Increvables anarchistes
Radio Libertaire
Jacky Toublet militant anarchosyndicaliste Les années de formation
On a pour certains êtres des sympathies profondes. Elles
viennent le plus souvent de loin, d'un ailleurs partagé ou d'une
ancienne connivence. Elles résistent aux dissonances et aux effets
du temps. Elles perdurent sans qu'il soit même nécessaire de les
cultiver. La disparition de ces êtres-là ne défait rien du lien
tissé. Elle passe le relais à la mémoire, qu'il faut toujours
veiller à désencombrer de sa légende. Pour ne pas trahir le souvenir.
Ma première rencontre avec Jacky date de 1967, il avait 27
ans, moi dix ans de moins. Si la date est précise –
le 25 novembre de cette année-là –,
je le dois au numéro 533 de la Révolution prolétarienne
(décembre 1967) qui en indique le motif : une conférence de Marcel
Body sur la Révolution russe, à la Maison Verte, rue Marcadet,
dans le 18e arrondissement de Paris. La salle contenait
« 300 personnes », écrit l'anonyme chroniqueur, et parmi
elles, « attentifs et ardents, de jeunes militants de la
nouvelle vague ». Pourquoi, si lointain, le souvenir de cette
rencontre est-il resté gravé dans ma mémoire ? Je ne pourrais
tout à fait le dire, mais je sais qu'il symbolise ce que Jacky
ne cessa d'être à mes yeux : un héritier de cette génération qui
connut la défaite sans rien abdiquer de ses principes, un héritier
de cette « vieille garde » du syndicalisme révolutionnaire
qui peuplait, ce jour de l'automne 1967, la Maison verte, et parmi
laquelle se trouvait Julien Toublet, son père.
Dans un entretien récemment accordé à la revue Agone , Jacky l'évoquait, cette « vieille garde », avec
une immense reconnaissance : Marcel Body, précisément, mais encore
Pierre Rimbert, Basilio Hernaez, Raymond Guilloré, Ferdinand Charbit,
cette « école extraordinaire » de la Révolution prolétarienne.
Il y ajoutait Gaston Leval, dont la rencontre compta tant pour
lui et à qui il devait d'avoir découvert Bakounine. Héritier,
donc, Jacky le fut d'abord d'un certain type de militantisme,
intensif et confiant, activiste et exigeant. Pour lui, comme pour
les anciens, cette implication quotidienne dans le collectif n'avait
rien de sacrificiel ou d'aliéné. C'était la vie même, substantiellement
différente de celle des résignés, cette vie faite de chaleur humaine,
d'espoirs et de luttes, d'illusions nécessaires aussi. La critique
du militantisme, qui fit quelques ravages dans l'après-68, ne
l'atteignit pas. Du côté des modernes adeptes d'un spontanéisme
irraisonné, on se gaussait alors – ce fut même un trait d'époque – des coureurs de fond de l'anarcho-syndicalisme. Il
y vit sûrement une inconséquence ou, pis encore, une prédisposition
au renoncement. Bilan fait, il n'avait sans doute pas complètement
tort.
Cet héritage-là, c'est au Syndicat des correcteurs CGT qu'il
en réserva à l'évidence le meilleur. Par son histoire, il lui
convenait à vrai dire comme un gant. Ce fut sa famille, au bon
sens du terme, un tissu complexe de relations où l'engueulade
et le conflit n'entamaient jamais, alors, l'entraide et la solidarité.
Ce syndicat, dernière incarnation d'une CGT mythique qui pratiqua
la rotation des mandats et la démocratie directe, il y tenait
comme à la prunelle de ses yeux, jalousement, exagérément diront
d'aucuns, qui sans doute ne saisirent pas la valeur affective
et symbolique qu'il lui attribuait. Le syndicat, pour lui, c'était
la mémoire résiduelle d'une tradition anarcho-syndicaliste, d'une
coutume ouvrière, de Fernand Pelloutier et de Pierre Monatte,
une belle histoire, un trésor même, qu'on protège et dont on s'inspire.
On ne comprenait pas grand-chose à l'enthousiasme que manifestait
Jacky dans l'accomplissement quotidien de tâches syndicales plus
souvent ingrates qu'exaltantes en faisant abstraction de cet attachement
à l'histoire, et de cette mémoire qu'il en avait. S'il savait
que les temps avaient changé – et le syndicat avec –,
s'il comprenait les enjeux du réel et en acceptait les termes,
s'il refusait le conservatisme et le repli sur le passé, sa rêverie
était sans doute ailleurs, dans l'évidente nostalgie d'un « avant » où, tout à la fois organisme de défense et contre-société,
le syndicat était d'abord l'école de la révolution sociale.
Les forts caractères, on le sait, ne sont pas de tout repos.
Ils peuvent même indisposer.
Ils induisent aussi certaines réputations. Jacky en trimballa
une, celle d'autoritaire, qui avait –
pourquoi le nier – sa part de
vérité. Ses colères, épiques, faisaient trembler les murs. Alors,
sa gestuelle, sa grandiloquence, son outrance, c'était du grand
jeu. Pour ma part et au risque de me tromper, j'ai toujours pensé
qu'il y avait du théâtre dans tout cela. Et des scènes où, à défaut
de mieux, il s'inventait des batailles : l'arrière-salle
de bistrot ou la tribune. Bien sûr, ce Jacky-là pouvait déconcerter,
décourager, blesser, mais il ne cherchait pas à humilier, car
ce « bœufier », comme on dit en argot typographique,
était, au fond, un sentimental et, par certains côtés, un grand
naïf qui se trompait souvent sur les qualités supposées de ses
frères humains. En règle générale, cette inclinaison de caractère
le portait à l'indulgence, sauf quand, s'agissant d'histoire –
c'est-à-dire souvent –, l'interlocuteur n'y connaissait rien.
D'où sa réputation… Les ignorants, c'est bien connu, supportent
mal qu'on leur fasse la leçon.
Question de nature humaine, on n'y peut rien. Ou plutôt,
on n'y peut qu'à condition de mettre les formes, de baisser pavillon,
d'induire un faux rapport d'égalité, de forcer sa nature. Cela,
Jacky ne savait pas le faire.
On connaissait l'histoire ou on l'ignorait. Et quand on l'ignorait,
on écoutait. Pour apprendre. Il avait indiscutablement ce côté
prof, formé à l'école de Gaston Leval, où la pédagogie n'était
pas – quoi qu'on dise –
spécialement anti-autoritaire.
De l'Alliance syndicaliste des années 1970 à Alternative
libertaire, en passant par le groupe Pierre-Besnard de la Fédération
anarchiste et la CNT, Jacky fréquenta les principales composantes
de la galaxie libertaire des trente dernières années. Il en connaissait
les coins et les recoins, les passages et les impasses. Avec le
temps, et plutôt par expérience que par préférence, il sembla
s'orienter vers un anarchisme social ouvert aux différentes sensibilités
libertaires, « une nouvelle synthèse, écrivait-il, tournée
vers l'action concertée de tous les anarchistes ».
A lui seul, il l'opéra, cette synthèse, animant les « Chroniques
syndicales » sur Radio-Libertaire,
dirigeant le Monde libertaire, intégrant le comité de lecture
des Temps maudits et collaborant à Réfractions.
Son anarchisme, Jacky le voulait anti-dogmatique, ouvert au mouvement
social, attentif et patient. Pour le reste, il était comme tout
le monde, avec juste ce surcroît d'optimisme qui lui faisait dire
encore très récemment :
« Que va-t-il se passer maintenant ? Je ne sais pas,
j'espère…
Il faut tout ignorer de l'histoire populaire pour croire
que l'espoir de changement, l'aspiration à l'égalité et à la liberté
vont disparaître des consciences humaines. Ça prendra sans doute
des formes différentes et du temps, mais quelque chose va renaître… »
Il voulait y croire, Jacky, et comment !
Pourtant, sous l'assurance et la superbe du militant, pointait
parfois un découragement. Sorti du cercle restreint de la parole
péremptoire et de la joute verbale, il lui arrivait aussi de douter
et, dans l'échange fraternel d'un face-à-face, de le dire. Douter
de quoi ?
Mais de tout, que diable ! Des masses, des individus, du
syndicat, de l'utopie. Son débit, alors, se faisait plus lent,
moins fluide. Sa voix trahissait la lassitude. Son armure se fêlait.
Il touchait terre. Dans l'intimité d'une conversation de ce type,
il n'était plus ce bretteur qu'on connaissait, mais un type lucide
et incertain. Alors – pourquoi
le taire ? – en devenant fragile,
il gagnait en humanité. Ces instants, rares, où se brisent les
carapaces, ont cet irremplaçable avantage de révéler l'authenticité
d'un être et un peu de son secret. C'était le cas.
Au bout d'un silence le plus souvent, le doute finissait
par s'estomper et la vraie nature, heureusement, par revenir.
Heureusement car c'est ainsi qu'on l'aimait, Jacky, en infatigable,
en passionné, en vigie de la lutte de classe. Même quand on savait
qu'il n'était pas que cela.
Ce goût de remettre l'argumentaire sur l'établi, d'en vérifier
l'à-propos et, si nécessaire, d'en bousculer les présupposés,
Jacky s'y adonna aussi par l'écriture, et avec talent. Clairs,
concis, fouillés, argumentés, ses derniers textes en attestent.
