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Caractère social et existence en entreprise
Jan Spurk

Origine : GEPECS Université René Descartes – Paris 5 Colloque Exister en entreprise : Caractère social et existence en entreprise

http://www.gepecs.fr/activites/exister.pdf


Comme contribution à l’ouverture de ce colloque, j’aimerais retracer quelques arguments importants pour nos travaux concernant le caractère social et l’existence en entreprise, des arguments que l’on trouve, en partie, déjà dans les travaux des classiques de notre discipline.

Comme on le sait, dans les travaux de l’époque de la fondation de la sociologie, par exemple dans les enquêtes sociales du 19ème siècle, dans les travaux des grands moralistes (chez Adam Smith, par exemple), mais aussi dans les écrits de Marx ou de Max Weber, pour ne citer que quelques auteurs, on trouve des descriptions et des analyses très explicites de l’entreprise. Bien sûr, leurs positions divergent beaucoup, mais convergent facilement dans la description des existences au sein des entreprises émergentes de leur époque.

Ce sont des individus, au cours de l’émergence du capitalisme séparés de leurs liens sociaux antérieurs, qui sont réuni dans ces entreprises. Leurs modes d’existences d’autrefois ont disparus, ou ne leur permettent plus de mener une vie décente. Souvent ils ne permettent même plus aux sujet de vivre ou de survivre (pour des raisons que nous ne pouvons pas développer ici). Ceci est un des résultats de l’histoire violente, cruelle et sanglante et aujourd’hui assez bien connue, qui a fait que – au moins en Europe – une grande partie des hommes et 2 des femmes, et pendant assez longtemps également des enfants, mène une grande partie de leur existence au sein des entreprises.

Bien sûr, les formes d’entreprise et les formes d’existence en entreprise ont toujours été plurielles. Elles le sont encore aujourd’hui, et ces formes ont évidemment et heureusement beaucoup changé depuis.

Ce n’est pas cette histoire en soi qui nous intéresse aujourd’hui, mais ses résultats en ce qui concerne les existences en entreprise. J’aimerais n’en retenir que quatre aspects : 1) Les sujets sont désormais soumis à des règles et à un mode d’existence qui leur sont imposés. Dans ce sens, pour les sujets, les règles de leur existence en entreprise viennent de l’extérieur et elles les dominent, ils en sont les objets. Bref : ils mènent des existences hétéronomes.

2) Ces existences ont également une finalité hétéronome : il s’agit d’être productif, c’est-à-dire il s‘agit de créer de la marchandise et de créer la valeur des marchandises. Or, pour créer de la marchandise et de la valeur, il faut mobiliser la subjectivité, car sans sa mobilisation, il n’y a pas de création. La mobilisation de la subjectivité n’est pas nouvelle, comme on le dit souvent, elle est un trait essentiel de la constitution des entreprises.

3) Ensuite, on constate que ces existences correspondent très bien à ce que Sartre a appelé la « sérialité ». De cette notion complexe, les caractéristiques suivantes concernent directement notre sujet : on a affaire à des existences liées par l’extériorité et par la fonctionnalité, d’une manière mécanique écrit Sartre. Les sujets reconstituent cette sérialité et ils l’acceptent comme une sorte de fatalité puisqu’ils ne peuvent plus s’imaginer une autre existence.

Cela explique leur volonté de mener une existence en entreprise. Pourtant, retenons bien que cette volonté n’est guerre naturelle. Elle se constitue à 3 travers les siècles dans les visions du monde des sujets ainsi que dans leur quête de sens de leur existence et du monde social en général.

4) Le plus important pour notre sujet est le fait que ces existences soient nées de la contrainte et de la violence, de plus en plus internalisées par les sujets. Ils développent un véritable caractère social conforme à l’existence en entreprise qui inclut la volonté de mener cette existence.

