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LES MÉSAVENTURES DE LA CRITIQUE. RÉFLEXIONS À PARTIR DE JACQUES RANCIÈRE
Franck Fischbach
2011

Origine : http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2011-1-page-140.htm
Presses Universitaires de France Actuel Marx 2011/1 - n° 49

le résultat d’une forme paradoxale (et, peut-être, « postmoderne ») de critique sociale est d’aboutir au constat que plus aucune critique sociale n’est désormais possible, dans la mesure où le propre du système critiqué est qu’il parvient constamment à intégrer la critique à son propre fonctionnement. la critique sociale s’est ainsi mise à tenir un discours qui insiste d’abord sur la puissance du système social critiqué à tourner à son avantage tout ce qui pourrait sembler à première vue représenter un péril pour lui. on peut alors se demander si ce n’est pas ce type même de critique sociale qui contribue à produire ce qu’il fait mine ensuite de constater, à savoir le désarmement et le découragement de toute critique.

en expliquant que la critique est destinée à être inéluctablement récupérée et intégrée au système, ne dit-on pas en même temps que toute critique est inutile et qu’il vaut mieux se résigner ? c’est en tout cas très exactement ce que Jacques Rancière appelle « la version mélancolique du gauchisme », dont il dit qu’elle « se nourrit de la double dénonciation du pouvoir de la bête et des illusions de ceux qui la servent en croyant la combattre »1. Je partirai ici des critiques que Rancière adresse, selon moi légitimement, à ce type de critique sociale paradoxalement transformée en discours dominant, mais je contesterai son analyse sur un point capital. J’exposerai les raisons qui font que je ne peux suivre Rancière jusqu’au stade où il affirme que cette forme de critique sociale désabusée et mélancolique est en réalité l’aboutissement logique et inévitable que la tradition de critique sociale se préparait à elle-même depuis ses commencements, ce qui veut dire depuis Marx. une autre forme de tradition critique peut, selon moi, s’enraciner aussi en Marx, une forme qui, elle, n’est sans doute pas aujourd’hui épuisée.

Mais commençons par préciser quelques-unes des caractéristiques de cette forme de la critique sociale, « postmoderne » et tendanciellement

1. J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 42.

Mais commençons par préciser quelques-unes des caractéristiques de cette forme de la critique sociale, « postmoderne » et tendanciellement dominante, en partant du constat que c’est d’abord une critique sociale qui met l’accent sur un diagnostic des infinies capacités d’adaptation du système capitaliste, et donc sur sa puissance, ou sur « le pouvoir de la bête », comme dit Rancière. en conséquence, c’est une critique sociale qui aboutit au constat mélancolique de l’inefficacité de toute critique sociale. c’est ensuite une critique sociale qui met au jour les illusions dont sont victimes ceux qui croient encore à une efficacité de la critique. enfin, c’est une critique sociale qui place le critique lui-même dans une position privilégiée, puisqu’il est le seul à ne pas être victime de l’illusion d’une quelconque efficacité de la critique, le seul qui sache se rendre à l’évidence, le seul qui fasse preuve d’un réalisme clairvoyant.

la critique inversée

sur le premier point, l’insistance sur la puissance d’adaptation et de récupération du système, l’argument consiste en gros à démasquer une illusion. il pose que l’illusion caractéristique d’aujourd’hui, c’est justement de croire qu’il y a encore une possibilité de distinction entre le réel et l’illusoire (distinction nécessaire à l’exercice de la critique), alors qu’en fait il n’y a plus de différence entre l’un et l’autre. on peut penser que la 141 critique sociale classique croyait au fond en la possibilité d’un ancrage de la critique dans un point fixe qui soit à la fois réel et extérieur au système critiqué, un point fixe à partir duquel on pouvait identifier les illusions générées à l’intérieur du système et montrer qu’il est inévitable d’être victime de ces illusions aussi longtemps qu’on reste à l’intérieur dudit système. la critique « postmoderne », par exemple celle de sloterdijk2 mais aussi celle de Baudrillard3, nous explique que ce geste n’est plus possible aujourd’hui, à la fois parce qu’il n’y a plus rien qui soit fixe et parce qu’il n’y a plus rien qui soit encore à l’extérieur du système, de sorte qu’il n’est plus possible de distinguer entre un extérieur qui serait réel et un intérieur qui serait illusoire. l. Boltanski et e. chiapèllo mettaient en œuvre une démarche du même ordre dans Le Nouvel Esprit du capitalisme : le capitalisme aurait intégré à son propre fonctionnement interne les revendications d’autonomie, de créativité et d’authenticité que faisaient valoir contre lui la « critique artiste » et les révoltes des années soixante4. les concepts de la critique sont ainsi devenus les outils mêmes de la reproduction du système : il n’y a donc plus d’extériorité à celui-ci et la critique est définitivement désarmée.

