur de l’hexagone ; il y a des gens qui ont réussi à faire paraître des choses en Belgique.

On disait à l’époque qu’il y a eu un accord entre le syndicat des patrons de la presse parisienne et la direction de la CGT. Puisque cette dernière voulait faire paraître l’Huma, pour d’évidentes raisons politiques, il fallait donc tout laisser paraître, sans discrimination… Ce n’était peut-être pas une position stupide de la part de la direction de la CGT, de son point de vue, je ne sais pas… Mais enfin, pour nous, c’était se moquer du monde. En plus, il y avait un sentiment d’abus, on avait le sentiment qu’on confortait des abus… Vous savez que la presse, à ce moment-là, était fabriquée à l’aide de plomb. C’était la fabrication traditionnelle ; la dernière invention technologique, c’était la linotype qui datait, à peu près, de 1895. Ça a dû arriver en France aux alentours de 1900. Depuis 1900, il n’y avait pas eu d’innovation technologique, sauf qu’au lieu de chauffer les linos au gaz, on les chauffait à l’électricité. Mais un ouvrier de 1903 et un ouvrier de 1960 faisaient le même travail, exactement. On a donc eu le temps de s’installer, de dominer complètement la technologie. Dans les divers lieux de confection des journaux, à ce moment-là, les ouvriers étaient les maîtres du terrain. Les représentants du patronat ne pénétraient quasiment jamais dans les ateliers ; ce n’était pas leur domaine. Les seuls qui étaient acceptés, c’étaient les rédacteurs et les secrétaires de rédaction.

Si un cadre de direction ou un patron avait l’idée saugrenue d’entrer dans un atelier sans ôter son chapeau, tout le monde s’arrêtait immédiatement. Il fallait, pour que le travail reprenne, qu’il paye le coup à toute l’équipe. Pour qu’on l’excuse d’avoir été impoli avec les ouvriers, puisque même les patrons doivent dire bonjour et, pour cela, enlever leur couvre-chef…

Sans doute peu de secteurs industriels ont-ils jamais connu cette autogestion de la production par les ouvriers eux-mêmes…

Mais il y avait un certain nombre d’abus. Et notamment des gens qui travaillaient trop. Le travail était de six heures à l’époque, on travaillait six heures ; on appelait ça un service … Le service, c’est à la fois une quantité de travail, une durée de travail et un salaire. On touchait notre argent, on était bien payés. On essayait surtout d’embaucher le plus possible, et il y avait une espèce de combat permanent contre les services supplémentaires, effectués en sus des six services hebdomadaires. Par exemple, quand il y avait une augmentation de pagination, il y avait x services supplémentaires. Il y avait deux méthodes pour résoudre la question. Soit on faisait appel à la permanence syndicale, c’est-à-dire à des gens qui ne travaillaient pas et s’étaient fait connaître du syndicat, et ils venaient travailler. Soit on faisait des services supplémentaires. Et il y avait un peu trop de services supplémentaires à l’époque. Ça se laissait aller un peu. Et, nous, les jeunes de l’époque, on avait tendance à regarder ça comme des abus. Et cette non-grève de 1968, c’était l’abus de l’abus en quelque sorte.

— Comment te définis-tu ? Comme libertaire, anarchiste ? Tu es à Alternative libertaire ou…

— J’ai adhéré à Alternative libertaire en février 2002. Mais je suis très ami et ai beaucoup d’affinités avec quelques camarades d’Alternative libertaire que je connais depuis longtemps, depuis les années 70. En fait, j’ai été membre de la Fédération anarchiste entre 1981 et 2001.

Mais, en 1968, la situation était différente. Evidemment, après un événement pareil, tous les vieux chiens du mouvement libertaire ont décidé de se réunir. Moi, je suis dans le mouvement libertaire ; du point de vue moral, je m’estime libertaire depuis 1967, notamment à partir de ma rencontre avec Gaston Leval [13] .

— Dans les années 80-90, il n’y a plus eu de conflit ?

— Ça a été fini, oui… Il y a eu, au contraire, un rapprochement important avec diverses structures du Livre. Pour des raisons strictement syndicales. Comment dire cela ? Dans la modernisation des entreprises de presse, un certain nombre  de métiers ont été plus touchés que d’autres ; par exemple, en 1975-1980, un des métiers les plus durs, celui de clicheurs — ceux qui fondaient les demi-cylindres de plomb qu’on accrochait aux cylindres des rotatives —, a disparu avec le remplacement de l’impression typo par l’offset ; la plupart se sont reconvertis en photograveurs et, avec ces derniers, ils ont constitué une structure commune. Avec l’interface graphique et la numérisation, à partir de 1985, les typos et les photograveurs risquaient de perdre un nombre important de leurs postes. Beaucoup d’emplois s’y sont maintenus par la force syndicale. D’autres, en revanche, comme les imprimeurs, non seulement conservent  un niveau acceptable d’emplois mais également leur capacité intacte de bloquer la production.