Le temps lui a manqué pour aller plus loin, le temps mais aussi
cette priorité qu'il accorda longtemps à l'action quotidienne,
obstinée, certes nécessaire, mais aussi parfois vaine. A l'heure
des regrets, celui-ci n'est pas le moindre : l'histoire des luttes
sociales des trente dernières années, dont il fut le témoin engagé,
reste à écrire.
Avec la disparition de Jacky, nous perdons un ami. Nous perdons
aussi un lecteur attentif de ce bulletin.
Il y a un an, nous nous adressions à lui pour qu'il écrive
sur Pelloutier et son Histoire des bourses du travail,
récemment rééditée. Sa réponse fut positive. Puis le silence,
tardivement rompu par un court message sur un bristol. Il nous
y encourageait à poursuivre la tâche.
C'était quelques jours avant la mort. Il savait qu'il n'écrirait
plus.
D'ici, cet hommage s'imposait. Jacky nous manquera.
Freddy Gomez
A contretemps, n° 9, septembre
2002.
DISPARITION
DE JACQUES TOUBLET
Correcteur, syndicaliste et communiste libertaire
Notre camarade Jacques Toublet est décédé vendredi 14 juin
[2002] après des années
de lutte contre la maladie. Avec lui, c'est une grande figure
du syndicalisme révolutionnaire et du mouvement libertaire français
qui disparaît.
Mémoire, c'est le nom de cette rubrique qui est familière
à tou(te)s nos lecteur(trice)s régulier(e)s.
S'il y avait un camarade qui incarnait tout particulièrement
cette mémoire du mouvement ouvrier et plus particulièrement de
sa composante libertaire, c'était bien notre camarade Jacques
Toublet qui vient de nous quitter.
Fils d'un correcteur, lui-même libertaire, Julien Toublet
(secrétaire de la CGT-SR, syndicaliste révolutionnaire, dans l'entre-deux
guerres), Jacques avait décidé d'entrer dans la profession après
avoir reçu des cours de typographie à l'école Estienne. Il entre
d'abord chez Georges Lang dans le XIXe arrondissement de Paris,
une des plus grandes imprimerie de labeur des années 50 aux années
80.
Il adhère à la CGT et plus particulièrement au syndicat CGT
des correcteurs de la région parisienne, syndicat dont il devient
bien des années plus tard un des secrétaires généraux.
Il fait son service militaire en Algérie au début des années
60.
En 1965, il entre à l'imprimerie municipale de la Ville de
Paris. Il devient libertaire un peu plus tard notamment au contact
de Gaston Leval qu'il rencontre en 1967. Leval a vécu la période
de la première guerre mondiale et connu l'expérience de la révolution
espagnole.
L'Alliance syndicaliste
De 1968 au début des années 80, il participe à l'expérience
de l'Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste
qui regroupe nombre de militant(e)s libertaires impliqué(e)s dans
différentes confédérations syndicales. Il s'agissait alors de
créer une tendance libertaire dans les syndicats et de faire converger
sur une orientation commune les différent(e)s militant(e)s, non
sans difficultés.
Une période particulièrement dure pour les syndicalistes
révolutionnaires, souvent isolés dans FO, la CGT ou la CFDT. SUD
n'existait pas encore et la CNT n'était qu'un sigle. Il n'y avait
donc aucun autre modèle alternatif possible et imaginable à proposer
en dehors des confédérations, ce qui était particulièrement dur
à vivre en cas d'exclusions ou de sanctions par les bureaucraties.
C'est vers la fin des années 70 que les militant(e)s de l'Union
des travailleurs communistes libertaires (UTCL) tentent un rapprochement
avec l'Alliance syndicaliste, dont nombre de militant(e)s décident
de rejoindre la Fédération anarchiste. C'est aussi le cas de Jacques
Toublet qui adhère à la FA en 1981. Il fait partie du groupe Pierre
Besnard de la FA du XIXe arrondissement de Paris.
C'est toujours dans les années 70 qu'on retrouve Jacques
parmi les militant(e)s les plus actifs dans la solidarité avec
les antifascistes et anarcho-syndicalistes espagnol(e)s. C'est
avec enthousiasme qu'il suit la reconstitution de la CNT espagnole
en 1976. Jusqu'à ces derniers mois ils suivait avec beaucoup d'attention
les débats et l'activité de la CGT espagnole (anarcho-syndicaliste)
dont le rôle dans les mobilisations syndicales et internationalistes
est très important.
Au moment (1989-1991) des débats qui suivent le lancement
de l'appel pour une alternative libertaire en 1988, Jacques Toublet
fait partie des militant(e)s de la FA qui participent aux débats
qui accompagnent cette initiative.
Tout en restant à la CGT, il participe au développement de
la CNT française dans les années 90 et participe à la rédaction
de sa revue théorique Les Temps maudits.
Il met également ses compétences professionnelles et ses
talents d'écriture au service du Monde libertaire, l'hebdomadaire
de la Fédération anarchiste dont il devient directeur de publication.
Malgré les débats très conflictuels et encore plus violents
qu'aujourd'hui qui dominent entre organisations libertaires, nous
gardons le contact avec Jacques durant toutes ces années.
Jacques quitte la FA en mai 2001 puis il décide de rejoindre
Alternative libertaire en février 2002. La maladie l'a tenu à
l'écart de la plupart de nos réunions. Il espérait jusqu'à ces
dernières semaines triompher d'elle et mener une activité militante
normale, en vain.
La question de l'unité des libertaires lui tenait à cœur
et il espérait que la multiplication des contatcs et initiatives
dans ce sens déboucherait sur de véritables débats et sur une
dynamique politique.
Nous gardons de lui le souvenir d'un camarade cultivé, exigeant
avec soi-même et avec les autres, imprégné de la mémoire des combats
du mouvement ouvrier qu'il ne cultivait pas par simple nostalgie
mais qui consistait pour lui en un moyen de faire le lien entre
les combats émancipateurs d'hier et d'aujourd'hui.
Laurent Esquerre
NB : dans son numéro 26/27, 2002, la revue Agone a
publié un entretien avec Jacques Toublet réalisé par Franck Poupeau.
Cet entretien retrace en une trentaine de pages son itinéraire
militant.
Sur Jacky Toublet
René Berthier
Cela me fait une curieuse impression de rédiger l’introduction
d’un ouvrage sur Jacky Toublet parce qu’il a été pour moi un ami
intime, un véritable alter ego, et il me semble qu’une
telle tâche nécessiterait un minimum de recul. Je l’ai rencontré
en 1969 dans le centre de sociologie libertaire de Gaston Leval
et depuis, nous ne nous sommes jamais quittés, intellectuellement
parlant. Mon aîné de quelques années, il a été également mon formateur
en syndicalisme comme Leval l’avait été en anarchisme. Comment
rendre compte des innombrables heures de discussion que nous avons
eues ? Jacky était un passionné d’histoire antique et ses
conversations portaient autant sur le linéaire B, sur l’histoire
de Sparte et d’Athènes, sur les avantages comparés de la phalange
macédonienne et de la phalange thébaine, que sur la révolution
russe, la guerre civile espagnole ou sur le mouvement ouvrier
français.
Notre collaboration avait fini par nous rendre totalement
complémentaires dans les réunions auxquelles nous étions conviés.
Plus tard, lorsque nous nous mîmes à écrire, nos écrits étaient
pratiquement interchangeables. Il y a des articles de Solidarité
ouvrière dont je ne sais plus si c’est lui ou moi qui les
ai écrits.
Bien sûr, nous avons fini plus tard par adopter des approches
un peu différentes, mais nous allions toujours dans le même sens.
Si nous n’étions pas toujours d’accord, en quarante ans,
je ne me suis engueulé, mais alors vraiment engueulé avec lui
qu’une seule fois. C’était quelques années avant qu’il ne nous
quitte. Jacky était à la retraite, mais il suivait toujours de
près ce qui se passait au Syndicat des correcteurs. Ce dernier
suivait une mauvaise pente, selon lui, et il m’avait demandé de
me présenter aux élections du comité syndical et de poser ma candidature
au poste de secrétaire. J’avais alors cinquante ans passés et
j’estimais, après une vie militante pas trop mal remplie, que
j’étais en droit d’attendre paisiblement une fin de « carrière »
tranquille, genre « place aux jeunes ».
Bien entendu, je finis par céder à ses amicales pressions
et fus élu secrétaire – une fonction, je le précise, pour laquelle
on ne se bousculait pas au portillon. Peu après, lors d’une réunion
de ce qu’on peut bien appeler une « fraction », un désaccord
survint entre nous sur un point tactique. Le ton monta. Bien que
libertaire, Jacky était parfois plutôt autoritaire. Je finis par
taper du poing sur la table, refusant d’assumer les conséquences
de l’orientation qu’il voulait me faire prendre, et déclarai que
les choses se passeraient comme je le disais et que j’espérais
bien que Jacky me soutiendrait. Il eut l’air totalement interloqué,
puis il sourit. Je crois qu’il fut content de constater que j’étais
capable de lui tenir tête.
Si on doit définir Jacky, je pense que c’est d’abord par
son métier et, par conséquent, par son syndicat, qui est un syndicat
de métier.
Mais sa passion, ce qui l’anima toute sa vie, ce fut l’unité
du mouvement libertaire. Si le mouvement ouvrier français l’avait
d’abord façonné, c’est le mouvement libertaire espagnol qui l’a
durablement marqué. Ce sont des militants espagnols ou intimement
liés au mouvement espagnol, comme Gaston Leval, qui nous ont marqués,
l’un et l’autre.