Mais que fait un discours qui dit cela, sinon reproduire le type même de discours qu’il critique et dont il prétend qu’il serait épuisé et dépassé ?

2. Voir, par exemple, P. sloterdjik, Écumes, Paris, Maren sell, 2005.

3. Voir, par exemple, J. Baudrillard, L’Illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, galilée, 1992.

4. L. Boltanski, E. Chiapèllo, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, gallimard, 1999.

comment ne pas voir que le critique s’attribue à lui-même, quant au fonctionnement du système, une lucidité dont il prétend par ailleurs que le même système la rend désormais impossible, puisqu’il brouille toute distinction du réel et de l’illusoire, condition même de la lucidité critique ? autrement dit, il s’agit d’un discours qui a les apparences de la critique sociale traditionnelle ou classique, notamment en ce qu’il fait porter la critique sur les illusions des agents, mais avec cette différence de taille que l’illusion qu’il critique chez les agents, c’est leur croyance même en l’efficacité de la critique. la critique traditionnelle portait sur des illusions en ayant pour but de permettre qu’on s’en « délivre » : ainsi, chez Marx, la critique des mystifications du monde marchand devait permettre qu’on s’en libère et qu’on conquière une lucidité quant à la nature réelle des marchandises et de ce qui rend leur échange possible. Mais la critique n’a plus aucune fonction émancipatrice, dès lors que l’illusion dont elle « délivre » n’est autre que l’illusion même de la critique : cela ne peut aboutir à rien d’autre qu’au renoncement, à la soumission ou à la mélancolie. que fait le « critique » ici, sinon convertir l’impuissance de la critique, établie par lui-même, « en impuissance généralisée, et se réserver la position de l’esprit lucide qui jette un regard désenchanté sur un monde où l’interprétation critique du système est devenue un élément du système lui-même ? »5

en ce sens, J. Rancière n’a pas tort de dire de cette nouvelle critique qu’elle est « l’inversion du modèle critique »6, de sorte que ce serait une erreur de penser que « la tradition de la critique sociale et culturelle est épuisée » : au contraire, « elle se porte très bien », mais « sous sa forme inversée qui structure maintenant le discours dominant »7. l’inversion de la forme se marque au fait que cette nouvelle critique ne poursuit plus aucun objectif émancipatoire : à la différence de la critique marxienne, par exemple, qui « révélait la loi de la marchandise comme vérité ultime des belles apparences afin d’armer les combattants de la lutte sociale », cette nouvelle « critique », au contraire, « n’est plus censée fournir aucune arme contre l’empire qu’elle dénonce »8 : bien plutôt, elle dénonce l’illusion consistant à croire qu’il pourrait encore exister une telle arme.

5. J. Rancière, Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 43.

6. Ibid., p. 46.

7. Ibid., p. 47.

8. Ibid., p. 46.

Mais J. Rancière ne s’en tient pas à ce seul constat de l’inversion actuelle de la critique sociale dont la visée émancipatrice se serait retournée en un constat d’impuissance et une soumission à l’existant – une inversion qui explique aussi la transformation paradoxale de la critique en « discours dominant ». il ajoute que ce renversement était en germe dès le départ, dès les premières formes de critique sociale, en gros : dès Marx. « l’actuelle déconnection entre la critique du marché et du spectacle et toute visée émancipatrice est la forme ultime d’une tension qui a habité dès son origine le mouvement de l’émancipation sociale »9.