Du commencement des années quatre-vingt à 1993, dans le Livre parisien CGT, avec les secrétariats de Roger Lancry et de Roland Bingler, s’est constituée une coalition majoritaire formée surtout des “ graphiques ” — les typos, les correcteurs, les imprimeurs, les cadres des mêmes catégories — suffisamment cohérente pour qu’elle dirige l’organisation syndicale tout entière. Les autres catégories, les “ non-graphiques ” — électromécaniciens, ouvriers des départs, auxiliaires, employés — s’étaient placées en situation d’attente, plus ou moins critique. L’interface entre les deux groupements, tout à fait informels mais dont les rapports déterminaient toute la politique syndicale, était assurée par les photograveurs, catégorie du Livre la plus proche, à l’époque, de la direction du PC. (L’un des membres de sa direction est un des gendres de Georges Marchais, alors secrétaire général.)

Ce qu’il faut comprendre, c’est que, dans les entreprises de presse, la CGT du Livre, encore aujourd’hui, représente un réel pouvoir. Sur l’embauche des catégories ouvrières, sur la formation professionnelle, les organes représentatifs, même sur l’investissement et les configurations techniques, son influence est déterminante. Le rôle du Comité intersyndical est de maintenir l’équilibre et l’unité entre les catégories et les personnes ; c’est, ou plutôt c’était son rôle.

A l’intérieur de cette situation, des catégories, des “ métiers ” sont plus forts, parce que les ouvriers qui exercent cette profession sont plus nombreux et que leur capacité à empêcher de sortir la production est plus grande [14]  : les correcteurs ou les auxiliaires ont moins de “ pouvoir ” que les imprimeurs… Or l’évolution technique a fait en sorte que certains groupes ouvriers ont perdu de ce pouvoir : beaucoup de tâches des typos et des photograveurs sont maintenant assurées par des robots ou par la rédaction — le corps professionnel qui a profité le plus de la modernisation.

Nombre de militants de ses catégories n’ont pu supporter cette nouvelle situation, qui se concluait par leur progressive impuissance. D’autant qu’un nouveau “ métier roi ”, celui d’imprimeur-rotativiste, à la puissance de frappe inchangée, était en train de détrôner les anciens aristocrates de la profession, les typographes. Les rotativistes qui, en outre, jusqu’en 1993, fournissaient celui qui était secrétaire du Comité intersyndical de la presse… Ce que les responsables des catégories déclinantes ont tenté de réaliser, c’est de remplacer leur ancienne force sociale, due aux métiers qu’ils exerçaient naguère dans la production, par un pouvoir bureaucratique, institutionnel, celui du secrétariat du Syndicat général du livre et du Comité intersyndical.

A cette date, 1993, un renversement d’alliance fut opéré. Une nouvelle majorité à la Chambre typographique se rapprocha des photograveurs qui prit la tête du groupe des non-graphiques. Une provocation fut organisée avec la complicité d’Alain Ayache, l’éditeur du Meilleur, pour tenter de remplacer le secrétaire de l’Inter, un rotativiste, par un photograveur. La manœuvre échoua, parce que les rotativistes et les correcteurs comprirent et refusèrent la manipulation, mais elle divisa l’organisation syndicale parisienne de manière durable.

Depuis cette date, deux structures parisiennes coexistent, plus ou moins de manière conflictuelle.

En outre, ces dernières années, un rapprochement, des débats, des échanges de points de vue se sont développés au sein du Livre CGT, de manière informelle, entre les différents syndicats de la presse ; beaucoup d’équipes de presse, à Paris comme dans les régions, estiment que la direction fédérale néglige beaucoup les questions de défense des qualifications et est très molle sur le problème de la formation — elle semble considérer que les réflexions concernant les métiers et leur défense sont devenues obsolètes ; elle ne cherche plus à défendre les métiers du Livre mais à préparer un vaste rassemblement des travailleurs de la communication… Cette orientation a créé beaucoup de mécontents parmi le Livre — et les travailleurs de la communication ne sont toujours pas en train de se presser pour entrer à la CGT. On parle beaucoup, depuis quelques mois, d’une association de travailleurs de la presse et des métiers du Livre qui serait en constitution…