Sa passion de l’unité du mouvement libertaire lui est peut-être
venue lorsqu’il lui est apparu évident que l’unité du mouvement
ouvrier était un mythe. Cette dernière étant une vue de l’esprit,
il était dès lors indispensable que le mouvement libertaire concentre
ses forces pour y intervenir le plus efficacement possible. C’est
le passage de la référence à la charte d’Amiens à celle de Lyon.
La concentration des forces du mouvement libertaire devait
se faire d’une manière pratique, pragmatique, sur des objectifs
précis, simples, et progressivement. La théorie viendrait au fur
et à mesure. C’est en ce sens que Jacky était essentiellement
un bakouninien. Le sectarisme l’énervait prodigieusement, c’est-à-dire
cette attitude consistant à insister toujours sur ce qui sépare
plutôt que sur ce qui rapproche. Les grandes proclamations verbales
l’énervaient également. Souvent, lorsqu’il était témoin d’une
de ces proclamations révolutionnaires qui caractérisent certains
militants, il se contentait de poser une question : « Qu’est-ce
que tu fais comme boulot ? » Procédé certes un peu démagogique,
mais efficace. La plupart du temps, la réponse qui lui était donnée
lui évitait de continuer la discussion. Comme Bakounine, il pensait
que les positions théoriques que prenaient les gens étaient essentiellement
déterminées par leur position sociale. Un jour, dans une discussion
quelque peu animée avec un jeune militant lambertiste qui ne cessait de placer :
« Nous les militants ouvriers » dans la conversation,
il demanda au jeune homme : « Qu’est-ce que tu fais
comme boulot ? » Après avoir tourné autour du pot, le
gars répondit : « Je suis étudiant. » Jacky lui
répondit simplement : « Alors, qu’est-ce que tu nous
emmerdes ? » Fin de la conversation. Jacky savait bien
que le procédé n’était pas très élégant, mais le jeune homme s’était
montré très énervant… Par la suite Jacky replaça l’anecdote pour
démontrer le phénomène par lequel les intellectuels petits bourgeois
procèdent à la substitution de pouvoir aux dépens de la classe
ouvrière.
Je ne verserai pas dans ce procédé consistant à accorder
au disparu toutes les vertus. Jacky avait beaucoup de défauts.
D’abord, il était autoritaire – ce qui est tout à fait fréquent
chez les anarchistes… Un jour, nous nous sommes amusés au jeu
des fausses citations. Cela consistait à inventer une phrase que
tel ou tel personnage aurait pu dire. C’est ainsi que nous avons
inventé une fausse citation de Lénine : « Avoir tort
ou raison n’est pas un problème de démocratie. » Eh bien !
cette citation aurait très bien pu s’appliquer à Jacky.
Jacky attendait trop des gens qui l’entouraient et se trompait
souvent sur eux, leur accordant des capacités – militantes notamment
– qu’ils n’avaient pas. A cause de cela, il fut souvent déçu et
accumula contre certains camarades une rancœur qu’il aurait pu
économiser en les prenant simplement comme ils étaient.
Certains camarades de l’Alliance syndicaliste ont été très
affectés par le fait que la dissolution de cette dernière ait
été faite un peu à la hussarde. Peut-être ne contestaient-ils
pas la nécessité de la dissolution, mais celle-ci semble bien
avoir été décidée en petit comité ; à l’époque je vivais
en province et ne suivais pas les choses de très près. Le passage
immédiat d’une bonne partie des militants parisiens de l’Alliance
à la Fédération anarchiste, par la création du groupe Pierre-Besnard , relève
peut-être d’une volonté d’« anarcho-syndicaliser » la
FA. Si tel a été le cas, ce fut une erreur grave d’évaluation.
Il est exact que le groupe Besnard a contribué a orienter un peu
la FA vers des préoccupations plus sociales, mais imaginer la
transformer en organisation uniquement axée sur les luttes sociales
était une chimère. Pendant plusieurs années, Jacky s’efforcera
de pousser la Fédération anarchiste à s’investir exclusivement
dans le « mouvement social », mais sans succès. C’est
alors qu’il passa à la CNT. Son expérience au sein de la CNT ne
fut d’ailleurs pas plus concluante, pour d’autres raisons .
Au-delà de ses évolutions successives, la CGT fut la constante
de sa vie. Certains camarades ont voulu insister sur sa lutte
contre les « stals ». C’est vrai qu’il se battit pour
développer une conception du syndicalisme qui n’était pas la conception
majoritaire. C’est vrai que peu de syndicats appliquent la rotation
des mandats, appellent à des assemblées générales fréquentes,
éditent un journal dans lequel se trouvent des tribunes libres
sans aucune censure. Cependant
Jacky ne se battit jamais contre la CGT, mais en son sein.
Il faut garder à l’esprit qu’il avait pour les militants communistes
qu’il avait fréquentés, et auxquels il s’était souvent opposé,
une estime infiniment plus grande que pour nombre d’anarchistes,
y compris ceux qui s’imaginent lutter cotre les « stals ».
Dans l’ensemble, nous étions parvenus lui et moi à l’idée que
les communistes ne faisaient qu’occuper un terrain que les anarchistes
n’avaient pas su conserver. Le problème ne se situait donc pas
chez les communistes mais chez les anarchistes. Les militants
communistes, les militants de la CGT étaient des hommes et des
femmes infiniment dévoués à leur cause, toujours sur le terrain.
Quoi qu’on puisse leur reprocher, ils étaient moins critiquables
que cette militante du groupe Malatesta de la Fédération anarchiste
qui refusait le soutien de la FA aux 140 000 mineurs britanniques
en grève « parce qu’ils n’étaient pas anarchistes »,
parce qu’ils « ne luttaient pas contre l’Etat » et parce
qu’« il n’y avait plus de classe ouvrière ».
Il y avait tout de même une divergence fondamentale entre
nous, mais le genre de divergence que seuls des correcteurs peuvent
avoir. Il s’était mis en tête d’écrire « anarchosyndicaliste »
en un seul mot, sans trait d’union. Innovation hardie, à laquelle
j’étais opposé. Son argument était fondé sur l’idée que l’« anarchosyndicalisme »
était une doctrine globale, compréhensive, qui se suffisait à
elle-même, alors que l’anarcho-syndicalisme suggérait l’accolement
de deux doctrines différentes. Sur le fond on était d’accord,
et on se disputait pour le plaisir. Mais j’en reste à « anarcho-syndicalisme ».
Jacky et moi avions fait, il y a très longtemps, un « deal ».
Si l’un de nous deux mourait, l’autre ferait son éloge funèbre.
Nous étions alors très jeunes, le monde nous appartenait, nous pensions même que nous pouvions le changer,
et la mort n’était qu’une option parfaitement théorique.
Eh bien ! Non.
Les
années de formation et le
militant du Livre
Interview de Franck Poupeau
(Extrait)
— Comment es-tu devenu correcteur ?
— Alors
comment j’ai fait ? J’ai raté mes études, parce que j’étais… un
mauvais élément…Je m’ennuyais…
— Des études de quoi ?
— Ben !
au lycée, je m’embêtais beaucoup…. Je m’ennuyais. Ce n’était pas
très drôle, le lycée, à l’époque. Je ne sais pas si c’est drôle
maintenant, d’ailleurs. Enfin je ne sais pas pourquoi, je m’ennuyais
beaucoup, je faisais beaucoup l’école buissonnière. Alors quand
j’ai eu dix-sept ou dix-huit ans, j’ai songé à changer de voie… Mon
père était correcteur ; j’avais rencontré à différentes reprises
des gens du Livre. J’étais allé le voir plusieurs fois à l’imprimerie
du Croissant et j’avais été très séduit par la vie de l’imprimerie
de presse. Et comme je lisais énormément, j’avais été également
séduit par la fabrication des journaux, des livres… Comment c’était
fait, etc. Ça m’avait beaucoup plu et j’ai décidé d’entrer dans
l’imprimerie. J’ai suivi des cours de typographie à l’Ecole Estienne…
Par
un coup de bol, la direction de Georges-Lang cherchait des correcteurs ; elle
faisait passer un test, un texte tiré des Annales, réputé
très difficile. Je me suis présenté, j’ai passé le test et, par
une sorte de miracle — ils n’avaient sans doute personne
d’autre — j’ai été accepté. A
l’essai. Voilà, et je suis entré chez Georges-Lang, j’avais
dix-neuf ans et demi.
Georges-Lang,
à l’époque, c’était le temple de la typographie, avec 3000 ouvriers ;
c’était une énorme usine qui se trouvait dans le XIXe,
qui notamment fabriquait tous les magazines de l’époque, Jours
de France, Points de vue-Images du monde, Noir et
Blanc, Time, L’Auto-Journal, etc. Et aussi beaucoup
de livres et de revues de tous types. Puis, je suis parti militaire
en Algérie, j’étais très apolitique à l’époque.
— Tu n’étais pas politisé à l’époque ? Pourquoi ?
— Pourquoi
j’étais apolitique ? C’est difficile à expliquer… Mon père était
militant depuis des années, et je pense que ma famille tout entière,
ma mère, mes sœurs, mes tantes, mes cousins, etc., ont fait tout
ce qu’ils pouvaient pour que le fils ne fasse pas comme le père,
et ça a marché jusqu’à vingt ans, hélas ! hélas !… Donc,
je pars en Algérie, je suis incorporé direct, à côté d’Alger,
dans un camp d’instruction situé vers Hussein-Dey et Fort-de-l’Eau.