la critique coMMe disPositiF inégalitaire

quelle est cette tension ? Pour le dire vite, c’est la tension entre la po­sition occupée par le critique et la position de ceux auxquels il s’adresse et destine son discours critique. implicitement, et dès le départ, il n’y aurait pas seulement eu un écart entre ces deux positions, mais une véritable hiérarchie – et là est tout le problème, selon J. Rancière : le discours de la critique sociale est un discours qui vise l’émancipation, mais dont le dispositif reconduit ce qui est l’obstacle par excellence à toute émancipation possible, à savoir la hiérarchie, en l’occurrence sous la forme de la hiérarchie entre celui qui sait et ceux qui ne savent pas, entre le critique lucide et la masse de ceux qui vivent dans l’illusion, qui sont aveuglés et se complaisent dans leur aveuglement.

dans la critique à laquelle il soumet les discours de critique sociale, J. Rancière présuppose une forme de critique sociale dont la caractéristique est qu’elle n’attribue aucune compétence critique aux acteurs sociaux eux-mêmes, voire une critique sociale qui dénie explicitement aux acteurs toute compétence critique. ce qu’il critique, c’est la figure du critique social qui sait mieux qu’eux ce que doivent faire ceux auxquels il s’adresse parce qu’il s’est quant à lui – on se sait trop comment – libéré des illusions et des mystifications dans lesquelles ceux-là restent pris. que cette figure-là de la critique sociale ait hanté son histoire, J. Rancière a raison de le rappeler, et, en ce sens, il n’a pas non plus tort de soumettre à la critique cette stratégie critique indéfiniment recyclable en vertu de laquelle le critique social est celui qui perce à jour des illusions dont il montre qu’il est inévitable que les agents en soient les victimes dans la société telle qu’elle est : le critique social pose ainsi que « le processus social global est en lui-même un processus d’auto-dissimulation », en vertu duquel il est inévitable et nécessaire que les agents soient victimes d’illusions et d’aliénations et, surtout, que les victimes d’illusions et d’aliénations ne sachent pas qu’elles le sont.

tout se passe comme si le critique social, dans le portrait que J. Rancière en fait, était en quelque sorte spontanément platonicien :

9. Ibid., p. 48.

il voit la société dans son ensemble comme une caverne où sont attachés des prisonniers qui prennent « les images pour des réalités, l’ignorance pour un savoir et la pauvreté pour une richesse »10. certes, entre les années 1960 et aujourd’hui, on est passé d’une critique qui s’employait à déchiffrer les images trompeuses de la société du spectacle11 à une critique désabusée et mélancolique qui pose qu’il n’y a même plus lieu de distinguer entre les images et la réalité, et que l’illusion consiste justement à croire qu’il serait encore possible de les distinguer. Mais le dispositif d’ensemble reste le même, que J. Rancière résume en ces termes : « les procédures de la critique sociale ont pour fin de soigner les incapables, ceux qui ne savent pas voir, qui ne comprennent pas le sens de ce qu’ils voient. et les médecins ont besoin de ces malades à soigner; pour soigner les incapacités, ils ont besoin de les reproduire indéfiniment ». c’est ainsi que, « il y a quarante ans, la science critique nous faisait rire des imbéciles qui prenaient les images pour des réalités », tandis que, « maintenant, la science critique recyclée nous fait sourire des imbéciles qui croient encore qu’il y a des messages cachés dans les images et une réalité distincte de l’apparence », tel John nada, ce chômeur qui, dans Invasion Los Angeles de John carpenter, débarque de denver à los angeles et qui parvient, grâce à des lunettes spéciales, à lire les véritables messages – « consommez ! » « obéissez ! » – qui sont cachés derrière les slogans publicitaires. « la machine, conclut J. Rancière, peut marcher ainsi jusqu’à la fin des temps, en capitalisant sur l’impuissance de la critique qui dévoile l’impuissance des imbéciles »12.

la critique coMMe « clariFication »

Pour sortir de ce cycle indéfini et, en même temps, de l’impuissance de la critique, on sait que J. Rancière convoque le critique à sortir du partage entre lui-même – le seul lucide, l’unique clairvoyant – et la masse des imbéciles auxquels il s’adresse, c’est-à-dire à sortir du partage des compétents et des incompétents, et à poser l’hypothèse de la compétence de n’importe qui, c’est-à-dire à compter avec la compétence et la capacité de ceux qui, habituellement, comptent pour rien ou pour pas grand-chose, y compris donc au regard du théoricien critique. les implications de cette position posent cependant un problème. J. Rancière me paraît en effet adopter une posture contre laquelle Max horkheimer mettait en garde dès son texte fondateur de 1937, « Théorie traditionnelle et théorie critique ».