Enfin, une menace précise plane sur le Syndicat des correcteurs, puisque la doctrine de la CGT est de favoriser le syndicat d’entreprise, alors que la CGT-Correcteurs est un syndicat de métier. Dans la Fédération du livre, il y a un article des statuts qui permet, à Paris, de conserver des syndicats de métier, et le bruit court, qui semble confirmé par plusieurs sources, qu’au prochain congrès la Fédération demanderait la suppression de cet article. Elle obligerait donc tous les syndicats de la Fédération de n’être que des syndicats d’entreprise ou des syndicats d’industrie locaux [15] , ce qui fait que le Syndicat des correcteurs ne pourrait plus être fédéré. Alors je ne sais pas ce que ça va donner…

— Et comment tu analyses la stratégie syndicale de la CGT en France ?

— Oh ! je ne sais pas. Peut-être la direction et les centaines de permanents veulent-ils juste protéger l’appareil, et leurs emplois ; peut-être ne s’agit-il que d’une stratégie de survie… Ils ont donc besoin de s’intégrer à l’Europe, à la CES [16] . Qui les fera accéder aux subventions de l’Union européenne [17] . Mais que vont-ils peser dans la CES ? Que pensent de tout cela les vieux sociaux-démocrates qui, j’imagine, les voient venir … J’imagine les militants du DGB [18] qui voient arriver les communistes français. Ça doit les faire rigoler quand même, non ? Après tout ce qui a été dit par la CGT contre la “ Petite Europe ” et la CISL ; c’est un vrai Canossa, ne croyez-vous pas ?

En résumé, il s’agit peut-être d’une orientation intelligente du point de vue de l’appareil. Sans doute cynique mais intelligente. Si c’est la préservation de l’appareil qui est l’objectif, ça se comprend.

Mais d’un point de vue syndicaliste, ou avec comme objectif la constitution d’un parti socialiste de gauche — ce qui pourrait être l’évolution positive du PCF —, c’est stupide : avec tout ce qui se passe en ce moment, s’ils prenaient la tête des actuels mouvements sociaux, ils auraient un succès fou… Sud s’est entièrement développé sur leurs carences. Il ne faut pas oublier que pour les gens comme moi, ou comme Renard [19] , c’est-à-dire les camarades qui sont vraiment issus de 68, tous ceux qui ont été formés durant cette période-là, la CGT était droitière. L’extrême gauche s’est développée sur la gauche de la CGT et de la CFDT. Naguère les “ stals ” combattaient cette implantation avec acharnement : rien ne devait peser à leur gauche. C’est insensé aujourd’hui que les camarades du Parti communiste soient devenus suffisamment myopes pour laisser se développer quelque chose à leur gauche…

Il est vrai que l’intégration à l’Europe et à la CES suppose des orientations modérées. Soutenir en même temps les “ aventuristes ” du mouvement social impliquerait un vrai grand écart. Auparavant, les “ stals ” savaient faire cela, un discours révolutionnaire, des gestuels à la bolchevik qui coexistaient avec une collaboration plus ou moins discrète avec les pouvoirs publics ou le patronat. Comme pendant la période gaulliste… ou en 68. Mais je crois qu’ils ont perdu beaucoup de la culture bolchevique…

J’ai connu quelques vieux militants syndicalistes du parti, notamment un gars du papier-carton qui vient de partir à la retraite. Il fallait entendre la culture de cet homme, alors que ceux qui sont en place maintenant… Ce sont des sociaux-démocrates qui ne sont ni démocrates ni pluralistes. Qui n’ont aucune qualité des socialistes, c’est-à-dire l’acceptation d’une certaine démocratie interne et du pluralisme. Mais ils n’ont plus aucune des qualités des staliniens non plus, comme le dévouement ou l’esprit de classe. Il n’y a plus rien du tout… C’est juste l’appareil qui compte… Je connais un vieux copain du Parti communiste, avec qui je me disputais beaucoup autrefois. Et les événements et le temps passant, on s’est disputé moins. On a même fini par discuter et je lui ai demandé récemment : “ Mais alors qu’est-ce que tu penses du Parti ? ” et il m’a dit : “ C’est fini, c’est n’importe quoi, c’est une catastrophe, c’est plus rien ! ”

— Vous ne semblez pas avoir de bons rapports avec les trotskistes ?

— On a eu des rapports chez les correcteurs, puisqu’un certain nombre de camarades du syndicat étaient trotskistes. Des rapports assez bons d’ailleurs, en général… Je connaissais et appréciais beaucoup Michel Lequenne, un trotskiste historique, animateur des grèves de l’édition des années soixante-dix, et un des anciens camarades de Récanati [20] qui s’appelle Xavier Langlade, qui fut secrétaire des Correcteurs un moment ; on était presque amis.