Une fois qu’on arrivait là-bas, on comprenait ce qui se passait,
très vite. Ce n’était pas très difficile à comprendre et j’essaie
de m’en aller ; j’essaie de me faire réformer, pour une histoire
d’excès d’urée ; ça ne marche pas. Une fois qu’on était arrivé
en Algérie, pour être réformé, il fallait quasiment être cul-de-jatte.
J’écrivais régulièrement à mes parents, à mon père notamment.
Le hasard veut qu’un jour je lui dise : “ J’ai appris qu’ils
cherchaient des volontaires pour les compagnies sahariennes. ”
Il me répond par retour de courrier : “ Quand on est dans
l’armée ”, il a écrit ça comme ça, “ il faut toujours
être volontaire quand on vous propose de ne pas aller au casse-pipe.
Donc tu te portes volontaire. ” Et je me suis porté volontaire
pour les compagnies sahariennes.
J’ai
eu beaucoup de chance ; parti au Sahara, à Adrar, dans la
compagnie saharienne du Touat, j’ai donc évité toute la fin de
la guerre d’Algérie, l’OAS, etc. Parce que, au fin fond du Sahara,
il ne se passait quasiment rien, si ce n’est que les chameaux,
les vents de sable, etc. Je suis rentré en octobre 1962 ;
j’ai retrouvé mon travail chez Georges-Lang ; je me suis
syndiqué chez les correcteurs en 63. Voilà comment ça c’est passé…
— Chez Lang, t’es entré en quelle année ?
— En
1960, mars 60. J’avais dix-neuf ans… J’ai dû avoir beaucoup de
chance à l’époque, peut-être parce qu’il y avait des gens mobilisés,
et il manquait de correcteurs…
— Et toute ta famille s’est employée à ce que tu ne
sois pas militant… ?
— Ah ! oui,
je pense. Faut dire que ma mère était d’une famille de bijoutiers
fantaisie (la bijouterie fantaisie se caractérise parce qu’elle
utilise le cuivre et ce qui n’est ni l’or ni les pierres ou les
métaux précieux, qui, eux, sont travaillés par les joailliers).
C’étaient des bijoutiers artisans, dans le quartier du Temple.
Lorsqu’elle était jeune, ma mère habitait rue du Temple. Quand
elle a divorcé, je vous passe les détails, elle a été obligée
de vivre comme ouvrière bijoutière, et c’est dans un atelier de
bijouterie qu’elle a rencontré mon père. Et mon père a toujours
été… Enfin, l’impression que ça donnait, ce n’était pas qu’il
y avait entre eux une différence de classe, il ne faut pas exagérer.
Mais entre l’ouvrier au sens strict du terme, le prolétaire — prolétaire,
c’est-à-dire n’ayant rien, hein ! simplement son salaire — et
la famille de ma mère, qui avait un petit peu d’argent, possédait
leurs appartements, qui étaient artisans, des choses comme ça,
il y a toujours eu une sorte d’opposition. D’autant que c’étaient
des gens qui étaient religieux et conservateurs. Mon père avait
une réputation détestable, justifiée de leur point de vue ;
il avait été secrétaire de la CGTSR ; il était allé en Espagne durant la guerre
civile, plusieurs fois ; pour différentes choses, des histoires
politiques de soutien à la CNT d’Espagne, mais aussi pour transporter
de l’argent ou des titres dans un sens ou dans l’autre, pour acheter
des armes…
Il
faut sans doute ajouter que ma mère et mes deux sœurs ont beaucoup
souffert du militantisme de mon père ; de ses absences, de
ses retards, de ses silences, de tous ces soucis qui éloignaient
son esprit de sa famille. Peut-être est-il utile de préciser que,
durant toutes les années de mon enfance et de mon adolescence,
je n’ai rien connu de l’activité militante de mon père par lui-même :
il n’en parlait jamais. Il était jovial, distrait, érudit et éludait
les questions personnelles. Pour lui, la conscience de l’échec
de la construction de la CNT intervint vers 1954, me semble-t-il, année
où j’avais quatorze ans et commençais à sortir de l’enfance. La
succession d’échecs de son histoire militante — celui
de la CGTSR, toujours marginale ; l’écrasement de la Révolution
espagnole ; les conclusions de la Seconde Guerre mondiale
et le triomphe des deux ennemis mortels du mouvement libertaire
ouvrier que sont le libéralisme et le stalinisme ; la débâcle
sectaire, pour achever le tout, de la CNT française — n’incitait
guère à la péroraison. Plus tard, après 1965, il me parlera longuement,
sans jamais oublier de rappeler, selon ses propres paroles, qu’il
n’avait participé qu’à des défaites ; enfin, il n’était pas
dans sa conception de catéchiser les enfants, y compris les siens.
Chacun, aimait-il à répéter, doit faire sa propre expérience.
Pendant
de longues périodes, et cela jusqu’en 1954, date à laquelle il
est devenu correcteur, mon père avait de grandes difficultés à
trouver du travail régulier dans la bijouterie. C’est la raison
pour laquelle, sans doute, à une date inconnue de moi, mes parents
ont constitué, avec quelques copains, une coopérative ouvrière
de production, dont la boutique et l’atelier se trouvaient rue
Sainte-Marthe, à quelques pas du local de la fédération locale
de la CNT d’Espagne en exil. Pendant la période de la guerre d’Espagne,
où le militantisme de mon père s’est probablement beaucoup accru,
j’ai cru comprendre que c’était surtout ma mère qui assurait les
frais du ménage. Ma mère travaillait beaucoup, on avait l’impression
qu’elle ne dormait jamais ; durant de longues heures, le
chalumeau à la main, elle soudait sans cesse de nouvelles pièces.
Outre le travail qu’elle effectuait dans la coopérative Arts et
Techniques appliquées, elle soudait aussi chez elle, au noir,
pour un patron, payée à la pièce. Elle s’était installée un petit
établi dans un recoin de la cuisine de l’appartement que nous
habitions, rue Camille-Flammarion, avec quelques outils. Un des
souvenirs de ma petite enfance, c’est, le matin, avec l’odeur
du café, le bruit du soufflet de ma mère qui soude dans la cuisine…
Chez mes parents, entre les années trente et cinquante, la vie
a dû être très difficile ; et ma mère pensait, ma mère et
mes sœurs, que si mon père n’avait pas milité comme il le faisait,
elle aurait été moins dure ; c’est dans ce sentiment-là que
j’ai été élevé … Plus tard, un copain correcteur m’a dit qu’il
fallait prendre garde de ne pas faire le malheur de sa famille,
à force de vouloir le bonheur de l’humanité ; cette remarque se
serait tout à fait appliquée à mon père…
— Ton père, il militait depuis toujours ?
— Mon
père, oui, enfin depuis ses vingt ans. Son père était mort très
jeune et sa mère était devenue concierge, rue Sainte-Marthe, dans
le Xe. Avant c’étaient des paysans, des paysans de
la Sarthe, donc très loin de tout ça. Mon père est né à Ivry.
Il est entré à l’école de bijouterie, un peu par hasard. Ce n’était
pas un mauvais élève, apparemment, dans le primaire, et un instituteur
l’a poussé. Pourquoi la bijouterie… pourquoi pas autre chose ?
il ne savait pas… Donc il est entré à l’école de bijouterie ;
il est sorti bijoutier ; il s’est mis à travailler. Et, dans
le Syndicat du bijou parisien, c’étaient les syndicalistes révolutionnaires
qui étaient majoritaires, bien que la CGTU soit déjà dirigée par les communistes. Il est
entré aux Jeunesses syndicalistes, qui étaient un organisme de
formation des jeunes, puis il a suivi la filière. On peut dire
que c’était le milieu normal des ouvriers parisiens… Il m’a dit
que, quand il était jeune, il y avait un vieux monsieur qui habitait
dans son immeuble, qui était anarchiste depuis trente ou quarante
ans, et qui lui avait prêté des livres. Je pense que le milieu
parisien ouvrier de ce moment-là était brassé par toutes les idéologies
révolutionnaires, l’héritage de Jules Guesde, de Blanqui, ou des
anarchistes… Il me disait que c’était, d’une certaine manière,
normal à l’époque… Il est né en 1906, donc c’était en 1920-1926,
c’était après la guerre de 14, où tant de jeunes hommes étaient
morts ; il y avait un sentiment populaire révolutionnaire
extrêmement fort. En plus, il y avait la Révolution russe qui
avait donné beaucoup d’espoirs…
— Pourquoi n’est-il pas entré au Parti communiste ?
— Ah !
oui, ça c’est un problème. Il avait du mal à répondre à cette
question-là… Pourquoi un jeune ouvrier, qui a vingt ans en 1926,
qui, en gros, entre dans le mouvement révolutionnaire quand il
a dix-sept ou dix-huit ans, donc en 23-24, pourquoi il n’entre
pas au parti communiste ? Il m’a dit : « Il y avait
un débat, ça discutait beaucoup à l’époque… En fait, j’ai cru
ceux qui disaient que ça commençait à dériver… »
Enfin il m’a dit quand même : « Mais je lisais l’Huma,
j’achetais l’Huma tous les jours, jusqu’en 1932-33… ».