10. Ibid., p. 50.

11. Voir g. Debord, La Société du spectacle, Paris, gallimard, 1992.

12. J. Rancière, Le Spectateur émancipé, op. cit., p. 54.

horkheimer écrivait ceci : « l’intellectuel qui se borne à proclamer dans une attitude de vénération religieuse la créativité du prolétariat et se satisfait de s’adapter à lui et de l’idéaliser, ne se rend pas compte que toute fuite devant l’effort de pensée théorique […] rend les masses plus aveugles et plus faibles qu’elles ne le sont [déjà] par la force des choses »13. que la théorie, et particulièrement une théorie critique, soit un effort de « clarification » visant à produire une « auto-compréhension de l’époque quant à ses luttes et à ses souhaits », c’est ce que Marx disait en ces termes mêmes dès 1843 dans sa correspondance avec ruge14 : or, le risque que court la position de J. Rancière, me semble-t-il, c’est celui de renoncer à cet effort proprement théorique de clarification que produisent notamment la philosophie et les sciences sociales.

tout se joue dans l’ambiguïté du terme que Marx utilise ici : erklären. si erklären veut dire « expliquer » un fonctionnement social à des agents considérés comme incompétents et inévitablement victimes, voire comme victimes consentantes des illusions produites par ce même fonctionnement, alors on tombe en effet sous le coup de la critique de J. Rancière. Mais si le même erklären veut dire « clarifier » ou « rendre clair »15, alors on peut, me semble-t-il, maintenir en état de marche une théorie critique qui vise précisément à clarifier un fonctionnement social opaque ou obscur, et qui éclaire, non pas seulement pour mais avec les acteurs, les conditions, le sens et la portée de leurs luttes et de leurs aspirations sociales. contre J. Rancière, je dirais qu’on peut faire de la théorie, et 145 particulièrement de la théorie sociale critique, non seulement sans nier les compétences et les capacités de ceux auxquels on adresse cette théorie, mais en visant, au contraire, à renforcer, à accroître et à développer ces compétences et ces capacités : selon la proposition d’horkheimer, on comprend alors la théorie critique, ou plutôt la théorie critique se comprend elle-même comme étant « un facteur dynamique et critique »16 à l’intérieur d’un processus émancipateur qui l’englobe, qui la dépasse, mais qui ne l’annule pas pour autant en tant que théorie.

la théorie critique se conçoit alors elle-même comme « l’aspect intellectuel du processus historique d’émancipation » 17 : la pensée ou la théorie peut ainsi être comprise comme un facteur parmi d’autres des luttes orientées vers l’émancipation, sans que cela suppose ou implique aucune hiérarchie entre ce facteur qu’est la théorie et les autres facteurs. de sorte qu’il faut en effet maintenir avec J. Rancière l’idée qu’un processus émancipateur ne peut pas en être vraiment un s’il ne met pas déjà en œuvre en lui-même cet élément décisif de l’émancipation qu’est l’égalité :

13. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. fr C. Maillard & s. Muller, Paris, gallimard, 1974, p. 47.

14. K. Marx, Philosophie, Paris, gallimard, 1994, p. 46 : « La réforme de la conscience consiste seulement en ceci que l’on rende intérieure au monde sa propre conscience, qu’on le réveille de ses rêves qu’il fait sur lui-même et qu’on lui clarifie (erklärt) ses propres actions » (traduction modifiée, voir la note suivante).