Il y a nombre de trotskistes chez les correcteurs, alors on se supporte [21] . En outre, le Syndicat des correcteurs n’est pas géré en fonction de négociations éventuelles entre les tendances politico-syndicales présentes dans ses rangs. C’était en tout cas ainsi que les choses se passaient lorsque j’étais secrétaire. J’essayais toujours qu’au sein du comité syndical soient représentées les diverses sensibilités du syndicat, celles qui en acceptaient l’orientation et le fonctionnement (j’appelais cela l’arc-en-ciel du syndicat) ; seuls l’OCI et les staliniens refusaient de faire partie de ce regroupement majoritaire. Parce que les personnes existent, au-delà de leur appartenance politique. Ce sont elles qui prennent les décisions et non les groupes ou les philosophies auxquels elles adhèrent. Et il est possible de transcender les divergences politiques au moyen d’une action syndicale au service des adhérents et discutée selon des formes démocratiques. 

Ceux qui sont particulièrement difficiles à gérer, ce sont les gens du Parti des travailleurs, les lambertistes. Ils nous ont beaucoup embêtés, mais ils se sont auto-détruits… On ne sait jamais trop exactement quel jeu ils jouent, qui est qui, qui est quoi ?

[S1]  Je vous ai parlé, plus haut, des rapports étranges et privilégiés qu’Alexandre Hébert entretient avec l’OCI … Quelle est leur influence réelle ? je ne saurais dire…

Ils étaient très influents avant 68 chez les Correcteurs et au Livre CGT ; c’étaient les seuls qui faisaient de l’opposition de manière organisée, autour d’un vieux typo nommé Paul Hirzel, décédé de maladie en 1968…

Cependant, à mesure que le temps a passé, leur apparente impossibilité à comprendre les situations réelles les a affaiblis. Par exemple, pendant le conflit du Parisien libéré, qui a duré quand même vingt-sept mois, ils avaient comme position de radicaliser la lutte. Ils disaient sans arrêt qu’il fallait déclencher une grève générale de la presse et du labeur. Ce n’était pas très raisonnable du point de vue de la tactique syndicale. Un peu trop tout ou rien, ça passe ou ça casse. Mais, après tout, pour quoi pas ? Le problème était qu’ils accompagnaient ce mot d’ordre très radical, diffusé par des tracts et défendu en réunions d’équipe ou en assemblée générale du Syndicat des correcteurs, par une attitude complètement passive, purement déclamatoire et verbale. Or, pendant le conflit du Parisien, il y eut beaucoup d’actions directes plus ou moins violentes : destruction de matériel, journaux déchirés, voitures cassées, etc. ; on appelait cela les “ rodéos ”. Elles étaient menées, dans le cadre des syndicats parisiens du Livre, par des ouvriers du Parisien et d’autres qui venaient les aider. Et les camarades de l’OCI se sont mis eux-mêmes dans cette contradiction : une stratégie grève-généraliste qui aurait pu séduire l’aile la plus radicale, si elle n’avait pas été que de façade. Mais ils se refusaient à militer côte à côte, dans les “ rodéos ” et autres actions, avec cette aile radicale — sans doute la haine des “ stals ” et des “ anars ”. Qui les prenait, du coup, pour des rigolos et des bavards inconséquents. Et qui leur disait “ plutôt que de nous faire le coup de la grève générale, vous feriez mieux de venir avec nous, la nuit, pour casser les voitures d’Amaury ”. C’était ce qu’on leur répondait. Et ils ont perdu beaucoup de crédibilité à ce moment-là ; on les a pris pour des charlots. C’est étonnant, il y a une étrange myopie parfois chez ces trotskistes-là, et ils se sont détruits eux-mêmes…

Les Correcteurs ont dû leur apparaître comme un enjeu, mais ils ont fait des trucs complètement fous. En 1978, en préparation du Congrès de Grenoble, il y avait donc un copain, un type très bien d’ailleurs, qui était à l’OCI — c’était là son seul défaut —, qui fut élu pour être délégué du Syndicat des correcteurs. On s’est retrouvés, lui et moi, délégués. Tout le monde, au syndicat, disait : “ C’est un bon militant ; il n’y a pas de raison que les militants lambertistes de l’OCI ne soient pas délégués du Syndicat des correcteurs, des “ anarchos ” le sont bien… ”

Malheureusement pour lui, ce pauvre camarade a été pris en main par son parti dès que sa délégation fut devenue publique. On a pu lire dans Informations ouvrières que, Untel, délégué au XLe Congrès de la CGT par le Syndicat des correcteurs, prenait en charge telles revendications de telles ou telles entreprises en grève, dans la métallurgie ou l’alimentation ou je ne sais quoi. Le tout orchestrée avec conférences de presse, tracts de l’OCI et des diverses succursales de la secte, à cette époque,  le Comité d’alliance ouvrière du Livre et l’AJS.