Les communistes, les anarchistes, les socialistes révolutionnaires,
les socialistes de gauche vivaient ensemble, à ce moment-là. Il
n’y avait pas encore la rupture entre les communistes et les autres,
me semble-t-il. Cette rupture que moi j’ai connue quand j’étais
jeune militant. Quand on était au parti, on était quelque chose ;
quand on n’était pas au parti, on était bon à jeter aux chiens
et tout ce qu’on pouvait faire était considéré comme négatif…
Ça n’est venu que bien après…
— Et alors comment ça s’est passé de 62 à 68, tu as
toujours travaillé chez Lang ?
— Ah !
j’ai travaillé chez Lang, c’était de nuit en plus…
— C’est là que tu as eu ta formation militante ?
— Non,
j’étais tellement content de n’être plus militaire, de n’être
plus en Algérie que je ne faisais rien du tout.
Quand
on sort d’un truc pareil… J’étais de retour de permission, à Alger,
en avril 62, mars ou avril. Et j’ai assisté, quelques jours,
parce que j’étais là, au départ des Pieds-Noirs. Et c’était… c’était
terrifiant, c’était un drame humain terrible. Parce qu’on pense
ce qu’on veut des Pieds-Noirs. Enfin de la minorité d’origine
européenne qui vivait en Algérie. Qui était indéniablement une
couche dominante. Ça, on ne peut pas le nier ! Mais ces gens
étaient nés là-bas ; ils vivaient là-bas ; c’étaient
des Algériens, aussi Algériens que les autres. Et de les voir
partir, comme ils sont partis, sans rien, dans le désespoir, ça
a été terrible. J’y ai assisté à Maison-Blanche ; j’attendais
un avion militaire pour regagner mon cantonnement, à Adrar. Et
on est restés plusieurs jours, une bande de militaires comme moi,
à regarder ces gens qui partaient. On prenait parfois un taxi,
il n’y avait plus d’autobus, et on allait faire un tour en ville.
A l’aéroport, on a vu le départ des gens qui fuyaient
avec la valise entourée de ficelle ; ils laissaient tout
derrière eux. Et leurs ancêtres étaient venus dans ce pays trois
générations auparavant, même avant pour certains. Et c’était terrifiant,
terrifiant… En plus, il y avait les troubles, les gens qui se
tuaient, les gens qu’on tuait dans la rue ; l’OAS tuait des musulmans dans la rue, au hasard…
Et le FLN répondait, car il y avait des groupes du FLN,
enfin de l’ALN, qui n’étaient pas contrôlés et qui se mettaient
à tuer des gens dans la rue. C’était devenu épouvantable.
Quand
j’ai quitté ça, quand je suis rentré, j’aspirais à être dans le
silence... Je travaillais de nuit, de 23 heures à 7 heures
le matin, quarante heures la semaine ; j’habitais loin, à
Saint-Cyr-l’Ecole ; chaque jour de travail, je prenais le
train à Versailles pour aller travailler chez Georges-Lang, j’avais
trois ou quatre heures de voyage par jour ; pendant ce temps-là
je lisais, bien tranquille… C’était la paix, quoi ; c’était
fini tout ça… Il y avait comme une sorte de repliement… En plus,
ça a été très dur de se réhabituer à la vie ordinaire. Dans les
compagnies sahariennes, on se baladait dans le désert, on était
des sortes de nomades. Ce fut très difficile de se réadapter à
la vie citadine. On dormait dehors, dans le désert, en discutant
le coup avec les nomades du coin. Au début, je n’arrivais plus
à dormir dans des pièces fermées, il fallait que j’ouvre les fenêtres…
Ça a duré comme ça jusqu’en 65, à peu près. Et puis, en 65, on
m’a proposé d’entrer à l’Imprimerie municipale de la Ville de
Paris qui se trouvait à côté de l’Hôtel de Ville, parce que je
connaissais un peu la typographie. C’est à ce moment-là que je
suis sorti de cette espèce d’engourdissement. Auparavant, je bouquinais
beaucoup, mais je me mettais à l’abri du monde en quelque sorte.
Puis, à ce moment-là, je suis sorti.
Evidemment,
chez les correcteurs, à cette époque, ce n’était pas dur de trouver
ce qu’on cherchait ; il suffisait de regarder autour de soi.
Mon père adhérait déjà au “ noyau ” de la Révolution
prolétarienne. Quand il a vu que je commençais à me réveiller
un peu…
Le renouveau libertaire de mai 68 et
l’anarchosyndicalisme en France
— Et en 68 ?
— Eh
bien ! En 68, il s’est passé une chose curieuse. La direction
de la CGT, en l’occurrence Henri Krasucki, a organisé une réunion
de tous les délégués de la presse parisienne et a demandé aux
ouvriers de la presse de ne pas faire grève, pour assurer l’information.
Et comme l’Imprimerie municipale fabriquait un quotidien, le
Bulletin municipal officiel (BMO), nous avions pour
consigne de ne pas faire grève. Alors, évidemment, on n’était
pas contents du tout. Avec les autres délégués de la Cipale, les plus jeunes, on faisait dans l’entreprise
une assemblée générale tous les deux ou trois jours, pour essayer
de déclencher la grève ; mais nous avons toujours été battus
aux voix… On allait ensuite dans les autres équipes de presse,
pour essayer de les faire s’arrêter. On était mal reçus souvent,
et quelquefois chassés… par les délégués, les types de l’époque.
C’était à la fois… très très drôle et très irritant. On était
très fâchés hein ! très très fâchés. On avait honte, quoi,
on avait honte. En plus, on touchait nos salaires… Enfin, c’était
honteux ; tout le monde était arrêté et nous on continuait…
— Vous n’alliez pas défiler ?
— En
fait si ! On était une centaine, à peu près, dans l’Imprimerie
municipale ; on fabriquait énormément de boulots divers pour
la Ville de Paris. Mais l’essentiel, la raison pour laquelle l’imprimerie
existait, c’était le Bulletin municipal officiel de la Ville
de Paris, qui sortait tous les jours, et qui était parfois
énorme, 100 ou 120 pages, avec les questions écrites, les enquêtes,
les débats du conseil municipal, les adjudications, etc. Dans
cette situation, il n’y avait plus d’adjudication, il n’y avait
plus rien du tout. Notre travail consistait en quatre pages, huit
pages ; il y avait une heure de boulot, au maximum. Alors
on faisait ça, le journal était tiré, et hop ! on se tirait,
bien sûr. On allait se répandre un peu partout. Et on allait manifester,
parce qu’on n’avait que ça à faire. Dans la soirée, j’allais évidemment
au quartier Latin… Quelquefois avec mon père, heureux comme il
ne l’avait pas été depuis des années ; les conversations
permanentes entre inconnus, l’ambiance, toute cette agitation,
me disait-il, lui rappelaient le Barcelone de la révolution.
A
l’imprimerie, on était en deux équipes, l’équipe du matin et l’équipe
du soir. L’administration de la Ville faisait tout ce qu’elle
pouvait pour ne pas nous provoquer, pour ne pas nous donner le
prétexte de faire grève, donc c’était complètement lisse partout.
On avait même des bons d’essence pour venir travailler, parce
que les pompes étaient fermées, mais la Ville de Paris avait des
réserves, et on pouvait aller dans les pompes de la Ville pour
faire mettre de l’essence dans nos voitures, ce qui nous énervait
encore plus…
— Mais vous aviez des relations avec d’autres entreprises
en grève ou avec des syndicalistes C.G.T. en grève ?
— Non,
pas vraiment, le Livre, c’est très fermé... Enfin on est allés
à l’Union locale du IVe arrondissement. Mais
on y allait pour faire savoir qu’on voulait s’arrêter… Et tout
le monde militant savait que la CGT avait demandé qu’on ne fasse
pas grève. On se faisait mal voir en quelque sorte ; le secrétaire
de l’UL ne savait pas quoi faire de nous et nous répétait sans
cesse : “ Vous ne devez pas faire grève, parce qu’il
faut assurer l’information ; il ne faut pas laisser le monopole
de l’information aux moyens audiovisuels. ” Rien ne paraissait,
sauf les quotidiens, dont l’Huma. En fait les communistes,
c’est-à-dire la direction de la CGT, voulaient faire sortir l’Huma.
Comme les NMPP, le système de diffusion mutualisé qui alimentait
les kiosques, étaient en grève, il y avait des équipes de militants
du PC — le PC, à l’époque, c’était quelque chose — qui
assuraient la diffusion de l’Huma par porteurs. Tous les
hebdos, l’Express, Match, l’Observateur,
toutes ces choses-là, ne paraissaient pas. Ou alors ils devaient
paraître à l’extérieur de l’hexagone ; il y a des gens qui
ont réussi à faire paraître des choses en Belgique.
On
disait à l’époque qu’il y a eu un accord entre le syndicat des
patrons de la presse parisienne et la direction de la CGT. Puisque
cette dernière voulait faire paraître l’Huma, pour d’évidentes
raisons politiques, il fallait donc tout laisser paraître, sans
discrimination… Ce n’était peut-être pas une position stupide
de la part de la direction de la CGT, de son point de vue, je
ne sais pas… Mais enfin, pour nous, c’était se moquer du monde.