Dans la tradition d’Erich Fromm, le caractère est conçu comme une forme spécifique de l’adaptation dynamique et conflictuelle des besoins humains à une forme spécifique de l’existence. Il détermine les pensées, les sentiments et les actions des sujets. Le caractère social est une partie des traits essentiels du caractère d’une personne qu’elle partage avec les autres membres de son groupe sur la base d’un mode d’existence commun et sur la base d’expériences vécues partagées avec les autres. Le caractère social est la matrice émotionnelle enracinée dans la structure du caractère des individus. Son analyse ouvre la voie à la compréhension d’une culture, en général, et à la compréhension des existences en entreprise, en particulier. Comme Max Horkheimer le développe explicitement, en entreprise, on a affaire à une forme spécifique du caractère social : le caractère autoritaire. Pour Horkheimer l’autorité est « … les modes d’action … dans lesquels les hommes se soumettent à une instance étrangère“ (Horkheimer 1936, p. 359) ainsi que leur capacité « de vivre en dépendant des ordres établis et de la volonté d’autrui » (Horkheimer 1936, p. 357). L’agir autoritaire peut être conscient et dans l’intérêt individuel. Dans ce cas, le renoncement à la liberté, qu’il implique, est nécessaire. Pourtant, l’agir autoritaire peut également prendre la forme de la soumission à l’hétéronomie, ce que Horkheimer appelle les « dépendances consenties » (Horkheimer 1936, p. 360) des individus.

Horkheimer fait la démonstration de cette dépendance consentie à 4 l’exemple des acteurs dans l’entreprise.1 La stabilité d’une société et la stabilité d’une entreprise dépendent de la solidité de l’autorité imposée.

Retenons que l’entreprise est un lien social hétéronome et productif ainsi que tendanciellement sériel qui doit mobiliser la subjectivité des acteurs pour atteindre sa finalité. Ensuite, retenons le caractère autoritaire des sujets existant en entreprise ! Ce caractère social donne la « plasticité » (Marx) à la force de travail, aux sujets et à leur existence en entreprise. Cette plasticité ne doit pas être confondue avec la passivité docile des sujets qu’on forme et qu’on déforme comme on travaille la pâte à modeler ou l’argile, dont ceux qui ont les compétences nécessaires, les artistes, peuvent faire des oeuvres d’art : On aurait affaire à l’art du management. En revanche, pour m’exprimer en images, on a plutôt affaire à un artisan pâtissier qui travaille une pâte à la levure, qu’on doit travailler prudemment et soigneusement, souvent avec bonheur (on se souvient de la chanson de Nougaro) pour en faire ce que l’on veut, c’est-à-dire pour lui imposer sa volonté. C’est une pâte délicate, qui peut servir à beaucoup de choses, une pâte qui gonfle, qui fait des bulles etc. parce qu’il y a des éléments vivants dans cette pâte. Bien que l’on connaisse un tas de recettes, cette pâte peut nous échapper. Qui n’a jamais raté de pâtisseries ? En outre, si on n’en a plus besoin, ou si la pâte n’a pas ou si elle n’a plus les qualités attendues, elle termine à la poubelle. Quel gâchis ! Certes, mais pourquoi continuer à faire des gâteaux dont personne ne veut ? Pourquoi continuer à travailler une pâte qui ne sert à plus rien ? Et la pâte… qu’est-ce qu’elle devient ? Aujourd’hui, cette plasticité, que l’on vient d’évoquer, permet de faire et de défaire les parcours autrefois bien établis et bien balisés : des parcours 1 Cf.Horkheimer 1936, pp. 375-378.

5 professionnels, des carrières, des existences en entreprise. Pourtant le lien social de l’entreprise, tout comme de la société en général, ne ressemble nullement à une situation anomique ou à une sinistrose généralisée. Pour comprendre les existences en entreprise, on doit également considérer que les visions du monde des sujets sont nourries de vécus de reconnaissance et de bonheur : qu’il s’agisse de rapports affectifs avec les collègues ou qu’il s’agisse de succès professionnels. Ensuite, j’insiste sur les manques et les souffrances, parce qu’en dépassant les manques et les souffrances, on crée l’avenir des entreprises. Ce sont ces avenirs possibles qu’on doit comprendre. Il ne s’agit nullement de noircir le tableau de l’existence en entreprise.