Tout le monde, au syndicat, s’est alors dit, et les anarchosyndicalistes n’étaient pas les derniers à poser la question : “ Il est certes délégué du Syndicat des correcteurs, mais pour quoi faire exactement ? Défendre les positions du syndicat, ou défendre les revendications d’on ne sait quel syndicat d’une ou plusieurs entreprises inconnues de la profession ? ”

Du coup, à l’assemblée générale suivante, le syndicat lui a retiré son mandat et a élu un autre camarade, proche de la LCR…

Bon, peut-être qu’à ce moment-là on s’est dit : “ C’est le moment de le passer au lance-flammes. ” C’était de bonne guerre, mais enfin c’était tellement bête…

J’ai aussi remarqué qu’il y a beaucoup de machisme chez les lambertistes ; ça roulait beaucoup les mécaniques, avec un service d’ordre impressionnant de vraies brutes. Ce machisme politique consistait à dire : On fait, même si c’est idiot, parce que on a décidé de faire… Et, là, le pauvre camarade, il a vraiment pris la porte dans la tête.

Les gens de l’OCI, comme ils le faisaient toujours, pour rouler les mécaniques afin de montrer que c’étaient eux les vrais de vrais qui dirigeaient, n’ont rien trouvé de plus intelligent que de l’emmener à Grenoble pour qu’il y fasse une conférence de presse en dehors du congrès. Ce qui était une imbécillité, une perte de temps, d’argent, et ils ont ridiculisé ce pauvre copain qui a raconté ses malheurs devant une salle vide. Il y eut un petit entrefilet dans le journal local. Tout ça faisait doucement ricaner les gens du PC, voir ceux qu’ils appelaient “ les gauchistes ” se disputer entre eux…

Heureusement pour lui, chez les correcteurs, tout le monde se fout complètement de ce genre de chose ; on s’est plutôt moqués de lui, du genre : “ Alors t’as pas eu trop froid à Grenoble ? Il y avait du monde à ta conférence ? ” Beaucoup de choses comme ça les ont tournés en ridicule, et je n’ai jamais vraiment compris la politique des lambertistes.

Des bruits courent selon lesquels le futur secrétaire de FO serait une taupe lambertiste. Dans ces affaires-là, on ne sait trop jamais qui noyaute qui. Comme avec les poupées russes, il y a toujours quelqu’un qui est caché encore plus profondément…

J’étais invité au congrès de FO, il y a trois ou quatre ans, au nom du Monde libertaire et de Radio-Libertaire. J’y suis allé pour voir comment ça se passait.

Dans FO, apparemment, il y a un sentiment anti-trotskiste très important à la base et parmi les cadres moyens de l’appareil. Les camarades de Force ouvrière craignent que les trotskistes lambertistes réussissent, avec le temps, à y faire ce que les communistes “ orthodoxes ” ont réussi à la CGT. Je pensais que les lambertistes étaient intégrés dans l’appareil, qu’ils faisaient partie de la direction, eh bien ! pas du tout, en apparence tout au moins… Quelle est la possibilité réelle de retourner un appareil syndical aussi important que celui d’une confédération qui a plusieurs centaines de milliers d’adhérents en noyautant tout ce qu’on peut, en se taisant et en prenant des positions opportunistes ? Parce que, à FO, à la différence du fonctionnement des autres centrales, l’extrême gauche — si on considère l’OCI comme d’extrême gauche — ne fait pas d’opposition ouverte, connue ; elle essaie seulement de se faufiler vers les responsabilités. C’est une orientation étrange. Si elle réussissait, on se trouverait en présence d’une direction syndicale qui devrait déborder sa base par la gauche… Je ne sais pas si c’est possible.

A l’époque, dans les années soixante-dix, les seuls avec qui on pouvait parler c’étaient les trotskistes de la LCR.