15. selon la juste traduction de la Lettre de Marx à Ruge proposée par E. Renault dans son Marx et l’idée de critique (Paris, PuF, 1995, pp. 44-45). Ce qui indique et justifie que erklären soit traduit par « clarifier » et non pas par « expliquer », c’est l’usage que Marx fait à peine quelques lignes plus haut du verbe klarmachen (« rendre clair »), ainsi que son emploi, dans le même texte quelques lignes plus bas, de l’expression de unklares Bewusstsein (« conscience non claire »).

16. M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 47.

17. Ibid., p. 48.

pas de supériorité donc du facteur « théorie » sur les autres facteurs, pas de supériorité du théoricien critique relativement à ceux auxquels il destine son discours théorique. Mais ce qu’il faut objecter à J. Rancière, c’est que l’intervention du théoricien critique n’engendre pas inévitablement la hiérarchie et l’inégalité, notamment quand ce sont les acteurs eux-mêmes qui font appel à lui pour développer leurs luttes, renforcer leurs compétences et, aussi, contrer les effets de dé-légitimation et de disqualification produits par le discours des experts qui, eux, nient bel et bien les compétences des acteurs. contrairement à ce que J. Rancière semble admettre comme un présupposé, il n’y a pas, d’un côté, la compétence absolue des experts et, de l’autre, l’incompétence radicale des agents, qu’il faudrait retourner en son contraire : la compétence absolue de n’importe qui. entre les deux, il y a la compétence spécifique du théoricien critique auquel les acteurs peuvent faire appel à la fois pour renforcer leurs propres compétences et pour contester la prétention des experts au monopole de la compétence.

ce que je conteste ici, dans le modèle de J. Rancière, c’est qu’il ne conçoit de compétence qu’absolue, de sorte que toute affirmation d’une compétence ou plutôt de la compétence de quelques-uns est de façon inévitable absolument disqualifiante pour les autres. or, la réalité sociale n’est faite ni de compétence absolue ni d’incompétence radicale, elle est faite de compétences spécifiques, relatives et particulières. de sorte que contester le partage établi entre compétents et incompétents ne revient pas nécessairement à affirmer une compétence égale et absolue ou également absolue de n’importe qui, mais à dire que n’importe qui peut avoir certaines compétences tandis que d’autres compétences lui font défaut, et que, dans tel ou tel contexte, sur telle ou telle question, il peut s’avérer utile d’en appeler à celui qui, dans un domaine spécifique ou sur un champ particulier, a développé un petit peu plus de compétences que le premier venu, c’est-à-dire que n’importe qui. et ce n’est pas forcément faire entrer là le renard dans le poulailler égalitaire, étant entendu par ailleurs que ce dernier sait fort bien introduire de lui-même l’inégalité en son sein sans qu’il soit besoin pour cela de l’intervention du théoricien critique.

Je pense donc qu’il convient de prendre garde à ne pas produire une hiérarchie inverse, tout en prêchant l’égalité : en se bornant, comme le disait horkheimer, « à proclamer dans une attitude de vénération religieuse la créativité du prolétariat »18, ou bien, pour le dire autrement, en se laissant fasciner par les compétences et les capacités de ceux qui sont habituellement tenus pour incompétents et incapables, le théoricien critique leur rend un mauvais service dans l’exacte mesure où il renonce à être lui-même un facteur à part entière de l’émancipation et dans la mesure aussi où il échoue à préserver ce qu’horkheimer appelait « la possibilité toujours présente d’une tension entre le théoricien et la classe à laquelle il s’adresse »19. une tension de ce genre n’est pas nécessairement hiérarchique et n’est pas condamnée à le devenir : elle est d’abord fondamentalement dynamique.

le fond du problème me paraît se trouver du côté d’une difficulté, évidente chez J. Rancière, à articuler le social et la politique : la déclaration de la compétence de n’importe qui nomme chez lui la politique comme telle, c’est-à-dire la démocratie et, en ce sens, la politique est le nom même du dissensus au sujet de la répartition établie des compétences et du partage même entre compétents et incompétents. Je pense qu’il faut maintenir cette conception de la politique comme dissensus, mais qu’il faut aussi se rendre capable d’articuler le dissensus politique avec la conflictualité sociale.

18. M. Horkheimer, Ibid., p. 47.

19. Ibid., p. 48.