Pourtant, quel contraste avec la situation des années 1980, qui a été très spectaculaire, souvent fascinante, mais également profondément ambigüe et contradictoire, pas seulement en ce qui concerne les existences en entreprise : d’abord, le déclin des anciennes formes du lien social, particulièrement de la classe ouvrière, largement vécu comme une sorte de libération d’un moule conservateur et étouffant. Bien sûr, le mot libération est dans ce contexte un contresens, car on ne peut libérer que soi-même.

En suite, suite à la soi-disant libération des contraintes d’autrefois, les individus se retrouvent seuls, « jetés » dirait Sartre et « délaissés » comme le dirait Heidegger et, par conséquent, angoissés, parce que les repères et les balises traditionnels de leur vie dans l’entreprise et en dehors de l’entreprise deviennent flous ou disparaissent, sans que les individus aient pour autant dépassé leur caractère autoritaire.

La grande dynamique multiforme des entreprises ainsi que l’enthousiasme moderniste des années 1980 et 1990 ont radicalement mobilisé la subjectivité des individus. On a pu constater de véritables adhésions à des projets d’entreprise qui permettaient aux individus de retrouver une certaine stabilité, 6 une certaine sérénité et une certaine sécurité pour calmer leurs angoisses existentielles. Cela a été particulièrement le cas des entreprises communautaires, car la communauté est conçue pour l’éternité. Pourtant, aujourd’hui nous connaissons également le prix très élevé de cette mobilisation.

Après la première vague de cette modernisation, « l’insécurité sociale » (Castel) s’installe, les profondes fragmentations aussi bien de la société que des entreprises se manifestent. Aussi bien dans les entreprises qu’en dehors de l’entreprise, les individus se ressentent à nouveau comme des objets : d’abord, comme des objets des liens sociaux sériels ; ensuite comme des objets de forces qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne maîtrisent pas : par exemple la mondialisation, le taux de rentabilité, les marchés etc. Ces vécus s’installent durablement et souvent augmentent l’angoisse existentielle des individus.

Les changements récents dans les entreprises vont de pair avec ces évolutions : la déstabilisation (souvent volontariste) des structures établies, l’appel direct à l’individu, ses compétences, sa responsabilité, le rythme de plus en plus rapide et de plus en plus dense, le court terme généralisé, les exigences croissantes de travail et de disponibilité… Bref : comme invitation au débat de ce colloque, j’aimerais, d’abord, retenir cette situation dramatique dans les entreprises ; elle est dramatique mais pas tragique.

Regardons cela de plus près ! Pour les individus qu’elle organise, l’entreprise est - entre autres - stabilisante.

Leur existence en entreprise permet la fuite de leurs angoisses existentielles. Or, dans les entreprises, on détruit, souvent systématiquement et consciemment, 7 cette situation assez inerte pour mobiliser les sujets et leur subjectivité à court terme. Quelle entreprise fait encore des projets à moyen terme ? Cette instabilité croissante, les virages pseudo-stratégiques à vue etc. impliquent des arrachements courants des individus de leur situation en entreprise. Souvent les situations sont a priori définies comme fluctuantes. Les sujets s’y trouvent comme des plantes qui ne peuvent pas prendre racine. Cela fait mal, cela crée des souffrances et des angoisses.