A l’OCI, ils avaient toujours des gadgets politiques qui monopolisaient leurs activités et, semblait-il, leurs pensées. Par exemple : “ 20 000 travailleurs devant l’Assemblée nationale. ” Ça durait trois mois. Pendant trois mois, tu ne pouvais rencontrer un gars de l’OCI sans qu’il te sorte son truc ; tu avais l’impression de parler à un magnétophone…

Chez les Correcteurs, ce sont les lambertistes qui avaient, après 68, la possibilité réelle de prendre la direction du syndicat ; c’est eux qui avaient le plus de forces vives, qui étaient les plus nombreux, qui avaient le plus de jeunes. Ils auraient dû prendre la direction du syndicat, s’ils avaient été un tout petit peu plus adroits.

C’était presque facile de les battre ; on avait presque honte de leur coller des volées en assemblée générale, tant ils étaient maladroits.

Lors d’une assemblée générale de ces années-là, quelques minutes après que les admissions eurent été votées, un nouvel arrivant, dont on apprendra qu’il est militant de l’OCI, monte à la tribune et commence à faire un discours, tout à fait structuré et argumenté, qui dure bien vingt minutes. Les présents à l’assemblée regardent une telle prestation avec effarement. Tout le monde chuchotait : “ D’où vous l’avez sorti celui-là ? Il commence bien ; il est syndiqué depuis cinq minutes et il nous casse déjà les pieds avec des discours interminables. Qu’est-ce que ça va être dans quelques années… ”

C’est dire leur maladresse. Quand un militant arrive quelque part où il est inconnu, il ne commence pas à faire la leçon à tout le monde. Dans n’importe quelle association, s’il se conduit comme le camarade dont je parle, même s’il a la ligne politique la plus juste du monde, il va passer pour un donneur de leçons et un casse-bonbons…

En conclusion de cette partie, je dois cependant ajouter qu’un militant de l’OCI a fini par acquérir droit de cité dans la profession. Je ne me sens pas le droit de citer son nom ; je dirai seulement qu’après plus de trente ans de présence et d’activité il a fini par gagner le respect et l’estime de tous ; il a été pendant vingt ans peut-être délégué des correcteurs du Monde. Lorsqu’il a quitté la région parisienne, à sa retraite, les Correcteurs et les Rotativistes ont décidé de lui faire une petite fête, avec un cadeau utile, à savoir un ordinateur. Je puis vous assurer que, pour qu’une telle chose se produise, il fallait que le camarade en question soit un militant d’une trempe exceptionnelle…

— Pour revenir à Libération, est-ce que vous n’avez pas envahi le journal  [22]  ?

— Si, en 1981, je crois bien…

— Quelles en étaient les raisons ?

­— Pour une histoire syndicale mais tout est compliqué avec Libé. La direction avait embauché des travailleurs en contrats à durée déterminée, dont une correctrice. Durant sa présence, la copine avait été nommée représentante au comité d’entreprise. Malgré ce mandat, la direction ne voulut pas renouveler son CDD. Ou peut-être, au contraire, ne le voulait-elle pas parce que notre camarade était syndiqués. Parce que, à Libération, il y a toujours eu un sentiment extraordinairement autonomiste ; ils n’avaient conservé du gauchisme que cela, l’autonomie,  l’autonomie vis-à-vis de tout le reste ; cette “ autonomie ” signifiait concrètement une féroce haine antisyndicaliste et la promotion d’un fayotage indécent envers la direction.

La jeune correctrice arrive au syndicat et elle dit : “ Voilà, ils veulent me foutre dehors parce que je suis déléguée. ” On discute avec elle et on se demande ce qu’on fait… Comme Libération nous énervait depuis longtemps, on décide de les envahir. On s’était mis d’accord avec les délégués CGT à l’intérieur, on a bloqué la porte d’entrée et hop ! on a filé dans le machin, là, la spirale [23] … Ça a manqué d’aller mal, parce que on était assez nombreux quand même… Les gens de Libé étaient vraiment fâchés de nous voir arriver… L’arrivée de la CGT, correcteurs compris, c’était comme l’invasion des cosaques ! Un gars a essayé de me flanquer un coup de poing à la figure. Et il m’a traité de stalinien ! Après, on m’a dit que c’était un ancien maoïste. J’ai trouvé notoirement sublime d’être traité de stalinien par un ancien maoïste, et qu’il ait essayé de me frapper parce que nous défendions l’emploi dans ce journal supposé, à sa création, soutenir les luttes populaires ! Puis, ça a tourné un peu à la plaisanterie ! Lorsque  July  nous a vus, il m’a dit : “ Si tu m’avais appelé, je t’aurais reçu ! ” Mais je voulais foutre un peu le bordel d’abord !