En plus, il y avait un sentiment d’abus, on avait le sentiment
qu’on confortait des abus… Vous savez que la presse, à ce moment-là,
était fabriquée à l’aide de plomb. C’était la fabrication traditionnelle ;
la dernière invention technologique, c’était la linotype qui datait,
à peu près, de 1895. Ça a dû arriver en France aux alentours de
1900. Depuis 1900, il n’y avait pas eu d’innovation technologique,
sauf qu’au lieu de chauffer les linos au gaz, on les chauffait
à l’électricité. Mais un ouvrier de 1903 et un ouvrier de 1960
faisaient le même travail, exactement. On a donc eu le temps de
s’installer, de dominer complètement la technologie. Dans les
divers lieux de confection des journaux, à ce moment-là, les ouvriers
étaient les maîtres du terrain. Les représentants du patronat
ne pénétraient quasiment jamais dans les ateliers ; ce n’était
pas leur domaine. Les seuls qui étaient acceptés, c’étaient les
rédacteurs et les secrétaires de rédaction.
Si
un cadre de direction ou un patron avait l’idée saugrenue d’entrer
dans un atelier sans ôter son chapeau, tout le monde s’arrêtait
immédiatement. Il fallait, pour que le travail reprenne, qu’il
paye le coup à toute l’équipe. Pour qu’on l’excuse d’avoir été
impoli avec les ouvriers, puisque même les patrons doivent dire
bonjour et, pour cela, enlever leur couvre-chef…
Sans
doute peu de secteurs industriels ont-ils jamais connu cette autogestion
de la production par les ouvriers eux-mêmes…
Mais
il y avait un certain nombre d’abus. Et notamment des gens qui
travaillaient trop. Le travail était de six heures à l’époque,
on travaillait six heures ; on appelait ça un service … Le
service, c’est à la fois une quantité de travail, une durée de
travail et un salaire. On touchait notre argent, on était bien
payés. On essayait surtout d’embaucher le plus possible, et il
y avait une espèce de combat permanent contre les services supplémentaires,
effectués en sus des six services hebdomadaires. Par exemple,
quand il y avait une augmentation de pagination, il y avait x
services supplémentaires. Il y avait deux méthodes pour résoudre
la question. Soit on faisait appel à la permanence syndicale,
c’est-à-dire à des gens qui ne travaillaient pas et s’étaient
fait connaître du syndicat, et ils venaient travailler. Soit on
faisait des services supplémentaires. Et il y avait un peu trop
de services supplémentaires à l’époque. Ça se laissait aller un
peu. Et, nous, les jeunes de l’époque, on avait tendance à regarder
ça comme des abus. Et cette non-grève de 1968, c’était l’abus
de l’abus en quelque sorte.
— Comment te définis-tu ? Comme libertaire, anarchiste ?
Tu es à Alternative libertaire ou…
— J’ai
adhéré à Alternative libertaire en février 2002. Mais je suis
très ami et ai beaucoup d’affinités avec quelques camarades d’Alternative
libertaire que je connais depuis longtemps, depuis les années
70. En fait, j’ai été membre de la Fédération anarchiste entre
1981 et 2001.
Mais, en 1968, la situation était différente.
Evidemment, après un événement pareil, tous les vieux chiens du
mouvement libertaire ont décidé de se réunir. Moi, je suis dans
le mouvement libertaire ; du point de vue moral, je m’estime
libertaire depuis 1967, notamment à partir de ma rencontre avec
Gaston Leval.
— Dans les années 80-90, il n’y a plus eu de conflit ?
— Ça
a été fini, oui… Il y a eu, au contraire, un rapprochement important
avec diverses structures du Livre. Pour des raisons strictement
syndicales. Comment dire cela ? Dans la modernisation des
entreprises de presse, un certain nombre
de métiers ont été plus touchés que d’autres ; par
exemple, en 1975-1980, un des métiers les plus durs, celui de
clicheurs — ceux qui fondaient les demi-cylindres de
plomb qu’on accrochait aux cylindres des rotatives —, a disparu
avec le remplacement de l’impression typo par l’offset ;
la plupart se sont reconvertis en photograveurs et, avec ces derniers,
ils ont constitué une structure commune. Avec l’interface graphique
et la numérisation, à partir de 1985, les typos et les photograveurs
risquaient de perdre un nombre important de leurs postes. Beaucoup
d’emplois s’y sont maintenus par la force syndicale. D’autres,
en revanche, comme les imprimeurs, non seulement conservent un niveau acceptable d’emplois mais également
leur capacité intacte de bloquer la production.
Du
commencement des années quatre-vingt à 1993, dans le Livre parisien
CGT, avec les secrétariats de Roger Lancry et de Roland Bingler,
s’est constituée une coalition majoritaire formée surtout des
“ graphiques ” — les typos, les correcteurs, les
imprimeurs, les cadres des mêmes catégories — suffisamment
cohérente pour qu’elle dirige l’organisation syndicale tout entière.
Les autres catégories, les “ non-graphiques ” — électromécaniciens,
ouvriers des départs, auxiliaires, employés — s’étaient placées
en situation d’attente, plus ou moins critique. L’interface entre
les deux groupements, tout à fait informels mais dont les rapports
déterminaient toute la politique syndicale, était assurée par
les photograveurs, catégorie du Livre la plus proche, à l’époque,
de la direction du PC. (L’un des membres de sa direction est un
des gendres de Georges Marchais, alors secrétaire général.)
Ce
qu’il faut comprendre, c’est que, dans les entreprises de presse,
la CGT du Livre, encore aujourd’hui, représente un réel pouvoir.
Sur l’embauche des catégories ouvrières, sur la formation professionnelle,
les organes représentatifs, même sur l’investissement et les configurations
techniques, son influence est déterminante. Le rôle du Comité
intersyndical est de maintenir l’équilibre et l’unité entre les
catégories et les personnes ; c’est, ou plutôt c’était son
rôle.
A
l’intérieur de cette situation, des catégories, des “ métiers ”
sont plus forts, parce que les ouvriers qui exercent cette profession
sont plus nombreux et que leur capacité à empêcher de sortir la
production est plus grande : les correcteurs ou les auxiliaires ont
moins de “ pouvoir ” que les imprimeurs… Or l’évolution
technique a fait en sorte que certains groupes ouvriers ont perdu
de ce pouvoir : beaucoup de tâches des typos et des photograveurs
sont maintenant assurées par des robots ou par la rédaction —
le corps professionnel qui a profité le plus de la modernisation.
Nombre
de militants de ses catégories n’ont pu supporter cette nouvelle
situation, qui se concluait par leur progressive impuissance.
D’autant qu’un nouveau “ métier roi ”, celui d’imprimeur-rotativiste,
à la puissance de frappe inchangée, était en train de détrôner
les anciens aristocrates de la profession, les typographes. Les
rotativistes qui, en outre, jusqu’en 1993, fournissaient celui
qui était secrétaire du Comité intersyndical de la presse… Ce
que les responsables des catégories déclinantes ont tenté de réaliser,
c’est de remplacer leur ancienne force sociale, due aux métiers
qu’ils exerçaient naguère dans la production, par un pouvoir bureaucratique,
institutionnel, celui du secrétariat du Syndicat général du livre
et du Comité intersyndical.
A
cette date, 1993, un renversement d’alliance fut opéré. Une nouvelle
majorité à la Chambre typographique se rapprocha des photograveurs
qui prit la tête du groupe des non-graphiques. Une provocation
fut organisée avec la complicité d’Alain Ayache, l’éditeur du
Meilleur, pour tenter de remplacer le secrétaire de l’Inter,
un rotativiste, par un photograveur. La manœuvre échoua, parce
que les rotativistes et les correcteurs comprirent et refusèrent
la manipulation, mais elle divisa l’organisation syndicale parisienne
de manière durable.
Depuis
cette date, deux structures parisiennes coexistent, plus ou moins
de manière conflictuelle.
En
outre, ces dernières années, un rapprochement, des débats, des
échanges de points de vue se sont développés au sein du Livre
CGT, de manière informelle, entre les différents syndicats de
la presse ; beaucoup d’équipes de presse, à Paris comme dans
les régions, estiment que la direction fédérale néglige beaucoup
les questions de défense des qualifications et est très molle
sur le problème de la formation — elle semble considérer
que les réflexions concernant les métiers et leur défense sont
devenues obsolètes ; elle ne cherche plus à défendre les
métiers du Livre mais à préparer un vaste rassemblement des travailleurs
de la communication… Cette orientation a créé beaucoup de mécontents
parmi le Livre — et les travailleurs de la communication
ne sont toujours pas en train de se presser pour entrer à la CGT.
On parle beaucoup, depuis quelques mois, d’une association de
travailleurs de la presse et des métiers du Livre qui serait en
constitution…
Enfin,
une menace précise plane sur le Syndicat des correcteurs, puisque
la doctrine de la CGT est de favoriser le syndicat d’entreprise,
alors que la CGT-Correcteurs est un syndicat de métier. Dans la
Fédération du livre, il y a un article des statuts qui permet,
à Paris, de conserver des syndicats de métier, et le bruit court,
qui semble confirmé par plusieurs sources, qu’au prochain congrès
la Fédération demanderait la suppression de cet article. Elle
obligerait donc tous les syndicats de la Fédération de n’être
que des syndicats d’entreprise ou des syndicats d’industrie locaux, ce qui fait que le Syndicat des correcteurs
ne pourrait plus être fédéré. Alors je ne sais pas ce que ça va
donner…
— Et comment tu analyses la stratégie syndicale de la
CGT en France ?