Les fermetures d’entreprises, par exemple, sont vécues par les salariés comme des catastrophes, un monde s’écroule, non seulement parce qu’ils ont perdu leur emploi et leur salaire, mais surtout parce que leur existence en entreprise est anéantie. Les fermetures d’entreprises et les « charrettes » sans fin les frappent comme une fatalité. Ceci est fort déstabilisant et angoissant, pas seulement pour les salariés directement concernés. Les grands succès en librairie des romans qui thématisent ces situations, comme « DAEWOO » de François Bon et « Les Vivants et les morts » de Gérard Mordillat, deux best-sellers de cet été, en témoignent, tout comme une enquête auprès des cadres publiée dans le dernier numéro de « courrier cadres ».

Les sujets savent que les exclusions des entreprises sont courantes et difficilement prévisibles. Elles sont vécues comme arbitraires et comme fatales.

Quel est le sens que les sujets peuvent donner à leurs existences en entreprise ? Souffrance ? Lutte des places ? Fatalisme ? En tout cas, ce n’est pas gai ! On doit également indiquer la profonde fragmentation entre ceux qui ont du travail et qui peuvent mener une existence en entreprise, d’un côté, et, de l’autre côté, les autres : ce sont non seulement les millions de sans emploi mais aussi la masse fluctuante des « entre deux », qu’il s’agisse des CCD en tout genre ou 8 d’autres statuts temporaires, des professions libérales, mais de fait liés à l’entreprise par la force des choses etc.

Un autre aspect : on trouve couramment au centre de l’existence en entreprise la défense du statu quo, qui peut prendre des formes très différentes et qui ne se limite pas à la fonction publique ou assimilés. Beaucoup de grands conflits pour la défense de l’emploi parlent la même langue, les romans que je viens de citer l’illustrent. Ce n’est pas –comme on le dit souvent – une stratégie pour défendre ses privilèges (ce qui, par ailleurs, n’a rien d’immoral) ou une stratégie pour défendre « sa planque ». C’est une stratégie pour survivre dans la honte, car chacun des concernés sait qu’il est reconnu par les autres comme inutile et surnuméraire, ou comme privilégié et parasitaire etc. Cela non plus n’est pas bien gai.

Enfin, les existences en entreprises sont également caractérisées par le manque de projets d’avenir. Les projets d’entreprise sont de moins en moins crédibles, les mouvements sociaux n’existent plus… Il reste la fuite ? Mais fuir pour aller où ? L’actuel débat sur la retraite en Europe en est un exemple inquiétant : la retraite est considérée comme la fuite nécessaire, définitive et agréable de l’existence en entreprise. Cela ne me fait pas rire non plus.

L’opinion publique se recoupe facilement avec le vécu des sujets en entreprise dans le constat que, à quelques aménagement près, il n’y a pas d’alternatives à ces existences ! Le caractère autoritaire et la sérialité sont bien vivants. Pourtant, « la glorification consciente de ce qui est établi indique une période critique de la société et cette glorification devient une source majeure de la menace de la société » (Horkheimer 1936, p. 362).

9 En guise de conclusion de cette ouverture, j’aimerais rappeler que les entreprises, pour exister, doivent mobiliser les subjectivités pour créer la marchandise. Elles doivent gagner la volonté des sujets de s’y investir. Mais, par quels moyens et à quel prix ? En même temps, aujourd’hui, la marche forcée de la mobilisation de la subjectivité, demande aux sujets une posture autoréflexive qui peut dépasser l’hétéronomie de leur existence en entreprise et leur caractère autoritaire, si les sujets le veulent. Cela n’a rien d’une ruse de la raison ; cela nous montre simplement que la fatalité qui dominent les visions du monde et, par conséquent, les actions des sujets tout comme les discours sociologiques, par ailleurs, n’est pas un fait accompli, mais qu’elle est seulement un des avenirs possibles qui me déplaît et dont je ne veux pas. C’est pour cela et à contre-courant des discours dominants dans notre discipline, et pour paraphraser Sartre, que ce qui m’intéresse c’est moins ce qu’on fait des sujets mais ce que les sujets font de ce qu’on fait d’eux.