Comment l’affaire s’est-elle terminée ? Nous avons eu des entrevues avec July. La camarade n’a pas obtenu son maintien dans la boîte — en fait, les sicaires “ autonomistes ” de la direction la haïssaient, parce qu’elle avait fait appel à un syndicat, à quelque chose d’extérieur au dieu journal qui avait embêté le grand chef génial. Nous avons obtenu des fonds pour lui organiser une bonne formation de secrétaire de rédaction.

Au cours des négociations, Lancry est intervenu, en tant que secrétaire de l’Inter, il a bien compris que cette affaire était plus complexe qu’une simple négociation de fin de CDD. Puisque, me dit-il, nous aurions pu obtenir des fonds sans envahir le journal. “ Oui, lui répondais-je, mais beaucoup moins sans doute ; et nous voulions essayer de forcer un peu. ” En fait, je crois qu’il a pensé qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre gauchistes, entre soixante-huitards ; avait-il entièrement tort ?


[1] A cette époque-là, je vivais en province et n’ai pas assisté à la dissolution de l’Alliance. Je n’ai adhéré au groupe Besnard que trois ans plus tard.

[2] Voir ci-dessous, sa lettre de démission de la Fédération anarchiste..

[3] L’imprimerie Georges-Lang était, dans les années 60, une des plus grosses imprimeries parisiennes. Elle regroupait tous les secteurs de production de l’impression, depuis la composition (fabrication des pages) jusqu’aux ateliers d’impression typographique, d’offset et d’hélio ainsi que la brochure-reliure. Elle a développé le procédé d’offset en France de façon industrielle et a fermé ses portes vers 1975. 

[4] La CGTSR, dite la « troisième CGT », a été créée après la rupture entre les réformistes de la la CGT dirigés par Léon Jouhaux, et par les oppositionnels de la CGT qui ont fondé la CGTU en juin 1922 au congrès de Saint-Etienne. Ces oppositionnels s’étaient regroupés dans des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR) dont un des secrétaires généraux fut, en 1920, Pierre Monatte, évincé, en mai 1921, par Pierre Besnard, un anarchosyndicaliste appartenant au Pacte, « société secrète de type bakouninien ayant pour objectif de conquérir la direction des CSR et de la CGT » (Maitron, p.59-62). Le courant anarchosyndicaliste ne prend néanmoins pas le contrôle de la CGTU au congrès de Saint-Etienne en juin 1922 et de Bourges en novembre 1923 où les communistes triomphent, comme le montre le vote en faveur de l’adhésion à l’Internationale syndicale de Moscou contre celle de Berlin. Besnard  tente de regrouper les anarchosyndicalistes dans le Comité de défense syndicaliste à partir de 1922, et de réunifier la CGT par la base à partir de 1923 à 1924. A la suite de cet échec, il envisage la création d’une « troisième CGT ». Lorsque des syndicats quittent la CGTU, en 1924, après le congrès de Bourges, Besnard les regroupe en une Union fédérative des syndicats autonomes de France, qui aboutit à la formation de la CGTSR en novembre 1926 à l’occasion du congrès de la Fédération autonome du Bâtiment. La CGTSR adhère alors à l’Internationale syndicaliste de Berlin (pour plus de détails, voir le chapitre 3 du tome II de Maitron, les Anarchistes et le Mouvement ouvrier). La CGTSR ne recueille pas, cependant, l’assentiment des anarchistes et, en particulier, de l’Union anarchiste, et ne dépasse pas réellement, dans les années 20 et 30, les 5 000 adhérents.

[5] Confédération nationale du travail, centrale syndicale syndicaliste révolutionnaire et anarchosyndicaliste créée en 1945 en prolongement, en tant que section de l’Association internationale des travailleurs, de la CGTSR. Les grèves de 1995 l’ont renforcée dans de nombreux secteurs.

[6] En relisant cette partie de son interview, Toublet a cru devoir ajouter les remarques suivantes : « Je ne voudrais pas qu’on prenne ma mère pour une réactionnaire, ce qu’elle n’était pas. Simplement, elle n’avait pas la tête militante. Son souci premier était sa famille et que ses enfants vivent mieux qu’elle ne l’avait fait. Ainsi, elle a fait très attention de ne m’apprendre aucun rudiment du métier de  bijoutier. “ C’est un métier de crève-la-faim ”, disait-elle. Elle voulait que ses enfants fassent des études ; je me souviens encore qu’elle m’a dit, en devenant rouge de colère, que sa patronne lui avait répondu : “ Les fils d’ouvriers ne vont pas au lycée ! ” lorsqu’elle s’était un peu vantée que son fils avait réussi l’examen d’entrée en sixième et qu’il allait aller au lycée. »

[7] La réunification entre la CGT et la CGTU a eu lieu en 1936.