— Oh !
je ne sais pas. Peut-être la direction et les centaines de permanents
veulent-ils juste protéger l’appareil, et leurs emplois ;
peut-être ne s’agit-il que d’une stratégie de survie… Ils ont
donc besoin de s’intégrer à l’Europe, à la CES. Qui les fera accéder aux subventions de l’Union
européenne. Mais que vont-ils peser dans la CES ?
Que pensent de tout cela les vieux sociaux-démocrates qui, j’imagine,
les voient venir … J’imagine les militants du DGB qui voient arriver les communistes français.
Ça doit les faire rigoler quand même, non ? Après tout ce qui
a été dit par la CGT contre la “ Petite Europe ” et
la CISL ; c’est un vrai Canossa, ne croyez-vous pas ?
En
résumé, il s’agit peut-être d’une orientation intelligente du
point de vue de l’appareil. Sans doute cynique mais intelligente.
Si c’est la préservation de l’appareil qui est l’objectif, ça
se comprend.
Mais
d’un point de vue syndicaliste, ou avec comme objectif la constitution
d’un parti socialiste de gauche — ce qui pourrait être
l’évolution positive du PCF —, c’est stupide : avec
tout ce qui se passe en ce moment, s’ils prenaient la tête des
actuels mouvements sociaux, ils auraient un succès fou… Sud s’est
entièrement développé sur leurs carences. Il ne faut pas oublier
que pour les gens comme moi, ou comme Renard, c’est-à-dire les camarades qui sont vraiment
issus de 68, tous ceux qui ont été formés durant cette période-là,
la CGT était droitière. L’extrême gauche s’est développée sur
la gauche de la CGT et de la CFDT. Naguère les “ stals ”
combattaient cette implantation avec acharnement : rien ne
devait peser à leur gauche. C’est insensé aujourd’hui que les
camarades du Parti communiste soient devenus suffisamment myopes
pour laisser se développer quelque chose à leur gauche…
Il
est vrai que l’intégration à l’Europe et à la CES suppose des
orientations modérées. Soutenir en même temps les “ aventuristes ”
du mouvement social impliquerait un vrai grand écart. Auparavant,
les “ stals ” savaient faire cela, un discours révolutionnaire,
des gestuels à la bolchevik qui coexistaient avec une collaboration
plus ou moins discrète avec les pouvoirs publics ou le patronat.
Comme pendant la période gaulliste… ou en 68. Mais je crois qu’ils
ont perdu beaucoup de la culture bolchevique…
J’ai
connu quelques vieux militants syndicalistes du parti, notamment
un gars du papier-carton qui vient de partir à la retraite. Il
fallait entendre la culture de cet homme, alors que ceux qui sont
en place maintenant… Ce sont des sociaux-démocrates qui ne sont
ni démocrates ni pluralistes. Qui n’ont aucune qualité des socialistes,
c’est-à-dire l’acceptation d’une certaine démocratie interne et
du pluralisme. Mais ils n’ont plus aucune des qualités des staliniens
non plus, comme le dévouement ou l’esprit de classe. Il n’y a
plus rien du tout… C’est juste l’appareil qui compte… Je connais
un vieux copain du Parti communiste, avec qui je me disputais
beaucoup autrefois. Et les événements et le temps passant, on
s’est disputé moins. On a même fini par discuter et je lui ai
demandé récemment : “ Mais alors qu’est-ce que tu penses
du Parti ? ” et il m’a dit : “ C’est fini, c’est n’importe
quoi, c’est une catastrophe, c’est plus rien ! ”
— Vous ne semblez pas avoir de bons rapports avec les
trotskistes ?
— On
a eu des rapports chez les correcteurs, puisqu’un certain nombre
de camarades du syndicat étaient trotskistes. Des rapports assez
bons d’ailleurs, en général… Je connaissais et appréciais beaucoup
Michel Lequenne, un trotskiste historique, animateur des grèves
de l’édition des années soixante-dix, et un des anciens camarades
de Récanati qui s’appelle Xavier Langlade, qui fut secrétaire
des Correcteurs un moment ; on était presque amis.
Il
y a nombre de trotskistes chez les correcteurs, alors on se supporte. En outre, le Syndicat des correcteurs n’est
pas géré en fonction de négociations éventuelles entre les tendances
politico-syndicales présentes dans ses rangs. C’était en tout
cas ainsi que les choses se passaient lorsque j’étais secrétaire.
J’essayais toujours qu’au sein du comité syndical soient représentées
les diverses sensibilités du syndicat, celles qui en acceptaient
l’orientation et le fonctionnement (j’appelais cela l’arc-en-ciel
du syndicat) ; seuls l’OCI et les staliniens refusaient de
faire partie de ce regroupement majoritaire. Parce que les personnes
existent, au-delà de leur appartenance politique. Ce sont elles
qui prennent les décisions et non les groupes ou les philosophies
auxquels elles adhèrent. Et il est possible de transcender les
divergences politiques au moyen d’une action syndicale au service
des adhérents et discutée selon des formes démocratiques.
Ceux
qui sont particulièrement difficiles à gérer, ce sont les gens
du Parti des travailleurs, les lambertistes. Ils nous ont beaucoup
embêtés, mais ils se sont auto-détruits… On ne sait jamais trop
exactement quel jeu ils jouent, qui est qui, qui est quoi ?
Je vous ai parlé, plus haut, des rapports étranges et privilégiés
qu’Alexandre Hébert entretient avec l’OCI … Quelle est leur influence
réelle ? je ne saurais dire…
Ils
étaient très influents avant 68 chez les Correcteurs et au Livre
CGT ; c’étaient les seuls qui faisaient de l’opposition de
manière organisée, autour d’un vieux typo nommé Paul Hirzel, décédé
de maladie en 1968…
Cependant,
à mesure que le temps a passé, leur apparente impossibilité à
comprendre les situations réelles les a affaiblis. Par exemple,
pendant le conflit du Parisien libéré, qui a duré
quand même vingt-sept mois, ils avaient comme position de radicaliser
la lutte. Ils disaient sans arrêt qu’il fallait déclencher une
grève générale de la presse et du labeur. Ce n’était pas très
raisonnable du point de vue de la tactique syndicale. Un peu trop
tout ou rien, ça passe ou ça casse. Mais, après tout, pour quoi
pas ? Le problème était qu’ils accompagnaient ce mot d’ordre
très radical, diffusé par des tracts et défendu en réunions d’équipe
ou en assemblée générale du Syndicat des correcteurs, par une
attitude complètement passive, purement déclamatoire et verbale.
Or, pendant le conflit du Parisien, il y eut beaucoup d’actions
directes plus ou moins violentes : destruction de matériel,
journaux déchirés, voitures cassées, etc. ; on appelait cela
les “ rodéos ”. Elles étaient menées, dans le cadre
des syndicats parisiens du Livre, par des ouvriers du Parisien
et d’autres qui venaient les aider. Et les camarades de l’OCI
se sont mis eux-mêmes dans cette contradiction : une stratégie
grève-généraliste qui aurait pu séduire l’aile la plus radicale,
si elle n’avait pas été que de façade. Mais ils se refusaient
à militer côte à côte, dans les “ rodéos ” et autres
actions, avec cette aile radicale — sans doute la haine des
“ stals ” et des “ anars ”. Qui les prenait,
du coup, pour des rigolos et des bavards inconséquents. Et qui
leur disait “ plutôt que de nous faire le coup de la
grève générale, vous feriez mieux de venir avec nous, la nuit,
pour casser les voitures d’Amaury ”. C’était ce qu’on leur
répondait. Et ils ont perdu beaucoup de crédibilité à ce moment-là ;
on les a pris pour des charlots. C’est étonnant, il y a une étrange
myopie parfois chez ces trotskistes-là, et ils se sont détruits
eux-mêmes…
Les
Correcteurs ont dû leur apparaître comme un enjeu, mais ils ont
fait des trucs complètement fous. En 1978, en préparation du Congrès
de Grenoble, il y avait donc un copain, un type très bien d’ailleurs,
qui était à l’OCI — c’était là son seul défaut —,
qui fut élu pour être délégué du Syndicat des correcteurs. On
s’est retrouvés, lui et moi, délégués. Tout le monde, au syndicat,
disait : “ C’est un bon militant ; il n’y a pas de raison
que les militants lambertistes de l’OCI ne soient pas délégués
du Syndicat des correcteurs, des “ anarchos ” le sont
bien… ”
Malheureusement
pour lui, ce pauvre camarade a été pris en main par son parti
dès que sa délégation fut devenue publique. On a pu lire dans
Informations ouvrières que, Untel, délégué au XLe
Congrès de la CGT par le Syndicat des correcteurs, prenait en
charge telles revendications de telles ou telles entreprises en
grève, dans la métallurgie ou l’alimentation ou je ne sais quoi.
Le tout orchestrée avec conférences de presse, tracts de l’OCI
et des diverses succursales de la secte, à cette époque,
le Comité d’alliance ouvrière du Livre et l’AJS.
Tout
le monde, au syndicat, s’est alors dit, et les anarchosyndicalistes
n’étaient pas les derniers à poser la question : “ Il est
certes délégué du Syndicat des correcteurs, mais pour quoi faire
exactement ? Défendre les positions du syndicat, ou défendre les
revendications d’on ne sait quel syndicat d’une ou plusieurs entreprises
inconnues de la profession ? ”
Du
coup, à l’assemblée générale suivante, le syndicat lui a retiré
son mandat et a élu un autre camarade, proche de la LCR…
Bon,
peut-être qu’à ce moment-là on s’est dit : “ C’est le
moment de le passer au lance-flammes. ” C’était de bonne
guerre, mais enfin c’était tellement bête…
J’ai
aussi remarqué qu’il y a beaucoup de machisme chez les lambertistes ;
ça roulait beaucoup les mécaniques, avec un service d’ordre impressionnant
de vraies brutes. Ce machisme politique consistait à dire :
On fait, même si c’est idiot, parce que on a décidé de faire…
Et, là, le pauvre camarade, il a vraiment pris la porte dans la
tête.
Les
gens de l’OCI, comme ils le faisaient toujours, pour rouler les
mécaniques afin de montrer que c’étaient eux les vrais de vrais
qui dirigeaient, n’ont rien trouvé de plus intelligent que de
l’emmener à Grenoble pour qu’il y fasse une conférence de presse
en dehors du congrès. Ce qui était une imbécillité, une perte
de temps, d’argent, et ils ont ridiculisé ce pauvre copain qui
a raconté ses malheurs devant une salle vide. Il y eut un petit
entrefilet dans le journal local. Tout ça faisait doucement ricaner
les gens du PC, voir ceux qu’ils appelaient “ les gauchistes ”
se disputer entre eux…
Heureusement
pour lui, chez les correcteurs, tout le monde se fout complètement
de ce genre de chose ; on s’est plutôt moqués de lui, du
genre : “ Alors t’as pas eu trop froid à Grenoble ? Il y
avait du monde à ta conférence ? ” Beaucoup de choses comme
ça les ont tournés en ridicule, et je n’ai jamais vraiment compris
la politique des lambertistes.
Des
bruits courent selon lesquels le futur secrétaire de FO serait
une taupe lambertiste. Dans ces affaires-là, on ne sait trop jamais
qui noyaute qui. Comme avec les poupées russes, il y a toujours
quelqu’un qui est caché encore plus profondément…
J’étais
invité au congrès de FO, il y a trois ou quatre ans, au nom du
Monde libertaire et de Radio-Libertaire. J’y suis allé
pour voir comment ça se passait.
Dans
FO, apparemment, il y a un sentiment anti-trotskiste très important
à la base et parmi les cadres moyens de l’appareil. Les camarades
de Force ouvrière craignent que les trotskistes lambertistes réussissent,
avec le temps, à y faire ce que les communistes “ orthodoxes ”
ont réussi à la CGT. Je pensais que les lambertistes étaient intégrés
dans l’appareil, qu’ils faisaient partie de la direction, eh bien !
pas du tout, en apparence tout au moins… Quelle est la possibilité
réelle de retourner un appareil syndical aussi important que celui
d’une confédération qui a plusieurs centaines de milliers d’adhérents
en noyautant tout ce qu’on peut, en se taisant et en prenant des
positions opportunistes ? Parce que, à FO, à la différence
du fonctionnement des autres centrales, l’extrême gauche — si
on considère l’OCI comme d’extrême gauche — ne fait pas d’opposition
ouverte, connue ; elle essaie seulement de se faufiler vers
les responsabilités. C’est une orientation étrange. Si elle réussissait,
on se trouverait en présence d’une direction syndicale qui devrait
déborder sa base par la gauche… Je ne sais pas si c’est possible.
A
l’époque, dans les années soixante-dix, les seuls avec qui on
pouvait parler c’étaient les trotskistes de la LCR.
A
l’OCI, ils avaient toujours des gadgets politiques qui monopolisaient
leurs activités et, semblait-il, leurs pensées. Par exemple :
“ 20 000 travailleurs devant l’Assemblée nationale. ”
Ça durait trois mois. Pendant trois mois, tu ne pouvais rencontrer
un gars de l’OCI sans qu’il te sorte son truc ; tu avais
l’impression de parler à un magnétophone…
Chez
les Correcteurs, ce sont les lambertistes qui avaient, après 68,
la possibilité réelle de prendre la direction du syndicat ;
c’est eux qui avaient le plus de forces vives, qui étaient les
plus nombreux, qui avaient le plus de jeunes. Ils auraient dû
prendre la direction du syndicat, s’ils avaient été un tout petit
peu plus adroits.
C’était
presque facile de les battre ; on avait presque honte de
leur coller des volées en assemblée générale, tant ils étaient
maladroits.
Lors
d’une assemblée générale de ces années-là, quelques minutes après
que les admissions eurent été votées, un nouvel arrivant, dont
on apprendra qu’il est militant de l’OCI, monte à la tribune et
commence à faire un discours, tout à fait structuré et argumenté,
qui dure bien vingt minutes. Les présents à l’assemblée regardent
une telle prestation avec effarement. Tout le monde chuchotait :
“ D’où vous l’avez sorti celui-là ? Il commence bien ;
il est syndiqué depuis cinq minutes et il nous casse déjà les
pieds avec des discours interminables. Qu’est-ce que ça va être
dans quelques années… ”
C’est
dire leur maladresse. Quand un militant arrive quelque part où
il est inconnu, il ne commence pas à faire la leçon à tout le
monde. Dans n’importe quelle association, s’il se conduit comme
le camarade dont je parle, même s’il a la ligne politique la plus
juste du monde, il va passer pour un donneur de leçons et un casse-bonbons…
En
conclusion de cette partie, je dois cependant ajouter qu’un militant
de l’OCI a fini par acquérir droit de cité dans la profession.
Je ne me sens pas le droit de citer son nom ; je dirai seulement
qu’après plus de trente ans de présence et d’activité il a fini
par gagner le respect et l’estime de tous ; il a été pendant
vingt ans peut-être délégué des correcteurs du Monde. Lorsqu’il
a quitté la région parisienne, à sa retraite, les Correcteurs
et les Rotativistes ont décidé de lui faire une petite fête, avec
un cadeau utile, à savoir un ordinateur. Je puis vous assurer
que, pour qu’une telle chose se produise, il fallait que le camarade
en question soit un militant d’une trempe exceptionnelle…
— Pour revenir à Libération, est-ce que vous n’avez
pas envahi le journal ?
— Si,
en 1981, je crois bien…
— Quelles en étaient les raisons ?
— Pour
une histoire syndicale mais tout est compliqué avec Libé.
La direction avait embauché des travailleurs en contrats à durée
déterminée, dont une correctrice. Durant sa présence, la copine
avait été nommée représentante au comité d’entreprise. Malgré
ce mandat, la direction ne voulut pas renouveler son CDD. Ou peut-être,
au contraire, ne le voulait-elle pas parce que notre camarade
était syndiqués. Parce que, à Libération, il y a toujours
eu un sentiment extraordinairement autonomiste ; ils n’avaient
conservé du gauchisme que cela, l’autonomie,
l’autonomie vis-à-vis de tout le reste ; cette “ autonomie ”
signifiait concrètement une féroce haine antisyndicaliste et la
promotion d’un fayotage indécent envers la direction.
La
jeune correctrice arrive au syndicat et elle dit : “ Voilà,
ils veulent me foutre dehors parce que je suis déléguée. ”
On discute avec elle et on se demande ce qu’on fait… Comme Libération
nous énervait depuis longtemps, on décide de les envahir.
On s’était mis d’accord avec les délégués CGT à l’intérieur, on
a bloqué la porte d’entrée et hop ! on a filé dans le machin,
là, la spirale… Ça a manqué d’aller mal, parce que on était
assez nombreux quand même… Les gens de Libé étaient vraiment
fâchés de nous voir arriver… L’arrivée de la CGT, correcteurs
compris, c’était comme l’invasion des cosaques ! Un gars
a essayé de me flanquer un coup de poing à la figure. Et il m’a
traité de stalinien ! Après, on m’a dit que c’était un ancien
maoïste. J’ai trouvé notoirement sublime d’être traité de stalinien
par un ancien maoïste, et qu’il ait essayé de me frapper parce
que nous défendions l’emploi dans ce journal supposé, à sa création,
soutenir les luttes populaires ! Puis, ça a tourné un peu
à la plaisanterie ! Lorsque
July nous a vus, il m’a dit : “ Si tu m’avais
appelé, je t’aurais reçu ! ” Mais je voulais foutre un peu
le bordel d’abord !
Comment
l’affaire s’est-elle terminée ? Nous avons eu des entrevues
avec July. La camarade n’a pas obtenu son maintien dans la boîte — en
fait, les sicaires “ autonomistes ” de la direction
la haïssaient, parce qu’elle avait fait appel à un syndicat, à
quelque chose d’extérieur au dieu journal qui avait embêté le
grand chef génial. Nous avons obtenu des fonds pour lui organiser
une bonne formation de secrétaire de rédaction.
Au
cours des négociations, Lancry est intervenu, en tant que secrétaire
de l’Inter, il a bien compris que cette affaire était plus complexe
qu’une simple négociation de fin de CDD. Puisque, me dit-il, nous
aurions pu obtenir des fonds sans envahir le journal. “ Oui,
lui répondais-je, mais beaucoup moins sans doute ; et nous
voulions essayer de forcer un peu. ” En fait, je crois qu’il
a pensé qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre gauchistes,
entre soixante-huitards ; avait-il entièrement tort ?