[8] Jules Guesde (1845-1922) : fondateur du Parti ouvrier français (POF), la première organisation à se réclamer du marxisme en France, une des composantes de l’unification socialiste de 1905 qui aboutit à la création de la S.F.I.O. Opposé à la participation à des gouvernements de coalition avec la bourgeoisie, il se rallie cependant à l’Union sacrée en 1914 et devient ministre d’Etat. Auguste Blanqui (1805-1881), dit “ l’Enfermé ” en raison des trente-sept années qu’il a passées en prison, participe à des mouvements ouvriers et dirige, en mai 1839, une tentative d’insurrection. Il joue un rôle central dans la révolution de 1848 qui lui vaut la prison puis l’exil. En 1870, il participe à une tentative de proclamer la République qui lui coûte un nouvel emprisonnement qui l’empêche de participer activement à la Commune.

[9] OAS (Organisation de l’armée secrète), organisation formée par les militaires qui ont refusé de se rendre après le putsch d’avril 1961 et divers groupes d’activistes pieds-noirs d’extrême droite ; sa stratégie était essentiellement basée sur la terreur.

[10] FLN : Front de libération nationale. Mouvement indépendantiste algérien.

[11] Ainsi nommait-on l’Imprimerie de la Ville de Paris, en référence à un vélodrome aujourd’hui disparu.

[12] L’union locale, c’est la structure qui réunit, sur un lieu donné, commune ou arrondissement d’une grande ville, tous les syndicats d’une même centrale, c’est le sous-multiple d’une union départementale.

[13] Gaston Leval (je n’ai pas de documentation suffisante).

[14] Les patrons, eux, appellent cela la capacité de nuisance…

[15] Un syndicat local est une structure qui rassemble, sur une localité, les travailleurs d’un même secteur industriel.

[16] Note sur la CES et l’entrée de la CGT dans la CES. Voir livre de Corinne

[17] “ J’ajouterai, dira Toublet à la relecture, une remarque de José Maria Olaizola, qui répondait à une question sur l’évolution des Commissions ouvrières espagnoles. Pourquoi, lui demandais-je, les secteurs critiques des CC OO ne constituent pas une nouvelle confédération en Espagne, puisqu’il n’existe aucun espoir de redressement, maintenant que sa direction est passée à droite et va même jusqu’à attaquer le PCE, bien mal en point lui aussi ; ce secteur critique, notamment formé de communistes et de trotskistes, empêcherait que des syndiqués combatifs des CC OO passent à la CGT, chez les anarchosyndicalistes… Eh bien ! ils ne le font pas, selon José Maria, parce qu’il leur faudrait repartir de zéro, c’est-à-dire sans locaux, sans subventions, sans rien. Comme José Maria et ses copains ont dû le faire après la scission de la CNT. Et, depuis trop longtemps, ces camarades des secteurs critiques militent avec des facilités auxquelles ils ne pourraient se passer… ”

[18] Note sur le DGB

[19] Thierry Renard est un des fondateurs de Sud-PTT, membre d’Alternative libertaire. Voir Syndicalement incorrect. Sud-PTT, une aventure collective, (coord.) Annick Coupé et Anne Marchand, Paris, Syllepse, 1998.

[20] Ceux qui souhaitent avoir plus de renseignements sur ces deux camarades peuvent voir le beau film de Romain Goupil, Mourir à trente ans, film qui relate l’histoire de Récanati et de Xavier.

[21] “ Je pourrais peut-être ajouter qu’en 1980, précisa Toublet à la relecture, alors que je commençais mon premier mandat de secrétaire, un bon camarade proche de la LCR, Pierre de Boisboisselle, décédé depuis, m’avait averti que la structure de la LCR pour le Livre avait décidé  de “ nous ” laisser, nous les libertaires, occuper dans un premier temps les postes de responsabilité du syndicat, pour nous “ user ”, et que les “ trots ” de la LCR se mettaient en situation de recours : ils prendraient les affaires en main lorsque nous aurions été mis en déroute… Pierre ajoutait que nous avions intérêt à nous méfier. Voilà, en gros, comment se passaient les rapports entre les libertaires et les “ trots ” chez les Correcteurs ; apparemment, le Syndicat des correcteurs les a “ usés ” plus vite que nous autres…

[22] Libération a été occupé par des autonomes en 1977, et la CGT (la CGT-Correcteurs) en 1981.

[23] Le siège de Libération se trouve dans un ancien parking : la spirale désigne l’ancienne voie d’accès des véhicules, qui permet de passer d’un étage à l’autre.